Assaut, invocation tutélaire et célébrations séculaires : le 17 mai 1562 « délivrance de Toulouse »
Attacks, invocations to heaven and age-old celebrations : the “liberation of Toulouse” on May 17th 1562
p. 51-62
Résumés
En mai 1562, les protestants tentèrent vainement de s’emparer de Toulouse. Ils s’en retirèrent le jour de la Pentecôte, fête des reliques de l’abbatiale Saint-Sernin, considérées depuis toujours comme les protecteurs de la ville. Pour les catholiques, ce fut là un signe divin qui influença leur perception de l’événement et la relation de celui-ci, qui dès lors fit l’objet d’une commémoration annuelle. L’interprétation partisane du « camp de Dieu » transforma une prise de ville en un rite séculaire, la procession supplantant les combats.
In May 1562, the protestants tried in vain to capture Toulouse. They retreated on Whit Sunday, the celebration day of Saint Sernin’s abbey relics, for long believed to be the town protector. To the catholics it was a sign from heaven which influenced their perception of the event and their account of it. Whit Sunday became the occasion of an annual commemoration. A partisan interpretation of the “side of God” changed a town capture into an age-old ritual in which processions replaced fighting.
Texte intégral
1En 1562, au lendemain du massacre de Passy, lorsque les princes protestants décidèrent de s’emparer de nombreuses places du royaume, ce fut le plus souvent grâce à la complicité de responsables municipaux qu’ils arrivèrent à leurs fins1. Si en Languedoc, en moins de trois mois, la plupart des villes tombèrent aux mains des réformés, ceux-ci ne purent s’emparer de Toulouse. La date de leur échec, survenu le 17 mai, prit dès lors une importance singulière : voulue comme une cérémonie expiatoire de la trahison de ses édiles, la célébration annuelle de la « délivrance » de la ville devint un rite collectif, la fête anniversaire d’un bastion du catholicisme dans le Midi. Ce rite, puisant ses origines dans les dévotions populaires, connut une fortune durable et d’inattendus prolongements2. Une prise de ville malheureuse devint ainsi perpétuel triomphe.
De l’assaut à la délivrance
2L’implantation du protestantisme à Toulouse se fit plus lentement que dans l’ensemble du Languedoc. Dans la première moitié du XVIe siècle, les intellectuels séduits par un certain réformisme humaniste, puis par les doctrines luthériennes, avaient pour la plupart été contraints de s’exiler ou d’abjurer, sous la pression de l’université et de l’Inquisition mais surtout en raison des mesures coercitives que le parlement ne cessa de prendre à l’encontre des tenants de la nouvelle religion, le premier « hérétique » ayant été brûlé dès 15203. Bien plus que l’Église, ce fut en effet la Cour souveraine qui se posa en vigilant défenseur de l’orthodoxie.
3En 1532, trente-deux hérétiques furent condamnés à mort par contumace et en 1533, le bachelier en droit Jean de Caturce fut effectivement brûlé pour hérésie, fait marquant que relata Rabelais dans son Pantagruel : « De là vint à Thoulouse, où apprint fort bien à dancer et à jouer de l’espée à deux mains, comme est l’usance des escholiers de ladicte université : mais il ny demoura gueres quand il veid que ils faysoient bruler leurs regens tous vifz comme harans soretz... »4. En 1538 l’inquisiteur de la foi, le frère jacobin Louis de Rochette, fut lui-même livré par l’archevêque au bras séculier. Après avoir été dégradé, il fut étranglé puis brûlé sur la place du Salin, devant le parlement.
4Les condamnations se multiplièrent : de 1540 à 1548, on instruisit 200 procès et 18 personnes furent brûlées, puis sept autres subirent le même sort en 1552. Les consuls, ou capitouls, firent saisir les livres suspects et arrêter leurs débiteurs, mais rien ne put endiguer la propagation des idées nouvelles et les grandes villes alentour comme Castres, Lavaur ou Montauban furent peu à peu gagnées aux idées calvinistes. À Toulouse, en 1555, la nuit du 15 avril, les protestants « jettent dans les puits des rues plusieurs images de la Sainte Vierge et des Saints, en mutilent beaucoup d’autres » et une procession générale fut faite pour la réparation de ces agissements5.
5Une première communauté de fidèles se constitua vers 1558, comptant des adeptes jusqu’au sein du corps parlementaire, car le réformisme faisait de spectaculaires progrès parmi les notables, bourgeois ou gens de robe6. Quatre des capitouls élus pour l’année 1560-1561 adoptèrent les opinions nouvelles, plus ou moins ouvertement, de même que les huit de l’année suivante. L’affaire de la conjuration d’Amboise ne fit qu’exacerber les passions et lorsque les réformés, après l’édit de Saint-Germain-en-Laye, le 17 janvier 1562, obtinrent la liberté du culte hors les murs, ce ne fut que sous la protection d’une centaine de gardes fournis par les capitouls qu’ils purent assister au premier prône public, hors la porte Villeneuve7.
6Comme partout en France, ces événements avaient suscité une situation de guerre civile. À Toulouse, les prédicateurs catholiques devinrent particulièrement virulents durant le carême de 1562, dénonçant le laxisme royal et la mansuétude criminelle du corps municipal, favorable sinon acquis à la cause protestante, alors même que ces édiles essayaient courageusement de faire respecter la liberté de culte et l’équité entre les partis. Malgré un premier président du parlement de grande tolérance, Jean de Mansencal, la crise ne put être évitée. Les incidents se multiplièrent, il fallut même arrêter des prêtres et, dès le mois d’avril, on vit arriver à Toulouse de nombreux hommes d’armes, des mercenaires engagés par les communautés religieuses, de grands parlementaires ou des bourgeois. Plusieurs églises furent pourvues de garnisons, que les capitouls tentèrent d’interdire, mais ils se heurtèrent à l’hostilité du parlement qui cassa leurs ordonnances de police. Au mois de mai la ville entra en effervescence, car à la pression religieuse s’était ajoutée l’inquiétude liée aux ententes nouées entre quelques capitouls et Condé. Ce dernier leur ayant envoyé des émissaires, ils décidèrent de se rallier à sa cause et ils lui déléguèrent l’un des leurs, Pierre Hunaud, baron de Lanta, qui obtint la promesse d’un secours de 1 200 hommes. Informé de ce projet dès le 10 mai, le parlement n’eut guère le temps de réagir, car du 11 au 17 mai, seules les armes prêchèrent la gloire de Dieu.
7Dès le premier soir, les huguenots s’étaient emparés de l’Hôtel de ville et des quartiers nord, ainsi que de deux des portes de la cité, celles de Matabiau et de Villeneuve. Mais, trahis, ils ne purent s’emparer du parlement et Toulouse fut divisée en deux zones distinctes, à l’intérieur desquelles furent commis massacres et pillages. Sur la ligne de front, les protestants, au nombre de 1 700 environ, établirent huit postes de combat, à la jonction des rues et aux abords des places. Un neuvième poste fut placé au sein même de la zone qu’ils contrôlaient, devant l’abbatiale Saint-Sernin « dont venoit le grand mal » selon Théodore de Bèze8. Sa prise eût été particulièrement symbolique et le pillage de son trésor des plus rentables. Multipliant les assauts, ils tentèrent en vain de s’en emparer durant plusieurs jours.
8Une expédition fut menée pour tenter de rallier l’abbatiale, les catholiques étant particulièrement inquiets « des fréquents assauts et vraies atteintes que ces sacrilèges donnaient à la dicte église ». Brûlant tout sur leur passage, ces renforts ne purent toutefois joindre l’église, qui resta un îlot de résistance dans les quartiers conquis9. Maîtres de l’arsenal, les insurgés y avaient pris des canons qu’ils avaient placés sur une plate-forme, sur le grand portail de l’Hôtel de ville et ils les avaient pointés contre les clochers des Cordeliers, de Saint-Sernin et des Jacobins, dont la flèche fut abattue10. Deux autres pièces d’artillerie auraient également été hissées au haut de la tour du collège du Périgord dans le but de viser Saint-Sernin. Le clocher reçut effectivement plusieurs impacts, car on cherchait à le faire s’écrouler sur l’église, mais ce fut surtout la toiture qui fut endommagée. Cependant l’édifice ne put être investi car, bien avant le début des hostilités, il avait été sérieusement mis en défense.
9Dès octobre 1561, on trouve en effet des achats de bois et le paiement d’un charpentier « pour avoir taillés et pausés les barres aux portes », des poutres placées en travers des vantaux et permettant de les condamner11. De la vigilance on était rapidement passé à l’alarme, puis à la certitude d’une action et à partir du 3 mai 1562, on relève la mention de « payemens aux soldactz lesquels habitent la présente église tant de nuict que de jor por la conservation et la deffance d’icelle ». S’il faut en croire les dires du chapitre abbatial, qui adressa après les combats une « Remonstrance faite à l’official de Thoulouse par le sindic du chapitre de St. Sernin du triste estat ou ledit chapitre avait esté réduit par la guerre des gens de religion », ce seraient cinq cent soldats qui auraient participé à la défense de leur église. Ce nombre est certainement exagéré et très loin de la vérité, car l’édifice était facilement défendable par une petite garnison déterminée ; il n’était donc pas nécessaire d’employer des effectifs pléthoriques. Un procès-verbal de vérification des églises, dressé au lendemain des combats, indique que ces troupes avaient été envoyées sur ordre de la Cour : « Et pour ce que de l’église abbatiale de Sainct Sernin leur avoit esté faicte résistance au moyen de la garnison que la Cour y avoit ordonné et qu’ils n’y peurent entrer n’y feust faict que dégasts de baterie »12. Les combats furent tout de même d’une rare violence, en témoignent toutes les nappes et draps d’autel que les clercs durent sacrifier pour confectionner de la charpie, tant les blessés furent nombreux.
« Et voiant lesdits seditieux que contre leur expectation les catholiques leur resistoient fort et ferme, canonarent au long desdites rues, singulièrement contre l’église de Saint-Sernin, cuydans y entrer et s’enrechyr des vaisaux pretieux ou reposent les sainctes reliques […] mais le capitaine étant dans icelle église avec bon nombre de soldats les repoussa rudement dont ce voyant lesdits huguenaultz, forcenetz, piliarent jusqu’au jeudy les églises estans aux endroicts de leurs forces, démolissans et bruslans les sainctes images illec estans, sçavoir est : l’église de Saint-Orens, du Taur, des Cordeliers, Jacopins et Beguins, Saint-Quentin, Saint-Rome, Saint-Anthoine, Saint-Georges, et specialement bruslaient les portes des dits couvents des Cordeliers et Jacopins, et quelques endroits des édifices d’iceulx dépopulant de tout ce qu’ils trouvaient dedans »13.
10Ces pillages eurent un retentissement considérable et le pape lui-même s’en émut, croyant que le corps de saint Thomas d’Aquin avait été réduit en cendres par les réformés14. Mais les insurgés ne purent faire face à la pression des 8 000 à 12 000 hommes qui s’opposaient à eux. Craignant plus encore l’arrivée de renforts, dès le 17 mai, ils reconnurent leur défaite et évacuèrent la ville. Le lendemain, à la tête de ses troupes, arriva Blaise de Montluc. Il découvrit les femmes éplorées, le site plein de corps et ravagé par la bataille et il écrivit dans ses Commentaires : « s’ils m’eussent attendu, il ne s’en fût pas sauvé un couillon ».
11Malgré des engagements formels, ils furent pourchassés, dans et hors de la ville et Monluc ne vit « jamais tant de têtes voler que là ». Les parlementaires et autres officiers royaux passés à l’ennemi furent exécutés, pendus ou décapités, de même que le seul des capitouls qui fut retrouvé, Adhémar Mandinelli, dont la tête resta clouée plus de deux ans sur l’une des portes de la maison commune. Les autres magistrats municipaux furent pendus en effigie, bannis, leurs biens confisqués et leurs images effacées du Capitole et du livre des Annales. Jour après jour, des dizaines de personnes furent dénoncées et exécutées et Théodore de Bèze dressa un tableau effrayant de ces exactions. Conséquence directe de ces événements, ce fut à Toulouse que fut signée la première ligue de chefs catholiques, dès 1563, sous l’autorité du parlement. Puis ce fut très froidement, dans une horreur propre et méticuleuse, que fut répercuté le massacre parisien de la Saint-Barthélemy. L’épisode des magistrats de 1562 acquis à la cause protestante avait été une exception, qui n’avait pas été étrangère au tour dramatique des événements. Temporairement, le parlement en avait profité pour affirmer son autorité sur les franchises locales, en cassant l’élection de ces séditieux et nommant leurs remplaçants. Mais, très vite, la magistrature municipale, toute gagnée à la Ligue, recouvra le rôle de guide spirituel qu’elle se plaisait tant à arborer et ce dans une fuite en avant presque fanatique qui finit par dépasser et même effrayer le parlement. Ainsi, un peu plus d’un mois après Paris, pour la « Saint-Barthélemy » toulousaine, trois conseillers de la Cour et deux de la Sénéchaussée furent exécutés en octobre 1572, revêtus de leur robe de cérémonie. Suprême provocation, ce fut dans la cour même du parlement que, durant la nuit, les victimes furent pendues. Ces trois conseillers avaient échappé aux représailles du soulèvement de 1562.
12Le pouvoir municipal, qui avait fait enfermer près de 300 suspects puis les avait livrés à la vindicte populaire, fit clairement savoir à la Cour qu’il était à son tour prêt à faire respecter partout la « vérité » catholique15.
Une date symbolique
13La révolte protestante de 1562, qui vit la conquête de nombreuses villes du royaume, nécessita partout l’intervention des armées royales. Mais à Toulouse, « les catholiques retournent la situation à leur profit par leurs propres forces, et le souvenir en restera longtemps »16.
14La date du 17 mai tombait, en 1562, le jour de la Pentecôte et les catholiques ne manquèrent pas de souligner cette coïncidence. Pour eux, il y avait là un signe de la providence qui, dépassant de beaucoup un simple rapport aux Écritures, tenait à l’histoire religieuse de la ville. Depuis toujours, les dévotions structurant la société toulousaine étaient pratiquées dans l’abbatiale Saint-Sernin, censée abriter les corps entiers de six des apôtres du Christ ainsi que nombre d’autres reliques prestigieuses. Or, depuis des siècles, la responsabilité de ces reliques, de leur garde, de leur présentation ou de leur culte, incombait à une assemblée de laïques appelée confrérie ou table des Douze-Apôtres jusqu’à la fin du XVe siècle et, depuis 1509, confrérie des Corps-Saints. Cette confrérie se trouvait placée sous le signe de l’Esprit Saint et la Pentecôte n’était autre que sa fête annuelle. Aussi, la victoire, obtenue ce jour-là sans secours extérieurs fut-elle attribuée à l’intercession des saints protecteurs de la cité : le « dix septiesme dudit mois jour de la pentecoste que dieu deslivra miraculeuzement son puble de ladite opression »17. Le caractère symbolique de cette date était d’autant plus fort que la séculaire confrérie des Corps-Saints était conçue et perçue comme représentative de l’ensemble de la population. Les intendants de cette assemblée, au nombre de soixante-douze, étaient choisis dans chacune des soixante-douze principales rues de la ville, en l’honneur des soixante-douze disciples. Et ses surintendants étaient au nombre de douze, en l’honneur des apôtres, parmi lesquels au moins un capitoul en exercice, la saine administration de cette confrérie gardant les saints tutélaires de la cité étant considérée comme relevant du bien public18.
15Au début des combats, le 12 mai, le parlement avait destitué les capitouls séditieux et en avait institué de nouveaux, totalement à sa dévotion. Dès le 18, ces derniers rendirent à Dieu de publiques actions de grâce, puis ils vinrent en corps à la Cour pour exposer solennellement un vœu de la ville : celui de commémorer à perpétuité cette victoire par une procession solennelle des reliques de Saint-Sernin, chaque année à pareille date, en anniversaire du 17 mai. En fait, cette démarche n’émanait du pouvoir capitulaire que dans la forme, elle fut initiée par les parlementaires pour stigmatiser la défaillance des magistrats municipaux. La procession fut instituée par un arrêt de la cour et elle eut lieu pour la première fois le dimanche suivant, 24 mai.
16En tant que commémoration d’une guerre civile, cette cérémonie fut interdite par arrêt du conseil privé du roi le 18 juin 1563, interdiction qui fut réitérée par Charles IX dans un mandement du 16 mai 1564 envoyé au sénéchal de Toulouse. Mais en dépit de ces défenses, les processions continuèrent. Les capitouls de 1564, qui furent élus, s’empressèrent d’oublier la fâcheuse aventure de leurs prédécesseurs, qui avait frappé d’infamie le corps municipal. Très habilement ils se firent absoudre de cette faute par le pape lui-même, trouvant ainsi un moyen de contrecarrer l’interdit royal. Ils envoyèrent un émissaire à Pie IV pour lui proposer l’instauration de deux jours de fête à Toulouse -les 12 et 17 mai- et demander que des indulgences y soient rattachées. Dans la bulle qu’il promulgua à cet effet, le souverain Pontife déclara « les capitouls et les citoyens Catholiques, par un mouvement qui venoit de la fidelité, prenant les armes pour la défense de la Foi orthodoxe, de la Majesté royale et de la Patrie, en vinrent aux mains avec ces impies [...] par le secours de la clémence divine, ils terrassèrent cette peste et la chasserent de leur ville »19. Trop heureux d’avoir obtenu une telle interprétation des événements, les édiles s’empressèrent de faire publier dans Toulouse le texte de ce jubilé, autrement dénommé pardon...
17Jusque-là, la ville connaissait seulement deux processions générales : celle de la Fête-Dieu, où l’on portait uniquement le Saint-Sacrement depuis la cathédrale et celle de la Pentecôte, fête de la confrérie des Corps-Saints mais par aussi fête générale de Toulouse, où l’on portait les reliques de Saint-Sernin à travers toute la ville. Pour donner à la nouvelle procession un faste tout à fait particulier, on décida qu’il y serait porté et le Saint-Sacrement et l’ensemble des reliques de l’abbatiale. Les chanoines de celle-ci n’hésitèrent d’ailleurs pas à s’attribuer une grande partie du mérite dont était gratifiée leur église : « Ladite église et le chapitre de Saint Sernin, en présence de la fureur croissante des hérétiques, semblèrent à tous d’une si grande importance, que le salut, non seulement de la ville de Toulouse, mais de tout le Languedoc, peut être attribué à la puissance de l’une et à la vigilance de l’autre, au moment du suprême danger, en l’année quinze cent soixante-deux ». La référence au salut de « tout le Languedoc » est significative, car ces événements tragiques vinrent effectivement renforcer le rôle essentiel que tint Toulouse tout au long des guerres de religion : elle fut une implacable place forte catholique, championne de l’orthodoxie dans un pays tenu aux trois quarts par les protestants.
18Dès 1572, de vives alarmes firent d’ailleurs craindre une nouvelle attaque, ce qui accrut la répression et stimula encore le recours aux reliques. En témoigne une gravure, commandée cette année-là par la confrérie Saint-Exupère de l’église abbatiale à Jean Agret, peintre et cartier toulousain. Sous l’emblème de l’Esprit Saint, autour de la figure de l’évêque thaumaturge sont disposées six scènes légendées (fig. 1). Entre autres figurations de la vie exemplaire du saint, la première en ordre est celle de sa mythique victoire contre les Goths assaillant Toulouse, qu’il repoussa à coups d’aspersoir. L’espérance en sa protection fut clairement soulignée dans le texte en vers de l’oraison :
« Dieu tout puissant qui vois du haut des cieux / Célébrer le nom glorieux / D’un prélat, autrefois, qui fut notre défense / Toulouse doit sa délivrance : À son ardeur, à ses soins généreux / Écarte de ces lieux / Où tout craint ta puissance / Les hérétiques malheureux. »
19Les Cette inébranlable confiance placée dans les reliques fut plus encore plus clairement exprimée en 1645, par l’archevêque Charles de Montchal :
« Doutez-vous [...] que cette ville ne soit plus forte par leur protection, que par son arsenal et ses fossez, ses tours et ses remparts. Ne pensez-vous pas que ce soit leurs intercessions envers Dieu, qui l’ayent rendue imprenable aux efforts obstinés des hérétriques et qui l’ayent conservée dans sa vraye foy envers son roy, et avec cette ville ayent retenu toute cette province en son devoir, lors même que Satan a plus travaillé à desbaucher les esprits pour les porter dans la rébellion. »20
Séculaires cérémonies
20Les indulgences promulguées par le pape s’appliquaient à ceux qui visiteraient les autels de la cathédrale Saint-Étienne le 12, date du début des combats, et les autels de l’abbatiale Saint-Sernin le 17, date de la victoire. Elles vinrent renforcer l’importance accordée à la procession du 17 mai, qui devint une importante manifestation de propagande catholique.
21Scrupuleusement renouvelée chaque année, la procession fut très longtemps largement suivie. En 1638, un étudiant en droit parisien la décrivit ainsi : « Entre toutes les processions qui se font en cette ville, celle qui se fait le dix-septième may pour sa délivrance est la plus belle et la plus apparente ». Les seuls clercs et laïcs participant au cortège approchaient le millier d’individus accompagnant plus de quarante reliquaires et les assistants étaient innombrables, venant de plus de vingt lieues à la ronde, se pressant tellement qu’alors « on reconnoist bien que la ville est augmentée en peuple, le chemin estant à peine libre par les rues ». Le premier jubilé séculaire de cette cérémonie fut l’occasion de manifestations éclatantes. Ainsi, en 1662, les capitouls renouvelèrent-ils solennellement leur vœu, ne manquant pas de faire imprimer la relation de ces cérémonies21. Pour en perpétuer le souvenir, ils commandèrent au sculpteur Gervais Drouet une statue en pierre de La Vierge foulant aux pieds l’Hérésie, que l’on installa sur la place du Pont-Neuf, à l’entrée de la ville (fig. 2).
22Preuve de son importance dans la perception du passé de la cité par de successives générations, cette délivrance de la ville fut également l’un des sujets de « l’Histoire et rares faits d’armes des Toulousains », une suite de dessins commandée à Raymond La Fage par les capitouls de 1683, pour être mis en peinture et décorer l’une des galeries de la maison commune. Intitulé Les Toulousains chassent les huguenots de leur ville après leur avoir livré différents combats, ce dessin fut par la suite gravé par Ertinger et le tableau en fut réalisé par Antoine Rivalz, en 1727, sous le titre Expulsion des huguenots de Toulouse après la tentative de surprise de la ville par les partisans du prince de Condé (fig. 3).
23Périodiquement, le parlement rappelait l’importance que devait revêtir la procession annuelle, veillant à la présence effective dans le cortège des représentants des métiers mais aussi des religieux, les y contraignant même parfois, comme en 1703 ou 173922. Car de plus en plus les artisans se détournaient de cérémonies qui amputaient largement leur temps de travail et les ecclésiastiques avaient d’autres préoccupations, qu’elles soient sincèrement religieuses ou bien plus prosaïques : pour exemple, en 1764, les chanoines de Saint-Sernin délibérèrent très sérieusement sur l’opportunité de porter un parapluie aux processions23. Ainsi, plus on progresse dans le XVIIIe siècle, plus on perçoit une certaine désaffection du culte, qui n’a rien d’un phénomène local, mais qui fut interprétée dès cette époque comme une crise du sentiment religieux, amèrement ressentie par nombre de dirigeants des institutions toulousaines. Pour contrecarrer ce phénomène, ils tentèrent de ranimer la flamme du catholicisme militant en 1762, à l’occasion du bicentenaire de la délivrance de la ville24.
24Ce sursaut est déjà tout à fait perceptible dans l’édition. Dès 1563, le conseiller au parlement Georges Bosquet avait publié en latin une Histoire des troubles advenus en la ville de Toulouse qui fut traduite en français en 1595 et rééditée en 1683. Les seuls autres livres catholiques sur ce sujet, au nombre de trois, furent écrits en 1762, édités avant la cérémonie, avec un discours nettement plus apologétique qu’historique.
25Les capitouls, qui suscitèrent certaines de ces publications, s’inquiétèrent dès février 1762 du renouvellement du vœu. Ils firent d’importants efforts financiers pour la restauration des reliquaires de l’abbatiale « pour relever le brillant de cette feste point pour exciter la curiosité mais pour ranimer la piété et la reconnaissance », car ils invitaient les Toulousains à se souvenir « du bienfait signalé dont la mémoire sera célébrée dans ce grand jour et à l’exalter en s’animant mutuellement par l’ardeur d’une foi commune ». Pour donner à leur démarche plus de valeur encore, ils sollicitèrent de Clément XIII que les grâces attachées au jubilé soient étendues à huit jours, du 16 au 23 mai, requête qui leur fut accordée par le pape dès le 6 avril. Enfin, ils firent préparer par l’ingénieur Hardy et l’architecte Cammas un immense feu d’artifice, une haute tour d’inspiration néo-classique ornée de statues par François Lucas. Celles-ci représentaient, à la base, les quatre pères de l’Eglise et au sommet la Religion terrassant l’hérésie (fig. 4).
26Il est significatif de constater que le parlement retrouva dans le même temps son zèle pour la défense de l’orthodoxie. Il condamna à mort, en février 1762, quatre protestants dont un pasteur, soupçonnés de sédition. Ces accusations, imaginaires, confirment à la fin de l’année 1761 un curieux regain d’anti-protestantisme, qui se cristallisa plus encore avec la trop fameuse affaire Calas. Arrêté en octobre 1561, Calas fut condamné à la question par les Capitouls le 18 février 1562, sentence qui fut confirmée en appel le 9 mars par le parlement, qui le livra le lendemain à la torture et au supplice de la roue. Aucune étude sur cette affaire n’a jamais pris véritablement en compte l’importance de cette année séculaire 1762 dans les mentalités. Et sans minimiser le surcroît d’intolérance que purent générer les désastres de la guerre de Sept-Ans, on ne peut, comme David D. Bien, voir dans la mort de Calas un pur hasard, aux causes essentiellement politiques25. Ce ne fut certainement pas un hasard si ces exécutions eurent lieu au début de cette année-là, alors même que les capitouls exhortaient la population à se souvenir que deux siècles auparavant « les calvinistes armés par l’esprit de révolte étaient sur le point de s’emparer de la ville lorsque le ciel veilla spécialement à sa conservation »26. Le fanatisme que dénonça Voltaire avait des racines profondes.
27Par la suite, la procession fut régulièrement célébrée jusqu’en 1791, date à laquelle fut décidée sa suppression par un vote unanime du conseil municipal, le 1er mai 1792, « Considérant que la procession doit être regardée comme l’apothéose du fanatisme, un monument d’ignorance et de superstition honteux pour la ville de Toulouse, et indigne de figurer parmi les cérémonies touchantes, fraternelles et tolérantes d’une nation libre ». Dès lors la cérémonie continua d’être pratiquée, mais uniquement dans l’édifice, au mieux autour de celui-ci. En 1862, le tricentenaire de la « délivrance » suscita de nombreuses rééditions des ouvrages de 1563 ou 1762 et plusieurs nouvelles études plus ou moins sérieuses, certaines cherchant cependant une approche plus honnête et moins strictement catholique des faits.
28Voulant célébrer en grande pompe le tricentenaire du vœu de la Ville, le cardinal Desprez archevêque de Toulouse essaya de remettre la procession générale à l’ordre du jour, voulant affirmer avec éclat son catholicisme militant. Mais il dut en faire la demande à la préfecture qui lui en refusa l’autorisation, considérant que la célébration d’un passé aussi sanglant était pour le moins indésirable, cette intention n’étant pas jugée des plus œcuméniques. En 1962, seule une exposition vint rappeler cette « délivrance de Toulouse », définitivement reléguée au temple de l’Histoire.
Notes de bas de page
1 Sur le contexte de cette première guerre de Religion, Marck P. Holt, The French Wars of Religion, 1562-1629, Cambridge University Press, 1995.
2 Pour l’historique de ces événements et l’essentiel de la bibliographie s’y rapportant, voir La réforme à Toulouse de 1562 à 1762, Catalogue d’exposition, Toulouse, musée des Augustins, 1962 ; M.D. Monségur, Les troubles religieux à Toulouse en 1562, Maîtrise d’Histoire, Toulouse, 1970 ; A. Hermet, Biographie de l’Histoire de Toulouse, III, Archistra 1989, p. 251-259.
3 L’exemple le plus célèbre est celui de Jean de Boyssonné, juriste et humaniste, professeur de droit à Toulouse de 1526 à1539, puis de 1552 à 1555. Ami de Marot et de Dolet, meilleur représentant des idées nouvelles, très éloignées de la théologie universitaire traditionnelle, il fut contraint d’abjurer de manière humiliante.
4 F. Rabelais, Pantagruel, Des Faictz du noble Pantagruel en son jeune age, Livre II, Chap. V, Amsterdam, 1741, I, p. 215.
5 « Le cours s’en fit par tous les endroits où ces impiétés avoient esté commises et à chaque lieu on y faisoit une station avec des prières à genoux, chacun tenant un cierge allumé ». Lafaille, 1701, p. 181.
6 P. Wolf, Histoire de Toulouse, p. 271-280.
7 H. Ramet, Histoire de Toulouse, 1935, p. 409.
8 T. de Bèze, L’histoire ecclésiastique des églises réformées au royaume de France ; contenant la continuation des premières guerres civiles jusqu’au premier édit de pacification, vol. 3, Anvers, 1580, p. 20.
9 E. Connac, « Troubles de mai 1562 à Toulouse », Annales du Midi, 3, 1891, p. 328.
10 G. Lafaille, Annales de Toulouse, Toulouse, 1701, II, p. 231-234.
11 Pour tous les éléments cités concernant cette église, P. Julien, D’ors et de prières. Art et dévotions à Saint-Sernin de Toulouse du XVIe au XVIIIe siècle, Publications de l’Université de Provence, 2004.
12 Archives municipales de Toulouse, GG 825. Extrait abrégé du procès-verbal de veriffication ... pour faire la visitte estimation et raport des ruines, pilheries, extortions, saccagements, invasionements d’églises, boutemens de feu faictz en Tolose par les gens de la nouvelle secte soubz prétexte de religion despuis le unziesme may environ l’an mil cinq cent soixante-deux que la maison de ville feust proditoirement invastie et saisie avec l’artilherie munitions et armes pucbliques y estans par intelligence et monopole des magistratz popullaires jusques au dix septiesme dudit mois jour de la pentecoste que dieu deslivra miraculeuzement son puble de ladite opression.
13 E. Connac, op. cit., p. 329.
14 « On avoit dict dans Rome, et le bruit en estoit venu jusques aux oreilles du Saint Père, que le corps de Saint Thomas avoit esté brûlé par les huguenots de Toulouse en 1562 ». G. Lafaille, op. cit., II, p. 400-401. D’après un procès-verbal, dressé en 1587 seulement, les reliques furent trouvées intactes. Le couvent, qui avait été investi et vuidé jusques aux muralhes, avait subi de graves dégradations, qui furent estimées à 22788 livres par les maçons, charpentiers, sculpteurs, brodeurs, orfèvres, peintres, serruriers et libraires appelés pour l’expertiser ; Archives municipales de Toulouse, GG 825.
15 Sur la complexité de cette période critique et le rôle de Toulouse vis-à-vis du pouvoir royal, J. Estèbe, La saison des Saint-Barthélemy, Paris, 1967, p. 152-154.
16 M. Venard, Histoire de la France religieuse, II, La grande cassure (1520-1598), Paris, 1988, p. 296.
17 Archives municipales de Toulouse, GG 825.
18 P. Julien, « De la Table des Douze-Apôtres à la confrérie des Corps-Saints, spiritualité et présence laïque à Saint-Sernin de Toulouse », Saint-Sernin de Toulouse, IXe centenaire, Toulouse, 1996, p. 197-229. – « L’organisation du culte des reliques à Saint-Sernin », Toulouse sur la route de Saint-Jacques, cat. D’exposition, Skyra, 1999, p. 59-71.
19 Bulle du 7 décembre 1564, texte consigné dans les Antiennes et oraisons à l’usage de ceux qui auront la dévotion de visiter les sacrés reliques qui reposent dans l’insigne église abbatiale Saint-Sernin de Toulouse. Toulouse, 1762, p. 21-31.
20 L’élévation des reliques du glorieux Martyr St Edmond… Toulouse, 1645, p. 40-41.
21 L’année centenaire depuis la délivrance de la ville, avec le rang des métiers, et le nom des saintes reliques que chacun d’iceux doit porter en assistant à la procession, dressé suivant le règlement fait par Messieurs les Capitouls la présente année mil six cent soixante-deux, Tolose, Fr. Boude, 1662.
22 Archives municipales de Toulouse, GG 789 mai 1703. Injonction à tous les ordres religieux de la Ville de se rendre à l’église abbatiale S. Sernin le 17 may.
23 AD 31, 101H 223. Délibération du 26 mai 1764.
24 Sur le sentiment religieux à cette époque, P. Barranguet Loustalot, « Les confréries dans le diocèse de Toulouse au milieu et à la fin du XVIIe siècle », Féd. Soc. Acad. et Savantes Languedoc Pyrénées-Gascogne, 10e congrès, Montauban, 1956, p. 293-302. La progression et la décrue du sentiment religieux à travers la pratique des fêtes votives a été analysée par M. Cassan, Fêtes à Toulouse à l’époque moderne, Thèse de 3e cycle d’Histoire, Toulouse, 1980.
25 Cette vision des causes de l’affaire Calas a été développée par D. Bien, The Calas Affair, Persecution, Toleration, and Heresy in 18th Century Toulouse, Princeton, 1962.
26 Archives municipales de Toulouse, GG 839, f° 3.
Auteur
Université de Provence, Département d’histoire de l’art, LAMM
Thèse : D’ors et de prières. Art et dévotions à Saint-Sernin de Toulouse, XVIe-XVIIIe siècle, 1996, PUP, 2004.
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