Lectures, leçons et illustrations de la prise de Troie en France au XVIe siècle
Readings, lessons and illustrations of the capture of Troy in 16th century France
p. 173-198
Résumés
La légende troyenne, amplement diffusée dans la France des XVe et XVIe siècles, était alors connue à travers divers textes : Darès, Dictys, Homère et les exégètes et compilateurs médiévaux, le dernier étant Jean Lemaire de Belges qui reprend l’idée de la descendance généalogique des princes européens contemporains de ces mythiques ancêtres. L’histoire de la prise de Troie et des combats entre Grecs et Troyens y a fait l’objet de divers types d’illustrations : tapisseries, enluminures, gravures bellifontaines et cycle de peintures murales d’Oiron, qui sont examinées dans leurs choix iconographiques et stylistiques en relation avec leurs sources livresques, leurs modèles figuratifs et les circonstances de leur commande. On constate que l’épopée troyenne était considérée comme une leçon d’art militaire, une leçon de morale héroïque et une leçon sur la destinée humaine, entre destin et responsabilité personnelle.
The Trojan legend, vastly diffused in 15th and 16th century France, was known through various authors: Darès, Dictys, Homer and medieval exegetes and compilers, the last one being Jean Lemaire de Belges who recovered the idea of genealogic lineage of the European princes contemporaries of those mythical ancestors. The history of the capture of Troy and the fighting between Greeks and Trojans formed the subject of varied types of illustration: tapestries, illuminations, Fontainebleau engravings and wall paintings from Oiron (in Deux-Sèvres) which are examined in their iconic and stylistic options in relation with their literary sources, models and circumstances of order. We discover that the Trojan epic was considered a lesson in military skill, moral heroism and human destiny, somewhere between fate and personal responsibility.
Texte intégral
1En 1556, Jean de La Lande, « gentilhomme breton de la maison de M. le duc d’Enghien », offrant à Claude de Laval, archevêque d’Embrun, sa traduction des guerres de Troie d’après Dictis de Crète, évoquait la notoriété de ces histoires : « Plusieurs en ont tant parlé que c’est maintenant quasi une chose commune aux enfants. L’éloge d’Homère est un trait récurrent chez les auteurs français. Il est opéré de façon directe par Hugues Salel, en introduction à sa traduction de l’Iliade et par lecteurs illustres interposés par J. Lemaire de Belges. Ainsi la curiosité pour les récits guerriers précédant et accomplissant la prise de Troie semble un phénomène important en France dans la première moitié du XVIe siècle. Elle se manifeste par les traductions, gloses et compilations des auteurs antiques, par l’appropriation qui est faite de ce matériau riche et complexe, parfois contradictoire, de faits militaires et diplomatiques, et par diverses traductions dans le domaine des arts figuratifs. En ce qui concerne ces dernières, l’étude a porté sur trois séries de représentations figurées :
- Le ms de la BNF nouv.acq. fses 24920, Histoire de la destruction de Troye la Grant, qui comporte une quinzaine de très grandes enluminures dont sept représentent les combats entre les héros grecs et troyens et leurs renforts, les Centaures et les Amazones. Ces illustrations sont l’œuvre de l’atelier de Jean Colombe, établi à Bourges, et dateraient de la dernière décennie du XVe siècle ou du tout début du XVIe siècle, le commanditaire précis, un membre de la famille de Poitiers, n’étant pas connu.
- Les six gravures à l’eau-forte, formant suite narrative, réalisées sur les dessins du peintre bellifontain Luca Penni, frère d’un collaborateur de Raphaël, par Jean Mignon, dans les années 1540 ainsi que des gravures isolées de l’école de Fontainebleau
- Les peintures murales de la galerie du château d’Oiron en Poitou, résidence seigneuriale de la famille Gouffier, commandées par Claude Gouffier, nommé Grand Écuyer de François 1er en 1546 et exécutées, d’après un document aujourd’hui disparu, entre 1546 et 1549, par un certain Noël Jallier qui n’est pas connu par ailleurs.
2Ces trois séries présentent des styles différents, des caractéristiques spécifiques liées à leur médium et à leur destination, mais possèdent aussi des éléments et des valeurs communes liées aux sources textuelles utilisées et à la perception de l’histoire de la prise de Troie comme une leçon, à la fois sur l’art de mener les guerres et sur la nature et les caractères humains.
3Les sources textuelles sont, de leur côté, abondantes et J. Lemaire cite 25 auteurs antiques, médiévaux et « modernes » (du XVe siècle italien) qu’il a compilés, sans compter ceux qu’il omet ou refuse de prendre en compte, comme Guido de Columna1.
4Les textes principaux utilisés dans cette étude sont :
Darès de Phrygie (traduction française chez Sébastien Nyvelles, éditionparue en 1553, mais bien connu dès le Moyen Âge, en latin)
Dictis de Crète (traduction française par Jean de La Lande, édition parue en 1556, mais également abondamment utilisé auparavant par les auteurs médiévaux)
La traduction française de l’Iliade d’Homère par Jean Samxon en 1530
La traduction française de l’Iliade par Hugues Salel, en vers, dix premiers livres parus en 1545 (édition de 1571, comportant les douze premiers livres et quelques vers du treizième)
La compilation de ces trois auteurs, comparative et didactique, de Jean Lemaire de Belges dans Les illustrations de Gaule et singularitez de Troye, travail entrepris vers 1500 à la demande de Marguerite d’Autriche et dont le second livre est dédié en 1512 à Anne de Bretagne et à sa fille Claude de France, dans l’édition de 1523.
5Des études ont déjà été menées sur le thème et peuvent servir d’appui ; mais elles sont soit très générales, comme Margaret Scherer, The legends of Troy in art and literature, 1963, soit portent sur ces cycles individuellement : commentaire érudit du manuscrit de la BNF, mais fort peu des illustrations, par Marcel Thomas, et monographie de Jean Guillaume sur Oiron2. Mais le sujet restait à préciser et approfondir, notamment en ce qui concerne la représentation du siège de la ville, non seulement quant à la relation des images aux diverses versions de l’histoire transmises à l’époque moderne, mais aussi quant aux interférences constantes avec la réalité des guerres récentes ou contemporaines, les « anachronismes » qui ne sont ni naïfs ni gratuits, et quant aux choix et orientations qui valorisent ou condamnent tels personnages ou telles actions.
Leçons de l’histoire de Troie à la Renaissance en France
6Jean Lemaire de Belges se plaignait de ce que jusqu’à son temps toutes les rédactions de l’histoire de Troie aient été « incorrectes » et il en déplorait les conséquences dans le domaine des arts figuratifs : « Dont au moyen des dits écrits imparfaits et mal corrigés s’est ensuivi que toutes peintures et tapisseries modernes de quelque riche et coûteuse étoffe qu’elles puissent être, si elles sont faites d’après le patron des dites corrompues histoires perdent beaucoup de leur estime et réputation entre gens savants et entendus ». Son propos peut faire allusion à la tenture en onze pièces de la Guerre de Troie, confectionnée vers 1465, dont un fragment est conservé au Victoria and Albert Museum à Londres et dont huit grands dessins à la plume rehaussés d’aquarelle, ayant servi de modèles à ces tapisseries, sont conservés au département des arts graphiques du musée du Louvre. Ces dessins sont aujourd’hui attribués à Colin d’Amiens ou d’Ypres, figure dominante de l’art parisien dans la deuxième moitié du XVe siècle3. Ces dessins offrent des compositions très chargées, fortement étirées en largeur ; elles juxtaposent plusieurs scènes, d’ambassades et de combats, qui comportent de très nombreux personnages, essentiellement des guerriers, dont les équipements militaires richement ornés sont ceux du XVe siècle, superficiellement travestis à l’antique. Il est délicat de savoir ce que Jean Lemaire reproche à cette vision de l’histoire de Troie, que lui-même présente comme une succession de démarches diplomatiques rendues inutiles par l’obstination et la concupiscence, les anciens griefs et les humiliations récentes, alternant avec des combats héroïques et des actions fourbes.
7L’auteur, non mentionné, de la traduction de La vraye et brève histoire de la guerre et ruine de Troie, anciennement écrite en grec par Darès Phrygius, se plaint à son dédicataire Messire Martin de Pescheré, commissaire ordinaire des guerres, de la nature fictionnelle du texte homérique (ainsi que de celui de Virgile), « lesquels en leur style poétique ont doctement écrit (ainsi que la loi des poètes le permet) choses en partie feintes, en partie vraies et aucunes fois vraisemblables, bref la plus grande partie à leur plaisir ». C’est pourquoi, « après avoir connu Darès Phrygius avoir plus succinctement et véritablement écrit de toute la querelle entre les Grecs et les Troyens que nul autre, j’ai bien voulu le traduire en notre langue et communiquer à un chacun afin que ceux qui pour la rareté d’icelui ne l’ont vu en grec ou en latin, le voient en français, et les autres qui n’entendent les susdites langues, le puissent facilement entendre ». L’authenticité du témoignage de Darès est invoquée dans le cours du texte au moment où sont décrits, en des portraits physiques et moraux, les principaux protagonistes du conflit, Grecs et Troyens : « Darès Phrygius, auteur de cette histoire, présent à tous combats et journées jusqu’au saccagement de Troie, dit les avoir vus en temps de guerre et de induces [trêves] ; et outre a entendu des Grecs la grâce, face et nature de tous deux [il s’agit de Castor et Pollux] ».
8De même, Dictis le Crétois se recommandait aux yeux de Jean de La Lande, l’auteur des Histoires de Dictis crétensien traitant des guerres de Troye et du retour des Grecz en leur païs après Ilion ruiné, interprétées en français, par sa position analogue de témoin oculaire, non plus dans le camp troyen comme Darès, mais dans celui des Grecs, comme membre de l’armée et suite d’Idoménée, prince de Crète, et de Mérion son ami4 : « Notre crétensien n’a écrit que ce qu’il a vu, n’a traité que ce qu’il a manié, n’a produit que ce qui était en lui. Il assistait aux conseils, il exécutait aux factions [service], puis réduisait tout en lettres puniques pour en icelles laisser à la postérité une longue mémoire de ce qui avait été fait de son temps, voire devant ses yeux. » À quelques rares occasions, et sans aucune cohérence d’ailleurs, le texte est écrit à la première personne. L’histoire pittoresque de la redécouverte et transcription du manuscrit de Dictis sert encore à renforcer le sentiment d’authenticité de son récit.
9On s’explique ainsi que Jean Lemaire préfère souvent la leçon de Darès et surtout celle de Dictis à celle d’Homère, comme il l’explique à son lecteur à diverses occasions5. Au fil du texte, il a soin d’indiquer dans les didascalies, notes marginales et dans des incises, les emprunts à ses diverses sources. À l’opposé, le travail d’Hugues Salel n’est pas présenté comme une investigation des faits historiques mais comme une œuvre poétique, une traduction, versifiée (en vers de dix pieds), d’une épopée versifiée (hexamètres dactyliques), en reprenant vocables, épithètes, métaphores et comparaisons, dialogues, harangues, propos rapportés, récits enchâssés, descriptions, catalogues, annonces et prophéties, malédictions, injures et défis, lamentations et invocations. C’est ainsi que Dame Poésie (et non la Muse des poètes de la Pléiade) s’adresse à François 1er pour la lui dédicacer.
Une leçon d’histoire politico-militaire
10L’Iliade d’Homère apparaissait au XVIe siècle comme le plus prestigieux manuel d’instruction militaire. Jean de La Lande, introduisant Dictis, insiste sur cette utilité : « On y trouvera tant de conseils aux affaires, tant de ruses aux entreprises, tant de hardiesses aux exécutions et aux issues des choses tant d’heure et de malheur que le lecteur ne se pourra retirer sans profit […] Vous y verrez encore tout ce qui arrive ordinairement ou peut arriver en guerre, tant par bonnes et mûres délibérations qu’au contraire par mauvais conseil, ou par du tout ne s’être conseillé ». En bref, Dictis vaut « un homme d’expérience et de bon conseil » présent à ses côtés.
11Salel entonne le même éloge : Homère apprend l’art des sièges, campements, le déploiement des troupes, la capacité d’écouter les bons conseils et celle d’agir avec promptitude, à châtier les mutins et les séditieux et à flatter et récompenser les plus forts et les plus puissants, il enseigne l’art des embuscades et des fausses alarmes : « Tout y est clair : bref, c’est un miroir d’armes ».
Ancêtres et/ou modèles
12Le mythe des origines troyennes de la monarchie française est bien loin de décliner au XVIe siècle et demeurera même un des thèmes de l’Entrée de Charles IX à Paris en 1571. Cette légende qui remonte à l’époque mérovingienne avec l’Historia Francorum de Frégédaire connaît un regain d’actualité, non seulement en France mais dans toute l’Europe aux XVe et XVIe siècles. Les enjeux en étaient capitaux, comme l’écrit Didier Le Fur : « Le mythe troyen n’avait pas été utilisé dans le seul but de donner des origines glorieuses à chacun des peuples chrétiens. Il était aussi un argument politique concret. En France, à la fin du Moyen Âge, il fut utilisé pour prouver l’indépendance du royaume par rapport aux deux pouvoirs qui revendiquaient l’héritage de Rome : la papauté et l’Empire germanique. À partir du XIIe siècle, il servit de justificatif aux croisades, puis en 1500 aux guerres d’Italie. »6. Dans le cas d’Anne de Bretagne, dédicataire du second livre de Jean Lemaire de Belges, il rappelait les ancêtres troyens communs aux Français et aux Bretons et légitimait le rattachement du duché de Bretagne au royaume et la guerre de 1512 (année de la dédicace de l’ouvrage) contre les Anglo-Saxons, descendants de barbares germains. Francus ou Francion, fils aîné d’Hector, était censé avoir fui Troie en flammes avec ses compagnons et s’être rendu successivement sur les rives du Danube, en Germanie, en Gaule, en Armorique et en Grande Bretagne avant que ses descendants n’en soient chassés. Dans ses Illustrations de Gaule, Jean Lemaire ajoutait une origine commune des Gaulois et des Troyens comme descendants de « Noé surnommé Janus. La « révision » des histoires de Troie semblait donc essentielle à Lemaire et éminemment politique : « La fin donc qui résulte de tout le présupposé est double. C’est à savoir que quand les sujets de nos dits très hauts princes entendront la merveilleuse et très antique générosité et illustrie de leurs princes ancêtres jadis fondateurs des très nobles cités où ils habitent aujourd’hui, que à cette cause ils confirment leur vénération, amour, service et obéissance envers les princes modernes. Et d’autre part, afin que les nobles esprits de la langue française et gallicane prennent cœur chacun en son endroit d’en horter tant par vive voix comme par leurs écrits nos dits très illustres princes du temps présent à ce qu’ils se connaissent vrais Gaulois et vrais Troyens, la plus noble nation du monde et ne laissent plus fouler leur honneur par les Turcs. Lesquels faussement et torcionnément usurpent non seulement le nom de la nobilité de Troie, mais aussi tous les règnes, terres et seigneuries jadis du roi Priam de Troie. À laquelle chose nos dits princes se connaissent être tenus non seulement comme Troyens mais davantage comme chrétiens et très chrétiens. » La lecture de la guerre de Troie devient donc une incitation à la guerre contre les Ottomans : il s’agit d’admonester « nos princes troyens c’est-à-dire chrétiens à ce que par effet ils désirassent et s’efforcent de recouvrer leur matrimoine héréditaire d’Asie la Mineure qu’on dit maintenant Natolie ou Turquie ». Et Salel, même s’il est tout préoccupé de la langue d’Homère, effleure à l’aide d’une formule de prétérition, les origines troyennes de la monarchie française : « Je m’abstiendrai pour l’heure à déclarer/ Comme les dieux l’ont voulu décorer/ de prophétie, en ce qu’il a prédit/ L’autorité, le règne et le crédit,/Que les Troyens, après leurs grands dangers,/auraient un jour ès pays étrangers ». Et Ronsard parle de Priam comme « aïeul » de François 1er.
13C’est que l’approche du texte homérique par ces auteurs français suit les habitudes exégétiques médiévales, qui sont loin de perdre de leur vigueur, renforcées par les tendances ésotériques de l’école philologique néo-platonicienne florentine, que Lemaire connaît et cite. Pour lui, l’histoire troyenne « est véritable et fertile et toute riche de grands mystères et intelligences poétiques et philosophales, contenant fructueuse substance sous l’écorce des fables artificielles ».
Une leçon sur l’homme : caractère, destin, liberté et responsabilité
14L’histoire de la destruction, en quelque sorte « programmée » par les dieux, de la ville de Troie, des souffrances et des morts innombrables, est un cas d’application et d’examen, presque casuistique par la diversité des héros et de leur destinée, de la question de la liberté de l’homme face à l’omniscience et l’omnipotence divine, semblable à celle de la prédestination et de la grâce, remplacées ici par la faveur d’un ou de plusieurs des dieux olympiens.
15Les héros grecs et troyens sont dotés d’un « caractère » et toute leur histoire ne fait qu’illustrer les conséquences de ce tempérament, assumé avec cohérence. Les héros grecs et troyens qui s’affrontent sont eux aussi le produit de généalogies et d’intrigues complexes vécues par leurs ancêtres, situations et qualités parfois exceptionnelles, dont ils « héritent » sans volonté ni mérite de leur part. Les moyens par lesquels les dieux se font entendre des mortels et les aident ou punissent sont extrêmement variés : ils se déguisent pour leur parler, leur envoient des prodiges et des signes, se glissent à leurs côtés pour les seconder sous une apparence humaine ou en restant invisibles ou encore les rendent eux-mêmes invisibles, s’évanouissant dans la brume ou les nuages de poussière ; ils décuplent leurs forces, leur suggèrent d’attaquer ou de se retirer de la mêlée à tel moment, de s’en prendre à tel adversaire et d’en éviter tel autre. Face à ces changements de comportements, à ces exploits subits, leurs adversaires sentent la protection et la présence divine et abandonnent la partie.
16Le châtiment peut être différé mais pèse toujours sur le héros coupable d’une « faute » parfois involontaire, comme lorsque Agamemnon blesse une biche d’Artémis. Si Artémis laisse les Grecs partir pour la guerre de Troie et envoie sur l’autel une biche comme victime expiatoire en lieu et place d’Iphigénie, l’Atride n’en sera pas moins mis à mort par son épouse au retour de la longue campagne troyenne. À ce propos Dictis généralise : « Toutefois Agamemnon, après les guerres troyennes et la victoire des Grecs, porta les peines méritées par son péché. Voilà comment on ne peut en aucune façon fuir ni tromper la vengeance des dieux irrités ; car quelque part que nous allions, ou quelque temps que nous empruntions si est-ce qu’en fin il nous faut tomber » (f.19). Même si les dieux se jouent des humains, les héros de la guerre de Troie font montre d’une lucidité et d’une capacité d’analyse qui n’ont d’égal que la liberté de propos et le courage des positions exprimées ; ils débattent des buts et des moyens de la guerre ou de la négociation, du bon droit ou de l’injustice, des injures et de leur réparation, de l’honneur des uns et de la souffrance que sa défense inflige aux autres, se tancent et se conseillent mutuellement en des assemblées apparemment fort libérales. Darès permet de comprendre les dissensions et affrontements verbaux et même violents des différents enfants de Priam, le preux et juste Hector, Pâris l’hédoniste efféminé, le sage Hélénus, le bouillant Troilus, et les intérêts qui divergent de ceux décès princes, ceux des nobles comme Énée et Anténor ainsi que ceux du peuple troyen7. Et les héros décident, en pleine connaissance de cause, d’affronter la mort prochaine, prédite dans le cas d’Hector, et de retourner au combat pour venger la mort de son ami Patrocle, dans celui d’Achille.
17Aux yeux de Dictis et de son traducteur français, les Grecs représentent l’humanité et les Troyens sont des Barbares, la vision est plus contrastée que celle d’Homère pour lequel les uns et les autres vénèrent les mêmes dieux et partagent les mêmes valeurs héroïques et le respect des mêmes lois humaines d’hospitalité et de clémence. Chez le traducteur de Dictis, Ulysse est le porte-parole de la justice des Grecs « qui ont produit les vrais auteurs des saintes lois et de la raison et qui les ont observées ». La façon de combattre les oppose aussi, toujours selon Dictis : « Mais les Barbares, selon leur coutume et leur naturel sans ordre, avec un trouble et une confusion, nous viennent par insidiations surprendre ainsi qu’ils avaient fait assez d’autres fois, prévenant l’ordre de combattre, ouvertement, comme nous avions délibéré ; se versant sur nous comme une grande ruine qui se fut faite tout à coup, levèrent un sot cri et à grands coups de traits à main, se mêlent parmi leurs ennemis, dépourvus, surpris, et demi armés, desquels tuèrent un grand nombre avant qu’on eut le temps de leur résister. »8. Ailleurs, à l’occasion du rapt d’Hélène et de ses compagnes, l’auteur critique « ces barbares ne faisant rien par avis [qui] sont portés inconsidérément d’une attente avaricieuse de répartir un butin et par un désir d’exercer leur paillarde affection ». Pâris devient le modèle de « l’oriental » couard et luxurieux et Achille s’aventure dans la cité de ses ennemis lors d’une trêve « voulant voir la façon des Troyennes, leurs accoutrements et pareillement leurs gestes » et il regarde Cassandre « cette prêtresse ornée d’un habit barbare et aux nôtres fort nouveau pour ne l’avoir accoutumé ». On trouve aussi chez Lemaire quelques relents d’exotisme et de mépris à l’égard de l’étranger : Si Vénus favorise les Troyens, outre sa satisfaction à l’égard du jugement de Pâris en sa faveur, c’est « en dénotant que les Troyens étaient plus adonnés à délices et mignotises luxurieuses que n’étaient les Grecs », les mêmes clichés que chez les voyageurs du XVIe siècle dans l’empire ottoman.
18Face à cette destinée implacable, les héros homériques sont rarement gais et ne sont exaltés que dans les défis et les combats et par leurs propres démonstrations de bravoure. Mais rarement se manifeste l’ivresse du sang et si un héros s’élance, selon une métaphore mainte fois reprise par Homère et son traducteur, comme un lion contre un troupeau ou un sanglier contre les mâtins et les chasseurs qui l’assaillent, les vues d’ensemble parlent tristement des champs de bataille ensanglantés et jonchés de cadavres et de dépouilles guerrières : « O quelle horreur voir par ces lieux champêtres/Chevaux courir ayant perdu leurs maîtres/ Lesquels gisaient en terre, déplorés/Et tout sanglants, prêts d’être dévorés/Par les vautours et les oiseaux de proie/Sans jamais plus voir leurs femmes à Troie ». La gloire du héros se paye de son sacrifice et de celui de tous ses soldats ou de tout son peuple, et l’enjeu de la guerre paraît souvent absurde, dérisoire et révoltant. Achille interpelle les Troyens à qui il vient de rendre la dépouille d’Hector, en leur reprochant de ne pas avoir jeté Hélène hors de leurs murs « car elle a trahi sa propre nation, son mari et ses frères germains, hommes tant sages et vertueux » : « Toute votre cité est-elle ainsi divinement punie, qu’il ne s’y trouve un seul homme de vertu qui s’avance pour le bien public, de chasser cette peste qui perdra tout à la fin ? » (Dictis). Comme le remarque Michel Woronoff, « les horreurs dont l’épopée est pleine sont rapportées sans joie ni gémissement. Elles font partie des souffrances humaines, dont le poète et ses auditeurs ont une connaissance profonde et qu’ils endurent sans illusion. Elles tiennent souvent, et ils le savent, à nos propres folies. Mais l’égarement, quand il dépasse les limites ordinaires, est l’effet d’interventions divines. » Il semble que la même observation pourrait être faite pour les lecteurs d’Homère au XVIe siècle et qu’il est frappant que ses traducteurs et commentateurs présentent aussi la guerre comme un carnage pitoyable, un gâchis de vies humaines, malgré la belle allure martiale des héros revêtus de leurs armures incrustées de métaux précieux et ornées de dragons et gorgones terrifiantes et leurs prouesses singulières énumérées au fil du récit. L’image des trêves durant lesquelles Grecs et Troyens recherchent les corps des leurs par la plaine, les pleurent et les incinèrent et pansent les plaies et blessures des « navrés » vient refroidir les enthousiasmes irréfléchis.
19Des faits de « cruauté inédite » sont notés par les divers auteurs et traducteurs comme l’acharnement humiliant sur le corps des adversaires morts qu’on déshonore, Patrocle ou Hector. Il n’est guère que la mort inhumaine de Penthésilée, reine des Amazones, que personne ne déplore, « à raison qu’elle avait osé plus que son sexe ne lui permettait honnêtement », comme dit Lemaire ; crime qui semble justifier un traitement ignominieux, malgré son courage et ses exploits guerriers : l’admiration courtoise des Troyens à son égard ne s’est pas transmise à leurs arrière-neveux !
Illustrations de l’histoire de Troie à la Renaissance en France
20Trois exemples permettent d’approcher à la fois différents styles artistiques représentatifs de l’évolution des arts figuratifs durant la première moitié du siècle et différentes lectures de l’épopée guerrière familière au moins aux membres des grandes familles formant alors la cour de France. Ils permettent une fois de plus de prouver l’importance déterminante des commanditaires dans les choix opérés, par leur culture, leurs attentes et leurs convictions. Nous nous concentrerons sur la sélection faite des scènes à figurer dans la mesure où elles constituent aux yeux des artistes et de leurs commanditaires les jalons explicatifs de l’histoire de Troie ; sur les sources textuelles correspondantes ; et sur la vision d’une guerre de siège et du saccage d’une ville que l’on peut y trouver. Et nous tenterons d’en définir les sens et valeurs.
Le manuscrit de l’atelier de Jean Colombe
21Le manuscrit de l’Histoire de la destruction de Troie la Grant, d’un format très ample, richement enluminé, alors qu’existaient déjà des éditions imprimées, est, comme le remarque M. Thomas, « une œuvre d’art, un produit de luxe, un objet de curiosité », un caprice de bibliophile. Mais la confection de somptueux manuscrits enluminés constitue encore une branche du mécénat royal et aristocratique en pleine faveur durant la première moitié du XVIe siècle. Des caractéristiques techniques et stylistiques conduisent à attribuer ce manuscrit à l’atelier de Jean Colombe9, mort entre 1493 et 1498, mais dont l’activité fut prolongée par son fils et sans doute un de ses petits-fils.
22L’aspect exceptionnel du manuscrit tient à sa quinzaine de très grandes miniatures en pleine page (certaines feuilles ont été soustraites et trois feuilles enluminées sont conservées aujourd’hui à Berlin, Kupferstichkabinett) qui scandent le récit. Le texte est fondé, d’après M. Thomas, sur une adaptation française tardive de Guido de Columna (lui-même compilateur de Benoît de Sainte-Maure, Darès et Dictis). L’illustration nous semble caractérisée par trois tendances : un goût des scènes auliques et des monstres et prodiges, une appropriation des récits de combats transposés par un peintre qui a dû voir les armées françaises de son temps (lors de leur départ pour les campagnes italiennes) ou s’appuyer sur les représentations militaires dans la tradition de Jean Fouquet, et un certain recul par rapport aux textes qui font intervenir les dieux dans les affaires humaines, par l’absence de toute figure autre que les héros dans les scènes de combats.
Rituels courtois et goût du fabuleux
23Les illustrations suivent la leçon de Darès chez qui les origines de la guerre de Troie sont une première guerre et destruction de Troie, celle de la ville de Laomédon par Hercule et les Argonautes se vengeant de la mauvaise réception du roi troyen lors de leur expédition pour conquérir la Toison d’or en Colchide. L’image de la reconstruction de Troie par le roi Priam, fils de Laomédon nous transporte dans une ville animée par des maçons, tailleurs de pierre, charpentiers et sculpteurs en pleine activité, une rue bordée d’une succession d’échoppes d’artisans et de marchands, tandis que le roi inspecte le travail de ses tailleurs d’images qui le saluent. Même goût d’un cérémonial codifié dans l’image du conseil de Priam trônant, entouré de ses fils, de ses conseillers et de nobles, durant lequel Pâris Alexandre entraîne la décision d’une expédition punitive en Grèce pour rechercher la sœur de Priam, Hésione, emmenée en captivité ; et dans la scène des adieux de Priam et de sa famille et cour à Pâris s’embarquant pour son voyage. L’ambassade de Diomède et d’Ulysse auprès de Priam, tentative de conciliation avant d’entamer les hostilités contre Troie et après le débarquement des Grecs sur ses rivages, nous ramène aussi au respect des convenances diplomatiques ; et l’enluminure montrant Achille qui tombe subitement et éperdument amoureux de Polyxène est un autre exemple qui nous ramène à l’univers des romans de la table Ronde. Le fabuleux médiéval se manifeste dans l’enluminure montrant les exploits guerriers du centaure allié de Priam qui affronte l’armée des Grecs sa lance pointée ; ainsi que dans le défilé des Amazones venues en renfort, vêtues de leurs cuirasses féminisées et dans la mort de leur souveraine qui paraît une géante encerclée par l’armée des minuscules Mirmidons de Pyrrhus.
Anachronismes instructifs
24Ils sont présents dans les vêtements de cour et les coiffures, associés à un « orientalisme » de pacotille (Troyens et Troyennes portent parfois des sortes de turbans). Lors de son Conseil, Priam est coiffé d’un bonnet bleu de France et d’une couronne qui ressemble à la couronne royale française aux fleurs de lys. Le jardin du palais de Priam, dans la scène d’ambassade des Grecs ressemble fort à ceux d’Amboise et de Blois, les navires sont ceux de la Renaissance, de même que les échafaudages, grues, fontaine, boutiques et maisons de la ville de Troie reconstruite. La surabondance de la sculpture appliquée à l’architecture témoigne d’un goût flamboyant parfois hybridé de motifs italiens renaissants : caissons des voûtes, blasons, écu sommé d’un heaume portant une couronne de lys, dans le palais de Priam ; rosaces associées à des frises de cavaliers, des médaillons, des statuettes, des colonnes torses, arcs trilobés ou en accolade dans le temple de Vénus à Cythère où se produit l’enlèvement d’Hélène. Ils sont également frappants, et sans doute intentionnels, dans le comportement des soldats et la disposition des armées. Nul char antique, mais des mêlées de fantassins et des chocs de cavalerie à la façon contemporaine. L’enlumineur suit ici la tradition du manuscrit des Antiquités judaïques de Jean Fouquet où les combats des Hébreux sont ceux observés par le peintre durant la guerre de Cent Ans dans les villes de la Loire10. Dans les deux grandes enluminures de la première rencontre d’Hector et d’Achille en combat singulier et de la mort d’Hector tué par Achille, les tronçons de lances brisées, les cadavres, les têtes et les bras tranchés jonchent le sol. Les cavaliers se poursuivent ou se font face. Les trompettes, les archers et les arquebusiers sont disposés en rangs, les cavaliers sont massés prêts à charger, les lances pointées en oblique. Le camp grec se compose de somptueuses tentes d’étoffes de brocart qui évoquent plutôt le Camp du drap d’or.
Une vision distanciée et globale refusant la transcendance
25Dans les enluminures de combat, les héros sont malaisément identifiables et sont immergés au sein d’armées innombrables. À la vision antique qui isole les héros chéris des dieux, s’oppose une vision « moderne » où les forces guerrières sont affaire de nombre et non d’individus exceptionnels et magnifiés. Cythère est submergée et pillée par la soldatesque troyenne qui a égorgé les gardes grecs, a dépouillé leurs corps en chemise, les a amoncelés, et remporte vers les navires de gros baluchons de butin. Dans le combat près des vaisseaux, tous les cavaliers du premier plan, en nombre impressionnant, sont anonymes et se détournent. Ils observent les assauts de cavalerie, relégués au second plan, figurés à une très petite échelle. La vision est panoramique et donne une impression de fourmillement ; elle embrasse la lointaine citadelle d’Ilion perchée sur un rocher, une immense cité dans la plaine dont les remparts longent le rivage, les lignes des navires grecs et le champ de bataille étagé sur plusieurs plans. L’enlumineur a recours au procédé usuel de l’accumulation des sommets des crânes casqués en quantité hallucinante, comme des écailles de poissons miroitantes d’or. Les scènes de meurtre sont brutales : Achille ensanglanté est traîné sur le sol et les cadavres de sa suite gisent sur le dallage du temple d’Apollon, Penthésilée est blême, les deux bras tranchés.
26Le manuscrit n’est pas entièrement achevé : l’enluminure de l’entrée du grand cheval de bois dans la cité de Troie par la brèche pratiquée dans le rempart n’est que partiellement mise en couleur et il n’y a pas d’image décrivant le sac et l’incendie de la ville. Le siège de Troie apparaît donc comme un ensemble de négociations diplomatiques inutiles face au désir de vendetta et au goût du pillage, et de vastes opérations militaires entre armées innombrables et anonymes, qui se déroulent dans une vaste plaine sillonnée de fleuves paresseux et dominée par une place forte juchée sur un promontoire rocheux, parfois démultipliée (neuf citadelles et d’interminables remparts ponctués de vingt-sept tours dans l’enluminure de la mort d’Hector). Nulle divinité ne semble se soucier de ces carnages infinis, de ces troupes qui semblent littéralement se déverser comme des fleuves, composées de soldats comme de particules élémentaires et indistinctes. L’horreur de la guerre figurée par l’enlumineur tient plus à cette échelle minuscule qui semble démontrer l’absurdité de ces bravoures et sacrifices individuels que dans les quelques détails sanglants : la transcendance est aussi absente que l’héroïsme épique.
Les gravures de Jean Mignon d’après Luca Penni
27Parmi l’ensemble des estampes de l’école de Fontainebleau, diverses pièces isolées ou groupes de planches retracent des épisodes de la guerre de Troie. Deux sont des extraits des fresques de Giulio Romano peintes au palais ducal de Mantoue dans la Sala di Troia et elles ont été sûrement gravées d’après des dessins apportés par Primatice, comme nombre d’autres compositions de Giulio Romano reproduites par les graveurs bellifontains. Léon Davent montre la lutte acharnée d’Achille et des Grecs pour s’emparer du corps de son ami Patrocle tué par Hector, composition en frise imitant un bas-relief antique11. L’image est ainsi distanciée, stylisée, rythmée en une succession de groupes harmonieux de cavaliers et de fantassins, Achille soutenant son ami au corps dénudé occupe le centre comme l’adaptation d’une pietà, masculine et martiale. Un autre fragment de la frise peinte mantouane a été gravé par Antonio Fantuzzi d’après un dessin présent à Fontainebleau12 ; la composition est beaucoup plus touffue et détaillée et les visages ont des expressions outrées : un guerrier monté sur son char richement orné d’aigles, de palmettes et de guirlandes, semble horrifié, un de ses chevaux s’affaisse une patte tranchée. Un héros, à pied, menace de son cimeterre un adversaire renversé au sol. Il est appuyé par sa cavalerie : il peut s’agir d’Hector s’apprêtant à tuer Patrocle. Trompes militaires, étendards et hérissement de lances encerclent cette scène où l’émotion est concentrée et terrible. L’identité des armures et des casques à cimier dans les deux camps ne facilite pas l’identification d’un épisode précis, mais le nombre des figurants est assez limité pour qu’ils retiennent individuellement l’attention par une lecture successive.
28Une autre composition dont le dessin est traditionnellement attribué à Rosso Fiorentino a été gravée par Antonio Fantuzzi, l’aquafortiste qui nous a légué le plus grand nombre de ses inventions. Il nous semble qu’il s’agit de l’Incinération sur un bûcher ardent du corps d’Hector rendu à Priam par Achille. Le décor architectural est une place entourée de nobles édifices antiques. Des hommes nus assis semblent aussi abattus que les femmes à la poitrine dénudée et aux cheveux dénoués qui lèvent les bras au ciel ou portent des torches ou les silhouettes voilées, la tête basse13. Dans les personnages de cette lamentation véhémente, il faut sans doute reconnaître la famille de Priam. Enfin une composition en ovale a été attribuée à Primatice et gravée par Jean Mignon qui l’a signée en toutes lettres : comme l’a proposé Henri Zerner, il doit s’agir du paiement de la rançon versée par Priam à Achille pour obtenir la dépouille mortelle d’Hector. Le vieux roi a revêtu une misérable tunique, s’est voilé la tête et il a porté sur ses épaules sa fille Polyxène pour l’offrir en épouse à Achille : elle se tient humblement derrière son père, pieds nus et cheveux défaits14. La somme d’or est pesée sur une balance en présence d’Achille trônant et de ses compagnons.
29Parmi les aquafortistes bellifontains, Jean Mignon a été le traducteur privilégié de Luca Penni, dessinateur et peintre italien tout imprégné des curiosités et modes figuratives du cercle de Raphaël. Ces œuvres se situent dans les années 1543-45. Six dessins de Penni, dont certains sont conservés, constituent une suite de moments décisifs de l’histoire de Troie. La raison d’être précise de ces dessins n’est pas connue, mais il semble s’agir de dessins spécifiquement élaborés en vue d’une diffusion par l’estampe. Le premier représente le Jugement de Pâris, jugement de la beauté des trois déesses, occasion de la promesse de Vénus de donner au jeune prince troyen la plus belle femme de la terre et point de départ de la haine que Junon et Minerve voueront aux Troyens. Le second représente Pâris se faisant reconnaître de sa famille lors de jeux donnés à Troie, grâce à son berceau apporté par les bergers, Priam voulant tuer ce fils dont un songe lui a indiqué qu’il serait la ruine de son royaume, Hécube sa mère levant les bras et la nymphe Oenone retenant le bras du roi armé d’un cimeterre15. Le troisième montre l’Enlèvement d’Hélène entraînée sur les navires de Pâris et de ses compagnons tandis que Grecs et Troyens s’affrontent dans l’île de Cythère. La quatrième est un choc de cavalerie dans la plaine. Dans la cinquième, le cheval de bois confectionné par les Grecs, prétendue offrande au temple de Minerve dans la ville de Troie en remplacement du palladium dérobé, avec sa trappe, placé sur un socle à roulettes, est tiré à grand peine par les Troyens identifiables à leurs bonnets phrygiens, tandis que d’autres démolissent à la pioche une porte trop étroite de l’enceinte pour lui livrer passage. Le roi Priam est agenouillé en action de grâce. Laocoon et ses deux fils armés de flèches s’avancent à gauche car ils veulent éprouver les flancs du cheval dans lequel ils pressentent un piège. Le cheval reparaît à l’arrière-plan de la sixième composition, la trappe ouverte, tandis que les soldats grecs et troyens se livrent de furieux combats au milieu des bâtiments qui s’écroulent et des poutres enflammées. Priam, Hécube et leurs filles se sont réfugiés dans le temple de Minerve, au pied de la statue armée de la déesse qui ne leur a prêté aucun secours malgré leurs dévotions et s’est acharnée à favoriser leurs ennemis. Ainsi les trois premières scènes sont-elles consacrées à Pâris, cause de tous les malheurs de sa patrie (mais il n’est pas montré dans ses lâchetés durant la guerre), et les trois dernières aux combats, de façon générique, sans distinguer un épisode héroïque précis, à la ruse des Grecs et au saccage de la ville.
L’importation de l’art antique et romain contemporain
30Le Jugement de Pâris est démarqué d’une estampe de Marcantonio Raimondi16, fameux interprète des compositions de Raphaël et de ses disciples romains, estampes que Luca Penni devait connaître fort bien et posséder. Et le dessin de Raphaël est lui-même une adaptation bien proportionnée et harmonieuse de divers sarcophages visibles à Rome durant la Renaissance. L’Enlèvement d’Hélène est également une invention de Raphaël traduite par Marcantonio Raimondi (B.n° 209). Le Combat de cavalerie, dont l’enjeu semble d’enlever aux adversaires leurs étendards gonflés par le vent, fait penser à la fois à la composition monumentale de Léonard de Vinci ébauchée dans la salle du Conseil des Cinq Cents au Palais de la Seigneurie de Florence vers 1504 et à une gravure dite le Combat pour l’étendard du cercle de Raphaël17 ; les cavaliers aux armures en écailles sur la gauche sont des emprunts à la colonne Trajane. Le sac de Troie doit beaucoup aux deux décors des principaux élèves de Raphaël sur le thème de la Chute des Titans foudroyés par Zeus. Les édifices exhibés au moment même où ils se disloquent, sous la poussée du bélier que les Grecs percutent contre les portes du temple, et le chaos de colonnes et de poutres qui chutent est empli de réminiscences du décor de la salle des Géants au palais du Té à Mantoue que Giulio Romano invente et peint vers 1529-30 pour Federico II Gonzaga. Mais la pose du soldat renversé qui se protège la tête vient de la voûte de la salle de Jupiter dans la villa d’Andrea Doria à Gênes dessinée et peinte par Perino del Vaga au début des années 1530. Le désastre de Troie semble ainsi assimilé dans l’esprit de Luca Penni au terrible châtiment des Titans révoltés contre les Olympiens.
Morceaux choisis et « scènes culte »
31Ainsi les moments retenus par Luca Penni sont déjà des « classiques » de l’art italien de la Renaissance et la formulation plastique qu’il en donne s’apprécie en référence à des prototypes célèbres, en termes de citations et variations. Dans son Jugement de Pâris, les Olympiens ne sont plus présents dans le ciel et le paysage bucolique s’est enrichi de chaumières et de boqueteaux. Mais les déesses, Mercure et Pâris ainsi que les divinités rustiques, Fleuves et Naïades, bien que disposés en sens inverse, adoptent des attitudes très comparables. Les différences concernent le canon des figures, plus étiré et les poses, plus forcées. L’Enlèvement d’Hélène gravé par Marcantonio Raimondi montrait deux plans superposés, stratifiés : le ravissement d’Hélène disposé en frise au premier plan et un moment antérieur, le débarquement des Troyens partant à l’assaut du temple de Vénus, noble édifice à péristyle et statue dans une niche en tabernacle, composant une autre frise à échelle réduite au second plan. Dans la composition de Luca Penni, la barque au premier plan produit un effet de trompe-l’œil, de projection vers l’espace du spectateur et les divers plans sont reliés par des dispositions en obliques plus savantes et complexes qui doivent sans doute à l’art des compositions historiques de Primatice. Les édifices antiques en ruine présents dans quatre des scènes permettent des jeux d’épures et de silhouettes architecturales. Les expressions physionomiques présentent des variations qui prennent leur saveur sur fond de familiarité des histoires : menaces de Junon à Pâris et inquiétude des Naïades, impatience et avidité des marins troyens, Troyens ahanant pour haler le cheval, cris poussés par les Grecs qui enfoncent les portes garnies de ferrures. Les gravures de l’histoire de Troie mettent Fontainebleau directement en rapport avec la culture romaine et sa diaspora à la suite du Sac de Rome et y ajoutent leur touche personnelle.
Rhétorique formelle et refus de l’héroïsme
32Les scènes sélectionnées par Luca Penni, si elles bénéficient d’une aura esthétique, sont historiquement et moralement sans gloire. Le viol de l’hospitalité de Ménélas par Pâris et les rapines et meurtres de ses compagnons n’ont évidemment rien d’honorable. Le combat de cavalerie se fait à visière baissée et aucun protagoniste n’est clairement désigné ni mis en vedette. Malgré la beauté frémissante du cheval de bois ou d’airain, cet épisode est une histoire de dupes qui rompt avec la succession des engagements héroïques de l’Iliade et n’appartient d’ailleurs pas à l’épopée, mais est raconté dans l’Odyssée par l’aède Démodocos à un festin chez Alcinoos, roi des Phéaciens18. Le pillage de la citadelle d’Ilion par les Grecs les montre sous les pires jours de la barbarie, de la vengeance impitoyable et de l’avidité à s’emparer des trésors de leurs ennemis : le vieux roi sera décapité et l’enceinte des temples de leurs dieux communs forcée. Luca Penni porte son attention à la science des anatomies et des mouvements énergiques, dans les poses et sous les angles de vue les plus divers possible. Il sature le champ de ses compositions de nombreux acteurs, mais maintient la lisibilité par des effets de groupement et de contrepoint. La virtuosité formelle ennoblit le discours bien plus que le thème figuré en lui-même. Les inventions et manipulations de Penni s’inscrivent dans la pratique maniériste des peintres au service de François 1er qui souhaitait faire de son Fontainebleau « quasi una nuova Roma ». C’est dans cette décennie que Primatice a rapporté de Rome un moule en plâtre du célèbre groupe hellénistique du Laocoon, ce Troyen étouffé avec ses fils par un serpent envoyé par Poséidon alors qu’il voulait s’opposer à l’entrée du cheval de bois dans la ville, modèle qui servira à la fonte en bronze réalisée par Vignole.
Le cycle d’Oiron
33La galerie septentrionale du château poitevin des Gouffier renferme un cycle exceptionnel de peintures murales narrant l’histoire de Troie et les aventures d’Énée d’après Virgile. Ces peintures, endommagées et remaniées pour certaines, sont encore impressionnantes par leur ampleur et leur lyrisme. Jean Guillaume leur a consacré une étude approfondie qui ne sera complétée que sur les points qui permettent de la rattacher aux problématiques envisagées ici. Nous voudrions d’abord rappeler que les sources livresques de ce cycle peint demeurent multiples et combinées pour des raisons personnelles : il ne s’agit pas d’un cycle « humaniste » au sens où la leçon du seul Homère serait suivie et sa narration et vision du monde scrupuleusement reflétée. Il s’agit d’une appropriation partielle et partiale de l’épopée grecque à laquelle s’enchaîne l’épopée latine. Le héros qui a conditionné le début, la fin et les péripéties de l’Iliade, Achille, n’est visible nulle part. Hector, son alter ego troyen, est à peine mieux décelable, grâce aux inscriptions. Comme chez Luca Penni, le personnage le plus présent et déterminant est un anti-héros, Pâris, bellâtre vantard, couard et luxurieux, injurié dans l’épopée homérique comme chez Darès ou Dictis, par son frère Hector, son épouse, ses adversaires et le peuple de Troie. Mais un autre héros lui fait contrepoids, Énée, qui est ici non plus le personnage d’Homère, qui tire son épingle du jeu en trahissant sa patrie et son roi, mais le « pieux » Énée de Virgile, ancêtre et modèle de l’empereur Auguste. Des scènes sont communes avec les gravures bellifontaines : Jugement de Pâris, Enlèvement d’Hélène à Cythère (et non à Sparte), Combat de cavalerie près des navires des Grecs, Dilemme suscité par le cheval de bois. D’autres s’ajoutent à commencer par l’Assemblée des dieux aux noces de Thétis et de Pelée, Sacrifice d’Iphigénie (qui permet de montrer aussi les fautes et discords des Grecs), Bûcher funéraire de Patrocle, Combat singulier de Ménélas et de Pâris en présence des deux armées et après les pactes passés entre Priam et Agamemnon, avant que Vénus ne soustraie son protégé en difficulté à la prise de Ménélas, ne le dérobe dans une nuée et ne le transporte dans sa chambre parfumée, Mort d’Hector. Les quatre derniers tableaux sont consacrés à Énée et narrent sa fuite de Troie en flammes avec son vieux père Anchise, son épouse Créuse (qui se perdra vite) et son fils Ascagne ; ses combats sur terre et sur mer encadrant la forge où Vulcain et les Cyclopes lui forgent les armes que Vénus sa mère lui destinait ; sa descente aux Enfers. L’épopée guerrière se mue en voyage initiatique, la destruction en fondation, le récit en vision eschatologique.
Un hymne à la beauté chevaline
34Ce qui frappe lorsqu’on examine le cycle d’Oiron et surtout la partie centrale de la narration, c’est l’omniprésence de superbes chevaux, note qui lui donne sa couleur propre. Les peintures sont commandées l’année où Claude Gouffier devient Grand Écuyer du Roi en 1546 et la multiplication des chevaux renvoie en miroir, par figure métonymique, au commanditaire ainsi promu et honoré. De la figure en médaillon de Pégase que Jean Guillaume analyse comme emblème de la renommée du roi et non comme figure de l’inspiration poétique, introductrice au déroulement de l’épopée (les deux ne sont pas incompatibles) au ballet de cavalerie qui évoque de façon stylisée et vague les exploits guerriers d’Énée, ce sont huit scènes sur quatorze qui comportent des chevaux : un petit groupe de cavaliers évoque les combats ayant précédé l’enlèvement d’Hélène ; neuf chevaux caracolant résument le Combat des Grecs et des Troyens près des vaisseaux là où les auteurs anciens évoquent des armées denses et où l’assaut du camp grec se fait à pied chez Homère. Et ces chevaux sont montés et ne tirent aucun char ; de nouveau neuf chevaux virevoltent en deux scènes de combats dans l’angle de la galerie ; de grands chevaux encadrent le duel de Pâris et de Ménélas ; onze chevaux évoquent le guet-apens tendu à Hector ; le cheval de bois est vivant et magnifié et l’art montre là qu’il sait égaler la nature. Aucun cycle peint français n’atteint à la beauté de ces groupes équestres : ni les frises monochromes du château d’Ancy-le-Franc, ni les compostions bellifontaines, hormis peut-être l’Alexandre domptant Bucéphale de Primatice.
Un langage emblématique
35Autant les grandes compositions sont lyriques et imprécises d’un point de vue narratif, ballets équestres et chorégraphies de corps nus, drapés ou cuirassés à l’antique, étirés et ployés selon le caprice d’un peintre maniériste, autant ces « histoires » sont encadrées de motifs secondaires qui en orientent la lecture. Comme l’a remarqué Jean Guillaume, les inscriptions sont en quelque sorte décalées par rapport à la scène figurée et en évoquent les conséquences funestes ou en soulignent la teneur morale. Les motifs des bordures ont un caractère symbolique et servent aussi de commentaire révélateur. Ainsi des Furies brandissant des serpents flanquent la scène de l’Enlèvement d’Hélène, en agrafe, une tête de jeune homme blond entre deux torches embrasées rappellent le songe d’Hécube, des têtes de lions et de loups épinglent le caractère violent et sauvage de l’action. Les mêmes têtes de lions et de loups se nichent dans les crossettes d’encadrement des diverses scènes de combat et de celle de l’Incendie de Troie, équivalent des métaphores filées récurrentes du texte homérique, la fureur des héros combattant étant comparée à celle des fauves se jetant sur les troupeaux. La composition du Cheval de Troie est une dénonciation multiple de la ruse et de la perfidie : le traître Sinon amené devant Priam, Laocoon s’élançant avec sa lance, un homme et une femme insérés dans la bordure aux jambes croisées et tenant des masques, des renards et des serpents. Celle d’Énée fuyant Troie en flammes est une déploration, complexe et ambiguë : femmes dénudées et voilées à la fois, enchaînées et gémissantes, des ressauts de l’encadrement, qui évoquent les femmes troyennes livrées en butin, têtes hurlantes et sombres masques léonins des crossettes, tandis que les guépards et la tête à ailes de chauve-souris suggèrent plutôt la duplicité d’Énée, qui a livré sa patrie et échappe au massacre généralisé qui se déroule dans les rues de la ville embrasée et calcinée, dont les édifices se dressent comme des spectres environnés de colonnes de feu et de fumée noire.
Une lecture personnelle et moralisée
36L’omniprésence des chevaux fougueux était déjà une appropriation du thème de l’histoire de Troie, même si les chevaux d’Achille sont des bêtes exceptionnelles chez Homère et que les chevaux des héros des deux camps sont souvent évoqués et loués pour leur vigueur, rapidité, fougue et beauté ou pour leurs somptueux harnachements. Le goût des rébus figurés, l’association intime des textes moralisés frappés comme les Adages d’Érasme ou d’Alciat à des animaux et des figures allégoriques rejoignait aussi le goût personnel du commanditaire : ses termes engainés et sa devise Hic terminus haeret décoraient la façade de la galerie donnant sur la cour d’honneur comme les encadrements peints de son livre d’Heures19. Le thème des conflits ou des conjonctures, désastreuses ou positives, de la Vertu et de la Fortune sous-tend le programme de la galerie : catastrophique dans le cas d’Hélène (sa beauté lui a valu d’être enlevée à deux reprises par Thésée puis par Pâris et occasionne la guerre et la ruine de Troie), d’Iphigénie, de Pâris, dans une moindre mesure d’Hector et d’Achille qui acceptent de mourir couverts de la gloire de leurs exploits guerriers, le destin est fait de longues tribulations et pérégrinations pour Énée, mais aussi de faveurs exceptionnelles : muni du rameau d’or, il pourra voir les royaumes de l’au-delà. Sa vertu ultérieure rachète son rôle, certes modéré et sage chez Darès et Dictis, mais finalement entaché de compromissions et de double langage lorsqu’il constate l’obstination butée de Priam et de ses fils. Contrairement aux héros grecs et troyens dont la vie s’achève sous les murs de Troie, Énée vit, va et voit au-delà de la guerre et même de la mort et peut faire figure de pédagogue et d’initiateur. Faut-il y voir un hommage de Claude Gouffier à son père, Artus, qui fut nommé gouverneur du futur François 1er, puis gouverneur de sa maison en tant que Grand Maître de France à son avènement ? Plus qu’un cycle « humaniste », l’humanisme étant plus convaincu de la valeur de l’individu et de ses accomplissements, la galerie est une parabole esthétique et sophistiquée des vicissitudes de la vie humaine, soumise aux caprices des dieux et aux conséquences des passions qu’eux-mêmes inoculent aux hommes, traversant les épreuves rituelles de la guerre interminable et de la mort omniprésente, des navigations périlleuses et de l’exil, de la descente aux enfers d’où Énée revient pour témoigner et enseigner.
37Ainsi le succès de la guerre de Troie révèle la forte prégnance de la culture antique y compris chez les hommes chargés de responsabilités politiques et militaires en France au XVIe siècle. Mais cette culture est toujours composite et mêlée (selon nos critères contemporains) et opère une appropriation des autorités antiques, et par le choix du vocabulaire et les discours prêtés aux protagonistes de la guerre de Troie, et par les intentions et idéaux ou défauts qui leur sont attribués, et par les apartés, exclamations, jugements de valeur, raisonnements et « prédictions » que le narrateur ou « traducteur » (très infidèle) insère dans son livre. Au cours de cette première moitié du XVIe siècle, la curiosité glisse des faits historico-légendaires à leur formulation littéraire, de l’histoire à la langue, et Homère éclipse les autres « sources » : la poésie fleurie supplante le récit des prétendus témoins oculaires. De la même manière, les enluminures des affrontements des deux armées font place à des élaborations esthétiques jouant sur les modèles antiques et renaissants ou à des évocations enchantées comparables à celles de Nicolo dell’Abate illustrant l’Énéide à la Rocca de Scandiano et au palais Poggi de Bologne ou l’Orlando furioso de l’Arioste au palais Torfanini de Bologne, ces trois cycles de fresques datant des années 1550-5220. Le sérieux et l’engagement politique d’un Jean Lemaire de Belges et le relatif sens de la vraisemblance historique des enlumineurs de l’atelier de Jean Colombe font place à une recherche qui se situe dans une sphère plus formelle : traductions visant à restituer la langue homérique, concepts philosophiques traduits en emblèmes, histoires décantées, orfévrées, ingénieuses, élégantes et aristocratiques.
Notes de bas de page
1 Le second livre de ses Illustrations de Gaule et singularitez de Troye, consacré à la geste troyenne proprement dite, s’ouvre par une table comportant « les noms des bons auteurs allégués en ce second livre ». Elle inclut : « Homère en son Iliade translatée en prose par Laurent Valle (Valla) », Darès de Phrygie, Dictis de Crète, » Euripide en la tragédie de Iphigénie translatée par Érasme de Rotterdam », « Ovide en l’Épître de Pâris à Hélène et en sa Métamorphose », « Boccace en la Généalogie des dieux », des historiens antiques tels Hérodote, Thucydide et d’autres auteurs comme Pline (Histoire naturelle), Strabon (Géographie), Philostrate, Plutarque, Jules César, etc. ; des compilateurs de la basse Antiquité et du Moyen Âge (Diodore de Sicile, Isidore de Séville, Martianus Cappella), des commentateurs humanistes (Marsile Ficin, Cristoforo Landino, Platina, Francesco Filelfo). Lemaire, soucieux de « redresser et ressourdre la dite très noble histoire qui presque était tombée en décadence et dépravation ruineuse comme si elle fût d’estime frivole et pleine de fabulosité pour la coulpe des susdits mauvais écrivains qui ne l’ont su développer » ignore volontairement le Roman de Troie de Benoît de Sainte- Maure, épopée en 40 000 vers rédigée à la fin du XIIe siècle et l’Historia Destructionis Trojae de Guido de Columna, juge de Messine qui la compila vers 1270-1287 pour l’empereur Frédéric II de Hohenstaufen et son fils Manfred. Notre propos est de montrer que le travail de Lemaire, comme il le revendique lui-même, relève déjà en partie de la pensée humaniste, notamment par l’analyse philologique de ses sources, et que celle-ci n’est pas un apport du cercle de la Pléiade un demi-siècle plus tard.
2 Marcel Thomas, Histoire de la Destruction de Troye la Grant, introduction et légendes accompagnant la reproduction du ms BNF nouv.acq. fses 24920, Draeger, Paris, 1973 ; Jean Guillaume, La galerie du Grand Écuyer. L’histoire de Troie au château d’Oiron, 1996. Les gravures de Jean Mignon sont cataloguées par Henri Zerner, École de Fontainebleau, Gravures, Arts et métiers graphiques, Paris, 1969.
3 Philippe Lorentz, dans le catalogue de l’exposition Primitifs français. Découvertes et redécouvertes, Louvre, 2004, RMN, p. 97-102. Dans le fragment de tapisserie, Penthésilée, reine des Amazones qui vient avec ses troupes en renfort des Troyens, est courtoisement accueillie à son arrivée à Troie.
4 Dictis se présente ainsi, f 9 : « Idoménée et Mérion, amis, et moi comme l’un de leur compagnie les suivant fis diligence de recueillir ce qu’à Troie avait été négocié au moyen d’Ulysse qui me récitait tout par ordre et fidèlement. Les autres choses qui celles-là ont ensuivi seront par moi décrites selon la vérité comme par la main de celui qui a été présent et exécuteur. »
5 La « méthode » de Lemaire ne peut pas être considérée comme naïve, empêtrée de fabuleux médiéval dans cette partie (à la différence du premier livre qui retrace la généalogie des princes d’Occident et de Troie), car il compare les versions discordantes des faits, essaie d’en rendre raison et opte pour la plus cohérente et généralement reçue : « Si fait à noter qu’en plusieurs passages, il y a discordance entre les dits deux auteurs Darès et Dictis. Jaçoit qu’ils fussent tous deux présents à la guerre troyenne ; mais ils étaient de deux partis, l’un troyen et l’autre grec. Toutes voyes les différences qui sont en leur narration originale, je m’en passerai de léger, en suivant principalement l’ordre de mon auteur Dictis. Pour ce que sa compilation est ample et diffuses et aussi plus vraisemblable et mieux ordonnée. Joint à ce que les nobles œuvres du prince des poètes Homère et de Virgile, et aussi d’Ovide sont presque uniformes à icelle. ». De la même manière, il rapporte les récits divergents des événements passés faits par les divers personnages, notamment l’expédition des Argonautes, leur mauvais accueil par Laomédon, père de Priam et la vengeance d’Hercule et des Grecs après la conquête de la Toison d’or. Il possède le sens de la variation des relations des faits et de la réversibilité des arguments, partisans et intéressés.
6 Didier Le Fur, Anne de Bretagne, 2000, p. 36.
7 Michel Woronoff relève cette caractéristique de l’Iliade : « il n’y a pas d’obéissance passive. En pleine guerre, on discute de tout, et avec une éloquence naturelle qui fait présager la naissance de la tragédie ».
8 Chez Salel traduisant Homère sont présentés humoristiquement les « Troyens criant comme des grues/Qui prévoyant la pluie et la froidure/Laissent les monts et vont chercher pâture/Près de la mer, dressant grosses armées/Contre les nains, autrement dit Pygmées/ Auxquels souvent font guerre fort cruelle/À coups de bec, à coups de griffe et d’aile », tandis que les Grecs restent silencieux.
9 Il est intéressant de noter qu’il travaillait à Bourges, ville où furent vraisemblablement faits les patrons pour la tenture de la Guerre de Troie. Jean Colombe a joui des commandes et de la protection de la reine Charlotte de Savoie, épouse de Louis XI ; il a terminé pour le duc Louis de Savoie les Très riches heures du duc de Berry et peint des manuscrits pour Philippe de Commines et les grandes familles nobles.
10 Les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, manuscrit réalisé vers 1470-75, conservé au musée Condé à Chantilly.
11 N° 47 du catalogue de son œuvre par Henri Zerner, op. cit.
12 N° 15 de son œuvre, ibidem.
13 N° 21 de Fantuzzi. Cette identification paraît plus probable que celle d’une annotation ancienne invitant à y voir la mort de Sardanapale.
14 N° 8 du catalogue des œuvres de Mignon. Nous ne voyons pas Hermès derrière Priam comme le voudrait H. Zerner.
15 N° 40 à 45 dans le catalogue d’Henri Zerner avec lequel nous sommes en désaccord en ce qui concerne le n° 43. Zerner y voit l’histoire du « perfide Sinon introduit par les bergers dans le camp des Troyens » et nous la reconnaissance de Pâris. Il y a plusieurs histoires de trahison dans la guerre de Troie : Dolon est l’espion troyen attiré par la promesse de posséder les chevaux d’Achille qui se risque de nuit, à la demande d’Hector, vers le camp des Grecs. Aperçu par Ulysse et Diomède, il donne des renseignements et demande la vie sauve mais est décapité par Diomède. Sinon est le Troyen qui à la demande d’Anténor et d’Énée doit ouvrir le flanc du cheval de bois où sont embusqués les guerriers grecs et allumer un feu sur les remparts de Troie pour donner aux navires grecs qui avaient fait semblant de s’éloigner le signal du retour pour saccager la ville. Mais les personnages, actions et décors de la scène gravée ne concordent pas avec ces épisodes. Ils cadrent en revanche avec le chapitre de Jean Lemaire, « Pâris se fait reconnaître au moyen de son berceau », Livre I, chapitre 4.
16 Adam Bartsch, le peintre graveur, vol. XIV, n° 245
17 Adam Bartsch, vol. XIV, n° 211, par Raimondi ou Marco da Ravenna ; et copie en contrepartie par Agostino Veneziano.
18 Au chant VIII de l’Odyssée, Ulysse, incognito, entend alors célébrer ses propres exploits, dont le souvenir lui arrache d’amères larmes : « L’aède […] avait pris au moment où, montés sur leurs vaisseaux aux solides bordages, les Argiens s’en allaient, après avoir mis le feu à leurs tentes ; déjà les autres, enfermés dans le cheval auprès du très fameux Ulysse, étaient sur l’agora des Troyens, car les Troyens eux-mêmes l’avaient tiré dans leur acropole. Le cheval se dressait là et les Troyens tenaient d’infinis discours, sans rien résoudre, arrêtés autour de lui. Trois partis se partageaient leur faveur : ou bien percer le bois creux avec le bronze impitoyable, ou le précipiter des rochers en le tirant au sommet ou le respecter comme une offrande propitiatoire aux dieux ; c’est ce dernier conseil qui devait enfin prévaloir ; la ruine était fatale depuis que la cité enfermait en ses murs le grand cheval de bois où étaient embusqués tous les Argiens les plus vaillants apportant le meurtre et la mort. L’aède chantait aussi comment la ville fut mise à sac par les fils des Achéens répandus hors du cheval, après avoir quitté leur embuscade creuse. Il chantait comment chaque guerrier ravagea pour sa part la ville haute ; puis comment Ulysse était allé, tel Arès, droit à la demeure de Déiphobe, avec Ménélas égal à un dieu. C’est là qu’il avait soutenu le plus terrible combat et fini par vaincre, grâce à la magnanime Athéné. »
19 Ce livre d’Heures a été dépecé et des feuilles en sont conservées au musée national de la Renaissance à Écouen, à la Pierpont Morgan Library de New York, dans la Wallace Collection de Londres, au musée Marmottan à Paris et à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts à Paris.
20 Les peintures du château du comte Matteo Maria Boiardo ont été transférées à la Galleria Estense de Modène ; elles figurent différents combats d’Énée, dont deux batailles équestres ; celles du palais Torfanini ont été elles aussi détachées des murs et sont abritées à la Pinacoteca Nazionale de Bologne ; Roger y apparaît plusieurs fois à cheval. Le palais Poggi est devenu la bibliothèque de l’université de Bologne. Voir le catalogue de l’exposition Nicolo dell’Abate, par Sylvie Beguin, Bologne, 1969.
Auteur
Université de Provence, Département d’histoire de l’art, UMR TELEMME
Thèse : Raphaël et l’art français (1500-1796) : collections, reproductions, fortune critique et influences artistiques, 1984. Habilitation à diriger des recherches, 1999.
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