Les prises de Constantinople dans le mythe de Venise
The captures of Constantinople in the mythology of Venice
Le prese di Costantinopoli nella mitologia veneziana
p. 95-105
Résumés
Constantinople a subi deux conquêtes historiques : l’une par les Vénitiens en 1204 et l’autre par les Turcs en 1453. La première permet à Venise de trancher les ultimes liens qui l’unissent encore à l’influence byzantine et, donc, de fonder son mythe de la libertas. La seconde prive Venise de son empire et la contraint à se recentrer sur sa lagune et son Domaine de Terreferme pour y fonder son mythe institutionnel d’éternité.
Constantinople underwent two historical conquests: one by the Venetians in 1204 and the other by the Turks in 1453. The first one allowed Venice to cut the last bonds that still linked it to the Byzantine sphere of influence and, therefore, to assert its own myth of libertas. The second conquest deprived Venice of its empire and obliged the principality to refocus its influence around the lagoon and the Terra ferma and thus assess its institutional myth of eternity.
Doppia fu la conquista di Costantinopoli: dai Veneziani nel 1204 prima, dai Turchi nel 1453 poi. La prima permise alla Dominante di troncare gli ultimi legami colla madre bizantina e dunque di autoproclamarsi libera mentre la seconda costrinse la Serenissima a vantare il poco che le avvanzava: le proprie istituzioni erette a modello universale.
Texte intégral
1Le libellé de cette intervention est intentionnellement incomplet, c’est-à-dire sans précision de date, ni indication de l’assaillant. Non pas pour laisser planer l’incertitude mais pour ouvrir l’angle de vue. Sur le plan des dates, on s’attachera à mettre en résonance les deux prises de Constantinople que connaît l’Histoire, c’est-à-dire celle du 13 avril 1204 par les Croisés de la quatrième croisade en route pour les lieux saints et celle du 29 mai 1453 par les Turcs ottomans de Mahomet II. Par ailleurs, il est d’usage de considérer la prise d’une ville soit du côté des assaillants, soit du côté des assaillis. Dans notre cas, les deux événements seront envisagés du seul côté des Vénitiens qui appartiennent la première fois au camp des assaillants et des pillards, et la seconde fois au camp des spectateurs et des assaillis. Le récit circonstancié de ces deux prises de Constantinople n’est pas l’objet de notre étude car il a été amplement documenté par ailleurs.
Venise, fille bien-aimée de Byzance1
2Dans un premier temps, il est nécessaire de faire un rappel des liens historiques qui se sont établis entre Venise et Constantinople et qui servent de toile de fond aux événements de 1204 et de 1453.
3Que l’on admette ou non l’intervention miraculeuse de saint Marc dans l’établissement lagunaire de la cité de Venise en 421, il n’en reste pas moins vrai que la ville s’est implantée dans un territoire dont le statut juridique est flou. En effet, les terres de l’empire d’Occident s’étendent jusqu’à la côte de Terre ferme quand l’empire d’Orient comprend la Dalmatie et la suprématie sur la mer Adriatique ; mais de la lagune, de ses marécages et de son cordon littoral il n’est pas question puisque ce sont des espaces vides d’implantations humaines, sans grande valeur économique, ni intérêt stratégique. La célèbre lettre de Cassiodore2 – datée de 537 ou 538 – est à ce titre édifiant car elle décrit bien la pauvreté du site.
4Sans nous étendre davantage sur l’histoire des premiers siècles vénitiens, il est important de noter que les invasions barbares du VIe siècle puis la reconquête byzantine de l’Italie vont aboutir à l’implantation d’un pouvoir politique byzantin dans la lagune en la personne d’un dux imperialis, d’un doge dépendant de l’autorité de l’Exarchat de Ravenne. Notable également le fait que dans la liste des doges depuis 697, les premiers personnages cités sont dotés de faux patronymes qui sont en réalité des titres ou des fonctions byzantines : ainsi, Orso Ipato (726-737) et son fils Diodato Ipato (742-755) sont-ils des hypatos, des consuls impériaux. Mais pourquoi inclure les noms de ces magistrats colonisateurs dans la liste des doges de Venise ? L’explication se trouve dans le fait que ces deux consuls ont mené la révolte des iconodules contre la décision iconoclaste de l’empereur Léon III, c’est-à-dire qu’ils sont les premiers dirigeants de Venise à s’être rebellés contre une décision impériale, à avoir engagé la marche vers l’émancipation vénitienne.
5À partir de là, Venise va tout entreprendre sur le plan politique pour couper le cordon ombilical. L’action des dirigeants vénitiens tendra vers un seul but : se libérer du joug byzantin sans tomber pour autant sous la coupe du pouvoir carolingien tout/trop proche et encore moins dans le giron de l’Église romaine. Sur le plan institutionnel, Venise va se construire un régime qui conservera de nombreuses apparences orientales tout en évacuant peu à peu le lien d’inféodation à Constantinople. À titre d’exemple, on peut citer l’élection à vie du doge qui a pour mission d’assurer la continuité du pouvoir (le rythme rapide du renouvellement des magistratures ayant été considéré comme un facteur de faiblesse) et d’offrir une force de résistance à Constantinople en l’affirmant élu, choisi par le peuple de Venise et non plus nommé par l’empereur d’Orient.
6De la même manière sur le plan religieux, en 828, la sainte protection de la ville évolue-t-elle insensiblement des mains du byzantin – et bien discret – saint Théodore avec son crocodile, pour passer entre les griffes évangéliques du lion de saint Marc. Marc est réputé compagnon de saint Pierre, qui le considérait comme son fils, et disciple de saint Paul qui l’associe à ses missions : Marc appartient au monde de l’Église chrétienne originelle dont il est chronologiquement le premier Evangéliste et, parallèlement, Venise estime appartenir à la vetera ecclesia que les analystes du XVIe siècle renverront au visage des pontifes romains assoiffés de puissance temporelle. D’ailleurs, il faut noter que tous les récits plus ou moins merveilleux ou crédibles de la translation du corps de saint Marc depuis Alexandrie jusqu’à Venise ne laisse aucune place aux autorités religieuses3. La chose est beaucoup trop sérieuse pour échapper à la puissance politique : la relique est sauvée et emportée par des marchands, puis remise au doge Giustiniano Partecipazio qui la dépose dans sa chapelle ducale privée. Aucune iconographie – d’époque ou plus récente – n’accorde de place à l’évêque, et personne ne semble avoir même imaginé que le corps de l’Évangéliste puisse reposer au siège du Patriarcat, disputé entre Aquilée et Grado. Cette mainmise sur le religieux par la politique, soutenue par le monde du commerce, montre combien les dirigeants de Venise sont conscients du fait que cette présence apostolique place la Venise-de-Saint-Marc à égalité avec la Rome-de-saint-Pierre-et-saint-Paul, au-dessus de Byzance qui est de fondation païenne et au-dessus de Constantinople qui est de fondation strictement humaine.
7Lors de l’organisation de la quatrième croisade, au début du XIIIe siècle, Venise est sollicitée par les croisés latins pour assurer le convoyage par mer jusqu’à Alexandrie de trente-cinq mille hommes, de leurs neuf mille chevaux et de toute la logistique. Jusqu’alors cette mission de transport était assurée par les républiques maritimes de Gênes ou de Pise, mais pour l’heure elles sont en guerre et, donc, peu dignes de confiance. Le contrat est accepté par les Vénitiens qui fourniront deux cents navires avec leurs six mille marins moyennant quatre-vingt-cinq mille marcs d’argent, ce qui correspond à un poids de deux tonnes de métal précieux. En novembre 1202, les émissaires francs sont obligés d’admettre qu’ils n’ont pu réunir que dix mille hommes et qu’ils n’ont collecté que cinquante mille marcs d’argent. Le doge Dandolo propose aux Francs un allégement de leur dette s’ils acceptent de les aider à rétablir – en passant – leur souveraineté sur Zara, une ville dalmate en terre d’Orient. Au terme de trois jours de pillage (13-15 novembre 1202), la cité dalmate se soumet à Venise qui arrache ainsi un fleuron de plus à la couronne impériale déjà bien mal en point4.
8C’est à Zara que le futur empereur Alexis IV Ange (1182-1204) sollicite les Vénitiens et les croisés afin qu’ils passent par Constantinople pour y délivrer son père, le vieil empereur Isaac II (1125-1204) aveuglé et déposé par son frère, le monstrueux Alexis III (†1210). En échange, il propose dix mille croisés orientaux et deux cent mille marcs d’argent5 pour soutenir la conquête des lieux saints et la soumission de l’Église de Constantinople au pontife de Rome, mettant ainsi un terme au schisme christologique. Les Vénitiens sont vivement intéressés par cette occasion d’intervenir dans la politique intérieure et dans les querelles de succession de Constantinople qui mène depuis quelques années une politique anti-vénitienne. Dès le mois de juin 1203, les croisés arrivent à Constantinople, chassent Alexis III, libèrent Isaac II et assistent au couronnement d’Alexis IV, le 1er août6. Mais le nouvel empereur ne respecte pas la parole donnée7 et les croisés, assistés des Vénitiens, décident de se servir lors d’un pillage en règle de la ville, en avril 1204, qui nous a été raconté par Villehardouin8, par les témoins oculaires Robert de Clary et Nicétas Khôniate, puis amplement repris et détaillé par Umberto Eco dans son dernier roman9. Les chroniques vénitiennes médiévales sont beaucoup plus discrètes sur ce point. Ainsi, l’anonyme Historia ducum Venetorum (début XIIIe) essaie de nous faire croire que l’occupation s’est passée pacifiquement :
« Ayant escaladé avec audace et courage les murailles et ayant mis en fuite le misérable Murzuphle, ils occupèrent la ville par la grâce de Dieu et en prirent possession de façon pacifique sans que personne ne s’y oppose10 »
9tandis que la Chronica d’Andrea Dandolo11 admet la mise à sac et dresse la très longue liste des pièces qui sont envoyées à Venise. Mais il la justifie par une punition divine infligée à Constantinople en représailles de l’attitude de l’empereur Manuel Comnène envers les Vénitiens ; en 1171, il les avait invités à venir commercer nombreux dans l’Empire d’Orient, pour mieux les emprisonner.
Venise, fidèle adversaire de Constantinople
10Cette prise de Constantinople de 1204 rapporte aux Vénitiens un butin considérable qu’il est difficile d’évaluer intégralement car de très nombreuses prises individuelles n’ont jamais été enregistrées ou quantifiées. Toutefois, il n’est que d’admirer le trésor de la basilique et la splendide pala d’oro – conservée à Saint-Marc – pour être édifié : on sait que cette dernière a été constituée essentiellement par des dons d’or, d’émaux et de gemmes provenant de Constantinople.
11Plus officiellement, le doge de Venise Enrico Dandolo s’est emparé d’un butin riche de valeur symbolique et qu’il connaissait parfaitement bien, grâce à sa longue carrière comme bailo12 de Venise à Constantinople. Ce butin symbolise la force politique, la puissance et la force militaire. Le plus évanescent est un ajout à sa titulature car il devient Maître du quart et demi de l’Empire de Romanie ; de manière plus concrète, cela signifie que Venise domine – territorialement et politiquement – trois huitièmes de Constantinople (la plus belle partie de la ville enclose dans les murailles de Septime Sévère) et certains territoires comme l’archipel égéen (en Romania bassa), la Crète, le Négrepont et les zones côtières du Péloponnèse (en Romania alta). Ces territoires qu’une loi du Sénat vénitien qualifie de oculus et manus civitatis nostræ13. Venise s’assure aussi le droit de nommer le Patriarche latin de Constantinople et d’installer des patriciens vénitiens sur un trône épiscopal de haut rang. Enfin, Venise se réserve un statut particulier au sein de l’empire latin d’Orient de Baudouin de Flandres puisqu’elle n’est pas déclarée vassale de l’empereur et donc libre de toute obligation féodale. Cette domination d’une partie de l’empire d’Orient marque la fin de la soumission de Venise à l’empereur d’Orient et le début de la colonisation de la Méditerranée orientale. Et c’est sur cette colonisation commerciale et politique que Venise va pouvoir fonder sa richesse économique et sa puissance politique qui vont transformer une petite cité lagunaire de quelques cent mille habitants en une véritable puissance internationale, incontestée jusqu’au XVIIe siècle.
12Dans le butin pris à Constantinople, il faut examiner trois autres pièces dont la valeur est inestimable. Du point de vue de leur valeur marchande, artistique et culturelle, ces chefs-d’œuvre sont de grand prix, mais leur véritable importance aux yeux des Vénitiens de 1204 est beaucoup plus grande. Tout d’abord, il s’agit du quadrige d’origine grecque qui ornait le centre de l’hippodrome de Constantinople : il y avait été transporté depuis Rome au moment de la division de l’Empire romain car les empereurs orientaux y voyaient le symbole de la fonction politique des empereurs (ils « tenaient les rênes » du pouvoir), la représentation allégorique de l’empereur couronné par la Victoire du cortège triomphal. Quand les Vénitiens s’en emparent et le placent en haut de la façade de leur chapelle ducale, il est évident qu’ils transfèrent à Venise le symbole de cette fonction politique, qu’ils proclament la libération de Venise de la domination byzantine et qu’ils transforment architecturalement le portail central de Saint-Marc en un arc de triomphe « à la vénitienne » où culmine la statue du lion et de l’évangéliste. D’ailleurs ce symbole est bien compris par les contemporains, vénitiens ou non : pour preuve la phrase de Pietro Doria qui, lors de la guerre de Chioggia en 1378, menace de passer la bride aux chevaux de Saint-Marc pour signifier la tentative des Génois de s’emparer de Venise.
13Autre élément important de ces trophées constantinopolitains : les deux colonnes de granite rouge et gris qui sont installées sur le quai du bassin de Saint-Marc et qui servent de porte officielle pour les hôtes de marque. On peut remarquer que l’image des deux colonnes devant le bassin de saint-Marc reprend celle du temple de Salomon que le vénitien Francesco Zorzi rétablie dans sa description de la Jérusalem céleste14.
14Enfin, parmi les nombreuses icônes volées dans les monastères et églises de Constantinople et déposées au trésor de la chapelle ducale se trouve la Madonna Nicopeia que les armées byzantines portaient en tête de leurs colonnes pour assurer la victoire. Transporter cet objet sacré à Venise signifie s’emparer de la force militaire et du pouvoir de domination de Constantinople.
15En portant le fer à Constantinople, Venise s’est finalement émancipée de la sphère d’influence byzantine tout en parvenant à se préserver de toute guerre ou querelle intestine sur son territoire à une époque où le reste de l’Italie subit l’affrontement entre l’Empire et l’Église et les guerres civiles entre Guelfes et Gibelins. Venise a su détourner la croisade – expression féodale des aspirations religieuses – au profit de l’expansion mercantile et politique d’un Occident reconstruit et dynamique. Venise estime s’être libérée de Constantinople dont elle a ravi les attributs et l’historiographie vénitienne va pouvoir ancrer plus solidement sa reconstruction de l’Histoire et son mythe de la libertas primitive vénitienne, prétendument héritée de la Rome républicaine. À partir du XIIIe siècle, Venise va peu à peu gommer son origine byzantine pour élaborer une réécriture en sélectionnant les sources : on n’oublie pas Cassiodore qui, tout en soulignant la rudesse des lieux et la frugalité des habitants, met l’accent sur la liberté des hommes, leur concorde et leur sens inné de l’égalité. Parmi les chroniques médiévales, on met en avant celle de Giovanni Diacono15 qui fait sortir des eaux saumâtres une Venise de pierre, nouvelle Vénus, placée sous le signe de l’ordre et de l’urbanité sans les hésitations d’une lente construction urbaine et d’une lente évolution historique. Venise va s’attacher à souligner la grandeur de la patrie face au monde et la paix qui règne dans la cité sous la conduite d’une élite patricienne et de doges avisés et grâce à la protection divine incarnée en Marc l’évangéliste. L’auteur de l’Historia ducum Venetorum (inconnu, mais très certainement proche des milieux dirigeants) commence son texte par cette annonce :
« Dieu Tout-puissant, source de toute bonne chose, ayant toujours accordé sa grâce et la gloire aux Vénitiens et les ayant comblés d’honneurs et de richesses dans le monde entier, nous estimons honnête et digne d’intérêt que tous sachent ce qui s’est passé [… à Venise]16. »
16Ainsi, construit-on l’image d’une cité-État dont les structures institutionnelles sont si parfaites et si harmonieuses qu’elles garantissent la paix et l’indépendance depuis les origines et jusqu’à un futur sans terme17. Cette notion est si forte dans la forma mentis vénitienne que Francesco Zorzi, dans son Harmonia mundi, élabore naturellement sa vision politique sur cet acquis. Le parfait équilibre entre les pouvoirs et les groupes sociaux prévient toute décadence et inscrit Venise dans l’éternité : sur les murs du salon du Maggior Consiglio sont représentés les plus grands épisodes historiques – dont la prise de Constantinople –où Venise apparaît comme un État conquérant, fidèlement servi par les nobles pour le plus grand bien du peuple reconnaissant.
17Jusqu’au milieu du XVe siècle, la force politique, la richesse économique et la confiance en ses propres possibilités règnent à Venise qui s’affiche comme un État solide et considéré comme une puissance de niveau international. Toutefois, la Méditerranée orientale connaît de plus en plus de difficultés face à l’avancée offensive des Turcs ottomans qui ne se contentent pas de troubler le commerce caravanier avec l’Orient, mais qui prennent peu à peu le contrôle de la navigation et des ports.
La prise de Constantinople par les Turcs
18Le 29 mai 1453, les troupes de Mehmet II s’emparent de Constantinople au terme d’un siège de plus d’un mois et après trois jours de pillage en règle. La nouvelle parvient très rapidement à Venise où elle est vécue comme une catastrophe historique qui remet en cause la liberté et la sauvegarde de la ville. En effet, un décret du Sénat en date de décembre 1453 fait allusion à une situation politico-économique au Levant qui empêche de discuter de gloire et de dignité de la ville mais seulement de nostra libertà e salvezza18.
19Cependant, avec le cynisme pratique que l’on reconnaît aux autorités politiques vénitiennes, dès le mois de juin 1453, le baile de Venise a pour mission de négocier un traité de paix avec le sultan afin de relancer le trafic ; traité qui sera signé le 18 avril 1454. Dès lors, la communauté vénitienne de Constantinople est autorisée à se reconstituer autour de son baile qui doit les diriger et gouverner civilement et administrer la justice parmi les Vénitiens de toutes conditions19. La liberté de circuler et de commercer est restaurée pour les Vénitiens dans tout l’empire ottoman, contre une taxe (ou comerchio) de 2 % sur le chiffre d’affaires. En outre, Venise comme toutes les forces politiques de la région est contrainte à payer un tribut annuel au sultan : elle se reconnaît vassal du sultan. Venise perd cette libertas qu’elle avait fait mine de protéger des impériaux byzantins et carolingiens et qu’elle avait su protéger des féodaux latins.
20Confrontés à la prise de Constantinople de 1453, les Vénitiens sont envahis par un sentiment qui est un mélange, d’une part, de panique devant l’avancée des Barbares qui mettent en danger la civilisation et les institutions (les troupes de Mahomet II sont amplement présentes dans les Balkans) et, d’autre part, de crainte religieuse face aux Infidèles musulmans. Mais, la chute de Constantinople est surtout vécue par les Vénitiens comme une spoliation, la prise d’un bien qu’ils croyaient devoir leur appartenir pour l’éternité. Après Constantinople, la progression des Turcs vers l’ouest avec les prises de Modon, du Négrepont, de Chypre, … signifie la lente érosion de l’empire maritime et commercial de Venise. En conséquence, l’oligarchie vénitienne opère un repli sur elle-même, un recentrage sur les quelques comptoirs orientaux qui lui restent, sur les îlots grecs et sur la côte dalmate. Elle abandonne peu à peu ses positions commerciales en Méditerranée orientale au profit d’investissements fonciers, agricoles et manufacturiers en Terre ferme. Dès lors, le mythe de Venise doit évoluer, il ne peut plus s’agir de l’exaltation des institutions vigoureuses et libres.
Venise, cité éternelle et noble
21Venise doit se fabriquer un mythe à la dimension de ses nouvelles possibilités, c’est-à-dire un mythe qui limite son horizon à la seule cité lagunaire et à ses habitants. En 1453, il reste deux atouts à la République de Venise : ses institutions et son peuple.
22Ses institutions. Les historiographes vénitiens soulignent que, contrairement à la théorie machiavélienne sur l’instabilité des gouvernements, les institutions vénitiennes perdurent depuis des siècles et ne montrent pas encore de signes d’essoufflement, alors que Sparte, Athènes, Thèbes, Carthage, Rome ont offert des exemples illustres mais éphémères. La muable roue de fortune ne semble pas vouloir affecter la conservation de la belle et florissante République vénitienne20. Ces mêmes historiographes constatent que, dans le même temps, le monde du XVIe siècle craque de toute part, l’unité religieuse des chrétiens est en danger, la paix civile est menacée, et même la définition du monde connu depuis la Bible est contestée. Dans ce contexte troublé, Venise triomphante a duré, dure et durera quelles que soient les avanies qu’elle devra subir et le seul terme imaginable est la fin apocalyptique du monde car seul Dieu peut mettre fin à cette longévité miraculeuse protégée par Marc. Ce modèle vénitien serait fondé sur l’harmonieuse construction institutionnelle qui unirait les trois formes aristotéliciennes de la domination : la monarchie dans son Sérénissime Prince, la démocratie dans le Maggior Consiglio et l’aristocratie dans le Sénat et le Conseil des Dix. Des historiens comme Daniele Barbaro21, Sanudo22 ou Doglioni23 et les historiographes officiels s’emparent de ce thème et le développent à satiété24.
23Son peuple. Venise ayant été édifiée dans le lieu unique de la lagune et jouissant d’un système institutionnel unique, elle devait nécessairement bénéficier d’un peuplement unique. Dès la fin du XVe siècle, on voit donc fleurir un ensemble d’ouvrages qui vont défendre l’idée selon laquelle la République de Venise n’a pas été fondée par des gens ordinaires : Marc’Antonio Sabellico publie en 1488 son De magistratibus, Marino Sanudo dédie en 1493 au doge son De origine, situ et magistratibus urbis Venetæ, Domenico Morosini propose son De bene instituta re publica et Gasparo Contarini (1483-1542) écrit vers 1530 son De magistratibus et Republica Venetorum qui paraîtra posthume. Gommant la réalité d’un peuplement – plus ou moins provisoire – de la lagune depuis le 1er siècle par des saulniers et des pêcheurs humbles et pauvres, le mythe du peuplement de Venise ne peut admettre que l’arrivée dans la lagune des plus nobles populations de Vénétie fuyant la barbarie qui ravage la Terreferme. Au mieux, cette noblesse peut-elle être accompagnée de la Seconda Corona della nobiltà viniziana 25 que sont les bourgeois. Ces deux groupes sont unis dans le corpus mysticum étatique et exaltés comme parangon de vertu collective26. Cette noblesse de la population explique la noblesse des institutions qui tendent vers un équilibre parfait purifié de l’ambition personnelle et tendu vers le seul bien de l’État :
« Nos ancêtres, dont nous avons hérité une nation aussi florissante, étaient tous unis par le désir commun d’apporter la stabilité et l’honneur et de faire croître leur pays sans aucun souci pour leur gloire personnelle ou leur propre intérêt. »27
Conclusion
24Au terme de cette étude on voit comment un événement – surtout double ! – laisse une trace mémorable, c’est-à-dire inscrite dans les mémoires, jusqu’au mythe. La mythification déforme et dévoie l’événement dans une double finalité. Il s’agit d’une part de fonder l’Histoire avec un regard corrigé vers le passé et, d’autre part, de recréer le présent pour l’avenir. Le mythe doit envisager l’avenir et figurer les risques afin de mieux ralentir, voire éviter, la décadence de l’État et de sa puissance économique.
25L’Histoire ne proposera plus à Venise de « prendre Constantinople ». Aussi, vers le milieu du XVIIe siècle, Venise devra-t-elle modifier son mythe de Reine de l’Adriatique en abandonnant toute prétention politique au profit de cette image creuse de Reine du monde des plaisirs et des jeux.
Notes de bas de page
1 Titre accordé en l’an Mille par l’empereur Basile II sous le dogat de Pietro Orseolo II en remerciement des expéditions menées par les Vénitiens contre les Sarrazins en Adriatique et de la pacification de la côte dalmate.
2 Cassiodorus, Chronicon ad Theodoricum regem, publié dans Monumenta Germaniæ Historica, Berlin, T. Mommsen, 1894, t. XII, p. 380. Pour l’analyse de cette lettre, voir H. Kretschmayr, Geschichte von Venedig, Gotha, reprint Aalen, 1964, t. 1, p. 67-69.
3 De nos jours, l’historiographie accrédite de plus en plus l’idée selon laquelle la récupération de la relique par les deux marchands vénitiens a été commandée par le doge Giustiniano Partecipazio.
4 Geoffroy de Villehardouin, La conquête de Constantinople, Paris, Garnier-Flammarion, 1969, § XVI, 75-79.
5 Op. cit., § XIX, 91-94.
6 Op. cit., § XL, 190-193.
7 Op. cit., § XLV, 207-215.
8 Op. cit., § XLVII, 216 sq.
9 Umberto Eco, Baudolino, Paris, Grasset, 2002.
10 Historia ducum Venetorum, a cura di Luigi Andrea Berto, Padova, Cleup, 1999, § 38, p. 70 : Per muros audacter ac viriliter ascendentes, fugato misero Murcicco, civitatem procurante divina sapientia occuparunt, ipsam in pace nulloque contradicente possidentes. Il faut préciser ici que Murzuphle Doukas a assassiné Alexis IV et son père, en 1204, pour leur ravir le trône mais qu’il est éliminé par les Vénitiens dans cette même année 1204.
11 Andrea Dandolo, Chronica per extensum descripta, a cura di E. Pastorello, Rerum Italicarum Scriptores, XII, 1, 1938-58, p. 279.
12 Le bailo est l’ambassadeur de Venise à Constantinople donc un personnage important parmi les représentants de la nation latine, mais il est aussi le conseiller écouté des dirigeants constantinopolitains, grecs puis ottomans.
13 Gaetano Cozzi e Michael Knapton, Storia della repubblica di Venezia. Dalla guerra di Chioggia alla riconquista della Terraferma, Torino, Utet, 1986, p. 8.
14 Voir l’article de Myriam Jacquemier, dans ce volume.
15 Giovanni Diacono, La cronaca veneziana, a cura di M. di Biasi, Venezia, Ateneo veneto, 1988, 2 vol.
16 Op. cit., § 1, p. 2 : « Cum Deus omnipotens, a quo bona cuncta procedunt, multam gratiam et gloriam Venetis semper contulerit et honoribus ac diviciis per universum fere orbem eos claros reddiderit honestum duximus et ratione dignum ut ex pluribus que retro ab annis multis sub ducibus Venecie et per duces, Deo propitio, facta fuisse noscuntur… ».
17 Voir l’article de Franco Gaeta, « Alcune considerazioni sul mito di Venezia », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance. Travaux et documents, t. 22, I (1961), p. 58-75.
18 Gaetano Cozzi e Michael Knapton, Storia della repubblica di Venezia. Dalla guerra di Chioggia alla riconquista della Terraferma, Torino, Utet, 1986, p. 46.
19 Op. cit., p. 47 : « in civil rezer et governar et justitia administrar infra suo Venitiani de ogni condition ».
20 Jean Bodin (1529-1596), Les six livres de la République, Paris, 1577, édition en facsimile, Darmstadt, Scientia Verlag Aalen, 1977, p. 751.
21 Daniele Barbaro (1515-1549), Storia veneziana dall’anno 112 al 1515, a cura di T. Gar, Archivio storico italiano, Ia serie, 1843-44.
22 Marino Sanuto (1446-1536), Cronachetta, a cura di Rinaldo Fulin, Venezia, 1880.
23 Giovanni Niccolò Doglioni (1548-1629), Historia venetiana dalla prima fondation di Venetia sino all’anno di Christo 1597, Venetia, appresso Damian Zenaro, 1598.
24 Les historiographes officiellement investis par le Sénat vénitien au XVIe siècle sont Andrea Navagero (†1529) qui meurt sans avoir rien rédigé, puis le cardinal Pietro Bembo (1470-1547), Historia Venetiæ libri XII, Venetiis, apud Aldo filios, 1551. Daniele Barbaro (†1570), Historia Venetiæ libri XVI, Venetia, G. de Cavalli, 1569. Piero Giustiniani (†1577), Rerum venetarum ab urbe condita, Venetiis, apud Cominum de Tridino Montisferrati, 1560. Paolo Paruta (1540-1598) qui rédige quatre livres en latin puis reprend tout en italien, Historia vinetiana in due parti, Vinetia, appresso Domenico Nicolini, 1605. Andrea Morosini (†1618), Storia della republica venetiana, Venezia, dalle stampe di Antonio Pinelli, 1623.
25 Alessandro Zilioli, Le due corone della nobiltà viniziana, édition moderne Venezia, Antonelli, 1848.
26 Marino Sanudo, op. cit., p. 16 : Tutti erano uniti per far crescere la Republica, tanto che, secondo i saggi, essa durerà per sempre.
27 Gasparo Contarini, De magistratibus et republica venetorum, Venetiis, 1564, p. 10. Traduction française M. Viallon.
Auteur
Université Lyon 3, Département d’Italien, UMR 5037, Institut d’histoire de la pensée classique, Socia dell’Ateneo veneto
Thèse : Les vite de Lodovico Beccadelli, 1980 à Paris IV sous la direction du Prof. Bec.
Dernier ouvrage : L’Histoire du concile de Trente, Édition française et annotation de Paolo Sarpi, Paris, Champion, 2002.
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