Présentation
p. 9-13
Texte intégral
1« Prendre une ville » semble un fait presque anodin dans l’Europe de la Renaissance, et pourtant il est central : moment de souffrances et d’atrocités subies et moment de la gloire des vainqueurs, berceau de mythes fondateurs et topos des discours et représentations qui l’intègrent dans leurs raisonnements et le donnent à voir. Du sac de Rome en 1527 jusqu’au sac de Magdebourg en 1631, la prise de la ville a marqué profondément la mémoire collective, s’est enracinée dans une culture commémorative (et confessionnelle) et a provoqué une réflexion historique et une création artistique qui ont façonné notre univers historique et culturel européen.
2C’est la polyvalence et l’ambivalence du fait de « prendre une ville » qui nous a convaincus – historiens, littéraires, historiens de l’art du groupe « Aix-16 » aixois (dont Gabriel Audisio a retracé ci-dessus le parcours) – de tenter l’expérience d’un ouvrage collectif, sans prétendre « couvrir », tant s’en faut, tous les aspects d’un sujet abondamment traité dans l’historiographie, l’histoire de la littérature et l’histoire de l’art. Notre objectif est plutôt de jeter des regards croisés sur ce qui n’est pas un fait, mais une action dynamique qui peut se traduire dans une trame narrative ou une procession, dans une fresque ou un tableau. Les réunir dans un volume ne signifie donc pas simplement céder à une pluridisciplinarité obligée. La variété des approches nous semble correspondre à la multitude des facettes de ce qu’on comprend sous une prise de ville ; la cohérence des différents angles pris vient donc autant de la complexité de l’objet construit que de nos intérêts de recherche plus ou moins proches ou éloignés.
3Nous sommes évidemment, faut-il le rappeler, d’emblée dans l’univers de la représentation, l’expérience des souffrances et de la jubilation nous étant inaccessible. Et pourtant, c’est par un travail analytique dans cet univers que l’on peut déboucher sur des failles renvoyant à un « hors-texte ». Consubstantielle à l’action de « prendre une ville » est, par exemple, la tension entre l’exercice de la potestas légitime qui tolère une violentia inévitable, et le règne de cette violentia qui met en question la potestas légitime. Cette tension nourrit la littérature et l’art européen, elle est bien pressentie par un observateur aussi sensible que Montaigne (A. Tournon) et elle sous-tend aussi les efforts de Hugo Grotius de discerner précisément les limites de guerre. Au lieu de céder à l’illusion de l’empathie qui tente l’immersion dans un monde perdu à jamais, c’est donc le travail sur ces failles qui s’ouvrent dans nos sources qui nous réunit.
4« Prendre une ville » devient ainsi un prisme révélateur, même là où l’acte ne se réalise pas ou, au contraire, où l’on essaie d’escamoter le fait établi. À la pratique de négocier une rançon qui évite à la ville le sac, correspond l’usage de la menace du sac dans les textes narratifs et discursifs ou dans les représentations des redditions où cette menace sert d’argument justificatif pour la conduite des magistrats. La prise de ville, menace virtuelle, devient ainsi un élément dans l’arsenal argumentatif des élites urbaines. Dans les narrations, discours et redditions d’une ville, la trahison n’est jamais loin, le siège et la prise de Troie en font foi. L’histoire urbaine européenne est celle de la ruse. « Prendre une ville » peut ainsi devenir un fait de second ordre. La présentation et représentation de la prise d’une ville sont donc autant d’éléments d’interprétation de son histoire ou de la fixation de la mémoire collective dans une version dominante et/ou consensuelle. La ville à laquelle sont consacrées nos contributions, paraît donc un terrain particulièrement adapté à expérimenter des regards croisés sur un topos omniprésent dans la culture historique et esthétique européenne.
5L’histoire de la Renaissance, nous l’avons dit, regorge évidemment de sièges de ville, avec issue diplomatique ou militaire. L’historien dispose d’un certain nombre d’informations matérielles à ce sujet, parfois il peut même connaître, grâce au travail d’archive, le nombre exact de boulets tirés à Cabrières d’Avignon par les troupes françaises et papales venues poursuivre les hérétiques vaudois enfermés dans la ville (G. Audisio). Mais la construction des événements dans les récits d’histoire, les cérémonies, les images commémoratives, est presque toujours apologétique. Seule la lucidité de Montaigne s’attache à examiner dans l’espace presque anomique des négociations entre assaillants et assiégés le jeu complexe de la parole donnée, des calculs tactiques, du hasard et de la trahison (A. Tournon). Le critique doit donc étudier ces stratégies rhétoriques et leurs enjeux, ainsi que les valeurs morales, politiques et religieuses qu’elles mobilisent. Qu’il s’agisse pour Alfonso de Valdés de décharger l’empereur de la responsabilité du fameux sac de Rome de 1527 par une argumentation offensive qui récupère l’héritage critique de l’humanisme pour instruire un procès à charge contre le pape (J.-M. Laspéras), de célébrer les deux prises de Constantinople (M. Viallon-Schoneveld), la retraite des Suisses devant Dijon en 1513 (M. Chédeau) ou la fin de la Ligue à Marseille (W. Kaiser), ou de déplorer la prise de Prato en 1512 (T. Picquet), toute source est réquisitoire ou plaidoirie, ou les deux. Le cas des violences internes à Toulouse en 1562, où la ville manque d’être prise de l’intérieur par les protestants, est exemplaire : cette victoire catholique devient une fête où la ville, le jour de Pentecôte, célèbre ses autorités, son identité politique et religieuse, dans l’exhibition glorieuse des reliques qui lui ont permis de triompher de l’hérésie (P. Julien) ; les récits catholiques escamotent les massacres commis et font des capitouls gagnés à la réforme des comploteurs, tandis que les récits protestants en font des défenseurs de la légalité face aux populaces manipulées par les prédicateurs (J.-R. Fanlo).
6Quand elle est plus que ce petit bourg où des paysans vaudois se réfugient en attendant d’être massacrés par les autorités (G. Audisio), la ville est un lieu et un espace symbolique. Quelles en sont les frontières ? La Storia fiorentina de B. Varchi montre que la question se pose pour Florence, qui cède à la tentation désastreuse de se replier sur ses murs au lieu de défendre la totalité du domaine (O. Rouchon). La ville est un espace à identité forte. C’est pourquoi la prise de ville est autre chose qu’une bataille : elle est appropriation ou destruction d’un espace (alors qu’une bataille est victoire ou défaite sur l’ennemi). Elle commande une topologie. Cet espace a ses symboles, les corps saints, les objets religieux, régulièrement allégués pour leur influence tutélaire (C. Chédeau, P. Julien), et qui jouent un rôle de labarum, cet étendard arborant la croix et les initiales du Christ qui aurait valu à Constantin ses succès militaires : ils fondent une identité, qui est indissociable des institutions municipales qui l’incarnent, et qui parlent en son nom, comme « ce corps de ville » toulousain qu’étudie I. Luciani.
7De là une certaine complexité en France par rapport à l’évolution italienne pourtant toujours perçue comme l’un des cadres de référence des élites urbaines du royaume. Si les sources et histoires italiennes traitent de Florence ou de Mantoue – devenues des capitales de comtés ou de grands-duchés – comme l’aboutissement d’une tradition glorieuse de cités autonomes (O. Rouchon, S. Ricci, T. Picquet), si les grands modèles poétiques et religieux sont ceux de Troie (M. Vasselin) ou de la Jérusalem céleste (M. Jacquemier) – deux villes forteresses, et rien autour –, si les grands récits inspirateurs sont ceux du salut miraculeux de la cité sainte pour la ville qui réchappe d’un siège (C. Chédeau) ou du châtiment divin de Sodome pour celle qui s’ouvre à l’ennemi (J.-M. Laspéras), si l’histoire des corps saints est celle du labarum lorsque l’assaillant est vaincu, ou celle d’une migration justifiée, d’une evocatio lorsque la ville est pillée et que les richesses et reliques partent de Constantinople à Venise (M. Viallon-Schoneveld) : si les modèles religieux et littéraires et l’Italie connaissent un lieu unique, avec sa justification ou sa culpabilité, avec ses symboles, en France, depuis la fin du XVIe siècle, les études sur la construction d’une mémoire et d’une identité à Marseille (W. Kaiser) et à Toulouse (I. Luciani, P. Julien), montrent que les deux villes sont partagées entre la recherche d’une unanimité urbaine et la référence au pouvoir monarchique. Marseille est-elle prise par un assaillant, ou Marseille se donne-t-elle aux troupes de son roi, comme l’a déjà affirmé la propagande d’Henri IV à propos de la reddition de Paris en 1593 ? Une double référence identitaire pointe dans ces hésitations : bien des évolutions ultérieures se dessinent où l’interprétation de l’acte de « prendre une ville » sert à proposer une redéfinition du rapport de force entre la ville et les pouvoirs dont elle dépend.
8Le corpus d’étude couvre la totalité du XVIe siècle mais se limite à l’Italie et à la France méditerranéenne, avec pour limite septentrionale Dijon. Il est vrai qu’une importante étude traite de la Jérusalem céleste (M. Jacquemier). Mais aucun texte ne la localise formellement, et il semble raisonnable de penser qu’il y fait grand soleil…
9Certes l’histoire peut paraître, à la lecture de ces différentes études, semblable à une œuvre d’art, changeante selon diverses perspectives. Mais si chaque auteur s’est exprimé au gré d’approches disciplinaires différentes, « les voix dissemblables ne font pas la dissonance mais le bon accord, pourvu qu’elles conviennent en un » (cité par M. Jacquemier). En un projet, en un sujet qui est ici bien éloigné de L’Harmonie du Monde : prendre une ville, c’est assurément ouvrir les portes à l’ignominie plus qu’à la gloire. Par là-même, c’est également l’occasion de discerner et de disséquer bien des prises de position, car l’encre et le sang font rarement bon ménage.
10Si « toute ville est, se veut un monde à part » (Fernand Braudel), aucune n’est à l’abri du monde. Qu’ils soient immenses ou dérisoires, les enjeux sont toujours les mêmes : sièges de remparts pour siège de pouvoir, rupture du cercle autant que des convenances, dans un déchaînement de bassesses humaines : convoitise, cynisme, perfidie, pillage, viol, massacre font d’une prise une proie, d’une cible une victime. Le lecteur lui-même est assailli, en parcourant ces études et c’est un effet voulu, car le danger est partout. Danger d’interprétation, de distorsion, de relecture : un même événement n’est en rien pareil, qu’il ait été vécu de l’intérieur ou qu’il soit conté par des chroniqueurs se voulant impartiaux. Biographes, censeurs ou lettrés sont tour à tour fanatiques, flatteurs, vindicatifs, menteurs… La vérité est prise à parti. L’image lui donnerait-elle refuge ?
11L’art ne s’est guère épris de villes assiégées, saisies dans leurs martyres ; la possession en est plus belle par les entrées et les triomphes. Toutefois même la ville en flammes peut être source d’harmonie : les multiples Prises de Troie offrent du combat une vision quasi édénique. En faisant miroiter par peintures et gravures le mythe d’une antiquité héroïque, l’épopée habille de clinquant l’honneur perdue de la chevalerie, élégances et allégories donnent une leçon d’humanité tout en évoquant le nostalgique souvenir du rituel courtois (M. Vasselin). La guerre devient une esthétique et sur de magnifiques tentures, une statue de Vierge miraculeuse détourne à son profit le sens du conflit, tous se rangent derrière sa paisible lumière (C. Chédeau). Pourtant l’on tuera longtemps en son nom. Il est fascinant de constater combien l’image, à l’égal du récit ou du commentaire, force le passé, investit et transforme les mémoires. Comme le temps, l’histoire polit les ruines.
12Arrêtons le combat, il ne faut se méprendre : la ville doit s’apprendre, elle est un piège comme une promesse ; ses luttes ne furent jamais vaines, elle s’est toujours relevée pour s’élever. Sous des éclairages multiples, sa prise doit se lire au prisme du savoir comme à celui des passions et, de grâce, avec moderatio.
Auteurs
Université de Provence, Département de Lettres Modernes, CRAIRAC
Thèse : La mobilité de la représentation dans les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, soutenue en 1990, publiée sous le titre Tracés, ruptures, la composition instable des Tragiques, Paris, Champion, 1990.
Dernier ouvrage : Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, « Vengeances » et Jugement », Paris, Atlande, 2003
Université de Provence, Département d’histoire de l’art, LAMM
Thèse : D’ors et de prières. Art et dévotions à Saint-Sernin de Toulouse, XVIe-XVIIIe siècle, 1996, PUP, 2004
Université de Provence, Département d’histoire, UMR TELEMME
Thèse : Marseille au temps des troubles. Morphologie sociale et luttes de factions, 1559-1596 (Florence, 1988), Paris, Éditions de l’EHESS, 1992 (édition allemande Göttingen, 1991).
Dernier ouvrage : « Pratiques du secret à l’époque moderne », coordonné par Wolfgang Kaiser, Rives nord-méditerranéennes, n° 17, février 2004
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