Conclusion
p. 195-198
Texte intégral
1Les biographies des membres de la Haute Autorité, méconnues jusqu’alors, sont une porte ouverte sur l’Europe des hommes, l’Europe des élites qui se construit depuis plus de cinquante ans. Le travail de reconstruction biographique permet de mieux comprendre un aspect de la construction européenne, éloigné du mythe de l’Européen parfait. Ces parcours sont empreints de l’histoire du XXe siècle. Confrontés aux extrêmes, au fascisme et au nazisme, tous ne font pas le choix de l’opposition et du combat pour la démocratie. Le comportement des futurs membres de la Haute Autorité pendant la guerre est révélateur de leur positionnement idéologique. Johannes Linthorst Homan est à la tête d’une révolution nationale néerlandaise ; Albert Wehrer tente de concilier l’inconciliable au Luxembourg ; Léon Daum est membre du Conseil national du régime de Vichy ; Franz Etzel et Fritz Hellwig sont soldats de la Wehrmacht ; Karl-Maria Hettlage est un rouage important de l’administration de guerre nazie ; Heinz Potthoff, Franz Blücher, Albert Coppé ou Dirk Spierenburg choisissent l’option la plus discrète, celle de la passivité silencieuse. Du côté des résistants actifs, ils sont peu nombreux. Enzo Giacchero et Dino Del Bo se rapprochent de la résistance catholique à la toute fin de la guerre, après 1943 et la chute de Mussolini. Quatre membres de la Haute Autorité ont un fort passé d’opposant et de résistant : Jean Fohrmann, résistant et déporté ; Paul Finet et Pierre-O livier Lapie dans les résistances extérieures, à Londres notamment ; Piero Malvestiti, opposant depuis les années vingt au fascisme italien et dirigeant du mouvement guelfe. Ce constat n’est pas surprenant et n’est finalement que le reflet de l’attitude des sociétés européennes pendant la guerre. Une infime partie de la population fait le choix de la rupture totale et décide de s’opposer aux vainqueurs absolus. La fin de la guerre voit le nombre d’opposants et de résistants augmenter : certains par opportunisme, d’autres par prise de conscience du désastre.
2Ce n’est qu’après la guerre, parfois même bien après, que se dessinent les chemins qui conduisent ces hommes vers l’Europe. Leurs expériences de vie s’opposent parfois. Quel passé peuvent avoir en commun Paul Finet et Karl-Maria Hettlage ? Piero Malvestiti et Johannes Linthorst Homan ? L’après-guerre permet de polir leur curriculum vitae. Si leurs parcours jusqu’à la Haute Autorité sont éloignés les uns des autres, l’expérience européenne commune fait d’eux des « Européens » avant tout. Ils y défendent des valeurs communes, qu’ils soient démocrates-chrétiens, libéraux, socialistes, syndicalistes. C’est l’Europe communautaire qui fait d’eux des Européens et non l’inverse. Certes, tous n’arrivent pas à Luxembourg vierges de conceptions européennes. L’espoir porté par l’idéal européen ou fédéraliste en attire un certain nombre dans les premières années qui suivent la fin de la guerre (René Mayer, Enzo Giacchero, Albert Coppé). Mais l’attachement à un modèle communautaire qui transcende les intérêts nationaux est surtout à mettre en relation avec l’expérience de la Haute Autorité. Ils sont les premières élites européennes. Ils adhèrent presque sans retenue aux valeurs et conceptions du monde de la communauté européenne, de ses créateurs, des mouvements qui la soutiennent. Le graphique reproduit ci-après montre en la schématisant la place qu’occupent l’Europe et l’idée européenne dans la vie de chacun.
3Les frises chronologiques montrent bien l’absence d’engagement européen avant la guerre. Cette période est longue, il s’agit des années de jeunesse et de formation de tous les futurs membres de la Haute Autorité. Ce graphique montre également l’importance de la Haute Autorité dans ce qui peut s’apparenter à la deuxième partie de leur vie. La fin de leur mandat européen ne signifie pas forcément la fin de leur engagement européen. La plupart poursuivent soit des carrières européennes soit une action associative dans différents mouvements proeuropéens, même si le monde des affaires se révèle être bien plus intéressant financièrement. Pour les politiques dont le retour sur la scène nationale est impossible, il s’agit d’ailleurs de l’unique bataille qu’ils peuvent continuer à mener, en-dehors de leurs anciens partis où ils n’ont plus de place.
4Ce travail sur les biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA ouvre d’autres perspectives de recherche. Que peut-on dire des vies des autres membres des exécutifs européens, actuels et passés ? Le parallèle serait intéressant à analyser. Suivent-ils des voies comparables aux membres de la Haute Autorité ? Ou au contraire, les institutions européennes bien ancrées dans le paysage politique européen, empruntent-ils les chemins des carrières européennes ? Sont-ils des spécialistes de l’Europe ? Les différences entre les premiers Européens et les hommes en place aujourd’hui sont autant de pistes de travail à approfondir. L’étude du personnel européen est un vaste domaine de recherche que les historiens, politologues et sociologues doivent encore creuser.
5La critique d’une Europe technocratique est répandue. Une meilleure connaissance des hommes et des personnels qui sont le visage de l’Europe, qui la construisent de l’intérieur, qui la font fonctionner au quotidien, nuancerait la vision de la « machine européenne ». En effet, qui connaît le nom des commissaires européens, mis à part les spécialistes, les dirigeants et ceux qui ont affaire à l’Union européenne ? La communauté européenne, aujourd’hui l’Union européenne, ne se résume pas à ses institutions et à une accumulation de traités juridiques. La composante humaine est très importante, elle doit encore être (re)connue. De plus, donner une image stéréotypée de cette composante – en la schématisant de façon à la rendre attractive – semble être une erreur. Quel est l’intérêt de connaître des hommes interchangeables ? Car c’est là l’un des effets du modèle de l’Européen parfait : il n’a pas vraiment de personnalité propre. La réalité des parcours de vie de chacun est, on l’a vu, bien plus complexe et nuancée, bien plus humaine pourrait-on dire. Ce travail de rectification est important même s’il peut se révéler gênant. Il est certain que le parcours d’un Karl-Maria Hettlage est embarrassant pour qui veut montrer une Europe parfaite. Mais il serait illusoire de croire – et de faire croire – que seules parmi tant d’institutions de gouvernement au monde, les institutions européennes accueilleraient uniquement des hommes correspondant à un idéal.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008