Le visage de l’Europe
p. 149-173
Texte intégral
1La Haute Autorité et les membres qui la composent, sont depuis 1952 le visage de l’Europe. À partir de 1958, l’institution « pionnière » n’est plus la seule à incarner l’Europe communautaire puisque deux nouvelles structures viennent compléter le tableau : la Commission de la CEE et la Commission de l’Euratom. Les membres de la Haute Autorité sont certes, pendant quelques années, le visage de l’Europe communautaire et de ses valeurs, mais ils sont aussi le reflet des États, de leur évolution et de leurs orientations politiques. La démocratie chrétienne est l’une des composantes essentielles des États européens depuis la fin de la guerre et par conséquent, elle modèle la (les) Communauté(s) européenne(s).
Une Europe démocrate-chrétienne
2On compte sept membres de la Haute Autorité affiliés directement à des partis démocrates-chrétiens européens : Franz Etzel, Fritz Hellwig, Karl-Maria Hettlage, Enzo Giacchero, Piero Malvestiti, Dino Del Bo et Albert Coppé. Les Allemands et les Italiens sont les plus nombreux. On peut y ajouter Albert Wehrer, proche collaborateur pendant de nombreuses années de Joseph Bech, pilier du parti social-chrétien luxembourgeois, le Chrëschtlech Sozial Vollekspartei (CSV).
3Cette présence massive à la Haute Autorité reflète la domination quasiment sans partage de leurs partis au niveau national. La Democrazia Cristiana et la CDU sont en effet toutes deux au pouvoir dès la fin de la guerre en Italie et dès la création de la République fédérale en Allemagne. Conduits par des dirigeants charismatiques qui se sont illustrés dans l’opposition aux fascismes, en particulier en Italie, les deux partis gagnent les élections et conduisent au pouvoir des hommes nouveaux. En Allemagne, la CDU/CSU reste au pouvoir sans interruption de 1949 à 1969. La DC règne pendant presque cinquante ans (jusqu’en 1992) sur l’Italie. Dans les autres pays européens, les partis démocrates-chrétiens sont également en position de force sur la scène politique. Dans les trois pays du Benelux, les partis démocrates-chrétiens sont certes au pouvoir sans réelle discontinuité depuis la fin de la guerre, mais ils le sont avec les autres grands partis nationaux au sein de coalitions regroupant démocrates-chrétiens, socialistes et libéraux pour citer les trois partis de gouvernement les plus importants en Belgique, aux Pays-Bas ou au Luxembourg. En France, le MRP occupe également une place importante dans la vie politique, mais il décline après l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir en 1958.
4Cette domination explique la présence importante de membres des partis démocrates-chrétiens au sein de la Haute Autorité. Les gouvernements choisissent les personnes qu’ils envoient dans les institutions européennes et se décident pour des représentants de leur propre camp politique. Les Allemands Franz Etzel, Fritz Hellwig et Karl-Maria Hettlage sont tous les trois des démocrates-chrétiens de la CDU nommés par Konrad Adenauer. De la même façon, le gouvernement italien procède à trois nominations entre 1952 et 1967 et choisit à chaque fois un membre du parti démocrate-chrétien (Giacchero, Malvestiti et Del Bo). Pour des questions d’équilibre cependant, les pays bénéficiant de deux sièges à la Haute Autorité ont régulièrement nommé un représentant d’une autre famille politique, généralement un syndicaliste. Cela concerne l’Allemagne en début de période quand la Haute Autorité représente encore un enjeu de taille en tant qu’unique institution européenne. Par la suite, l’équilibre a pu se faire entre les différentes institutions. C’est ainsi qu’aux côtés de Franz Etzel, Adenauer décide, en 1952, de nommer Heinz Potthoff, représentant du puissant syndicat allemand, le Deutsche Gewerkschaftsbund (DGB). Dans les faits, la situation est la même pour la Belgique, qui bénéficie au départ d’un seul siège. Paul Finet étant coopté, on retrouve là encore l’équilibre démocrate-chrétien/syndicaliste réformiste. En ce qui concerne les Français, l’absence d’hégémonie d’un seul groupe politique pendant la IVe République est perceptible à la Haute Autorité. Sont nommés, en dehors de Jean Monnet et Léon Daum : un radical-socialiste (Mayer), un syndicaliste de la CFTC (Reynaud), un socialiste proche du général de Gaulle (Lapie).
5Outre la présence importante de personnalités issues de partis démocrates-chrétiens à la Haute Autorité, les liens entre la première communauté européenne et la démocratie chrétienne sont établis dès l’élaboration de la CECA. Les « pères » politiques de l’Europe sont majoritairement démocrates-chrétiens ; on peut citer Robert Schuman (MRP), Alcide De Gasperi (DC), Konrad Adenauer (CDU) ou Joseph Bech (CSV). Peut-on dire pour autant que l’Europe est un projet et une réalisation de la démocratie chrétienne ? Tout d’abord, il convient plutôt de parler « des démocraties chrétiennes ». Il s’agit de partis indépendants les uns des autres, aux identités politiques différentes « qui ne [constituent] pas un bloc monolithique1 ». Mais les valeurs communes qu’ils véhiculent, les fondements idéologiques proches ont permis, à un moment où ces partis étaient au pouvoir en même temps, d’élaborer un projet commun : la construction de l’Europe. Ces valeurs communes propices à l’adoption puis au développement de l’idée européenne sont le christianisme, la paix, la démocratie. L’Europe devient par la suite un thème identitaire au sein des partis démocrates-chrétiens. Ils sont les partis européens par excellence, ou du moins ils se considèrent comme tels. S’ils adoptent l’Europe communautaire sur le modèle de la CECA, c’est aussi en raison de leurs conceptions économiques : une économie régulée insérée dans le système capitaliste. L’État a même le devoir d’intervenir dans la vie économique et sociale. En Allemagne, de telles conceptions aboutissent à l’économie sociale de marché. Le fonctionnement de la CECA est en accord avec ces principes : liberté économique (suppression des monopoles et des droits de douanes, concurrence) et intervention régulatrice de l’autorité étatique – en l’occurrence la Haute Autorité.
6Les membres démocrates-chrétiens de la Haute Autorité assurent une certaine continuité idéologique de l’institution. Ceci est d’autant plus vrai qu’ils se connaissent souvent, qu’ils ont travaillé ensemble dans les gouvernements, dans les parlements, dans les organes de leur parti. Ainsi les membres allemands de la CDU (Fritz Hellwig et Karl-Maria Hettlage) suivent la « filière Etzel ». Franz Etzel est le premier à être nommé en 1952. Franz Etzel connaît Fritz Hellwig depuis la fin des années quarante. Ils ont travaillé ensemble à l’élaboration du programme économique de la CDU. La carrière de Fritz Hellwig est liée à celle de Franz Etzel, ce dernier faisant figure de parrain politique. Il recommande Hellwig à Konrad Adenauer lors des élections législatives de 1953. Puis, en 1959, lorsque le gouvernement cherche un remplaçant à Franz Blücher décédé, Franz Etzel recommande Fritz Hellwig au chancelier. Le parrainage fonctionne et Hellwig est envoyé à Luxembourg. Il fonctionne également pour Karl-Maria Hettlage : c’est Franz Etzel qui l’engage au ministère des Finances et qui le nomme à la direction du budget puis au secrétariat d’État aux Finances. Ils se connaissent très bien et Franz Etzel n’ignore pas le passé de Karl-Maria Hettlage. Konrad Adenauer demande ainsi à Hettlage de justifier son rang d’honneur dans la SS dans les années trente. Franz Etzel, après avoir questionné Hettlage, rapporte le contenu de leur entretien à Adenauer dans une lettre datée du 12 mars 1959, soit trois ans avant sa nomination à Luxembourg2. Karl-Maria Hettlage et Fritz Hellwig ont donc bénéficié du soutien de Franz Etzel. Leurs carrières politiques respectives doivent même en grande partie leur déroulement à l’appui régulier du vice-président de la Haute Autorité et ministre des Finances d’Adenauer. À propos de « filière », on peut ajouter celle des diplomates néerlandais qui échangent leurs postes : quand Dirk Spierenburg quitte la Haute Autorité en 1962, il reprend le poste (représentant des Pays-Bas auprès de la CEE et d’Euratom à Bruxelles) de son successeur à Luxembourg, Johannes Linthorst Homan.
7On constate une certaine continuité également chez les democrates-chretiens italiens qui se succèdent à la Haute Autorité. Enzo Giacchero, Piero Malvestiti et Dino Del Bo ont des parcours politiques sensiblement parallèles. Tous trois sont dans la résistance catholique lombarde à la fin de la guerre. Ils sont élus députés démocrates-chrétiens dans des régions proches : Giacchero est député de Cuneo (Piémont) depuis 1946 ; Malvestiti et Del Bo sont députés de Milan (Lombardie) l’un depuis 1946, l’autre depuis 1948. Les liens entre Piero Malvestiti et Dino Del Bo sont plus étroits encore puisqu’ils participent pendant plusieurs années aux mêmes gouvernements (jusqu’en 1954), en tant que sous-secretaires d’État puis en tant que ministres. Par ailleurs, ils échangent leurs postes en 1963 : Dino Del Bo succède à Piero Malvestiti à la Haute Autorité, ce qui permet à ce dernier de récupérer le siège de député de Del Bo à la Chambre. Ces hommes se connaissent et se croisent régulièrement au cours de leur carrière politique. C’est également le cas pour Heinz Potthoff et Franz Blücher, qui, bien qu’ils ne soient pas du même bord politique, se retrouvent plusieurs fois dans les mêmes institutions après la guerre. Ils sont tous deux élus au Landtag de Rhénanie-du-Nord-Westphalie en avril 1947. À cette époque, ils participent également au gouvernement régional, Heinz Potthoff comme directeur de ministère au ministère de l’Économie du Land et Franz Blücher comme ministre des Finances (depuis 1946). Enfin, ils sont nommés ensemble au Conseil de l’Autorité internationale de la Ruhr en 1950. La continuité politique, surtout pour l’Allemagne et l’Italie, révèle aussi une certaine continuité géographique : les Italiens sont tous originaires d’Italie du Nord, de même que les Allemands viennent du Nord-Ouest de la RFA (quatre sur cinq sont nés, ont vécu et travaillé en Rhénanie-du-Nord-Westphalie).
8En outre, les longs mandats de certains à la Haute Autorité sont des éléments de cohésion importants. Paul Finet et Dirk Spierenburg restent plus de dix ans à la Haute Autorité. Albert Coppé et Albert Wehrer sont en place de la création à la disparition de l’institution, soit pendant quinze ans. Seuls les membres français de la Haute Autorité font exception à cette continuité, à cette cohérence apparente des nominations et des postes. On note cependant le lien politique et intellectuel qui unit Jean Monnet et René Mayer, présidents successifs, qui se connaissent et s’apprécient. Ils travaillaient déjà ensemble pendant la guerre à Alger. Issus d’horizons politiques très différents, les autres Français ne se connaissent généralement pas. L’attitude de Pierre-Olivier Lapie est révélatrice : essayant de se faire nommer à Luxembourg, il critique les Français en place. Cette situation instable reflète les changements politiques que la France connaît depuis l’après-guerre. À partir de 1958, la Ve République offre une plus grande stabilité gouvernementale et les deux membres français de la Haute Autorité (Reynaud et Lapie) restent à Luxembourg jusqu’à la fin de la période, leurs mandats étant renouvelés.
9D’un point de vue plus général, presque tous les membres de la Haute Autorité, démocrates-chrétiens ou non, partagent des convictions communes et en particulier un anticommunisme prégnant lié à un christianisme plus ou moins affirmé.
Une Europe anticommuniste
10L’unification de la partie occidentale du continent est liée à la séparation qui s’accentue après la guerre entre l’Est et l’Ouest. À l’Est de l’Europe, les pays libérés par l’URSS sont rapidement dominés politiquement et les gouvernements communistes deviennent la règle. La politique d’extension du communisme s’oppose à la volonté américaine de la limiter. Tous les dirigeants occidentaux partagent la crainte de voir les communistes prendre le pouvoir, dans des pays en reconstruction politique et économique, où les idées communistes gagnent du terrain. En Europe occidentale, s’unir pour opposer une résistance à la puissance soviétique est perçu comme une nécessité. Les Américains poussent d’ailleurs dans ce sens et encouragent les efforts européens d’unification. Le plan Marshall en est la première pierre. La déclaration de Robert Schuman participe de ce mouvement et les États-Unis réagissent très favorablement à la proposition française. L’anticommunisme – ou la peur du communisme – s’ancre dans les démocraties occidentales.
11Pour tous les membres de la Haute Autorité, la constitution d’une union européenne occidentale représente un barrage au péril communiste. Au cœur des motivations idéologiques de chacun on trouve souvent une foi chrétienne profonde, une identité chrétienne forte. Le christianisme est un élément constitutif des conceptions du monde d’une majorité de membres de la Haute Autorité. On constate l’empreinte d’idées religieuses chez les catholiques italiens (Giacchero, Malvestiti, Del Bo) ou français et belges (Daum, Reynaud, Coppé), chez les protestants allemands de la CDU (Etzel, Hellwig, Hettlage). Albert Wehrer et Johannes Linthorst Homan sont chrétiens sans pour autant afficher leurs convictions ou leurs pratiques.
12Le catholicisme des trois Italiens est particulièrement fort et va même jusqu’à la théologie chez Dino Del Bo. Il écrit de nombreux ouvrages de réflexion sur la religion, notamment une histoire de Jésus3 ainsi qu’un livre sur Catherine de Gênes4. Dans les années cinquante, à une époque où la crainte du communisme atteint son apogée, Del Bo est très préoccupé par le poids des communistes italiens. Il est attentif à l’attraction exercée par eux sur les travailleurs et les catholiques. Dans un ouvrage sur la crise des catholiques italiens qu’il écrit en 1954, il analyse le comportement des communistes et intitule le chapitre qu’il consacre à ce sujet La résistance au communisme. « Voici le privilège du communisme dans tous les pays du monde : il est le seul à combattre pour un credo pendant que les autres ne vont pas plus loin que le témoignage d’une idée.5 » Cette force devrait être celle du catholicisme, et plus particulièrement du catholicisme politique, mais le communisme a le pouvoir « de se substituer au message chrétien6 ». Il est un véritable danger et,
la principale menace consiste en la conquête de l’État et en la diminution de la liberté […] Le communisme exerce un envoûtement sur le catholicisme politique, même si négatif et pervers, par la manière féconde avec lequel il attire le prolétariat, le rend capable de sacrifices constants et d’une intense discipline politique, il le prépare, progressivement, à la conquête violente de l’État7.
13Piero Malvestiti, anticommuniste convaincu, n’utilise pas le même langage que Dino Del Bo. Ce dernier, philosophe, passe par la réflexion intellectuelle et spirituelle. Malvestiti utilise bien plus le langage et la rhétorique politique, de l’homme politique. Il écrit dans les journaux ou s’exprime dans ses discours :
Si l’on tentait une définition du Bloc [il évoque le Bloc National] avec le critère classique cher aux marxistes, qui révèle également dans ce cas sa pauvreté conceptuelle : si la classe détermine le parti, l’inexistence d’un vrai, fort et clair parti de droite dénoncerait l’inexistence de la classe, et donc l’inutilité du marxisme8…
14Léon Daum est aussi fondamentalement opposé à toute idée communiste : par sa foi catholique et par sa position dans l’échelle économique. Mais au moment de la Libération, en 1944, c’est avec hauteur qu’il regarde les évènements et qu’il envisage les évolutions politiques possibles :
Bien sûr, et on ne s’attendait pas qu’ils [les communistes] soient devenus des enfants de chœur attendant dans l’antichambre ce qu’on veut faire d’eux. […] Bien sûr, il y aura toujours des extrémistes et quand la situation économique sera dure, il y aura des mouvements de revendication et de révolte. Et alors ? On peut toujours ‘craindre que…’ si les extrémistes ne se manifestent pas, c’est qu’ils cachent leur jeu et travaillent dans l’ombre. Bien des gens me font penser au lapin devant le boa9.
15Pour Roger Reynaud, syndicaliste chrétien, le combat anticommuniste est incarné par la lutte contre la CGT. À chaque intervention au sein du bureau confédéral de la CFTC, il évoque les relations avec la CGT, problème central dans ses propos. Des dissensions apparaissent de façon récurrente à la CFTC : faut-il ou non s’unir à la CGT dans la lutte syndicale ? Roger Reynaud y est farouchement opposé : « L’expérience est valable dans la mesure où elle se déroule au nom d’une certaine éthique sociale qui n’est pas celle de la CGT. Faire une manifestation commune avec des gens qui veulent l’opposé, c’est de l’opportunisme.10 » Ne pas travailler avec eux ne suffit pas, il faut les combattre : « C’est toujours les communistes qui prennent l’offensive. Pratiquement, on ne leur oppose rien, dans aucun parti. Il importe de regrouper les forces éparses, sans cela on sera emporté par la vague de front populaire.11 »
16L’anticommunisme n’est pas systématiquement lié à une croyance religieuse. Ainsi, Franz Blücher, chef de file du parti libéral allemand, fait campagne en Allemagne contre les socialistes et les communistes. Peu important en RFA, le parti communiste n’a pas le même poids que dans les autres pays européens12. La question est surtout liée à l’autre Allemagne, la RDA sous influence soviétique. La menace communiste est pour lui « mortelle » et comparable au nazisme. Il écrit en 1948 :
Nous savons qu’après la bolchevisation de nos pensées, il ne resterait plus rien. Je pense qu’à cette heure fatidique, nous devrions faire preuve du même courage que contre Hitler. Cela signifie que, dans le pire des cas, notre existence est perdue. Cela vaudrait-il encore la peine si nous n’avions plus le droit d’être des hommes ? Être un homme, c’est pouvoir suivre la voix de sa conscience. Mais cela nous sera interdit, si le bolchevisme gagne chez nous. […] Et nous devrions réunir toutes les forces que nous avons contre le danger communiste en Allemagne13.
17Plus tard, lorsqu’il est vice-chancelier de la RFA, il continue à faire de la lutte anticommuniste une priorité. L’Occident doit contrer la propagande bolchevique. Un article du journal Die Welt rapporte ses propos tenus lors d’un congrès du FDP en 1950 : « Il a annoncé une offensive de propagande en Allemagne de l’Ouest, qui doit conduire à un front clair et unanime de tous les partis contre les soviets. La République fédérale, a-t-il dit, a pour cela besoin de l’alliance des Alliés.14 » La construction européenne représente pour Franz Blücher comme pour tous les autres, ou presque, un barrage à la politique d’extension du communisme.
18Pierre-Olivier Lapie fait figure d’exception dans ces condamnations sans appel du communisme. Déjà au moment du plan Marshall, il critique une Europe limitée aux États occidentaux.
Quelle Europe ? Eh bien ! L’Europe la plus large, la plus étendue, l’Europe sans frontière. […] Il fallait recourir à la commission européenne dans le cadre de l’ONU […], afin que les peuples qui, pour l’instant, se sont tenus à l’écart du plan Marshall pour une raison ou pour une autre, sachent que la porte reste ouverte. J’ai parlé de la Russie soviétique et des peuples soviétiques15.
19En 1950, lors des négociations du plan Schuman, il reprend l’idée selon laquelle l’Europe doit se faire avec l’Est, qu’elle ne peut pas se limiter à un petit nombre d’États. « Mais il faut d’abord qu’il n’y ait pas de tête-à-tête entre la France et l’Allemagne, qu’il n’y ait pas de combinat Ruhr-Lorraine, que ce soit étendu au plus grand nombre de pays possibles, à commencer surtout par les pays socialistes et […] l’Angleterre.16 » Enzo Giacchero réfute cet argument d’une Europe trop étroite. Il déclare ainsi devant l’Assemblée consultative de Strasbourg, le 10 décembre 1951 :
Qu’ensuite cette force ne comprenne pas toute l’Europe, géographiquement parlant, nous pouvons le regretter, mais cela ne doit absolument suffire à nous arrêter. Si nous ne pouvons l’appeler ‘Europe’, parce que le nom serait trop prétentieux pour une fédération continentale, eh bien, mes chers collègues, appelons-la ‘Caroline-chérie’, mais que l’on cesse, pour l’amour du ciel, de se servir de cet argument pour démontrer que l’on ne peut pas créer une union fédérale des États continentaux17 !
20Si les membres de la Haute Autorité sont le reflet d’une certaine Europe, démocrate-chrétienne et anticommuniste, ils ne sont pas pour autant de simples faire-valoir. Et malgré leur impuissance à orienter la construction européenne elle-même, ils exercent, d’une façon ou d’une autre, une influence sur l’institution et modèlent, par leurs personnalités et leurs actes, le visage de l’Europe communautaire existante.
L’influence des hommes
21L’histoire de la Haute Autorité est liée aux circonstances économiques et politiques, mais également aux hommes qui la composent et plus précisément à ses présidents. Ils sont les hommes les plus en vue de l’institution. Cinq présidents se succèdent à Luxembourg et laissent des empreintes fort différentes. Les périodes pendant lesquelles ils exercent leurs fonctions ne sont pas sans importance. Lorsqu’ils sont confrontés à une situation difficile – la crise charbonnière par exemple – leur influence sur le cours des évènements reste limitée. En revanche, dans les périodes favorables, leur action est plus remarquée et plus valorisée. C’est le cas des présidences de Jean Monnet et René Mayer. La présidence de Jean Monnet, la première, est marquée par l’aura de l’homme et par son influence sur le plan international. Il s’agit par ailleurs des débuts de la Haute Autorité et l’enthousiasme domine. Tout est à mettre en place dans les premières années et les « pionniers de l’Europe » entreprennent un vaste « chantier », pour reprendre les termes souvent utilisés par la suite pour caractériser les débuts de la CECA. Les présidences de Jean Monnet et de René Mayer semblent être complémentaires. Le premier lance la machine, le second la fait fonctionner. C’est un peu le point de vue d’Enzo Giacchero, qui a connu les deux présidents : « Avec Monnet, il y avait plus d’enthousiasme, mais l’organisation et les méthodes laissaient un peu à désirer. À l’inverse de René Mayer qui était un homme de premier ordre. Il était plus bureaucratique : en effet, il a bien encadré l’organisation.18 » Pour Albert Coppé, Monnet « n’était pas un administratif, ce n’était pas un organisateur. C’était un prophète.19 » L’influence personnelle de Jean Monnet se fait sentir dans certaines situations. Par exemple, pour affermir l’indépendance – ici financière – de la Haute Autorité, il se rend aux États-Unis pour obtenir un prêt de plusieurs de millions de dollars. Ses contacts nombreux, ses qualités de persuasion conduisent les Américains à accepter l’emprunt. La Haute Autorité s’affiche ainsi comme une sorte de « gouvernement européen », qui négocie lui-même avec les autres États. La présidence de Jean Monnet est aussi marquée par le binôme franco-allemand qu’il constitue avec Franz Etzel. Ils se retrouvent souvent pour préparer les réunions de la Haute Autorité lors de conciliabules privés. « Les autres membres de la Haute Autorité s’agacent vite des réunions Monnet-Etzel à la veille des séances.20 »
22René Mayer est qualifié de « président de la consolidation et de la continuité21 ». Il arrive dans un contexte politique délicat en ce qui concerne l’Europe. Après l’échec de la CED, le non renouvellement du mandat de Monnet, l’Europe se cherche un nouveau souffle. Placer un ancien chef de gouvernement à la tête de la Haute Autorité est perçu comme un geste sérieux engageant à la poursuite de la construction européenne dans la voie supranationale. Un homme d’envergure internationale succède à Jean Monnet. Les deux hommes se connaissent fort bien depuis 1943. René Mayer poursuit, sur certains aspects, la politique de Jean Monnet. En témoigne, de façon amusante, un télégramme que René Mayer envoie à Jean Monnet en 1957. Le nouveau président écrit à l’ancien et le tient au courant des évènements. En avril 1957, Mayer est en déplacement aux États-Unis pour conclure le second emprunt américain et envoie, avec la délégation de la Haute Autorité qui l’accompagne, le télégramme suivant à son prédécesseur : « AU PREMIER APOTRE STOP AU MOMENT DE RECEVOIR CE CABLE NOUS AURONS SIGNE LE PURCHASE CONTRACT POUR 35 MILLIONS […] NOS HOMMAGES ET NOS MEILLEURS VOEUX MAYER POTTHOFF DELOUVRIER… ET LES AUTRES SORCIERS22 ».
23L’action de René Mayer sur l’administration de la CECA est importante. Il organise une fonction publique européenne naissante et pose des bases administratives durables. Un statut du personnel est ainsi élaboré. Les fonctionnaires européens ont dès 1956 un statut propre, avec la possibilité de faire carrière dans les institutions et la garantie d’un emploi stable. La différence entre les méthodes de travail de Mayer et Monnet sont claires : « Finis les longs palabres dans le bureau de Monnet et les séances interminables de la Haute Autorité. […] À l’évidence, Mayer a réussi à faire de la machine administrative de la Haute Autorité – pourtant plus étoffée – un instrument plus efficace.23 » La continuité entre les deux présidences est aussi liée à l’absence de changements au sein du collège. Tous les membres de la Haute Autorité nommés en 1952 restent en place jusqu’au départ de René Mayer.
24Les années 1957-1959 semblent marquer un vrai tournant dans l’histoire de l’institution. La création de nouvelles institutions européennes est le point de départ d’un déclin lié à de nombreux facteurs. Bien sûr, la concurrence des autres institutions (CEE et Euratom) ainsi que les crises économiques des secteurs dont la Haute Autorité a la charge comptent parmi les raisons principales du déclin et de la perte d’influence de l’institution sur la scène européenne. Le facteur humain n’est pourtant pas négligeable. Après Jean Monnet et René Mayer, se succèdent à la Haute Autorité trois présidents qui sont loin d’avoir le même poids et la même notoriété que les deux premiers. Tout d’abord, en 1958, intervient une période de transition d’un an. Paul Finet est nommé président en attendant la fin des mandats des autres membres du collège. Au départ de René Mayer s’ajoute celui de Franz Etzel. Tous deux sont remplacés respectivement par Roger Reynaud et Franz Blücher. Ce dernier, malgré un parcours politique d’importance (il a été vice-chancelier), ne vient pas consolider l’exécutif : malade, il décède l’année suivante, en 1959, sans avoir eu le temps de se faire une vraie place à Luxembourg. La courte présidence de Paul Finet coïncide avec une accumulation de difficultés qui freinent considérablement le travail de la Haute Autorité : changements de personnes, nouvelles institutions européennes, crise économique charbonnière grave. Dans ces conditions, Paul Finet, qui n’a pas l’expérience politique et de gestion des crises que pouvaient avoir ses deux prédécesseurs est rapidement dépassé par les évènements. Dirk Spierenburg et Raymond Poidevin estiment que « Finet n’a pas la surface politique indispensable pour en imposer au Conseil des ministres des Six et l’absence dans le leadership de la nouvelle Haute Autorité de personnalités de premier rang venant de l’un des grands pays membres ne facilite pas sa tâche.24 »
25Sa présidence est rendue particulièrement difficile par la crise charbonnière. La Haute Autorité n’a pas réussi, à un moment déterminant, à imposer une solution communautaire aux problèmes graves du secteur charbonnier25. Depuis 1956, la baisse des ventes de charbon est perceptible. En 1958, le secteur charbonnier fait face à une crise de surproduction, due à la transformation profonde du marché de l’énergie. Le charbon se trouve en concurrence avec le pétrole et le gaz, concurrence de plus en plus forte au fil des années. La Haute Autorité perçoit tout d’abord cette crise de surproduction comme une crise conjoncturelle et laisse les gouvernements et les producteurs intervenir. Les gouvernements prennent rapidement des mesures visant à aider les producteurs de charbon à faire face à la concurrence des hydrocarbures. Il s’agit essentiellement de subventions destinées à couvrir les déficits financiers. Dans les grands pays producteurs, des mesures sont prises également pour contrôler et restreindre les importations. La Haute Autorité tarde à réagir et à se rendre compte de la gravité de la crise. Elle laisse ainsi s’installer un système de subventions nationales (contraires au traité) sur lequel elle ne pourra plus vraiment intervenir par la suite. La Haute Autorité propose cependant un certain nombre de mesures, qui s’apparentent plus à des recommandations générales. Elle demande tout d’abord aux gouvernements de mettre en œuvre une politique de stockage, en aidant les entreprises à constituer des stocks dans le but de stabiliser la production et l’emploi. Elle recommande aussi une modification de la politique commerciale des États membres : remplacer dans la mesure du possible les importations de charbon de pays tiers par des importations de charbon de la Communauté. Ces mesures sont sans grand effet sur la crise charbonnière qui se poursuit. En 1959, la Haute Autorité propose au Conseil un plan d’action contre la crise prévoyant notamment d’appliquer l’article 58 du traité. Cette mesure autorise la déclaration d’état de crise manifeste, pour freiner la production. L’application de cet article aurait permis à la Haute Autorité de prendre le contrôle de la situation, même partiellement. Cet article prévoit :
[d’] instaurer un régime de quotas de production [… et] régler le taux de marche des entreprises par des prélèvements appropriés sur les tonnages dépassant un niveau de référence défini par une décision générale. Les sommes ainsi obtenues sont affectées au soutien des entreprises dont le rythme est ralenti au-dessous de la mesure envisagée, en vue, notamment d’assurer autant que possible le maintien de l’emploi dans ces entreprises26.
26Il est hélas trop tard pour mettre en place une véritable politique charbonnière commune, alors qu’elle aurait pu prendre tout son sens au moment de la crise et de la volonté commune de la surmonter. Le Conseil rejette ce plan d’action en mai 1959.
27L’influence de Paul Finet ne se résume pas à sa présidence délicate. Syndicaliste, il a souvent représenté le point de vue des travailleurs au sein même du collège. Tout comme pour les autres syndicalistes (Potthoff, Reynaud et même Fohrmann), l’aspect social de l’action de la CECA est à prendre en compte. En fait, les actions sociales de la CECA sont restreintes de par les limites du traité. Cependant, à l’intérieur des cadres définis par le traité CECA, l’action engagée n’est pas sans importance sur l’aide à la reconversion et à la réadaptation des travailleurs ou sur la construction de logements ouvriers. Les membres syndicalistes de la Haute Autorité interviennent souvent devant les travailleurs et les organisations syndicales, pour faire comprendre l’Europe et la CECA. Ils mettent leur qualité de syndicalistes en avant pour faire passer un message proeuropéen auprès des organisations syndicales. C’est ainsi que Roger Reynaud prononce un discours, en tant que membre de la Haute Autorité, à la conférence européenne des syndicats chrétiens.
C’est cette amitié qui m’autorise à vous parler en toute franchise, comme un syndicaliste à d’autres syndicalistes. Les syndicalistes que nous sommes ont voulu et veulent construire l’Europe. Dès le départ, nous avons voulu que cette Europe qui allait naître et prendre forme constitue un cadre nouveau pour nos idéaux démocratiques et pour nos objectifs syndicaux27.
28Il met ensuite en avant, dans son discours, les mérites de la CECA sur les questions sociales : « Si on cherche à faire le bilan social des communautés (et plus spécialement de la CECA), il ne manque pas de raisons de se réjouir pour des syndicalistes.28 » Il se félicite d’une particularité de la CECA : la présence de responsables syndicaux au sein de l’exécutif. Cette présence, dont la sienne, est importante au sens où « on retrouve des hommes dont le passé d’engagement et d’action est garant de leur fidélité à l’idéal syndicaliste.29 » Cela ne l’empêche pas d’exposer certaines revendications et de réclamer une meilleure structuration des pouvoirs européens ainsi que l’accroissement du pouvoir de l’Assemblée parlementaire européenne. Paul Finet prononce un grand nombre de discours pendant la durée de son mandat à Luxembourg, dont plusieurs devant des organisations syndicales. Il fait ainsi un exposé dans lequel « le syndicaliste que j’ai été et que j’entends rester30 » souligne « l’importance que tous ceux qui recherchent les moyens d’améliorer la condition humaine, tant spirituellement que matériellement, doivent attacher à l’idée d’abord, à la réalisation ensuite de l’intégration européenne.31 » L’intégration européenne est pour lui à même de réaliser les objectifs sociaux revendiqués par les syndicats.
29S’il est difficile de déterminer dans quelle mesure ils sont la voix des syndicats à la Haute Autorité, il est en revanche certain qu’ils sont la voix de la Haute Autorité auprès des syndicats. Cette présence des syndicalistes, voulue par Jean Monnet au départ, s’est perpétuée jusqu’à la disparition de la Haute Autorité. Il y eut au total quatre syndicalistes, en comptant Jean Fohrmann, ancien syndicaliste au moment de sa nomination. On n’en trouve en revanche aucun dans les Commissions de la CEE à partir de 1958. Cette absence remarquable pointe du doigt l’une des différences entre les deux communautés et l’évolution du projet politique européen.
30La Haute Autorité entre dans une période de déclin à la fin des années cinquante. Les années qui suivent n’enrayent pas ce mouvement. La nomination de Piero Malvestiti en 1959 à la tête de la Haute Autorité n’améliore pas la situation. Les réactions à cette nomination sont des réactions de déception et son nom provoque même une franche hostilité. « L’hostilité qui précéda la nomination de cette personnalité est à rapprocher du rôle médiocre qu’elle avait joué à la CEE. Dès les premiers mois, ce vieux député démocrate-chrétien regrettait la vie politique italienne.32 » Pendant toute la durée de son mandat (quatre ans),
[il est] victime d’un certain isolement dû à des raisons linguistiques et à un état de santé précaire, il a du mal à communiquer avec les autres membres du collège et avec les milieux professionnels. Malgré son dévouement et sa capacité à voir clairement les problèmes à résoudre, il éprouve de plus en plus de difficultés à mener fermement la barque33.
31En 1963, le malaise est perceptible à la Haute Autorité et dans les couloirs des institutions européennes. Les critiques fusent sur le président :
Au Parlement européen, un certain nombre de griefs s’expriment à son encontre – affaiblissement politique par manque de courage ; travail trop administratif ; contacts trop lâches avec le parlement. Le groupe socialiste avait même évoqué la possibilité de déposer une motion de censure en juin 196334.
32Les commentaires sont sévères35. Fritz Hellwig estime qu’il n’était pas à sa place à la Haute Autorité et qu’il était là uniquement parce qu’il avait été un proche d’Alcide De Gasperi36. De même Nicole Condorelli-Braun se fait l’écho de ces critiques dans son ouvrage :
Cet homme […] ne fit aucun effort pour cacher aux milieux européens le peu de foi qu’il mettait à accomplir sa tâche. Les questions administratives l’ennuyaient, celles ayant un caractère juridique et technique le dépassaient. Il ne s’en occupait d’ailleurs guère, de sorte qu’il semait le désordre dans l’organisation du collège. Il entretenait des relations médiocres avec ses collègues37.
33Les difficultés de la Haute Autorité – en ce qui concerne les hommes – ne sont pas uniquement liées à la personnalité de Piero Malvestiti.
34En 1962, pendant sa présidence, Dirk Spierenburg démissionne à la suite de nombreuses critiques. L’affaire « Spierenburg » et les accusations graves (détournements de fonds) dont la presse s’est fait l’écho a particulièrement affecté l’image du collège. Spierenburg est accusé d’avoir « touché des commissions en rapport avec la péréquation des ferrailles importées des pays tiers.38 » Certes, l’auteur des accusations a été condamné pour diffamation, mais de telles péripéties ne contribuent pas à la sérénité de l’institution. La même année, la nomination de Karl-Maria Hettlage fait couler beaucoup d’encre dans un certain nombre de journaux. Les raccourcis simplificateurs annoncent qu’un ancien SS dirige l’Europe ! L’image de la Haute Autorité est fortement ternie par cette série d’événements liés aux personnes qui incarnent l’exécutif européen.
35Quand Piero Malvestiti démissionne, les attentes sont fortes envers son successeur malgré la fusion qui approche. Elle interviendra plus tard et Dino Del Bo, « un président énergique39 », améliore considérablement l’image de la Haute Autorité dans les dernières années. Il a conscience d’arriver à Luxembourg « dans des circonstances particulièrement difficiles40 ». En dehors des difficultés liées à la fusion des exécutifs, le secteur charbonnier est toujours en crise. En état permanent de surproduction, fortement concurrencé par les hydrocarbures, le charbon européen est condamné en tant que principale source d’énergie. Dino Del Bo affiche la volonté d’instaurer un système d’aides communautaires aux entreprises en difficulté. Il ne parviendra pourtant pas à imposer ce point de vue aux États qui prennent des mesures unilatérales en faveur de leur industrie charbonnière. Sur le marché de l’acier, la « Haute Autorité subit deux handicaps essentiels, constitués l’un par le coût supérieur de son charbon et l’autre par la basse teneur et le coût élevé du minerai de fer produit sur son territoire.41 » À la crise structurelle du marché du charbon s’ajoute la crise conjoncturelle de l’acier. Face aux problèmes, Dino Del Bo multiplie les initiatives. Il organise notamment un congrès international sur l’utilisation de l’acier qui a lieu du 28 au 30 octobre 1964. Grand lettré, philosophe, Dino Del Bo surprend à la Haute Autorité comme le souligne Pierre-Olivier Lapie dans un entretien avec le général de Gaulle : « Je dis ses qualités de président, ses flatteries aux Français, son caractère étrange et ses raisonnements inattendus. Un mélange physique de Savonarole et de Dracula, qui fait sourire.42 » Malgré un président de valeur, le déclin est inéluctable. Il est évidemment lié à la perspective de fusion, laquelle engendre une perte d’influence indéniable.
36On le constate, l’histoire de la Haute Autorité ne peut pas être dissociée des hommes qui la composent et la dirigent. Si les questions de personnes sont importantes, il ne faut cependant pas les surestimer. Les membres de la Haute Autorité – et ils sont dans cet ouvrage le sujet central – ne font pas à eux seuls fonctionner l’institution, loin s’en faut. Ils sont seulement les plus visibles. La Haute Autorité est constituée de nombreux services, de directeurs généraux, de chefs de cabinet, de conseillers, d’un nombre de plus en plus important de fonctionnaires. Certaines figures ont marqué la Haute Autorité sans pour autant faire partie du collège. Par exemple, Edmund Wellenstein, qui succède en 1954 à Max Kohnstamm, est le secrétaire général emblématique de la Haute Autorité. De cette communauté humaine naît également une identité européenne propre aux personnels des institutions.
L’esprit de famille
37La Haute Autorité marque dans la vie de ses membres un tournant important. Ils y découvrent la famille européenne – les premiers lui donnent même naissance –, le sentiment profond de faire partie d’un même groupe qui dépasse les différences idéologiques et professionnelles, c’est-à-dire le sentiment d’être « européen ». On a vu dans le chapitre précédent que cette unité se concrétisait tout d’abord dans la défense d’un modèle européen, celui de la CECA. Mais ce front commun est bien plus vaste, de sorte qu’il est possible de parler de développement d’une identité européenne parmi les élites.
38L’esprit de famille est perceptible dans le discours de la plupart des membres de la Haute Autorité. Le sentiment de partager une expérience commune novatrice a développé des liens entre des personnes venues de pays différents, d’horizons politiques opposés. Enzo Giacchero parle d’un esprit de corps :
Il y avait surtout une collaboration optimale, il y avait vraiment un esprit de corps, même si avec quelques divergences, parfois, sur quelques points, quelques oppositions – comme on le voit dans le livre de Spierenburg – sur des points spécifiques. Mais en général, il s’était vraiment créé une bonne collaboration43.
39Léon Daum loue également le « travail en commun, dans un esprit commun » qui engendre « des vues communes et fait naître de sûres amitiés.44 »
40Dans l’ensemble, tous décrivent une bonne ambiance de travail à la Haute Autorité, surtout les premières années. Malgré la bonne entente décrite au sein du collège, des tensions existent. Certaines sont connues comme celles qui ont longtemps opposé Albert Coppé et Dirk Spierenburg, « le Flamand et le Néerlandais45 » ou Dirk Spierenburg à Jean Monnet. Spierenburg lui-même évoque ces dissensions qui l’opposent à Jean Monnet, notamment à propos de la méthode de travail du collège : « Il [Jean Monnet] voulait […] que la Haute Autorité fonctionne comme il l’avait pensé. Et ça ne se peut évidemment pas quand tu es dans un collège. Alors tu es responsable de façon collégiale et le président n’est pas celui qui décide de tout.46 »
41Si des tensions existent, elles n’empêchent pas une véritable union lorsqu’un membre de la Haute Autorité est en position délicate. Par exemple, à propos d’Enzo Giacchero, les réactions des autres membres de la Haute Autorité – ou des anciens – face aux difficultés qu’il rencontre lors de son retour en Italie en 1959 sont une illustration des liens qui se sont développés à Luxembourg. Les difficultés de Giacchero à retrouver une activité professionnelle font le tour de la Haute Autorité et tous essayent de lui venir en aide. Les liens peuvent être des liens d’amitié forts. Ainsi Jean Monnet écrit à Enzo Giacchero en 1959 : « Je ne pense jamais, sans une certaine émotion, aux deux années au cours desquelles nous avons collaboré et sommes aussi devenus amis.47 » La description récurrente de liens d’amitié doit être analysée avec prudence. Ces déclarations d’amitié ne font-elles pas partie intégrante du mythe de la Haute Autorité ? Ne contribuent-ils pas au façonnement de l’image parfaite de l’institution ? L’esprit de corps semble être plus approprié pour définir les liens entre les membres de la Haute Autorité.
42Lorsque Dirk Spierenburg doit faire face à des accusations de corruption, propagées notamment par le député hollandais socialiste Jonkheer van der Goes van Naters, le collège se mobilise pour défendre l’un des siens et parle d’une seule voix. C’est ainsi que l’ambassadeur de France aux Pays-Bas écrit à Maurice Couve de Murville, ministre français des Affaires étrangères : « La Haute Autorité a jugé devoir se solidariser avec M. Spierenburg et dans un communiqué a accusé nommément M. van der Goes van Naters ‘d’avoir répandu des rumeurs portant atteinte à l’intégrité de la Haute Autorité.’48 » Albert Coppé rend visite à René Mayer, qui n’est plus en poste à Luxembourg depuis plusieurs années, pour lui demander quelques dossiers sur le sujet de la péréquation des ferrailles. Ils s’entretiennent de la situation et René Mayer lui écrit : « Je continue à penser que, ni la Haute Autorité, ni notre ami ont intérêt à nourrir la discussion par de nouveaux documents et des précisions qui se rapportent à des faits sans relation avec ceux que la malveillance de certains a imaginés.49 »
43La naissance de liens étroits provient aussi du cadre géographique. Luxembourg est une petite capitale. Les enfants des membres de la Haute Autorité vont à l’école ensemble. Ainsi, les enfants Coppé et Hellwig sont dans les mêmes classes à l’école européenne. La fille d’Albert Coppé peut écrire : « À l’époque nous avions des contacts très étroits avec tous les enfants des fonctionnaires de la CECA, entre autres la fille Antje Hellwig que nous voyons encore très souvent.50 » Pour Fritz Hellwig, « nous étions une grande famille, à Luxembourg.51 » Le fils de Franz Etzel témoigne également dans ce sens52. Son père, dit-il, éprouvait le même sentiment à propos de la « famille » luxembourgeoise. Ils passent beaucoup de temps ensemble, au travail, mais aussi en dehors. « À Luxembourg, compte tenu probablement du fait que nous avions un milieu européen très structuré faisait [sic] que nous nous voyions souvent en dehors du travail […] Le milieu européen était plus sur lui-même.53 »
44Cela ne veut pas dire pour autant qu’ils n’ont pas de contacts avec leur lieu de vie. Le local, Albert Wehrer, introduit Franz Etzel au Rotary Club de Luxembourg. Il est son « parrain » et prononce un discours lors de la première réception de Franz Etzel le 30 avril 1954. Il y relate son parcours et fait l’éloge du vice-président de la Haute Autorité de la CECA. Il évoque aussi le travail au sein du collège et déclare : « C’est ainsi que se crée, au sein de la Haute Autorité, une atmosphère collégiale, un esprit collectif, et finalement cet esprit européen […]54 » Les membres de la Haute Autorité, en particulier pendant les premières années, ont créé puis développé la notion communautaire de l’« Européen ». Avant eux, être européen avait surtout une signification géographique, culturelle ou était synonyme d’engagement proeuropéen. Avec la CECA, une identité propre aux « Européens », c’est-à-dire ceux qui travaillent pour les Communautés européennes, est née. Les Européens sont donc les fonctionnaires, les responsables et leur famille. Ce sentiment européen s’est transmis aux enfants. Ils ont grandi dans des capitales étrangères (Luxembourg et Bruxelles), sont allés à l’école ensemble et parlent tous plusieurs langues. Ils ont développé un fort sentiment d’appartenance à l’Europe en train de se construire et au milieu européen. Les « anciens » de l’école européenne de Luxembourg ont gardé des liens très étroits. Brigitte Coppé, qui est entrée à l’école européenne en 1952, témoigne : « En fait nous formons toujours un groupe très uni. Et en cas de coups durs, les copains sont toujours présents. Nous nous contactons souvent et nous faisons par exemple chaque année une randonnée à la fin du mois d’août avec les anciens.55 »
45Albert Coppé parle de ses enfants en ces termes :
Ils ont grandi dans un climat européen, ils m’ont toujours connu responsable européen. […] Ils ont toujours accepté l’effort que j’ai fait de leur apprendre en dehors du néerlandais, le français et l’allemand et l’anglais. Cela ils ont très bien compris que c’était indispensable dans le milieu où ils sont amenés à vivre. Ils sont devenus très voyageurs évidemment. Je crois qu’en fait, c’est presque du lait maternel. Ils n’ont pas dû être européanisés, ils l’ont été dès leur enfance56.
46Bien sûr, ces sentiments sont plus accentués chez ceux qui sont restés longtemps en place dans les institutions européennes et qui font preuve d’un vrai engagement européen. On les retrouve de façon très marquée chez Albert Coppé ou Fritz Hellwig, qui prolongent après la Haute Autorité leur carrière européenne dans la Commission unique. Chez Karl-Maria Hettlage en revanche, on ne trouve pas trace de cette profession de foi envers l’Europe et la communauté européenne. Il n’est pas évident qu’il se considère lui-même comme un « européen » au même titre qu’Albert Coppé. On constate aussi que le sentiment européen est plus fort chez les premiers en poste à Luxembourg. Les membres de la Haute Autorité nommés pendant les présidences Malvestiti et Del Bo ne tiennent pas le même discours, à l’exception de Fritz Hellwig (qui a, lui, poursuivi une carrière européenne après la Haute Autorité). Les premiers sont aussi les « pionniers » du « laboratoire » européen décrit précédemment. Le lien qui les unit est aussi celui de l’expérience créatrice du début des années cinquante ; une expérience par ailleurs valorisante et mise en avant par la suite. Il semble que l’esprit européen se soit à partir de 1958 déplacé vers Bruxelles, dans la mesure où l’on ne trouve pas le même discours chez les membres de la Haute Autorité nommés avant ou après 1958. Luxembourg n’est plus le centre vital de la communauté européenne. Cet affaiblissement est perceptible dans la cohésion, l’union et la force du collège de la Haute Autorité. L’esprit de famille s’atténue après 1958 et les dissensions existent. La présidence de Piero Malvestiti, les manœuvres de Pierre-Olivier Lapie pour prendre la place de Léon Daum, le scandale faisant suite à la nomination de Karl-Maria Hettlage montrent l’institution sous un autre jour. La Haute Autorité est un organe de pouvoir et les jeux politiques, les luttes d’influence nuancent l’image d’Épinal née en 1952.
47On peut cependant conclure, pour reprendre les termes de Raymond Poidevin, qu’« un esprit européen est né et s’est développé à Luxembourg.57 » Au delà des liens individuels et collectifs indéniables qui se sont tissés à la Haute Autorité, au delà de la collaboration entre les hommes, le lien qui les unit à « leur » institution participe de ce sentiment d’appartenance commune.
Notes de bas de page
1 Jean-Dominique Durand, L’Europe de la démocratie chrétienne, Paris, Complexe, 1995, p. 145.
2 BAK, N1314/441, lettre de Franz Etzel à Konrad Adenauer, 12 mars 1959.
3 Dino Del bo, Il Dio della felicita : una storia di Gesu, Milano, Rizzoli, 1975, 1990.
4 Dino Del bo, Caterina da Genova : l’amore e il purgatorio, Milano, All’insegna del pesce d’oro, 1978.
5 Dino Del bo, La crisi dei Cattolici Italiani, Roma, ABETE, 1954, p. 62.
6 Ibid., p. 63.
7 Ibid., p 53.
8 ILS, PM/N7/39, article de Piero Malvestiti dans L’Azione Giovanile, 18 avril 1948.
9 In memoriam Léon et Jeanne Daum, recueil de documents issus des archives familiales établi par Noël Daum.
10 Archives CFDT, 2G4, réunion du 17 mai 1952.
11 Archives CFDT, 2G21, réunion du 28 mars 1956.
12 Aux élections législatives de 1949, le parti communiste allemand (KPD) obtient 5,7 % des voix, puis 2,2 % aux élections suivantes en 1953. Il est interdit en 1956.
13 FNS, A3N37-34, Franz Blücher „FDP und Sozialismus“, August 1948, p. 7-8.
14 FNS, A1-8, Die Welt, 3. Mai 1950.
15 Archives de la SFIO, Congrès de 1947, 16 août 1947, p. 511.
16 Archives de la SFIO, 42e Congrès, 1950, 4e séance du 27 mai 1950, p. 232.
17 AHCE, INT587, p. 15.
18 AHCE, INT587, p. 15.
19 Archives privées famille Coppé, interview d’Albert Coppé dans L’Europe des Européens, op. cit., p. 3.
20 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 67.
21 René Mayer, Études, témoignages, documents, op. cit., p. 231.
22 22 FJME, AMKC30/4/131, télégramme de la délégation de la Haute Autorité à Jean Monnet, 8 avril 1957.
23 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 339.
24 Ibid., p. 502.
25 Mauve Carbonell, « La politique charbonnière de la CECA (1952-2002) », in Xavier Daumalin, Sylvie Daviet et Philippe Mioche (dir.), Territoires européens du charbon, des origines aux reconversions, Aix-en-Provence, PUP, 2006.
26 Traité CECA, article 58.
27 AHCE, CEAB2/3123, discours de Roger Reynaud à la première conférence européenne des syndicats chrétiens, Bonn, 2 décembre 1960, p. 3.
28 Ibid., p. 4.
29 Ibid.
30 AHCE, CEAB11/79/3, discours de Paul Finet devant l’association belge pour le progrès social, Liège, 3 décembre 1956, p. 248.
31 Ibid., p. 262.
32 Nicole Condorelli-Braun, op. cit., p. 118.
33 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 631.
34 Ibid., p. 755.
35 On fait même état de rumeurs selon lesquelles Piero Malvestiti aurait profité de son statut diplomatique pour acheter des voitures et les revendre en Italie ! Source : Entretien avec Bernardo Pianetti Della Stufa, en poste au service presse et information à Bruxelles dans les années soixante, 7 décembre 2003, Il Calcione. Ces rumeurs, invérifiables, révèlent cependant l’image négative de Piero Malvestiti comme président de la Haute Autorité.
36 Entretien avec Fritz Hellwig, 27 novembre 2002, Bonn.
37 Nicole Condorelli-Braun, op. cit., p. 154.
38 AHCE, CEAB2/2084, lettre de Piero Malvestiti au président de l’Assemblée parlementaire européenne, Hans Furler, 25 mai 1961.
39 Raymond Poidevin et Dirk Spierenburg, op. cit., p. 864.
40 AHCE, CEAB12/1343, discours d’investiture de Dino Del Bo devant le Parlement européen, p. 153.
41 Ibid., p. 156.
42 CHAN, 331AP4, note de Pierre-Olivier Lapie « 25 mai 1966. Audience du général de Gaulle – 16h30 », p. 2.
43 AHCE, INT587, p. 16.
44 Léon Daum, « Bilan de la CECA », La Nef, avril-juin 1962, cahier n° 10, p. 65.
45 Entretien avec Fritz Hellwig, 27 novembre 2002, Bonn.
46 AHCE, INT658 Dirk Spierenburg, 23 novembre 1998, p. 11.
47 FJME, AMKC/30/3/158, lettre de Jean Monnet à Enzo Giacchero, 22 septembre 1959.
48 AHCE, MAEF, lettre de E. de Beauvergne à Maurice Couve de Murville, 15 juin 1961.
49 AHCE, CEAB2/2084, lettre de René Mayer à Albert Coppé, 25 juillet 1961.
50 Courriel de Brigitte Coppé à Mauve Carbonell, 11 février 2006.
51 Entretien avec Fritz Hellwig, 27 novembre 2002, Bonn.
52 Entretien avec Franz Etzel fils, 13 janvier 2001, Bonn.
53 Archives privées famille Coppé, interview d’Albert Coppé dans L’Europe des Européens, op. cit., p. 7.
54 FJME, AMH/6 février 1922, allocution d’Albert Wehrer pour la réception de Franz Etzel comme membre du Rotary Club de Luxembourg, 30 avril 1954, p. 6.
55 Courriel de Brigitte Coppé à Mauve Carbonell, 11 février 2006.
56 Archives privées famille Coppé, interview d’Albert Coppé dans L’Europe des Européens, op. cit., p. 8.
57 Raymond Poidevin, « Le rôle de la CECA dans la prise de conscience d’une identité européenne », in Marie-Thérèse Bitsch, Wilfried Loth et Raymond Poidevin (dir.), Institutions européennes et identités européennes, Bruylant, Bruxelles, 1998, p. 164.
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