« L’heure des parlements dangereuse »
Montaigne et le droit de la guerre dans les redditions et prises de villes
“Dangerous parley time” Montaigne and the right of war in town surrenders and captures
p. 213-228
Résumés
En déclarant « dangereuse » l’heure des pourparlers d’armistice, Montaigne présuppose que la « bonne foi » qui devrait présider à ceux-ci a peu de chance d’être observée. Au XVIe siècle pourtant, Francisco de Vitoria (1539) puis Alberico Gentili (1589) traitent du « droit de la guerre », et tentent d’y codifier au moins le respect des conventions mutuelles, explicites ou implicites, spécialement dans les cas de redditions de villes. Mais leurs efforts font apparaître, en contrepartie, les prises de villes où rien ne limite l’arbitraire du vainqueur ; et Grotius, au siècle suivant, tend à généraliser ce dernier modèle. Montaigne, nostalgique d’un code d’honneur que ses contemporains respectent de moins en moins, reste défiant devant les constructions juridiques censées en tenir lieu, qui ont pour effet pervers de légitimer le privilège de la force.
By claiming “dangerous” the time of armistice negotiations, Montaigne presupposed that the “good faith” that should prevail in the discussions had scant chance to be observed. In the 16th century however, Francisco de Vitoria (1539) and then Alberico Gentili (1589) dealt with the “right of war” and tried to codify at least the respect of mutual conventions, be they implicit or explicit, especially in the case of town surrenders. But their efforts showed that in town captures nothing could keep in check the victor’s arbitrariness; and a century later Grotius, seemed to generalize the latter model. Montaigne, who looked back nostalgically to the code of honour which his contemporaries observed less and less, was distrustful of legal constructions meant to take its place because they had the pernicious effect of legitimizing force as a privilege.
Texte intégral
1Le tout premier exemple allégué dans les Essais a trait à une prise de ville ; et il ubit une altération qui pourrait être significative. Il s’agit de l’attitude du Prince Noir admirant la résistance désespérée que trois gentilshommes opposent à l’armée placée sous ses ordres, qui passe la population de Limoges au fil de l’épée. Épilogue : « La considération et le respect d’une si notable vertu reboucha premièrement la pointe de sa colère : Et commença par ces trois à faire miséricorde à tous les autres habitants de la ville » (I, 1, p. 48 / p. 7)1. Le récit de Froissart est moins édifiant : le prince épargne les trois combattants, mais rien ne dit qu’il arrête le massacre, et toute la cité est « arse et brûlée ». Montaigne, en général assez scrupuleux envers ses sources, paraît bien avoir ici réécrit l’histoire à sa fantaisie ; à moins qu’il n’ait trouvé chez un autre historien, qui n’a pas été identifié, la version qu’il rapporte1. Quoi qu’il en soit, la scène retenue, confrontée avec celle du chroniqueur, prend une allure de légende, conforme à une postulation intime : il faut que les choses se soient passées ainsi. Cela peut se comprendre ; car d’autres chapitres de ce premier livre des Essais donnent à penser que l’enjeu était assez important ou assez embarrassant aux yeux du philosophe pour prévaloir contre le souci d’exactitude documentaire : au sujet des prises de villes, ils amènent à constater à la fois la nécessité d’un droit de la guerre qui en réglerait les conditions, et la fragilité de ses assises, coutumières, au mieux, et susceptibles de maintes variations ; comme si des dispositions juridiques pouvaient être à la fois indispensables et aléatoires. Une exploration sommaire des ouvrages de Vitoria et d’Alberico Gentili qui abordent la question à la même époque sous l’aspect de ce Jus belli et surtout de ses lacunes, palliées par recours à d’autres sources, confirmera l’importance du problème : il donne lieu aux premières tentatives de codification du droit naturel, précisément dans un secteur où les juristes anciens avaient déclaré forfait.
2Dans le livre I des Essais, les chapitres 5 et 6 traitent directement des prises de villes ; par leur corrélation, que marque une conjonction adversative, ils esquissent une problématique. Le premier semble se borner à établir des règles d’opportunité, déterminées par la situation conflictuelle plus que par les perspectives d’accord qui devraient permettre de la résoudre : après une allusion nostalgique à la loyauté des anciens Romains (développée et illustrée par d’autres exemples après 1588), le risque d’un assaut au cours des négociations est tenu pour courant, et toute la question est de se trouver, même dans une telle éventualité, en situation avantageuse : « Si le chef d’une place assiégée doit sortir pour parlementer », c’est seulement lorsqu’il s’est assuré la supériorité tactique (comme Guy de Rangon, qui tient le détachement adverse à sa merci) ou au contraire lorsqu’il n’a plus que ce moyen d’éviter l’écrasement (comme Henry de Vaux, que l’assiégeant invite courtoisement à quitter son château miné sur le point de s’effondrer). Dans les deux cas, la logique de l’affrontement (être le plus fort, ou se tirer d’affaire au mieux) reste en vigueur pendant l’entrevue. Au début du chapitre suivant la question est reprise en termes de droit : que penser de l’éthique guerrière qui taxe de perfidie celui qui profite des pourparlers pour attaquer à l’improviste ? La suture laisse entendre qu’elle était supposée désuète par les considérations précédentes, puisqu’elle oppose à celles-ci les récriminations des défenseurs de Mussidan :
« Toutefois je vis dernièrement en mon voisinage de Mussidan, que ceux qui en furent délogés à force par notre armée […] criaient comme de trahison, de ce que pendant les entremises d’accord, et le traité se continuant encore, on les avait surpris et mis en pièces : Chose qui eût eu à l’aventure apparence en un autre siècle, Mais, comme je viens de dire, nos façons sont entièrement éloignées de ces règles. » (I, 6, p. 76/28).
3Le titre même prend acte de ces « façons » dénuées de scrupules : si « l’heure des parlements » est « dangereuse », c’est bien parce que chacun y guette l’occasion de s’assurer un avantage par les armes. Tel est entre les contemporains l’usage des « surprises » ; et les exemples présentés dans la version de 1580 montrent surtout que les belligérants y ont recours à titre de « revanche », comme si la réciprocité des procédés déloyaux rétablissait entre eux une caricature d’équité. Pourtant, la conclusion condamne ces manœuvres, par un verdict personnel conforme à l’avis de Chrysippe2 et à l’exemple d’Alexandre ; si bien qu’à la fin du couple de chapitres se profile de nouveau, approuvée par l’écrivain, l’espèce de magnanimité que le début avait attribuée, selon la tradition, aux « vieils du Sénat » (I, 5, p. 72 / 25). Hésitation ? Peut-être, mais en présence d’une antinomie d’autant plus significative qu’elle est imparfaite : entre les valeurs anciennes d’héroïsme et de loyauté, que ratifie le philosophe, et les pratiques de modernes techniciens de la guerre qui ne s’en soucient plus, manque une donnée intermédiaire, qui permettrait de sanctionner celles-ci et de réinscrire celles-là dans le réel : un code des opérations militaires procédant du Jus gentium. Un tel code est comme postulé par défaut dans le texte, il ne s’y énonce qu’indirectement, sous forme de réactions subjectives d’approbation ou de mépris, fondées sur la sentence d’un philosophe (non d’un juriste) et l’exemple d’un grand homme ; et dans l’Exemplaire de Bordeaux Montaigne, revenant sur la question, en fait mesurer la difficulté en associant un contre-exemple, un oxymore et une réserve sur allégation accréditée :
« Pendant le parlement et qu’ils musaient sur leurs sûretés, la ville de Casilinum fut saisie par surprise. Et cela pourtant aux siècles et des plus justes capitaines et de la plus parfaite milice Romaine. Car il n’est pas dit qu’en temps et lieu il ne soit permis de nous prévaloir de la sottise de nos ennemis comme nous faisons de leur lâcheté. Et certes la guerre a beaucoup de privilèges raisonnables au préjudice de la raison […]. Mais je m’étonne de l’étendue que Xénophon leur donne […] auteur de merveilleux poids en telles choses : comme grand capitaine, et philosophe des premiers disciples de Socrate. Et ne consens pas à la mesure de sa dispense, en tout et partout. »3
4Un embarras du même genre est perceptible dans un autre couple de chapitres en rapport avec les prises de places fortes. Sous le titre-constat « On est puni pour s’opiniâtrer à une place sans raison », Montaigne examine « la coutume que nous avons de punir, voire de mort, ceux qui s’opiniâtrent à défendre une place qui par les règles militaires ne peut être soutenue4. »
5Les premières lignes tendent à la légitimer, comme sanction d’un excès : « La vaillance a ses limites… », et aussi pour des raisons toutes pragmatiques : « Autrement, […] il n’y aurait pouiller qui n’arrêtât toute une armée ». Viennent les exemples, de défenseurs exécutés indistinctement, puis de chefs de garnisons qui, une fois leurs soldats « mis en pièces » ou « massacrés » par les assaillants, sont eux-mêmes pendus sur décision délibérée du vainqueur, en surcroît d’atrocité. Le commentaire est alors plus réservé : reprenant l’idée déjà exprimée, que les bornes entre vaillance et témérité sont « malaisées en vérité à choisir [= distinguer] sur leurs confins », Montaigne reste dubitatif sur l’estimation des excès d’acharnement lorsqu’elle est censée appartenir à l’adversaire :
« tels ont si grande opinion d’eux et de leurs moyens, que, ne leur semblant point raisonnable qu’il y ait rien digne de leur faire tête, passent le couteau partout où ils trouvent résistance, autant que fortune leur dure. »
6La réprobation reste discrète, mais elle est orchestrée par les exemples de résistance désespérée épars dans le livre – à commencer par son premier chapitre, où est célébré comme on a vu le courage des trois Limousins, mais aussi, dans les versions ultérieures, la ténacité de Phyton défenseur de Rege, de Bétis défenseur de Gaza, et de tous les Thébains obstinés contre Alexandre5. De plus, le chapitre contigu, « De la punition de la couardise », commence par une allusion au « seigneur de Vervins, qui fut condamné à mort pour avoir rendu Boulogne ». On entrevoit le triste sort des commandants de place, pendus par le prince ennemi s’ils résistent ou décapités par le leur s’ils se rendent. Il est vrai que le commentaire qui suit recommande une certaine indulgence à l’égard des faibles, sauf « suffisante preuve de méchanceté et demalice ». À l’égard des irréductibles, le point de droit semble rester en suspens, mais une addition finale, en 1588, éclaire ce demi-silence :
« Ainsi sur tout il faut se garder, qui peut [ = si l’on peut], de tomber entre les mains d’un Juge ennemi, victorieux et armé. »
7La conclusion met l’accent sur la situation de fait, ce qui suffit à discréditer la prétendue sanction en la réduisant à ce qu’elle est, un rapport de forces définitivement fixé à l’issue du combat. La formule, laconique et d’autant plus amère, marque surtout l’absence d’un véritable code où seraient juridiquement définis les droits des vaincus ; elle constate silencieusement une lacune du même ordre que celle qui affecte les procédures de négociations et de reddition au cours des hostilités.
8De fait, les juristes antérieurs au XVIe siècle sont discrets sur la question. Ils traitent assez minutieusement des motifs qui peuvent justifier une guerre, de l’obligation qui en résulte pour les vassaux et alliés des belligérants, des droits et devoirs des chefs de corps ou de citadelles, des sauf-conduits, des trêves, des moyens de rétablir la paix… Mais sur la conduite des opérations et sur les ravages qui en résultent, ils gardent presque le silence, peut-être en vertu du principe que formule Paride del Pozzo (« Paris a Puteo ») dans son traité De re militari (où il s’agit surtout de combats singuliers ou collectifs donnant lieu à un « jugement de Dieu ») : Prœlium vel pugna non potest per arbitrum judicari, « un combat ou une bataille n’est pas objet d’arbitrage »6. Le seul interdit constamment énoncé porte sur la « perfidie », condamnée même lorsque sont tenues pour licites toutes sortes de ruses de guerre : Martino Garrati da Lodi (« Martinus Laudensis ») déclare dans son traité De bello (quæstio 44) : In bellis justis licitum est insidiis uti ad victoriam consequendam dummodo non rumpamus fidem, « Dans les guerres justes il est licite d’user de ruses afin d’obtenir la victoire, pourvu que l’on ne manque pas à sa parole »7 ; de même Francisco Arias pose la règle : Fides etiam hosti servanda est, « on doit tenir parole, même à un ennemi »8, et la répète lorsqu’il détaille les insidiæ licites et illicites. Cela laisse entendre que seuls ont valeur de droit les engagements et conventions que les belligérants souscrivent entre eux au cours du conflit, toute autre obligation étant annulée du fait de l’état de guerre. Mais la proposition peut elle-même être prise en deux sens : ou bien elle suppose que la guerre instaure un état général de non-droit dans lequel des règles ne seraient admises que par conventions occasionnelles ; ou bien elle suppose au contraire la permanence d’un droit latent, quitte à le réduire au seul principe du respect des conventions par lesquelles entrent en vigueur ces règles. La première lecture est illogique, car à quel titre les conventions devraient-elles être observées si tout droit est aboli ? La seconde ouvre la possibilité de tracer les linéaments d’un droit naturel à observer même dans les combats.
9C’est au dominicain Francisco de Vitoria (1483 ?-1546), titulaire de la chaire de théologie à l’Université de Salamanque à partir de 1526 et jusqu’à sa mort, qu’est due la « Leçon sur le droit de la guerre » (1539) où l’on peut reconnaître le premier effort de synthèse sur ce sujet. Des quatre questions qu’il tente de résoudre, les trois premières portent sur le droit de faire la guerre (jus ad bellum – les chrétiens peuvent-ils faire la guerre ? qui a autorité pour la déclarer ? quelles sont les causes et les fins qui peuvent légitimer une guerre9 ?) ce qui n’est pas de notre propos ; mais la quatrième a trait au jus in bello : ce qu’il est permis de faire contre les ennemis dans une guerre tenue pour « juste » (c’est-à-dire légitimée par le jus ad bellum) d’après les critères précédents. Vitoria interdit de « tuer des innocents » (femmes et enfants notamment), mais reconnaît qu’il est permis d’utiliser pour un assaut des machines de guerre qui en tueront inévitablement ; il demande seulement que l’effusion de sang ne soit pas disproportionnée aux enjeux (§ 109-110)10. Il autorise les spoliations et les captures destinées à affaiblir les ressources de l’ennemi (§ 116-121) ou à recouvrer l’équivalent des biens dont il s’est emparé (§ 122), mais là encore à proportion des enjeux ou des pertes. Il autorise la mise à mort des combattants même après la victoire (§ 128), selon le Deutéronome (XX, 10-14), mais comme une sanction de leurs méfaits, assortie aux responsabilités de chacun ; ce qui réintroduit l’équité et une possibilité de clémence (§ 132), sous le patronage de Cicéron (De officiis, II, 5). L’exécution des prisonniers est interdite en vertu de « la coutume de la guerre » fixée par le « droit des gens » (§ 136) ; et le principe semble valoir a fortiori pour les redditions. Observant toutefois que dans celles-ci les vaincus stipulent le plus souvent qu’ils seront renvoyés sains et saufs, craignant, à défaut de cette condition, d’être massacrés (« ce qui est parfois arrivé »), Vitoria en conclut trop logiquement que si une place se rend sans conditions il n’est pas injuste que le vainqueur procède à des exécutions (§ 137). Le raisonnement présuppose que les conventions, expresses ou impliquées par défaut, peuvent prévaloir contre le droit des gens. Du moins si celui-ci est vraiment présent, comme système, à l’esprit du dominicain. Ce n’est pas sûr : le Corpus Juris lui fournit peu de matière ; il cite beaucoup plus les historiens, les théologiens et les philosophes. Les références juridiques ne sont assez nombreuses qu’en ce qui a trait aux biens dont le vainqueur s’est emparé. Quant aux biens meubles, le Digeste, le Décret et le Deutéronome sont allégués ensemble, ainsi que Bartole et Sylvestre de Prierio, pour lui en attribuer la pleine propriété, au moins à proportion des dommages qu’il a subis antérieurement (§ 140). À cette question est associée celle du pillage des villes : Vitoria l’autorise s’il est nécessaire à la conduite de la guerre « pour effrayer l’ennemi ou pour exciter l’ardeur des soldats » (§ 141) ; mais en raison des atrocités qui en résultent (meurtres, viols, sacrilèges…), il ne doit être permis par les chefs qu’en raison de stricte nécessité, et les soldats n’ont pas le droit d’en prendre l’initiative (§ 142). Quant aux biens immeubles (territoires, villes, forteresses), ils peuvent être saisis en compensation des dommages, ou pour assurer la sécurité du belligérant (§ 143-145) ; ce qui outrepasserait ces deux motifs doit être restitué (§ 145), sauf si l’annexion est tenue pour une sanction – prétexte grâce auquel Rome a étendu son empire, dont la légitimité n’est pas contestée (§ 149). Les dernières questions traitées (imposition d’un tribut, approuvée, § 150, et destitution du prince vaincu, admise à titre exceptionnel, § 152) sont étrangères à notre sujet.
10C’est là une œuvre de théologien, dont les perspectives relèvent de la morale plutôt que du droit, et manquent de précision. Mais elle fixe une problématique. Alberico Gentili (1552-1608) cinquante ans plus tard, la reprend en termes plus juridiques dans sa Commentatio de jure belli (prima, 1588, secunda et tertia, 1589) développée en 1598 dans les De jure belli libri tres. Les notions de jus gentium et d’« équité naturelle » y sont formulées avec plus d’insistance, parfois au prix d’un détour de l’argumentation. Ainsi, pour condamner les équivoques de sauf-conduits accordés par Périclès et par Alexandre à des garnisons ennemies11, il est rappelé que la simplicité de langage, de règle entre militaires qui ne s’embarrassent pas des subtilités du droit civil, est prescrite selon Alciat par le jus gentium et sa première clause (qui pourrait être aussi son fondement), la bona fides. Même rappel, six pages plus loin, au sujet des pactes entre princes. Gentili a saisi l’occasion de donner statut juridique à une donnée de sens commun, en la rattachant à ce qui pour Cicéron est à la base du droit et de l’équité, l’exigence de « bonne foi » dans les transactions. Il procède à peine différemment au sujet des captures. Considérant que celui qui fait prisonnier son adversaire au lieu de le tuer paraît vouloir le laisser vivant, « d’où procède pour le captif quelque droit, comme en vertu d’une promesse tacite, de ne pas être exécuté ensuite »12, il argumente a fortiori en faveur de celui qui se rend : celui-ci « semble conclure un pacte de sauvegarde avec son ennemi ; en tout cas, celui qui accepte la reddition paraît lui-même tendre tacitement la main à l’espoir muet de celui qui se rend. Ce sont des articles d’un droit d’humanité, et des lois militaires, dit-on, qui prescrivent d’épargner ceux qui se rendent ». Reste alors à savoir qui « se rend », et doit à ce titre bénéficier de la sauvegarde. La réponse est cherchée dans des cas attestés par l’Histoire : le juriste peut en inférer des règles d’action ou d’appréciation analogues à celles que l’on extrait des coutumes pour tenter de corréler celles-ci en un système quasi-rationnel. Tite-Live fournit ainsi l’exemple d’Ambracia, qui capitule après quinze jours de siège, l’assaut donné à ses murailles, douze heures de combat douteux et trois mille morts : M. Fulvius prétend qu’elle a été « prise », mais le Sénat reconnaît qu’elle « s’est rendue » puisqu’elle a fini par ouvrir ses portes aux troupes romaines, et les habitants recouvrent leurs droits13. Gentili approuve : si l’on tenait pour « prise » toute place dont les défenseurs ont combattu et n’ont déposé les armes qu’en cédant à la force, où trouverait-on un cas de « reddition » ? Mais il déclare : « Pourtant, il ne semble pas en être ainsi selon le droit »14, alléguant César, qui n’aurait crédité les Atuatuques de leur reddition que s’ils l’avaient offerte « avant que le bélier eût touché leur muraille », et surtout le Deutéronome (XX, 10-13) qui n’admet de reddition qu’avant l’investissement de la cité ennemie ; conclusion : « De nos jours, si les canons sont amenés contre un lieu mal fortifié, on estime qu’il n’y a plus de recours possible à la reddition »15 – c’est une variante de l’usage que mentionnait Montaigne. Toutefois, l’avis final reste évasif : « Quant à moi, il me semble que la part du libre choix est grande quant à ces deux règles, car il y a une sorte de pacte dans l’une et l’autre »16. C’est la justification qui est significative : aux yeux de Gentili, il importe surtout qu’un pacte soit conclu ou admis par les belligérants, quelles qu’en soient les circonstances et les clauses ; son dessein est moins d’humaniser les hostilités (encore que cette préoccupation soit sensible) que de les codifier, ici sous la forme d’une conventio dont pourraient être dérivés les linéaments d’un droit de la guerre. La réflexion suivante le confirme : « Il peut y avoir des raisons de ne pas accepter une reddition ; mais en l’absence de telles raisons, il paraît certain qu’il faut agréer la reddition, sans quoi on est dans une guerre d’extermination » – cette dernière hypothèse de l’internecivum bellum étant implicitement exclue. Quant aux « raisons » de refuser la reddition, quelques-unes d’entre elles sont abordées indirectement à propos de ses modalités : si ces dernières sont inadmissibles pour le vainqueur (les assiégés prétendant par exemple défiler triomphalement) ou au contraire intolérables pour le vaincu, la reddition est considérée comme refusée. Mais de nouveau Gentili reconnaît finalement qu’« en ce domaine on ne peut pas fixer de loi générale et sûre, à cause de la diversité des cas ; la part du libre choix est donc grande »17.
11Son avis est plus net lorsque des conditions sont fixées dans un pacte de reddition : en ce cas, « il faut de toute façon s’y tenir, car il est contraire au droit naturel d’enfreindre le droit établi par un contrat »18. Deux problèmes se posent alors : d’une part celui des redditions proposées par une partie seulement des assiégés : faut-il que tous en bénéficient ? La réponse est positive, fondée sur l’exemple d’Alexandre et sur un consilium d’Alciat (VIII, 41) qui affirme la solidarité des membres de chaque partie contractante ; d’autre part celui des clauses captieuses19, et des imprécisions : si par exemple le pacte stipule que les vaincus garderont la vie sauve, ceux-ci pourront-ils être tenus en captivité, ou réduits en esclavage ? la réponse, négative, allègue le Digeste (XVI, 235) : l’esclavage équivaut à la mort, et la captivité n’est guère différente de l’esclavage20. Vient enfin la question plus épineuse des redditions sans conditions. Gentili demande que l’armée victorieuse s’abstienne d’effusion de sang, en alléguant Sénèque, Claudien, Polybe, Macrobe, Virgile… Puis il définit la portée des termes qui qualifient en ce cas le pouvoir du vainqueur : arbitrium, manus, voluntas, potestas, discretio, judicium, sapientia, gratia, misericordia, æquitas, conscientia, declaratio21. Le premier est glosé par son dérivé, l’« arbitrage » (arbitratus) qui « n’excède pas les bornes du droit ou de la coutume ; il doit être réglé conformément à la loi ; il s’en tient à la sentence la moins sévère » ; ce qui permet de le ramener au « jugement d’un homme de bien, parfaitement équitable s’il procède avec autrui comme il voudrait qu’autrui procède avec lui-même »22. L’arbitrium est « pleinement libre, et cependant l’équité doit être garantie. Pleinement libre, mais en toute bonne foi, sans perfidie, sans transgression des normes, sans dol […]. Bref, l’arbitraire doit être restreint à ce qui serait conforme au jugement d’un homme de bien »23. Le procédé est celui des glossateurs, qui interprètent les expressions juridiques de manière à les adapter aux exigences de leur temps, ou à leur souci d’équité. L’expression « se rendre à la discrétion du vainqueur » est ainsi vigoureusement infléchie. Gentili rappelle d’abord le sens que lui donnent les historiens : « on emploie ce terme de discretio lorsque les soldats sont autorisés à exercer librement leur rage dans la ville prise, sauf atteinte à l’intégrité physique des personnes de condition libre (et bien souvent il est passé outre à cette exception) ». Et il corrige : « Quant à moi, l’acception donnée vulgairement à ce terme dans les redditions, je l’ignore. On nous dit de nous fier aux chroniques. Mais ce que je n’ignore pas, c’est qu’en langue barbare il est employé comme équivalent du latin moderatio – ce qui s’oppose au déchaînement de la rage, et n’est autre que le jugement d’un homme de bien »24. Les autres termes d’usage pour les capitulations sans conditions sont tous glosés dans le même sens, afin de rétablir des principes d’équité dans les situations où la disparité des forces et la logique du conflit tendraient à les faire oublier.
12Pourtant, le plus important de cette argumentation d’humaniste n’est pas la visée, mais la distinction initiale, entre « prise » de ville et « reddition ». Un exemple et une règle le marquent en traits accusés. Est présenté en exemple un cas d’alternative, à la fin de la guerre contre Mithridate : les habitants d’Uspé proposent de se rendre en constituant prisonniers dix mille des leurs ; les Romains considèrent qu’il serait « cruel » de massacrer les éventuels prisonniers, mais trop difficile de les placer sous surveillance, vu leur nombre ; ils décident donc de faire en sorte qu’ils « tombent plutôt selon le droit de la guerre »25, en refusant la reddition et en les exterminant dès lors comme combattants. Une règle, posée dans le troisième livre, a trait au saccage : il est entendu que les villes prises sont dévastées, et que celles qui se rendent ne le sont pas26. Dans les deux cas, la reddition acceptée est censée garantir la vie sauve, et une partie au moins des biens. Il est loisible d’insister sur ce versant positif des conclusions de Gentili ; cela ne doit pas en masquer le versant négatif : les assiégés qui refusent de se rendre sont vouée à la spoliation et au carnage, auquel ne sont soustraits, en principe, que les enfants et les femmes27 ; il en est de même pour ceux dont l’ennemi refuse la reddition sous un prétexte tenu pour valide. Telle est la contrepartie des efforts du juriste pour définir un « droit de la guerre » autre que le simple droit de tuer : chaque disposition protectrice fait apparaître une zone complémentaire où, faute de telle ou telle condition, elle ne s’applique pas – autrement dit, un domaine où la sauvagerie des soldats ne serait pas répréhensible. Le juridisme des assiégeants d’Uspé pousse le trait jusqu’à la caricature, mais il n’est pas aberrant ; ingénu, plutôt, dans l’hypocrisie militaire : depuis on a fait beaucoup mieux, et chaque siècle marque de nouveaux progrès sur cette voie. Il ne s’agit pas ici de mettre en cause les intentions de Gentili, pas plus que celles de Vitori avant lui, ou même de Grotius qui trente ans plus tard élaborait un système de droit naturel plus méthodique et plus rigoureux à tous les sens du terme28 ; mais seulement d’indiquer les limites et peut-être les effets pervers de leur tentative de codifier la violence institutionnelle.
13Ce qui nous ramène à Montaigne, et à ses indécisions. On sait qu’il n’est pas enclin à codifier. Mais on devrait savoir aussi qu’il ne s’accommode guère de désistements, même sur le plan théorique, lorsque la question en jeu a des incidences directes sur l’action : il a l’a déclaré au sujet des guerres civiles – « De se tenir chancelant et métis : de tenir son affection immobile et sans inclination aux troubles de son pays […] je ne le trouve ni beau ni honnête »29 – où pouvaient à tout moment se poser, sous la forme très concrète d’alternatives entre vie et mort, les problèmes rangés ici sous la rubrique du Jus belli. Il a dû faire face personnellement à une éventualité analogue aux « surprises » de citadelles, lorsqu’un voisin a fait irruption dans son château avec escorte en armes, sous prétexte de s’y réfugier, et dans l’intention de s’en emparer (III, 12, p. 419-421 / 1060-1061). Quelle est au juste sa position, et que signifie-t-elle quant à l’évolution que les écrits de Vitoria et de Gentili jalonnent à son époque dans l’histoire du droit des gens ?
14Sa nostalgie d’un passé mythique pourrait être la part du rêve ; elle se fonde cependant sur une idéologie vivace dans la mentalité de la noblesse d’épée, dont il se réclame : celle de l’honneur, qui requiert la loyauté dans les affrontements comme dans les pactes, et peut être rehaussé de traits de « générosité » (au sens cartésien et cornélien du terme) qu’échangent les antagonistes. Le thème est suffisamment illustré par la littérature pour qu’il soit possible d’abréger ; retenons-en seulement l’idée que, si contraignantes qu’elles puissent être en principe, de telles exigences ne sont pas réductibles à des obligations juridiques ou réglementaires : elles s’inscrivent dans des relations concrètes, de face-à-face, entre partenaires conscients de leur liberté et de leur responsabilité personnelle. À la limite, c’est une question d’attitudes – comme dans la tentative de surprise du château, à laquelle l’assaillant renonce, contre toute attente : « Souvent depuis il a dit […] que mon visage et ma franchise lui avaient arraché la trahison des poings »30. Ce n’est pas sur des prodiges de ce genre que l’on peut fonder un droit de la guerre. Une remarque assez étrange ajoutée en 1588 au chapitre « Si le chef d’une place assiégée doit sortir pour parlementer », examiné plus haut, montre même qu’ils y seraient impensables. Montaigne note en effet :
« Je me fie aisément à la foi d’autrui. Mais malaisément le ferais-je lorsque je donnerais à juger l’avoir plutôt fait par désespoir et faute de cœur que par franchise et fiance de sa loyauté. »31
15La formule est belle, mais on est tenté de répliquer que s’il n’éprouve vraiment ni « désespoir » ni « faute de cœur » un gentilhomme n’a nul besoin de se fier à la loyauté de son adversaire : il refuse de se rendre, et ne parlemente même pas. L’incohérence est significative : les clauses et calculs des procédures de reddition, les garanties susceptibles d’être espérées dans les prises de villes, selon des principes juridiques encore à déterminer, n’ont rien à voir avec l’éthique de l’héroïsme à laquelle voulaient se conformer les Bayard et les Don Quichotte de la Renaissance, ou les trois Limousins de l’ancien temps, qui résistèrent aux troupes du Prince Noir.
16Restent les autres, qui ne prétendent pas imiter de tels modèles. Montaigne condamne évidemment la « boucherie, comme sur des bêtes sauvages, universelle » dont les Indiens ont été victimes, et en Europe les « meurtres des victoires » dans les guerres civiles, qu’il impute à « cette canaille du vulgaire » prompte à tourner sa lâcheté en férocité contre les vaincus32. Mais il ne paraît pas envisager de mesures réglementaires pour les empêcher, en vertu d’une défiance que pourrait résumer un mot hautement significatif de l’épilogue ajouté en 1588 au chapitre « On est puni de s’opiniâtrer à une place sans raison ». La phrase a déjà été citée, et partiellement commentée, « Il faut se garder, qui peut, de tomber entre les mains d’un Juge ennemi, victorieux et armé » ; mais l’emploi du mot « Juge », avec une de ces majuscules emphatiques que Montaigne en général s’interdit, mérite un surcroît d’attention.
17Il pourrait venir de Vitoria, qui explique à la fin de la première partie de son De jure belli qu’à l’issue d’une « guerre juste » le prince victorieux a mission de sanctionner les coupables : en l’absence d’une autorité internationale (car Vitoria n’attribue ce statut ni au Pape ni à l’Empereur), il lui appartient d’appliquer au règlement définitif du litige les principes du droit des gens en siégeant comme juge (et non plus comme partie) investi ipso facto d’un pouvoir qui dépasse ses attributions singulières :
« Si l’État possède ce pouvoir [de punir et de châtier] à l’égard de ses sujets, le monde le possède à l’égard de tous ceux qui lui portent préjudice […] et il ne l’exerce que par l’intermédiaire des princes. Il est donc certain que les princes peuvent punir les ennemis qui commettent une injustice envers [leur] État, et lorsqu’une guerre a été entreprise d’une façon conforme au droit et à la justice, les ennemis sont totalement soumis aux princes comme à leur juge propre. »33
18Cette prérogative judiciaire du vainqueur est alléguée pour légitimer l’ordre d’extermination formulé par le Deutéronome, XX, 10-14 : le châtiment suprême, explique le théologien,
« est permis à l’égard des propres citoyens, lorsqu’ils font le mal. Par conséquent, il est également permis à l’égard des étrangers, car, on l’a dit, en vertu du droit de guerre, le prince qui fait la guerre jouit vis-à-vis de ses ennemis d’une autorité semblable à celle d’un juge. »34
19Même raisonnement pour légitimer les spoliations : un juge peut prononcer la confiscation des biens d’un malfaiteur, un vainqueur-juge peut en faire autant en s’emparant de villes ou de citadelles du prince vaincu (§ 148). Enfin, à la conclusion de l’ouvrage, la même idée vient soudain étayer des conseils de modération chrétienne :
« Le vainqueur doit considérer qu’il est juge entre deux États : l’un est lésé, l’autre a commis une injustice. Ce n’est donc pas en qualité d’accusateur mais de juge qu’il portera une sentence qui puisse cependant donner satisfaction à l’État lésé »35
20Un semblant de respect du « droit de la guerre » comporte donc quelques contreparties honorifiques et fructueuses, qu’il n’est sans doute pas nécessaire de commenter longuement, en ce printemps 2003. Le tout paraît parfaitement admissible à Vitoria, théoricien pourtant hostile aux politiques impérialistes36. On peut supposer qu’à ses yeux ces bénéfices compensent le renoncement du vainqueur à l’arbitraire total du bellum internecivum, et son acceptation d’une ébauche de régulation des rapports conflictuels. En somme, une justice d’occupant vaut mieux qu’un massacre à l’aveuglette ; cela se défend.
21Rien de semblable ne se profile à l’horizon des Essais. Montaigne, ancien juriste, philosophe et gentilhomme d’épée, examine lucidement, entre valeurs et faits, les données de situation, sous leur aspect problématique. Résumons-les : quand on se bat, les choses sont claires, grâce aux armes ; en paix elles le sont aussi, grâce aux juges ; mais dans l’interstice entre guerre et paix, à l’« heure dangereuse » de la suspension d’armes pour d’ultimes pourparlers, ou à l’instant où l’assaillant ne se voit plus opposer de résistance, rien ne va de soi. En l’absence d’autorité arbitrale entre belligérants, la seule garantie possible d’une alternative à la tuerie serait alors la « bonne foi » des partenaires, condition nécessaire pour que chacun puisse s’adresser à l’autre « par franchise et fiance de sa loyauté », selon l’idéologie féodale. Mais dans la mesure où cette idéologie est perçue comme archaïque, et sujette à caution dans un contexte de guerres civiles et de fanatismes, son inscription dans les actes est foncièrement aléatoire. La notion de « droit de la guerre », dans ces conditions, risque bien de faire fonction de leurre. On peut comprendre que Montaigne, s’il ne la discrédite pas expressément, s’en détourne, et considère sans illusions, peut-être avec quelque dégoût, le pouvoir et la légitimité que la fortune des combats peut conférer, avec la caution des doctes, au « Juge ennemi, victorieux et armé ».
Notes de bas de page
1 Cette dernière hypothèse n’est pas à exclure, mais conduit à des conclusions peu différentes. Dans le chapitre « De la force de l’imagination », Montaigne déclare bien qu’il s’est « défendu d’altérer jusques aux plus légères et inutiles circonstances » de ce qu’il a « ouï, fait ou dit » (I, 21, p. 194 / 106 – l’éd. de 1595 ajoute le mot « lu », qui n’est pas lisible sur l’E.B.) ; mais il reconnaît aussi qu’entre plusieurs versions d’un même fait il retient « celle qui est la plus rare et mémorable » (p. 193 / 105). Cela revient à refuser le critère de concordance, qui devrait prévaloir dans une perspective purement documentaire, et, ici, à écarter sans explication la version du chroniqueur le plus connu.
2 2 I, 6, p. 78 / 29 : « … le philosophe Chrysippus n’eût pas été de cet avis, Et moi aussi peu : Car il disait que ceux qui courent à l’envi doivent bien employer toutes leurs forces à la vitesse. Mais il ne leur est pourtant aucunement loisible de mettre la main sur leur adversaire pour l’arrêter, ni de lui tendre la jambe pour le faire choir » – La segmentation et la syntaxe du passage associent dans l’énonciation de l’interdit le scripteur et le philosophe dont il se réclame.
3 I, 6, p. 77 / 28-29.
4 I, 15, p. 138 / 68, ainsi que les trois citations suivantes (où le mot « pouiller » figure dans les deux premières éditions sous la forme « poulailler »).
5 I, 1, p. 48 / 7 et 50-52 / 8-10. Voir aussi les considérations sur la vaillance et la « vraie victoire », confirmées dans l’E.B. par les exemples de Léonidas et d’Ischolas, dans I, 31, p. 353-355 / 211-212 ; et, plus épisodique, la résistance à outrance des Xanthiens citée dans I, 14, p. 113 / 53.
6 Tractatus universi juris, Lyon 1549, t. XII (ainsi que pour les références des deux notes suivantes), f° 166 v°.
7 F° 168 v°.
8 De bello et ejus justitia, § 13, f° 185 v°, et §§ 193-194, f° 192 v°, Insidiæ proprie dicuntur, quæ tendunt ad aliquem fallendum verbo vel facto, quod dupliciter contingit : primo si dicat falsum vel non attendat promissum, quod semper est illicitum nisi in illum frangentem fidem [… car] etiam hosti fides servanda est. Secundo si adversario non aperiamus nostrum propositum secretum, et sic licet ut Josue IX […]. Licet enim uti insidiis juste bellantibus. Grotius confirme ces principes, De jure pacis ac belli, III, 1, §§ 18-19 et III, 19, seuls dans son système à limiter l’arbitraire du vainqueur.
9 Les principes doctrinaux sont tirés de l’Écriture, des Pères (S. Augustin surtout) et de S. Thomas d’Aquin ; Vitoria cite et discute les conclusions du pape Adrien VI et de Sylvestre de Prierio (§§ 89-94 et 99-100), parmi les théologiens ultérieurs ; il allègue le Digeste, pour attester « qu’il est permis de repousser la force par la force » (titre De justitia et jure, l. Vim vi, cité aux §§ 12, 17, 20, 21) et pour déterminer la légitimité des appropriations de biens (§ 139). Des maximes de modération de Térence et de Salluste sont citées dans le § 59 – Les références renvoient à l’édition et traduction de deux Leçons de Vitoria, Sur les Indiens et Sur le droit de la guerre, procurée par M. Barbier dans la collection des « Classiques de la pensée politique », Droz, 1966.
10 « Si la prise d’une citadelle où se trouvent un poste ennemi et de nombreux innocents contribue peu à la victoire finale, il n’est pas permis, pour vaincre un petit nombre de coupables, de tuer un grand nombre d’innocents en recourant à l’incendie, aux machines de guerre ou à d’autres procédés qui frappent indistinctement innocents et coupables » (§ 110).
11 A. Gentili, De jure belli, Hanoviæ, apud heredes G. Antonii, 1612 fac-similé, Oxford, Clarendon Press, 1933, II, 4, p. 233 (Périclès promet la vie sauve aux soldats qui se retireraient « sans leur fer », et les fait tuer parce que leurs fibules sont faites de ce métal ; Alexandre promet de les laisser « passer la porte », et les fait tuer ensuite sur le chemin. Est cité le livre V des Consilia d’Alciat, XXXVIII, VIII, 54.
12 II, 17, p. 351, « … unde est captum jus aliquod, quasi ex tacita pollicitatione, ne possit postea interfici ». – Cas de reddition : « ipse pacisci cum hoste de vita videtur, aut certe qui accipit se dedentem, ipse tacitæ dedititii spei tacitus quasi porrigere manum videtur. Jura hæc humanitatis, et militiæ leges dicuntur, dedentibus se parcere ». Est allégué en marge le juriste « Panormitain », Nicolas Tedesco, c. 46 de se. exc.
13 P. 352 (voir Liv. 38, 39). Est alléguée aussi la reddition de Pomeria, au moment où l’assiégeant franchit les remparts, et, p. 353, la conduite de Scipion qui accepte la reddition d’une ville alors qu’il a déjà fait escalader ses remparts, fait sonner la retraite, et, l’assaut s’étant poursuivi malgré son ordre, accorde des dédommagements et punit ses soldats.
14 « At sic tamen jus non esse videtur » (p. 353). Cf. César, Bellum Gallicum, II, 32, et le Deutéronome, XX, 10-13, qui prescrit en outre que tous les défenseurs de la ville qui aura soutenu le siège seront massacrés, avec l’aide et la bénédiction de Yaweh. – L’emploi du terme de jus pour un usage contraire à celui que Gentili vient d’approuver pourrait introduire dans le débat l’opposition traditionnelle entre droit et équité. L’idée apparaît chez Suarez et Grotius qui distinguent « droit des gens » (positif, sous forme de coutumes observées par les nations dans leurs rapports pacifiques ou hostiles) et « droit naturel » déduit de la sociabilité humaine.
15 « Hodie si ad infirma loca deducuntur bombardæ, non videtur locus deditioni superesse » (p. 354). Est cité le Duc d’Albe, reprochant à Prospero Colonna d’avoir épargné les défenseurs d’une citadelle attaquée à l’artillerie.
16 « Mihi sane videtur in utraque multum libera voluntas, nam conventio est quædam utrobique » (ibid.). Citation suivante : « Possunt esse causæ cur deditio non accipiatur. Sed si causa non subsit, certe videtur admittenda deditio, aut internecivum bellum est ».
17 « Constitui hic certo et generaliter nil potest, propter casuum varietatem. Et ergo est multum voluntas libera » (p. 355)
18 « Distinguendum est, an per pactiones facta deditio sit, an simpliciter […] Et pactiones si intercesserunt, eæ utique tenendæ sunt : est enim contra jus naturæ tollere jus ex contractu » (p. 356)
19 Gentili en donne quelques exemples : des assiégés ont convenu de partir « avec leurs vêtements », et prétendent emporter leurs armes, « vêtements du soldat » ; des femmes autorisées à quitter la ville avec « ce qu’elles pourront charger sur leurs épaules », emportent ainsi leurs maris et leurs frères (le cas est cité par Montaigne, I, 1, p. 48) ; ces équivoques sont tenues pour frauduleuses, la seconde étant approuvée comme « pia fraus ».
20 « Servitus mors est. Et nihil multum a specie servientium differunt, quibus facultas non datur recedendi » (p. 363).
21 P. 366 : les vaincus « s’en remettent » à ces qualités ou aspects de la puissance victorieuse.
22 « Arbitrium autem et arbitratus terminos juris aut consuetudinis non egreditur. Secundum legem debet regulari. Intra mitiorem sententiam consistit. Hoc arbitrium viri boni est, hoc æquissimum, si fit alteri a nobis quod fieri ab altero a nobis vellemus » (p. 366). Gentili allègue le Digeste (XXXII, III, 11-43, XLVI, III, 1, L, XVI, 68) avec les commentaires de Balde et d’Alexandre d’Imola, puis S. Paul.
23 « Liberum est plenum, et æquitas tamen est servanda. Plenum quidem, sed ex fide, non perfide, non enormiter, non dolose […] Breviter, et arbitrarii latitudo omnis correctanda est ad arbitrium boni viri » (p. 367-368).
24 « Discretionem sic aiunt vocari, cum permissa militi potestas est in oppido quod capitur pro suo arbitrio debacchare, corporibus liberis tantum salvis. Imo neque excepta videntur sæpe corpora. […] At, vulgo quid intellegatur per hoc verbum in deditione, ego quidem ignoro. Et historiis tamen credere docemur. Sed hoc non ignoro, barbare significare vulgare vocabulum alibi ac si latine diceretur moderatio: quæ aversa debacchationi: et est ipsum arbitrium boni viri. » (p. 371-372) – Pour le sens donné en premier, Gentili cite Pie II (Commentaires, IV) ; quant à sa propre interprétation, elle se fonde évidemment sur l’italien discrezione, « discernement, bon sens, raison », et il la soutient en alléguant S. Bernard, De consideratione, II, 11. On notera que Grotius, dans toutes les expressions analysées par Gentili, ne voit que des euphémismes : le fond de la chose demeure, c’est que le vainqueur devient le maître (De jure pacis ac belli, III, 20, § 50, fin).
25 « ut belli potius jure caderent », selon Tacite L’exemple figure parmi les « raisons de refuser une reddition », mais Gentili laisse aux Romains la responsabilité de leur choix : « Si nimia multitudo est dedentium se, justa causa visa Romanis aliquando non recipiendi ».
26 III, 7, p. 511, « Captæ quidem diripiuntur urbes, deditæ non diripiuntur ». Dans la suite du chapitre, Gentili expose les raisons qui peuvent justifier la destruction d’une ville : défection et alliance avec l’ennemi (p. 517-518), ou rébellion après reddition (p. 521). Il autorise aussi la destruction d’une place stratégique impossible à contrôler par la suite (p. 519).
27 C’est en tout cas ce que déclare le chapitre 21 du livre II. Mais au chapitre 18 (« In deditos et captos sæviri ») est examinée la prise de Perpignan : les assiégés ayant promis de se rendre dans les trois jours, mais envoyé des courriers à leur prince pour obtenir avant ce terme un secours qui leur permette de résister, le chef des assiégeants les taxe de fraude, donne l’assaut et fait massacrer jusqu’aux enfants et aux femmes (« impuberesque fœminasque », p. 380). Gentili condamne cet acte, mais comme sanction abusive d’une ruse qui n’aurait pas dû annuler la procédure de reddition (la question avait été examinée au chapitre précédent, p. 361).
28 Le De jure pacis ac belli, publié en 1625, autorise par le « droit de la guerre » (III, 4) le massacre des femmes et des enfants (§ 9), et des captifs (§ 10), même « reçus à merci » sans conditions (§ 12), les dévastations et pillages même après reddition (III, 5), l’asservissement des prisonniers et de leurs descendants (III, 7), le tout au titre de la souveraineté absolue du vainqueur (III, 8). Par rapport à Vitoria et Gentili, le durcissement est considérable, quoi qu’on ait pu dire.
29 III, 1, p. 25-26 / p. 793 – Sur les rapports entre choix éthiques et philosophie pyrrhonienne de Montaigne, voir dans le numéro spécial Montaigne et l’action du Bulletin de la Société des Amis de Montaigne, Janvier-Juin 2000, pertinent à ce problème dans son ensemble, l’article fondamental de Bernard Sève, « L’action sur fond d’indifférence », p. 13-22 (tout particulièrement les p. 19-22).
30 III, 12, p. 421 / 1061. Le même type de conduite est illustré devant une menace d’attentat au cours d’un défilé de « troupes suspectes » à Bordeaux, en 1585 : Montaigne, alors maire de la ville et spécialement visé, fait résoudre « qu’on évitât surtout de donner aucun témoignage de ce doute, et qu’on s’y trouvât et mêlât parmi les files [de soldats], la tête droite et le visage ouvert » (I, 24, p. 233 / 131). L’issue est favorable. Mais tout le contexte, de « Divers événements de même conseil », montre que de tels faits sont trop aléatoires pour qu’on en tire des règles, si ce n’est la résolution, « en cette incertitude et perplexité […] de se rejeter au parti où il y a plus d’honnêteté [= d’honneur] et de justice » (p. 228 / 128).
31 I, 5, p. 75 / 27.
32 Successivement, III, 6, p. 204 / 913 et II, 27, p. 571 / 693-694.
33 Leçon sur le droit de la guerre, § 52.
34 § 130.
35 § 156 – l’« État lésé », c’est le sien, bien entendu.
36 Vitoria s’était élevé comme Las Casas contre les prétentions impérialistes des Espagnols au Nouveau Monde. Mais ces conclusions de la seconde partie de ses Leçons sur les Indiens (résumées au § 229 de celles-ci) sont compromises dans la troisième, toujours en vertu de la prérogative judiciaire du vainqueur, formulée au § 265 et appliquée à la question, § 267.
Notes de fin
1 Les références aux Essais, dans le corps du texte ou dans les notes, portent, éventuellement après mention du livre et du chapitre, le numéro de page de l’éd. de l’Imprimerie nationale (1998), puis, séparé par un trait oblique, celui de l’éd. Villey-Saulnier, PUF 1965.
Auteur
Université de Provence, Département de Lettres Modernes
Thèse : Montaigne. La glose et l’Essai, Presses Universitaires de Lyon, 1983, rééditée Champion, 2000.
Dernier ouvrage : Édition critique des Essais de Montaigne, Paris, Imprimerie nationale (collection « La Salamandre », 3 vol.), 1998.
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