La prise d’une ville hérétique, Cabrières-d’Avignon (1545)
The capture of an heretical town, Cabrières-d’Avignon in 1545
p. 33-50
Résumés
Avant les « guerres de religion », le XVIe siècle français connut une véritable croisade contre les vaudois du Luberon. Ce fut « l’exécution de Cabrières et Mérindol », du nom de deux villages, l’un en Comtat venaissin, l’autre en Provence. En moins d’une semaine l’armée saccagea le pays, provoquant la fuite de ces paysans « hérétiques ». Le dernier bastion, et le seul à vrai dire, qui résista aux troupes françaises et pontificales unies pour l’occasion, fut Cabrières-d’Avignon. Ses remparts protégeaient les habitants des opérations et exactions soldatesques. Pourtant, quand l’armée se présenta devant ce bourg fortifié, la résistance ne dura guère ; quelques boulets de canon en vinrent à bout ; il s’ensuivit un massacre. L’intérêt vient des différentes versions de la prise de la ville et des événements qui suivirent parvenues jusqu’à nous ainsi que des conséquences qui découlèrent de ce traumatisme sur la population du pays et plus largement encore.
Before the “wars of religions”, 16th century France went through a genuine crusade against the Valdensians of the Luberon. This led to the “executions of Cabrières and Mérindol”, named after two villages, one in the Comtat Venaissin and the other in Provence. In less than a week the army sacked the region, provoking the flight of the “heretical” peasants. The last – and practically the sole – stronghold that resisted the French and pontifical troops, united for the occasion, was Cabrières-d’Avignon. The city walls had protected the inhabitants from attacks and exactions by army rabble. Still, when the soldiers arrived in front of the fortified town, the face-off didn’t last very long; a few cannon balls overcame the resistance and a slaughter followed. The interest lies in the different versions of the capture and the following events that have been handed down to us, and in the aftermath of the traumatic shock on the local population and farther around.
Texte intégral
1Ordinairement la prise d’une ville, événement militaire par essence, se situe dans le cadre d’une guerre classique, organisée selon le schéma qui oppose généralement une nation à une autre. Lorsque le conflit prend une dimension religieuse et que celle-ci en constitue la dominante, les données changent pour prendre un aspect de « croisade ». On le vit pour les Croisades médiévales proprement dites à Constantinople et en Terre Sainte, mais aussi pour les expéditions ou guerres contre les Albigeois du XIIIe siècle, les Hussites du XVe ou encore du XVIIe siècle avec la Montagne Blanche.
2Le XVIe siècle, avec l’apparition et l’installation de la Réforme, a vu se multiplier les conflits à dominante religieuse dans nombre de pays parmi lesquels le Saint Empire et la France tinrent une place de choix. Le royaume de France, avant même les fameuses « guerres de religion » qui le divisèrent de 1562 à 1598, connut une réelle guerre religieuse qui, pour être brève et localisée n’en fut pas moins cruelle. Il s’agit du massacre des vaudois de Provence et du Comtat venaissin au printemps de 1545. L’épisode le plus saillant, parce qu’il constitua le seul cas de résistance armée et organisée de la part des « ennemis », fut le siège et la prise de Cabrières-d’Avignon : il constitua à la fois le point culminant et le point final de l’expédition militaire.
3Pour comprendre l’événement, qui défraya la chronique du temps à l’échelle européenne, il convient d’abord de le situer dans son contexte chronico-spatial. Nous suivrons ensuite les témoignages sur la prise de Cabrières proprement dite pour être à même enfin d’en tirer la signification et d’en mesurer les effets.
La poursuite de l’hérésie
4Que la France ait alors vécu dans la hantise de l’hérésie, c’est une évidence. C’est plus vrai encore de la Provence. Plusieurs faits le montrent. Le 7 juillet 1531 François Ier écrivait une missive à l’archevêque d’Aix-en-Provence, l’incitant à enquêter dans son diocèse pour rechercher les « chargés ou véhémentement soupçonnés du dit crime d’hérésie ou de tenir la secte du dit Luther », les poursuivre et instruire leurs procès « jusqu’à sentence définitive ». À l’évidence, le roi de France, ému par les événements troublants et sanglants d’Allemagne, inquiet pour l’unité du royaume, était déterminé à la poursuite et à l’élimination des « luthériens », attitude habituellement reportée à 1534, après la fameuse affaire des placards1. C’est l’un des premiers signes marquant le début de la poursuite systématique des hérétiques, du moins en Provence. Dès l’année suivante, la visite pastorale effectuée par l’official d’Aix-en-Provence dans les paroisses du diocèse situées dans le Luberon découvrait des villages entiers hérétiques, peuplés de vaudois2. De la même année 1532, datent par ailleurs les procédures de l’inquisiteur Jean de Roma à l’encontre de dizaines de vaudois du Luberon et le début des procédures du parlement de Provence contre les hérétiques3. La hantise de l’hérésie daterait donc plutôt des années trente. Pourtant c’est la décennie suivante qui marqua l’apparition d’une véritable lutte contre l’hérésie, interprétée comme un mal absolu, une punition divine, un signe avant-coureur de la venue de l’Antéchrist. D’où le développement de cette mentalité obsidionale signalée par Jean Delumeau4.
5En Provence, les années 1540 marquèrent en effet une sensible majoration de cette inquiétude, de cette peur qui s’enracine dans un sentiment d’insécurité. Nous en avons le signe avec la multiplication des initiatives prises contre les hérétiques. Mais cela pourrait sembler relever plus de l’impression que de la preuve. Plus probante apparaît l’augmentation du nombre de personnes poursuivies pour hérésie par le parlement de Provence. Alors qu’il avait procédé contre 548 suspects dans les années 1532-1539, leur nombre s’éleva à 737 pour la décennie quarante. L’augmentation de 35 % est déjà remarquable mais, à y regarder de plus près, la différence entre les deux périodes est plus nette encore. En effet, si l’on considère que dans la seule année 1539 la cour aixoise poursuivit 100 suspects, le nombre se monte à 448 pour les sept années 1532-1538, tandis qu’il s’élève à 807 pour la décennie 1539-1548 ; cette fois l’accroissement est de 80 %. Ce qui revient à dire que, laissant toute chronologie arithmétique étrangère aux réalités humaines, le tournant décisif dans la poursuite des hérétiques en Provence, après la flambée de 1532-1533, date de 1539. Cette année, du point de vue qui nous occupe, ouvre vraiment la décennie quarante5.
6Un autre élément vient perturber les données chiffrées et accroître brutalement, mais pas artificiellement, le nombre des suspects poursuivis pour hérésie dans les années 1540. À elle seule, l’année 1545 compta 538 Provençaux suspects d’être vaudois ou luthériens, ou les deux, soit le record absolu. Ce fut, il est vrai, l’année du massacre des vaudois du Luberon qui vit l’incendie de neuf villages : selon l’avocat J. Aubéry, il aurait fait 2 700 morts et 666 hommes se seraient retrouvés sur les galères marseillaises6. Cette espèce de cataclysme qui s’abattit alors sur le Luberon constitua un réel traumatisme et imprégna durablement les esprits. Cette année marqua sans aucun doute en Provence le paroxysme à la fois de la lutte antihérétique et de cette hantise de l’hérésie. Celle-ci paraissait d’autant plus justifiée, a posteriori, que la « dévoyance de la foi » entraînait le malheur sur le pays tout entier ; la preuve en était faite. Sensibilité exacerbée, vigilance soupçonneuse, tendance à la délation généralisée : tels étaient alors les traits prégnants de la société provençale.
7Parmi les lieux suspects d’hérésie, Cabrières-d’Avignon tenait une place à part7. D’abord il se situait en terre pontificale, dans le Comtat venaissin, par conséquent hors de la juridiction directe du roi de France, seigneurie relevant au demeurant de la famille d’Ancézune. Cette localité, comme beaucoup d’autres en Provence et Comtat avait été fortement dépeuplée, sinon vraiment abandonnée. En 1455, le seigneur obtint du pape une bulle d’immunité des tailles et autres redevances pour dix ans en faveur des colons qui s’y installeraient8. La mesure fut efficace, et l’effet s’en fit sentir jusque dans les Alpes, d’où partirent des victimes de la pauvreté, due à la persécution et à la surpopulation, pour s’y installer.
8En effet, Cabrières-d’Avignon se repeupla dans la seconde moitié du 15e siècle à l’intérieur de ses remparts, car la localité était enceinte de murailles. Or ces immigrés étaient remarquables. Les archives notariales du lieu ont disparu, mais il a été possible de retrouver dans les fonds notariés de l’Isle-sur-Sorgue un certain nombre d’actes intéressant des habitants de Cabrières : les nouveaux habitants provenaient pour la plupart du Piémont et du diocèse de Turin. Quand la précision du lieu d’origine est donnée, ce sont les villages vaudois alpins, ainsi Bernezzo, Demonte, Perosa ou Mentoulles. Par ailleurs les patronymes de ces immigrés, relevés entre 1464 et 1501, sont caractéristiques de cette minorité vaudoise qui pratiquait traditionnellement l’endogamie religieuse : Boc, Bourgue, Callier, Dupuy, Fabre, Favier, Franquin, Michel, Pages, Rambert, Raybaud, Raynaud, Robert, Roman, Sambuc, Serre, Valon, Vian, autant de noms bien connus pour se trouver fréquemment dans les procédures engagées contre les vaudois, que ce soit dans les Alpes ou, plus tard, en Provence. Ainsi Cabrières a été repeuplé par des vaudois, sans qu’aucun document officiel ne mentionne cette spécificité, évidemment. Jusque dans les années 1530 du moins car, alors, comme nous l’avons vu, commence la poursuite des hérétiques. Dès lors Cabrières-d’Avignon apparaît comme un haut-lieu de l’hérésie. Ainsi le jeune prédicateur vaudois Pierre Griot, au cours de son procès instruit par l’inquisiteur Jean de Roma, déclarait en 1532 : « A ouy dire que tout le lieu de Cabrières du Conté de Venisse est infect de ces erreurs excepté bien peu9. »
9Cabrières, comme d’autres localités « hérétiques » de la région et au tout premier rang d’entre elles, fut pris dans la tourmente précisément appelée « la guerre de Cabrières et Mérindol ». L’affaire commença en 1539, année qui se signala, comme l’on sait, par une brusque augmentation des poursuites contre les hérétiques en Provence. Des dizaines d’habitants de villages du Luberon, réhabités par des vaudois venus des Alpes dans les décennies antérieures, se virent inculpés de « lèse-majesté divine et humaine », de crime « d’hérésie vaudoise et luthérienne ». Le parlement de Provence, qui n’avait évidemment aucune autorité sur Cabrières, focalisa son action répressive sur Mérindol : son arrêt dit « de Mérindol », du 18 novembre 1540, condamna à mort vingt-deux personnes, dont seize habitant ce village, ainsi que leur famille. L’étonnant est que cette sentence ne fut pas suivie d’effet. Finalement, dans l’hiver 1544-1545 seulement se met en place une expédition militaire en bonne et due forme dans une collaboration entre le roi de France et le pape : des troupes sont levées en Comtat, le ban et arrière-ban est appelé en Provence, l’ensemble joint à l’armée française, les « vieilles bandes du Piémont », qui devait traverser le pays au printemps 1545 et aller s’embarquer à Marseille pour tenter une invasion de l’Angleterre10.
10Les opérations se déroulèrent sous le contrôle de Jean Maynier d’Oppède, à la fois premier président du parlement de Provence et lieutenant du gouverneur de Provence, Louis-Adhémar de Grignan, alors en ambassade auprès des princes allemands à la Diète de Worms. Par ailleurs trois commissaires avaient été mandatés par la cour aixoise pour contrôler ce qui devait être une exécution de justice : le second président François de la Font et les deux conseillers Bernard de Badet et Honoré de Tributiis. Supervisait également le tout, du côté pontifical, le vice-légat d’Avignon, Antoine Trivulce, évêque de Toulon. Quant aux opérations militaires elles-mêmes, le capitaine Polin, baron de La Garde, commandait l’ensemble des forces, royales et pontificales, divisées en deux ailes, car les troupes comtadines ne pénétrèrent pas en Provence. Elles firent leur jonction, une fois les autres villages aisément pris, pillés et brûlés en l’absence de leur population qui avait fui les soudards, et se joignirent précisément devant Cabrières-d’Avignon.
Le siège de Cabrières
11Les troupes assemblées étaient imposantes. Les villes du Comtat avaient été sollicitées pour aller sus aux hérétiques. Avignon dégagea ainsi 530 écus d’or pour la solde des 188 soldats constituant « la bande des hommes de guerre envoyés par la ville à la guerre de Cabrières11. » Vaison décida de verser 5 gros par jour à ceux qui étaient allés à Cabrières contre les luthériens et 8 gros à leur capitaine12. L’armée du légat s’ajouta à ces forces populaires. Le mémoire rédigé par Antoine Trivulce signale les frais engagés pour entretenir 400 pionniers, les cavaliers et leurs serviteurs, les hommes chargés des munitions et de l’artillerie, les fantassins de trois compagnies estimés à 800 hommes, louer trois canons et leurs munitions à Marseille, le tout sous le commandement du capitaine Molans13.
12Pour évaluer les forces françaises, nous disposons des estimations effectuées dans le même courrier par le vice-légat d’Avignon : 4 000 fantassins et une centaine d’hommes à cheval. La jonction opérée, c’est donc une véritable armée forte de plus de 5 000 hommes qui se présenta « à enseignes déployées », devant Cabrières. Les opérations avaient commencé le mardi 14 avril 1545 en Provence : l’armée royale s’était divisée en deux corps, de part et d’autre de la Durance, progressant d’est en ouest. Le samedi 18 avril, ayant tout balayé devant elles, les deux troupes se rejoignirent à Mérindol, où les forces françaises se trouvèrent ainsi au complet. Quant à l’armée pontificale, elle patientait à Cavaillon. La jonction s’opéra alors et c’est toutes forces jointes que cette armée internationale se présenta le dimanche 19 avril devant les murailles closes de Cabrières-d’Avignon. Les habitants en effet s’étaient enfermés dans la ville et, au su du massacre qui durait depuis plusieurs jours dans le pays, avaient décidé de résister. Or le siège fut d’une incroyable brièveté : le lendemain lundi 20 avril à 7 heures du matin, la ville tomba. En une journée la ville était prise ; en une semaine la guerre était achevée et la victoire totale, du moins en apparence.
13La rapidité de la prise de Cabrières n’a pas vraiment de quoi surprendre. En effet l’expression « guerre de Cabrières » pourtant alors couramment employée est passablement outrée, compte tenu des forces en présence. D’un côté une véritable armée, avec des soldats de métier, artillerie et cavalerie ; de l’autre, une bande de paysans, armés de façon dérisoire. Les sources catholiques parlent bien de milliers de rebelles armés, ainsi le vice légat avançant le nombre de 2 00014, les faits pourtant sont là : l’armée ne trouva devant elle que villages ouverts et abandonnés. Restait Cabrières, dont les murailles pouvaient présenter un semblant de résistance. Combien de rebelles pouvaient-elles alors abriter ? Le vice-légat, dans sa lettre du 19 avril 1545, écrit : « de cinq à six cents hérétiques délibérés à tenir le lieu qu’ils ont fortifié le plus qu’ils ont pu. »15
14Qu’importe, la ville fermée entendait résister. Jusqu’à ce point les divers témoignages concordent pour l’essentiel. Dès lors les divergences se font patentes. Le notaire d’Orange, Jean Perrat, dans son journal, au mois d’avril, ne traite en rien Cabrières comme un cas particulier : « ont bruslé et abatu Lormarin, Mirandol et Cabrières et tué hommes, fames, enfans en grando quantité. »16 Il ne paraît pas avoir été informé des détails de l’affaire. De même la confrérie des pénitents blancs de Cavaillon, pourtant toute proche des événements, n’a retenu dans ses annales qu’un trait général : « L’an 1545 et environ la fin du moys de abril fut deffecte Cabrières et la plus grant part mys à mort. »17 Pour nous faire une opinion sur le déroulement des opérations du siège et de la prise de Cabrières, nous disposons de trois documents officiels : le procès-verbal des commissaires du parlement de Provence, le rapport du vice-légat au légat d’Avignon, la plaidoirie de Jacques Aubéry. Examinons-les.
15Voici d’abord le procès-verbal du Parlement :
« Et tous ensemble mirent le siège devant le dit lieu de Cabrières, qui estoyt le réceptacle de tous les dits luthériens, pour les avoir et en faire justice. Mais ne volurent randre ains se misrent en deffence et occirent plusieurs souldars, tant de ceulx du roy que de notre dit sainct père le pape et son vice-légat, ainsi qui nous fut référé par les capitaynes. Et disoient au surplus plusieurs oultraiges aus dits seigneurs président et de la Garde, nous et aultres tenant le siège, nous nommant idolâtres, adorateurs de pierres, papistes, bottes et pantofles du pape, faysant plusieurs signes de moquerye et dérision. Au moyen de quoy, il falhust batre les murailhes de plusieurs cops de canon, despuys le matin du dit dimanche jusques au lendemain environ sept heures de matin que la bresche fust faicte. Et lors se rendirent. »18
16Ouvrons à présent la lettre que le vice-légat adressa au légat d’Avignon le 23 avril 1545, soit trois jours après la prise de Cabrières, pour lui rendre compte des événements :
« Dieu nous a fait la grâce que le second jour du siège, s’étant défendu gaillardement le premier, Cabrières se rendit à la discrétion du capitaine Polin. »19
17Rien de plus. Ce qui suit dans la lettre intéresse les événements ultérieurs, sur lesquels nous reviendrons. Description bien laconique donc. À lire ces deux rapports, le siège fut bref, ne présentant aucun débordement ni même aucun fait notable. Reste la plaidoirie d’Aubéry qui, au procès de 1551 sur le massacre des vaudois du Luberon, représentait les intérêts du roi c’est-à-dire de la société. Le son est tout autre :
« Ceux de Cabrières, après avoir été assiégés un jour ou environ, et battus d’artillerie, parlementent avec les sieurs d’Oppède et de Polin, et se rendent pour être mis ès mains de justice et punis par elle. Aussi n’étaient-ils assiégés à d’autre fin (ce dit monsieur de la Fonds en son procès-verbal). Un témoin dit que monsieur d’Oppède dès le dimanche au soir écrivit des lettres auxdits de Cabrières qui furent apportées par un nommé Guyot de Malaucène et lues présence la plupart des habitants, qui portaient que, s’ils se voulaient rendre bagues sauves et laisser entrer le vice-légat d’Avignon, le dit sieur d’Oppède, l’évêque de Cavaillon, le sieur de Cabrières et le capitaine Polin, ne leur serait fait aucun mal ni déplaisir. Après la lecture desquelles lettres ils conclurent qu’ils accepteraient les dites offres et conditions, se rendraient bagues sauves et laisseraient entrer les susnommés et à cette fin récrivirent au sieur d’Oppède.
Suivant cette convention, le lundi matin les portes furent ouvertes et y entrèrent les susdits, et de leur armée ce qu’ils voulurent, mêmement y entrèrent ceux des vieilles bandes étans sous Polin... »20
18Arrêtons ici la lecture. À suivre J. Aubéry, le siège fut levé suite à une tractation, une « convention », selon son propre terme. Ainsi nous avons en somme deux versions de la reddition de Cabrières qui, sans être absolument contradictoires, sont très sensiblement opposées : d’un côté, la version des assiégeants selon laquelle le lieu a été pris de haute lutte grâce notamment à l’ouverture d’une brèche dans les murailles faite par l’artillerie et, de l’autre, la version d’Aubéry, avocat du roi, selon laquelle la ville s’est ouverte suite à un accord passé entre les forces armées et les assiégés. À vrai dire, J. Aubéry veut bien admettre qu’il y eut canonnade, sans aller jusqu’à parler de brèche mais, pour lui, le fait principal est que les gens de Cabrières ont été abusés, trompés21.
19Le recoupement des sources citées avec quelques autres permet de confirmer certains faits. Cabrières eut bien à subir un siège, donc sa population avait bien résolu de résister. Ce siège fut bien le fait des troupes royales et pontificales réunies et ne dura que du 19 au 20 avril 1545. En outre nous sommes en mesure de confirmer l’utilisation de l’artillerie.
20En effet un acte notarié, rédigé en français par maître Ph. Sarpillon, notaire d’Avignon, le 4 avril 1545 atteste que le roi de France, à la demande du légat d’Avignon, ayant ordonné au gouverneur de Provence de prêter main-forte à ce dernier « pour ruyner les gens de Cabrières et aultres leurs voysins héréticques et rebelles au Sainct Siège », messieurs d’Oppède et de La Garde ont décidé de lui prêter trois canons « avec leurs fournymens, roues et équipaiges et cent cinquante boletz », sous condition de les rendre à Arles dans les deux mois, les canons valant 2 500 écus d’or et les boulets 150 livres. Mais, en toute rigueur, cet acte notarié à lui seul ne prouverait pas l’utilisation de l’artillerie contre Cabrières ; il indiquerait seulement les dispositions prises pour en faire usage.
21Plus intéressant s’avère donc la cancellation de l’acte. En effet le 1er mai 1545, donc moins d’un mois après l’établissement du contrat, le même notaire a inscrit une longue note attestant que les trois canons avaient été restitués par le vice-légat au concierge et garde des munitions du roi à Marseille. De même les boulets ont été rendus, pas au complet toutefois. En effet seuls cent un sont parvenus à Marseille : « Et les quarante-neuf boulletz qui s’estoient perduz au dit Cabrières les a payéz à raison de vingt solz la pièce au dit seigneur en troys quintaulx et douze livres de pouldre de canon ». Le certificat est signé à Marseille de la main même du président d’Oppède le 29 avril 1545. Ainsi, par un acte de crédit et grâce à sa précision comptable, nous connaissons exactement le nombre de boulets de canon qui, dans cette journée du dimanche 19 avril 1545, frappèrent les murailles de Cabrières22.
22Mise à part cette précision ponctuelle, sur l’ensemble du déroulement du siège et des conditions de son achèvement, nous ne sommes pas en mesure de trancher entre les deux versions qui ont été présentées. L’affaire, à la rigueur, quoique grave en elle-même du point de vue du droit de la guerre, pourrait passer pour un détail, si ne s’était ensuivi un abominable massacre. Mais ici aussi, comme on peut s’en douter, les versions diffèrent, mais pas sur la réalité du fait, que personne ne conteste. Reprenons nos trois sources. Et d’abord le document parlementaire :
« Et y furent prins Heustache Marron, caporal des dits luthériens et ung des prescheurs qui preschoyent les erreurs au dit lieu, lesquels furent menéz en Avignon par les gens de notre sainct père. Et quant aux aultres, qui y estoient prisonniers en la dite salle basse du chasteau, pour ce qu’il se rebellèrent de rechiefz contre les gardes et en blessèrent aulcungs en combatant par ensemble, sur cest furye en fust faicte une merveilheuse exécution et meurtre ainsi qui se disoyt publiquement... »23
23Voyons ce qu’en rapporte Antoine Trivulce au légat d’Avignon :
« Entrés dedans, les soldats ne purent être contenus de cette furie que quelques-uns furent massacrés, les capitaines, la première violence calmée, enfermèrent tous ces hommes dans une salle, ayant d’abord lié leur capitaine appelé Marro, les consuls, le prêcheur et de nombreux autres principaux, lesquels j’ai en prison ici à Avignon... Et les choses étant ainsi à Cabrières, ceux qui étaient enfermés dans la salle firent violence aux soldats de sorte qu’il fut nécessaire de tous les tuer là, que je crois fût jugement divin ; ainsi en cette furie s’en allèrent les hommes et les femmes et l’on peut dire que la semence s’en est éteinte. »24
24Apparemment ces deux versions concordent : un certain vague quant au massacre de quelques personnes ; arrestation des principaux meneurs ; enfermement de prisonniers ; révolte de ces derniers qui furent alors massacrés.
25Jacques Aubéry, l’avocat du roi, donne ici encore une autre version : 18 hommes sont pris, liés, emmenés dans un pré hors de la ville, pensant qu’on les conduisait en justice suivant l’accord passé ; en réalité là arrivés, ils sont massacrés par les soldats au cri de « Tue ! Tue ! », en présence de monsieur d’Oppède. Cette « boucherie » accomplie – c’est le terme d’Aubéry – les soldats s’en vont à l’église dans laquelle s’étaient réfugiés les femmes et les enfants ; ils en retirent sept ou huit des plus vieilles, les placent dans un fenil auquel ils mettent le feu ; sentant la fumée, certaines se jettent par la fenêtre : les soldats les reçoivent en bas sur la pointe de leur pertuisane ou de leur épée ; toutes sont ainsi tuées. Des témoins affirment avoir entendu monsieur d’Oppède dire qu’il fallait tout tuer. Les soudards s’en vont alors à la salle basse du château et y tuent tous les hommes qui s’y trouvaient prisonniers. Monsieur d’Oppède et quelques autres prétendent que ces derniers s’étaient révoltés. Mais un représentant du vice-légat a écrit dans une lettre qu’un jeune homme, ayant vu ce qui avait été fait aux dix-huit hommes hors les murs, vint en informer les prisonniers de la salle basse et que ceux-ci se mirent alors à crier et à se lamenter, ce qui entraîna leur mort. Puis les soldats retournent à l’église : ils y violent des femmes et des filles publiquement, devant tous, dont une prête à enfanter. Puis ils massacrent tout, à l’exception de quelques filles que les gendarmes emmenèrent pour en abuser et de quelques enfants qu’ils vendaient à des habitants de L’Isle-sur-Sorgue ; quelques hommes furent également vendus aux capitaines des galères. L’avocat Guérin déclara à J. Aubéry que cinq à six cents femmes et enfants avaient été tués dans cette église paroissiale de Cabrières25.
26Ici encore, on le voit, les deux versions non seulement diffèrent mais divergent : l’une taisant ou minimisant les faits, tout en admettant qu’il y eut un « dérapage » à la suite de la prise de Cabrières, l’autre insistant sur l’atrocité du massacre, son aspect ignoble en impliquant directement la responsabilité des autorités. Sur ce point la contradiction est réelle entre d’une part le rapport du vice-légat qui explique la tuerie par une furie incontrôlée des soldats et le massacre des prisonniers par la révolte de ces derniers et, d’autre part, la version d’Aubéry montrant l’irrégularité de ces exécutions et la responsabilité des capitaines et du président Maynier d’Oppède. Qu’en retenir sinon que les faits ne sont pas contestés, mais que leur interprétation et leurs causes divergent sensiblement ?
Bilan et résonances
27Les conséquences de cette « guerre » furent dramatiques pour Cabrières. Une fois encore c’est dans la correspondance du vice-légat au cardinal Farnèse que nous pouvons trouver quelques informations. Dans sa lettre du 19 mai 1545, soit un mois après le siège, l’évêque de Toulon, décrit la situation. La difficulté de ses relations avec le seigneur de Cabrières transparaissent dans ses propos : en dédommagement de la troupe de gentilshommes qu’il avait levée et menée à la guerre, Antoine Trivulce consent à lui laisser les « fruits » de cette année, à savoir surtout le vin et l’huile car, selon ses propres dires, « de blés il y en aura peu » à cause de la guerre, du fait qu’une grande partie a été coupée et ruinée. Le vrai problème est à la fois politique et financier : assurer la sécurité du lieu qui exige de réparer la brèche afin d’empêcher les « hérétiques » de reprendre le lieu mais aussi essayer de tirer le maximum de profit, en particulier par la vente des biens saisis, pour rembourser autant que possible les frais engagés pour la guerre. C’est pourquoi, contrairement à la décision prise de raser la localité et en contrepartie des fruits cédés au seigneur de Cabrières, ce dernier s’engage à tenir le lieu à ses frais pendant six mois, au terme desquels maisons et murs seraient détruits. « Restera ensuite à vendre les possessions, lesquelles je m’efforcerai de vendre au meilleur et utile profit de Votre Rme et Ime dès que la récolte sera faite, et j’espère que nous en tirerons une bonne quantité de deniers. » Par ailleurs le vice-légat indique qu’il tient une bonne partie de ces hérétiques en prison, qu’il en a déjà fait brûler sept à Avignon, envoyé d’autres aux galères, tandis que d’autres encore ont abjuré. Jusque-là dispersés, les hérétiques des autres villages du pays se sont réunis au nombre de 1 500 et « ils ont décidé (vu la grande persécution contre eux) de s’en aller ainsi unis vers Grenoble, dans l’espoir de se retirer dans le val Lucerne, d’où ils étaient issus. Mais, vers Grenoble, le passage leur fut fermé et, se voyant ainsi mal partis, ils résolurent de retourner et s’en virent ainsi à moitié morts de faim et de fatigue à cause de la persécution que nuit et jour avons menée dans le Comtat. » Environ 200 furent pris par monsieur d’Oppède qui les fit conduire à Aix et les autres se retirèrent dans la montagne du Luberon près de Cabrières, sans doute avec l’intention de tenir jusqu’à la récolte, puis de tenter de s’en emparer ou de la détruire26.
28Six mois plus tard, dans sa lettre du 19 novembre 1545 le vice-légat informait le cardinal Farnèse de l’issue de l’affaire : « Dieu merci la terre de Cabrières est toute défaite à l’intérieur et alentour jusqu’aux fondements et l’on n’a laissé sur pied que quelques maisons de chrétiens, toutes les autres sont à terre. Elle fut ordonnée le 3 du présent mois et la ruine commença le 5 et aujourd’hui elle est finie. Et l’on a dressé une colonne au milieu avec les armes de N.S. et de V.S.Rme et avec une inscription à propos pour la mémoire du fait. »27
29Pour autant le litige avec Jean d’Ancézune, seigneur de Cabrières, n’était pas réglé. Dès ce même mois de novembre 1545, le vice-légat se plaignait des « usurpations » du seigneur ; d’ailleurs une procédure opposant les deux parties était engagée depuis le mois de juillet. Le seigneur arguait du fait que ses gens avaient été pillés et rançonnés au lieu d’être emmenés prisonniers ; par ailleurs ils relevaient de sa justice et non de celle du vice-légat. Il est clair que se joue ici, sous une querelle de procédure, le partage des dépouilles des « hérétiques ». Le seigneur rappelle que ses prédécesseurs se sont vu attribuer les biens confisqués des habitants de Cabrières. En outre il estime que ce n’est que justice vu les dépenses que lui ont causées la guerre, sa participation à la défaite des hérétiques, la garde du château pendant six mois à ses frais, garde qu’il continue alors d’assurer : « à grands frays de 50 ou 60 soldatz gagnant chacun 8 livres le moys... au point que il a mictz et rendus hors d’espérance les dicts luthériens pour y plus habiter. »28
30Sans attendre l’issue du procès, Jean d’Ancézune s’était emparé des biens des fugitifs ou des condamnés dès 1546. Quant aux anciens habitants, leur sort fut des plus divers. Les sources, côté pontifical, ayant disparu, il est difficile d’établir un vrai bilan. Les résultats obtenus permettent seulement de tracer des perspectives. Pour les morts, d’une façon ou d’une autre, nous ne pouvons estimer le nombre, même approximativement. Pour ceux qui en réchappèrent, certains fuirent vers Genève, où Calvin s’était installé depuis 1541 : j’en retrouve ainsi 23, entre 1550 et 1567, dans le Livre des habitants, les actes notariés, les registres paroissiaux ou encore les registres de l’hôpital de la cité. Il y eut certainement beaucoup plus de réfugiés venus de Cabrières-d’Avignon, mais ceux-ci sont clairement identifiés comme tels. Confirmation d’ailleurs nous est donnée par leurs patronymes que nous avons indiqués plus haut : Bourgue, Favier, Michel, Rambert, Roman, Serre, Valon, Vian29. D’autres, moins heureux sans doute, furent condamnés aux galères. Seuls trois ont pu être retrouvés dans le port de Marseille : le médecin dont on ignore le nom, Barthélemy Serre et Antoine Dupuy30.
31Pourtant une partie des habitants, chassés de leur habitation, ne désespéraient pas de réintégrer Cabrières et de recouvrer leurs biens ; la solidarité avec les familles et les amis des villages voisins avait joué. Ainsi, quinze ans après l’événement, le 18 octobre 1560, Toussaint Pérelli, rentier du château de Cabrières, signalait « plusieurs des fuitifs et bannis de Cabrières, habitants aux bastides et terroir de Gordes et d’autres lieux circumvoisins en terre de Provence, accompagnés d’ung grand nombre de gens de nos adversaires armés d’arquebuses, alebardes et autres armes et instrumens de guerre avecques intention et propos délibéré de invader et saisir le dit château ». La veille, les assiégeants avaient mis le feu à la porte du château, mais ne parvinrent pas à entrer. L’affaire de Cabrières n’était donc toujours pas terminée31.
32De fait il faut attendre 1579 et le traité de Nîmes entre catholiques et protestants du Comtat venaissin, pour voir réglée la question. Selon les accords, avec leurs coreligionnaires d’Oppède et de Bonnieux, les habitants de Cabrières devaient recouvrer leurs biens et percevoir 2 500 écus d’or pour les dédommager des pertes subies pour la religion depuis 1540. Les survivants ou leurs héritiers firent alors valoir leurs titres de propriété. Ce qui nous vaut le mémoire dressé par ceux de Cabrières : 153 personnes réclamaient, avec description précise, 68 héritages « saisis pour le seul fait de la religion » en 1545. Nous pouvons d’abord en déduire que, lors du massacre, Cabrières comptait au moins 230 chefs de famille, auxquels il conviendrait d’ajouter les familles non vaudoises et celles qui n’ont pas réclamé leurs biens, soit au bas mot 1 100 à 1 200 habitants. Par ailleurs, il résulte également de cette réclamation que sur les 69 maisons mentionnées, 24 (10 au bourg et 14 à l’intérieur) étaient toujours ruinées trente-quatre ans après la prise de Cabrières. En tout cas, pour le parti catholique et donc pontifical, le gain principal fut l’extirpation définitive de l’hérésie, vaudoise puis protestante, de ce lieu. De ce point de vue la victoire fut totale32.
33Sur le plan historiographique, le résultat de cette prise de Cabrières eut également des répercussions. Comme nous l’avons vu, les premiers témoignages sur la prise de Cabrières d’une part et, d’autre part, sur le massacre se partagent en deux tendances : l’une attribuant la prise de la ville à une victoire militaire et, par ailleurs, réduisant a minima les excès des soldats expliqués d’ailleurs par une révolte des prisonniers ; l’autre attribuant la fin du siège à une félonie et insistant aussi bien sur l’ampleur des irrégularités et des horreurs commises que sur la responsabilité des autorités. Certes le partage s’explique ensuite aisément par l’appartenance confessionnelle. Côté catholique, la guerre fut une véritable croisade contre l’hérésie et la chute de Cabrières retentit comme le triomphe de la vérité sur l’erreur : ainsi le curé de Saint-Saturnin, village situé au nord d’Apt, a inscrit dans le registre paroissial au jour précis : « Le XXe de avril, auquel jour est esté abatu Cabrières pour hérésie, a esté baptisé... »33 C’est principalement cette vision qui se transmit ensuite dans la version catholique des événements dramatiques du printemps 1545. Pourtant il serait inexact, parce que schématique et simpliste, de penser que tout le camp catholique fût unanime. Ainsi un bourgeois de Carpentras, auteur d’un petit opuscule rédigé en latin et consacré à la guerre de Cabrières, avouait son trouble devant cette tuerie sans aller cependant jusqu’à la blâmer34. Plus réservée encore fut la réaction de l’empereur Charles Quint à l’annonce des événements du Luberon ; il écrivit plus tard aux princes d’empire que, apprenant que le roi de France, « sans les avoyer voulu oyr en justice ny moins interrogié de leur foy, il en feist passer par l’espée ou autre glaive sans aucune miséricorde, pityé ou compassyon le nombre de six à huit mil, entre lesquelz dans une esglise l’on mict à feu et à sang le nombre de sept cens femmes sans les petis enfans... », il en avait alors pleuré. Mais ici, bien entendu, la dimension politique ne saurait être oubliée35. C’est en tout cas le récit d’un véritable massacre qui arriva à Trente, alors que le concile se réunissait et l’historien du concile de Trente, Sarpi, en rend compte ainsi : « On ne parla ni de les instruire ni de les engager par menaces à quitter leurs opinions & leurs cérémonies : mais les troupes, après avoir rempli tout le païs de crimes & de débauches, passèrent au fil de l’épée tous ceux qui n’avoient pu s’enfuir, & étoient restés, exposés à la merci du soldat, sans distinction d’âge, de qualité, ni de sexe. On rasa les villes de Cabrières en Provence, & de Mérindol dans le Comtat Venaissin appartenant au pape, avec tous les lieux d’alentour ; & il est certain qu’on y massacra plus de 4 000 personnes, sans autre défense que celle de la compassion qu’ils excitoient36. » On le voit, la vision catholique n’était pas uniforme.
34Côté protestant, au contraire et comme attendu, la version la plus dramatique fut retenue unanimement : trahison, massacre des innocents jusque dans l’église, laisser-faire du président d’Oppède et des autres responsables. Le récit fondateur est sans doute celui de Jean Crespin, paru pour la première fois à Genève en 1554 :
« Le samedi au soir, ce président avec Poulin & la pluspart des bandes logèrent à Cavaillon, et les autres allèrent mettre le siège devant Cabrière, d’un double canon & d’autres pièces d’artillerie. Le dimanche matin, qui estoit le XV. après Pasques, l’artillerie commença à faire la batterie à quatre heures, & ne cessa jusques à la nuict, qu’elle n’avoit fait bresche pour passer un asne... La nuict furent faites aproches de l’artillerie plus près de la ville, qui recommença le lundi matin à faire batterie : tellement que du premier coup elle fit grand dommage au comble de la maison du seigneur du lieu, qui estoit au mesme siège devant sa ville, qui s’approcha de la muraille & parlementa à ses sujets. Or il n’y avoit dedans en résistence que soixante paysans, desquels Estienne le Maroul, gentil galand, estoit chef & conducteur, qui avoit fait plusieurs petis pertuis en la muraille, par lesquels il tiroit souvent contre nos gens, & quasi sans faire faute. Il y avoit aussi trente femmes, ou environ, qui leur administroyent leurs nécessitéz. Le surplus des autres hommes s’estoyent cachéz & retiréz dedans leurs caves, & les femmes, filles & petits enfans en l’esglise. En ce parlement le seigneur de Cabrières, après toutes remonstrances par lui faites, leur promit la vie & leurs biens sauves, & de les faire ouir en justice, à quoi ils s’accordèrent, & réciproquement le président. Au moyen de quoi, tout incontinent ledit Maroul avec ses compagnons & lesdites femmes qui leur administroyent sortirent hors de la ville sans armes. Sur lesquels tout subit ledit président et ses deux gendres & autres de leur parti coururent, en sorte qu’ils tuèrent et taillèrent en pièces trente de ces poures paysans. Les autres furent prins prisonniers & menéz à Marseille, à Aix & Avignon... »
35Suivent les récits du massacre des femmes enfermées et brûlées dans une grange et des femmes, filles et enfants enfermés dans l’église37. Il semble bien que l’auteur, dans ce cas comme dans bien d’autres, ait bénéficié de témoignages directs encore que des erreurs puissent se glisser dans le récit ; ainsi le personnage qu’il nomme « Estienne le Maroul » est en réalité Eustache Serre dit Marron. N’importe, désormais l’historiographie protestante retiendra ce récit comme le seul authentique.
Conclusion
36Ainsi, à dire vrai, au terme de l’examen de cette affaire de Cabrières-d’Avignon, nous sommes partagés et hésitants dans l’appréciation que nous pouvons en porter. D’une part, le siège et la prise de la ville représentent peu de chose dans une expédition qui, elle-même, a été appelée « guerre » par une sorte d’emphase du seul fait que l’armée s’y est employée et s’est présentée en Luberon « à enseignes déployées ». D’autre part, dans cette exécution, restée dans l’histoire comme l’affaire de « Cabrières et Mérindol », la petite ville comtadine, par son caractère fortifié, cas unique dans la campagne du Luberon, par la résistance de ses habitants, par l’épouvantable tuerie effectuée dans ses remparts et tout particulièrement dans l’église, a joué un rôle tel que son nom est indissociablement lié au massacre des vaudois du Luberon de 1545.
37En fin de compte, cette « exécution » défraya la chronique du temps par la résonance qu’elle reçut près des cantons helvétiques, des princes allemands et du concile de Trente et, dans le récit, Cabrières tient une place de choix non pas tant par le siège lui-même ni, à la vérité, par les conditions de sa reddition que par les atrocités qui s’y commirent et qui semblaient mettre hors la loi de la guerre du temps – dans la mesure où elles étaient définies – les soudards qui les commettaient et les autorités qui les toléraient ou les couvraient.
38Il ne fait cependant aucun doute que, si le massacre des vaudois du Luberon de 1545 a survécu dans les mémoires jusqu’à aujourd’hui et s’est intégré dans l’héritage des protestants provençaux c’est d’abord à cause de l’incroyable procès qui fit comparaître le parlement de Provence devant celui de Paris, fait judiciaire inouï qui vit une chambre souveraine devoir rendre des comptes à une autre, son égale en droit. Tout autant que les atrocités commises en Luberon, c’est l’irrégularité de procédure qui fit la notoriété de l’événement. De plus, celle-ci ne resta pas cantonnée aux dimensions d’une affaire locale et éphémère : les trompettes de la renommée résonnèrent dans l’espace européen parce qu’elle constituait d’emblée une affaire internationale et, dans le temps, par la publication du récit « protestant » dans les années qui suivirent et, exactement un siècle plus tard, en 1645, par l’édition de la plaidoirie que Jacques Aubéry, avocat du roi, après un an et demi d’enquête, prononça au parlement de Paris en 1551, sous le titre « Histoire de l’exécution de Cabrières et de Mérindol et d’autres lieux de Provence ».
39Malgré son caractère modeste, eu égard aux importants sièges qui se déroulèrent à cette époque, le siège de Cabrières et, plus généralement, le massacre des vaudois du Luberon sont restés vifs dans la mémoire du Luberon. Ils permettent de constater, une fois encore, que l’aspect dramatique explique la longévité. Mais pas complètement : bien d’autres événements, tout aussi épouvantables, n’ont pas été retenus par la mémoire collective. Un autre élément majeur a joué ici : le relais pris par l’imprimerie, à son tour réactivée par la transmission orale. Ainsi se vérifie une fois encore, comme les historiens de l’oralité nous l’ont appris, le va-et-vient incessant entre l’oral et l’écrit dans l’entretien et la transmission du souvenir : les divers composants furent ici réunis pour qu’un événement relativement modeste du XVIe siècle soit encore activé au XXIe.
Notes de bas de page
1 Archives départementales des Bouches-du-Rhône, G 205.
2 Ibid. : rapport de l’archevêque d’Aix, en réponse la demande royale, daté de 1541.
3 Archives Nationales, Paris, J 851, n° 2 ; Registres du parlement d’Aix-en-Provence : archives départ. des B.-du-R., à partir de B 5 443.
4 J. Delumeau, La peur en Occident, Paris, Fayard, 1978.
5 G. Audisio, Une minorité en Provence. Les vaudois du Luberon (1460-1560), Mérindol, AEVHL, 1984, histogramme p. 521.
6 J. Aubéry, Histoire de l’exécution de Cabriéres et de Mérindol..., Paris, 1645, rééd. par G. Audisio, Paris, 1995, p. 179, p. 175.
7 Cabrières-d’Avignon, canton de l’Isle-sur-Sorgue, arrondissement d’Avignon, Vaucluse. Il existe un autre Cabrières, dit aussi à l’époque « Cabriérette » pour le distinguer, situé en Provence : Cabrières-d’Aigues, canton de Pertuis, arrondissement d’Apt, Vaucluse.
8 Archives départementales de Vaucluse, E, Duché de Caderousse, n° 8 330.
9 G. Audisio, Le barbe et l’inquisiteur..., Aix-en-Provence, Édisud, 1979, p. 100.
10 Sur la préparation et le déroulement de ces opérations voir l’introduction de G. Audisio, Procès-verbal d’un massacre, Aix-en-Provence, Édisud, 1992, notamment p. 19-27.
11 Archives départementales de Vaucluse, archives municipales d’Avignon, CC ans1544-1546, dossier 4, n° 130, 20 juin 1545 : exactement 529 Écus 25 sous et demi ; comptes du trésorier Pierre Pèbre.
12 Archives communales de Vaison, BB 3, f° 71 v°, 14 mai 1545 : « Item fuit conclusum quod illi qui accesserunt ad locum de Cabreriis contra Luteranos detur pro qualibet dieta quinque grossos cuilibet, et magistro Guignardi qui illos conduxit octo grossos ».
13 Parme, Archivio di Stato, Francia, carteggio estero, 12, 19 avril 1545, f° 2.
14 Ibid., f° 3.
15 Ibid., f° 2 : « Cabrières, dove sonno da cinque à sei cento heretici deliberati di tener il luogo che hanno [forti]ficato il piu che hanno potuto ».
16 L. Duhamel, La chronique d’un notaire d’Orange, Paris, Champion, 1881, p. 39.
17 Archives communales de Cavaillon, GG 30, f° 5.
18 G. Audisio, Procès-verbal d’un massacre, Aix-en-Provence, Édisud, 1992, p. 98.
19 Parme, Archivio di Stato, Francia, 23 avril 1545, f° 1.
20 J. Aubéry, Histoire de l’exécution de Cabrières et de Mérindol..., Paris 1645 ; rééd. par G. Audisio, Paris, Éditions de Paris, 1995, p. 120-121.
21 Ibid., p. 125 : Aubéry avance que le baron d’Oppède prétend « que ceux de Cabrières se mirent en défense contre l’armée, qu’ils attendirent le canon, qu’ils se rendirent après avoir été canonnés un jour ».
22 Archives départementales de Vaucluse, 3 E 5, n° 1400, f° 94 v° et 97. Les actes de ce notaire, comme des autres à Avignon, continuent à être rédigés en latin ; ici c’est le français qui est utilisé, sans doute à cause de l’une des parties concernées, à savoir le roi de France.
23 G. Audisio, Procès-verbal d’un massacre, op. cit., p. 100.
24 Parme, Archivio di Stato, Francia, carteggio estero, 12, 23 avril 1545, f° 1-2. Traduction personnelle.
25 J. Aubéry, Histoire de l’exécution de Cabrières et de Mérindol..., op. cit., p. 121-123.
26 Parme, Archivio di Stato, Francia, carteggio estero, 12, 19 mai 1545, f° 1 v° - 2.
27 Ibid., 19 novembre 1545.
28 Archives départementales de Vaucluse, E, Duché de Caderousse, 331.
29 P.-F. Geisendorf, Livre des habitants de Genève, t. 1 : 1549-1560, Genève, Droz, 1957. Archives d’État de Genève, registres paroissiaux : décès (1548-1568) ; mariages (1550-1570) ; baptêmes (1546-1571). Notaires : Genève, Peney, Jussy (1537-1554) ; Registres de l’hôpital (1538-1579).
30 Pour les deux premiers : G. Buschbell, Reformation und Inquisition in Italien um die Mitte des XVI. Jahrhunderts, Paderborn, 1910. Le troisième se trouve parmi la chiourme de la galère « La Marguerite » dont l’inventaire est dressé en octobre 1545 : Archives départementales des Bouches-du-Rhône, B 1260, p. 706.
31 Archives départementales de Vaucluse, E, Duché de Caderousse, 345.
32 Ibid.
33 Archives départementales de Vaucluse, Archives communales Saint-Saturnin, Registres paroissiaux, 1, f° 21.
34 Jacques Bonjour, De bello in caprerienses commentaria, Paris, 1549.
35 Lettre de Jean de Saint-Mauris à Charles-Quint, 29 juin 1545, Archives nationales, Paris, K 1485, n8 93 a ; Bibliothèque nationale, Paris, Ms fr 2846, f° 129 ; les deux cités par M. François, Le cardinal de Tournon (1489-1562), Paris, 1951, p. 218, note 7 et p. 221, note 2.
36 Pierre Sarpi, Histoire du concile de Trente, Londres, 1619 ; Édition de Paris, 1683, Livre II, XVI, p. 140 ; information due à l’amicale obligeance de Marie Viallon-Schoneveld. L’auteur se trompe dans la localisation de Cabrières et de Mérindol, ici inversée : bien sûr, Cabrières est en Comtat et Mérindol en Provence.
37 La persécution et saccagement de ceux de Mérindol & Cabrière, &c., peuple fidèle en Provence. Récit paru sous divers titres à Genève en 1554, 1556, etc. Ici, dans : J. Crespin, Histoire des martyrs, Toulouse, 1885, 3 vol. ; t. 1, p. 381-419 ; p. 417-418.
Auteur
Université de Provence, Département d’histoire, UMR TELEMME
Thèse : Une minorité en Provence. Les vaudois du Luberon (1460-1560), 1984.
Dernier ouvrage : Guide historique du Luberon vaudois, Alpes de lumière/Parc naturel régional du Luberon, Apt, 115 p.
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