Reconstruire
p. 95-117
Texte intégral
1Les premières années qui suivent la fin de la guerre sont des années de reconstruction. Pour les vainqueurs, la mise en lumière est immédiate. Pour les autres, la discrétion et la justification s’imposent avant toute chose. Que faire du passé ?
Un passé encombrant
2Le passé proche peut s’avérer gênant si l’on n’appartient pas de façon visible au camp des vainqueurs. Partout sévit l’épuration. Les vainqueurs, les nouveaux dirigeants, la presse, passent à la loupe, parfois grossièrement, le passé de ceux qui manifestent la volonté d’intégrer l’espace public. Confrontés à des accusations, dans l’immédiat après-guerre ou dans les décennies qui suivent, ils fournissent des explications, des justifications qui ne sont qu’un reflet partiel des évènements auxquels ils ont participé. Ceux dont le passé pose problème sont visiblement à la recherche d’une virginité politique qui leur fait défaut.
3Pour les prisonniers allemands, cela commence avec les questions des autorités militaires d’occupation. Plus tard, la justice et l’administration allemandes prennent le relais. Tous tiennent un discours valorisant sur eux-mêmes. C’est ainsi que les combattants de la Wehrmacht (Etzel, Hellwig) vont faire part a posteriori des sentiments antinazis qui les animaient avant 1945. Excepté Karl-Maria Hettlage, aucun des membres de la Haute Autorité n’a participé d’une façon ou d’une autre à des crimes, à quelque niveau que ce soit. Hettlage est a priori le seul dont le passé peut être considéré par ses contemporains comme condamnable. À de nombreuses occasions, Hettlage doit justifier ses fonctions antérieures : les autorités militaires américaines tout d’abord, qui l’arrêtent et l’interrogent longuement sur les activités du ministère de l’Armement du Reich. Dans le rapport faisant suite à cet interrogatoire, Hettlage se qualifie presque d’opposant silencieux au régime. Il dit s’être opposé, alors qu’il était receveur municipal de Berlin, « aux plans extravagants de Speer.1 » Le rapport précise ensuite de façon suspicieuse que : « ce conflit n’a apparemment pas empêché Speer de l’engager en tant que conseiller financier en 1941.2 » Hettlage s’exprime plus personnellement, sans la menace de la justice, quand il écrit à Albert Speer, alors que ce dernier purge sa peine de prison à Spandau. Quand Speer lui envoie ses mémoires3, son ancien collaborateur lui répond ainsi :
J’ai rarement lu un livre qui me touchait si personnellement. Beaucoup de passages m’ont refait vivre ma propre vie, passé déjà disparu. […] Je conçois trop bien que la génération de nos enfants ne veuille tout simplement pas le croire. […] Je me pose moi-même souvent la question de savoir comment j’ai pu, en tant qu’être humain intelligent et au caractère sérieux, surmonter ces années4.
4Quelques années plus tard, en 1975, il écrit une nouvelle fois à Speer : « …c’est toujours une chose désagréable d’exposer ses propres pensées, ses propres sentiments, devant une foule ignorante qui ne comprend pas et qui en général n’éprouve que de la curiosité.5 » Hettlage ne renie pas son passé, loin de là, il le minimise face à la « foule ignorante » qui ne peut comprendre le contexte de l’époque. Hettlage et les anciens collaborateurs de Speer ont pourtant conscience du poids des regards inquisiteurs portés sur eux et des conséquences d’une analyse pointilleuse de leurs agissements passés. Ils dénigrent cependant cette éventualité, comme le fait Rudolf Wolters, dans un poème qu’il envoie à Karl-Maria Hettlage pour ses soixante-cinq ans lorsqu’il évoque « Wiesenthal et ses cuisiniers/[qui] tiennent leur flèche empoisonnée.6 » On peut supposer que si rien n’a vraiment fait obstacle aux carrières des anciens du GBI et du ministère de l’Armement, c’est qu’ils ont aussi bénéficié de l’image de Speer. Comparé aux autres dirigeants du Troisième Reich, Speer a profité pendant des décennies d’une image positive ; image qu’il s’est forgée et qui a été véhiculée notamment par ses écrits. Concernant Hettlage, la justice allemande s’intéresse à lui, après les Américains, dans le cadre du processus de dénazification7. Il est obligé de s’expliquer longuement, en particulier sur son rang dans la SS. Il donne bien sûr, dans les documents contenus dans son dossier, sa propre version de l’histoire et il est disculpé en 1948 par la commission de dénazification. Malgré cette décision de 1948, la justice et le pouvoir lui demanderont régulièrement de fournir des explications sur son passé. Cependant, au vu de ses fonctions effectives dans les services de Speer, il aurait pu être bien plus inquiété. Son manque de « visibilité » au sein du régime et de l’administration nazie constitue un avantage sérieux. En effet, il ne fait pas partie de la « scène intérieure » nazie, il ne s’affiche pas, le grand public ne le connaît pas. À l’inverse de beaucoup d’autres qui cherchent la reconnaissance et la gloire à travers des fonctions dans le parti, la SS, les ministères, l’administration, etc. Karl-Maria Hettlage adopte une attitude des plus discrètes dans les années qui précèdent l’immédiat après-guerre. Il se cantonne tout d’abord à ses activités de banquier (à la Commerzbank). Il habite alors à Hambourg. Par ailleurs, il s’efforce de reprendre le fil d’une carrière universitaire interrompue en 1935, avec sa nomination au conseil municipal de Berlin. Il était maître de conférences en droit public à l’université de Cologne. En 1951, il obtient, grâce à un réseau relationnel efficace, une chaire de professeur à l’université de Mayence8. Progressivement, il retrouve les chemins des ministères. Expert financier reconnu pour ses compétences, il intéresse les dirigeants politiques allemands. Il se rapproche de la CDU et rencontre Franz Etzel. Lorsque ce dernier est nommé ministre des Finances en 1957, il fait appel à Hettlage et lui confie la direction du budget. La décision est entérinée à l’unanimité par le Conseil des ministres du 17 décembre 1957. Il occupe tout d’abord le poste de directeur du budget en 1958, puis il est nommé en 1959 secrétaire d’État aux Finances. Hettlage se sent dans son élément au ministère des Finances. Etzel est souvent absent de son poste à cause de ses problèmes de santé et Hettlage prend de l’importance au sein du ministère. Il dit lui-même avoir pu mener sa propre politique financière.
5Johannes Linthorst Homan se fait lui aussi discret après 1945. Le mouvement qu’il avait créé en 1940, l’Union néerlandaise, a mauvaise presse. Après sa libération, Homan retourne à Groningue où le gouvernement et la reine sont rentrés d’exil. Il cherche à reprendre son poste de commissaire de la Reine. Diverses commissions sont créées pour examiner les cas des hauts fonctionnaires et leur attitude pendant la guerre. L’épuration est en marche. Une première commission d’enquête en mai 1945, présidée par l’ancien ministre Hendrik van Bœyen, considère que la réintégration de Homan à son poste de commissaire de la Reine est indésirable. « Mes aventures avec l’Union néerlandaise avaient des effets importants9 », écrit Homan. En décembre 1945, la grande commission d’épuration Scholten en vient à la même conclusion. L’UN est alors sujette à de nombreuses critiques, la presse reprend des passages publiés dans le journal De Unie. Johannes Linthorst Homan est le plus attaqué du triumvirat, comme il le sera trente ans plus tard à la sortie du quatrième volume de Louis De Jong sur l’histoire des Pays-Bas pendant la guerre10. Une troisième commission d’enquête reprend le dossier en 1946. Sa conclusion est négative. Johannes Linthorst Homan ne semble plus avoir d’avenir politique à l’intérieur du pays. Le poids de l’Union néerlandaise, qui apparaît après guerre comme un mouvement de collaboration, ne peut lui permettre de réintégrer la vie politique nationale. Aux hommes de l’épuration, les positions de l’UN sont pronazies et condamnables dans la mesure où ces hommes mêlent parfois intransigeance et rancœur personnelle contre le mouvement. Pourtant, l’emprise de l’occupant ne permit pas la concrétisation aux Pays-Bas de cette « révolution nationale » jugée par les nazis insuffisamment proallemande. Pas assez nazie pour les Allemands, trop pour l’épuration : la position de Homan est inconfortable dans les deux cas. Mais la famille Homan étant une grande famille du royaume, il n’est pas exclu en tant que tel de la vie publique. Installés à Groningue, les Homan retrouvent des activités « normales ». Johannes Linthorst Homan garde des contacts, il s’entretient avec divers ministres. Il se tourne alors vers de nouvelles occupations pour lesquelles l’Union néerlandaise ne constitue pas un handicap. Pendant les premières années de la reconstruction, ses activités sont variées. Il est ainsi président d’une organisation culturelle, le Nederlands Cultureel Contact. Mais il est surtout actif sur le plan du régionalisme et de l’agriculture. On l’appelle à la présidence de la confédération des coopératives laitières néerlandaises (Nederlandse zuivelbonden). Bien que son parcours n’ait pas fait de lui, jusque-là, un spécialiste des questions agricoles, sa nouvelle position est un tremplin vers des activités plus larges : il suit le ministre de l’Agriculture lors de diverses négociations européennes et internationales (Plan Marshall, OECE, FAO). Lors de ces déplacements, il rencontre l’idée européenne. En 1948, il est envoyé à Paris pour présider le Comité européen de la fédération internationale des producteurs agricoles. Il reste président de ce comité jusqu’en 1952 et s’oriente ensuite vers une carrière européenne.
6Tout comme Hettlage, il retrouve la voie des ministères et des responsabilités politiques pas à pas, au fil des années. Ce qu’il dit des années de guerre et de l’Union néerlandaise ? Il s’agit pour lui de minimiser l’importance du mouvement, d’en faire un mouvement patriote plutôt que de collaboration, et d’invoquer l’urgence et le désespoir du contexte. « On peut nous critiquer […]. Vu la situation en juillet 1940 et notre attitude vis-à-vis de l’occupant, je ne trouve pas cette critique juste.11 »
7Albert Wehrer, lorsqu’il rentre au Luxembourg en 1945 après quatre années d’exil en Allemagne, passe par des obligations de justification semblables à celles de Johannes Linthorst Homan. Le gouvernement en exil revenu, ceux qui ne l’ont pas suivi sont l’objet de toutes les suspicions. Dans le collimateur de la commission d’enquête en matière d’épuration administrative, Wehrer rédige plusieurs rapports sur le déroulement de l’année 1940 en vue de récupérer sa place dans la diplomatie luxembourgeoise.
La Commission administrative doit en effet son existence légale à une résolution de la Chambre des députés. C’est donc envers elle qu’elle est responsable et pour autant qu’elle n’exécute que le mandat de la Chambre et de sa Commission parlementaire, c’est la Chambre elle-même qui assume la responsabilité de la politique arrêtée12.
8Il met en avant le rôle de la Chambre des députés, dont la Commission administrative n’est qu’une émanation. Il avance également la nécessité de dialoguer avec la Gauleitung pour défendre les intérêts du pays. Les décisions de la Commission avaient pour but « de ne pas rompre brusquement avec les Allemands […], ne pas provoquer de nouveaux excès du Gauleiter.13 » Quand il évoque son propre rôle de président, pour se justifier devant la commission d’épuration, il se définit en quelque sorte comme le dernier garant de la souveraineté luxembourgeoise face au Gauleiter. La commission d’enquête classe le dossier et Albert Wehrer reprend du service dans la diplomatie luxembourgeoise. Le gouvernement l’envoie dans un premier temps auprès du Conseil de contrôle allié en Allemagne, à Berlin. Il y dirige la délégation envoyée par le Luxembourg. En 1949, et dans la suite de ses activités diplomatiques, Wehrer est envoyé à Bonn en tant que chef de la mission luxembourgeoise auprès des hauts commissaires alliés en République Fédérale d’Allemagne. Excellent connaisseur de l’Allemagne, il est nommé l’année suivante ministre de Luxembourg en RFA.
9Le sentiment d’avoir fait son devoir est dominant. Il en est de même pour Léon Daum. Personne n’exige de lui qu’il rende des comptes, ce qui ne l’empêche pas d’être vaguement inquiet à la Libération. Il se demande si on ne viendra pas lui demander de s’expliquer à propos de sa participation au Conseil national ou à propos de la production de guerre des usines de sa compagnie. Mais de son point de vue, pendant les jours suivant le départ des Allemands : « ce n’est pas le déchaînement et la dénonciation forcenés qu’on pouvait craindre.14 » Il observe de sa fenêtre de la rue Auguste Comte, à Paris, l’arrivée des troupes alliées. Il est vrai que l’épuration dans le monde des affaires ne prend pas la même ampleur que pour les politiques ; Daum peut reprendre sans crainte la direction de son entreprise.
Le devant de la scène
10La fin de la guerre n’a pas les mêmes conséquences pour tout le monde. Ceux qui sont restés discrets jusqu’en 1945 consolident leurs situations sociales et professionnelles. Cela n’empêche pas l’apparition d’un discours de valorisation, quand bien même aucun élément sensible n’est dans la balance. Heinz Potthoff, qui se tient tranquille pendant toute la guerre, relate dans ses mémoires son opposition « silencieuse » au nazisme. Il dit avoir été très seul et n’avoir eu que très peu de contacts, par manque de confiance, par peur de tomber sur un interlocuteur qui le dénoncerait. Il travaille et garde ses pensées pour lui. Après 1945, il peut dire : « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un avec qui j’avais l’impression de pouvoir m’entretenir de la situation politique en toute confiance. Et ça dans une ville [Nuremberg] où le mouvement socialiste était vite devenu très influent ! […] Je m’y suis senti en tous cas très seul.15 »
11Il est remarquable à quel point les contacts avec des personnalités de la Résistance sont mis en avant. Beaucoup font état de relations plus ou moins établies, plus ou moins régulières, avec des personnes ayant de près ou de loin participé à des actes de résistance. Albert Wehrer évoque des relations indirectes avec les conspirateurs de juillet 1944 : il aurait rencontré lors de son exil l’un des artisans du complot contre Hitler, Joseph Wirmer. Karl-Maria Hettlage évoque lui aussi des liens avec le complot de juillet : il aurait été en contact avec Carl Ferdinand Gœrdeler, l’un des acteurs de la conspiration. Albert Coppé évoque également des liens avec la Résistance, en Belgique. Employé par le ministère des Affaires économiques comme expert, professeur à l’université de Louvain, il parle de quelques rencontres avec des groupes de réflexion catholiques et d’une réunion avec Willem Segers, organisateur du parti social-chrétien après guerre. Animé de sentiments antinazis, il craint – sans raisons réelles, semble-t-il – d’être arrêté : « Un jour on me fit savoir que j’étais suivi par la Gestapo. J’ai alors eu une réaction tout à fait stupide : j’ai préparé ma valise pour le cas où on viendrait m’arrêter chez moi.16 » Albert Coppé, économiste reconnu de l’université de Louvain, adhère après la guerre au nouveau parti chrétien (CVP-PSC17).
12Le discours des vainqueurs visibles, des héros de la Résistance, est bien différent. On ne trouve pas trace de justifications fragiles. Auréolés de gloire, les résistants et opposants aux fascismes, pour la plupart exilés ou dans la clandestinité jusqu’en 1944-1945, s’exposent au grand jour. Ils sont les vainqueurs, conscients d’être du bon côté.
13Pierre-Olivier Lapie écrit et publie plusieurs ouvrages sur ses aventures pendant la guerre. Son passé de résistant, socialiste et proche du général de Gaulle, est une belle carte de visite. Il figure parmi les premiers à résister en quittant la France pour Londres en juillet 1940 et il est bon, pour lui, de le faire savoir. Il se demande, dans l’introduction à ses souvenirs de guerre, pourquoi ils furent si peu nombreux en 1940 en Angleterre.
Tandis que ceux qui se laissent aller à la pente, en descendant, ne vont qu’à la facilité, ceux qui veulent suivre leur pente en montant vont à l’humanité : mais il leur faut le courage et la résistance de la rupture. Évidemment il était plus facile de dire : ‘discipline à Pétain, retour au sol de la Patrie, rentrée au bercail familial’, que de prononcer la rupture18.
14Le retour en France en 1944, après « cinq années d’aventure19 » et d’exil, est pour lui une renaissance, l’occasion de voir et d’être vu, reconnu. Quelques jours après son retour à Paris, il se rend en Lorraine, dans sa circonscription : « Je revenais dans ma patrie et elle-même se portait à ma rencontre. Les cloches de Champigneulles se mirent à vibrer. Les volontaires en rang défilaient au pas cadencé sur la route du cimetière. Les autorités de la ville et une grande foule suivaient.20 »
15Les deux syndicalistes, Paul Finet et Jean Fohrmann, rentrent au pays après l’exil pour l’un, la déportation pour l’autre. Jean Fohrmann, déporté en Allemagne, s’évade dans les derniers jours de la guerre et parvient à rejoindre le Luxembourg en mai 1945. Dès son retour, il écrit un ouvrage dans lequel il évoque son expérience personnelle dans les camps de Gross-Rosen et de Hersbruck21. Ce texte se déclare témoignage universel et s’adresse à ceux « qui veulent s’informer sur cet enfer du nazisme.22 » Il décrit également son arrivée à Luxembourg. Victime des bourreaux allemands, il est un survivant. « Enfin, nous avons tout surmonté : Nous sommes presque à la maison, salués le plus chaleureusement par les amis et connaissances.23 » Comme Pierre-Olivier Lapie, Jean Fohrmann rentre au pays avec l’étiquette du héros résistant. Les élections législatives de 1945 sont pour lui un triomphe. Dans sa commune de Dudelange, sa liste socialiste obtient la majorité absolue. Comme beaucoup de héros de la guerre et de la Résistance, le retour sur la scène politique intérieure se fait sans difficulté, et même souvent dans la gloire. Paul Finet, quant à lui, reprend ses activités syndicales en Belgique. Cette fois, il est propulsé au somment de la hiérarchie syndicale nationale en étant élu secrétaire général du grand syndicat unifié belge, la Fédération générale des travailleurs de Belgique (FGTB).
16La situation est un peu la même pour René Mayer, membre influent du parti radical et figure de la France Libre. Avant la guerre, il n’avait occupé que des fonctions dans des cabinets ministériels. En 1944, il est propulsé ministre des Travaux publics, des Transports et de la Marine Marchande. Élu maire de Giverny à la Libération, il pense pouvoir se faire élire à l’automne député sur les mêmes terres, où Pierre Mendès-France est aussi candidat. Finalement, un peu dans la précipitation, il prend la décision de se faire « parachuter » à La Rochelle. En quelques semaines, son image « France Libre » ne lui suffit pas pour s’imposer. Battu, René Mayer conserve cependant des fonctions gouvernementales et se présentera aux élections suivantes avec une tactique plus aguerrie.
17En Italie, la libération totale du territoire et la chute du fascisme apportent là aussi leur contingent de héros et de nouveaux visages. Les trois membres italiens de la Haute Autorité sont intimement liés à la renaissance du parti chrétien, la Democrazia Cristiana, qu’ils s’y soient intéressés au début ou à la fin de la guerre. Piero Malvestiti sort enfin de la clandestinité après presque vingt ans de lutte politique souterraine. Dès 1945, il écrit un ouvrage sur les activités du mouvement guelfe et sur son long passé de résistant au fascisme24. Il peut enfin faire part ouvertement de ses pensées politiques et se mettre en avant, en tant qu’opposant et résistant. Dans l’introduction, il écrit :
L’auteur demande pardon, comme de rigueur, il devra parler de lui. La modestie devrait l’interdire : mais les limites entre la modestie et l’hypocrisie sont si confuses – et l’auteur a toujours tellement détesté l’hypocrisie – que, à l’âge de raison, il a préféré renoncer sans aucun doute à la modestie25.
18Ayant déjà participé à l’ébauche de gouvernement de la République d’Ossola, membre fondateur de la Democrazia Cristiana, il entre dans l’après-guerre en position de force. Son passé lui confère une popularité nouvelle qu’il met à profit lors des élections de 1946.
19Pour Enzo Giacchero, qui s’est tourné plus tardivement vers la Résistance, entrer triomphalement dans la ville d’Asti à la tête d’une division partisane est une mise en lumière soudaine. Les Alliés le nomment préfet de la ville, fonction qu’il conserve jusqu’à la naissance de la République italienne l’année suivante. Sa légitimité se fonde sur la lutte partisane à laquelle il participe depuis 1943. Les stigmates de la guerre sont chez lui particulièrement visibles : il a perdu une jambe. Il l’a perdue au sein de l’armée italienne, en combattant contre les Alliés. Déjà héros pour les fascistes turinois au moment de son amputation « pour la patrie », il devient deux ans plus tard une figure de la guerre partisane. Son cheminement est le fruit d’une évolution personnelle, liée aux évènements. Il décrit cette évolution dans un poème, en mars 194426 :
Je partis un jour avec la foi/en ta gloire et ta victoire/ […] Et je retrouvai ton beau corps nu,/avec les signes du martyre et de l’outrage/ […] Je me relevai ! Maintenant, je suis sûr, Italie, de ton destin !
20La fin des régimes totalitaires ou d’occupation donne naissance à un renouveau démocratique sans précédent. Tous les futurs membres de la Haute Autorité, sauf exception, se lancent avec enthousiasme – et ambition ! – dans l’arène politique de l’après-guerre.
Une nouvelle classe politique
21Dans les pays qui redécouvrent la démocratie progressivement au lendemain de la guerre, la volonté d’œuvrer pour la reconstruction politique, économique et morale du pays est le moteur essentiel de l’engagement public. Le souffle du renouveau balaie les élites trop compromises et ouvre des portes nouvelles pour tous les autres, les vainqueurs, les discrets et les opposants silencieux. Les places laissées vacantes par le départ d’une partie des classes dirigeantes trouvent vite preneurs, chez les vainqueurs visibles tout d’abord, puis chez les « non compromis » qui profitent de cet espace pour se montrer et s’engager. La rupture de la fin de la guerre entraîne le remplacement, parfois brutal, d’une élite par une autre. Les révolutions et les changements de régimes, de façon générale, ouvrent la voie à des ascensions sociales fulgurantes. Au lendemain de la guerre, dans les pays européens, l’épuration et la dénazification sont à l’origine du remplacement des élites, surtout politiques, jusque-là en place. Cette évolution est particulièrement visible dans les pays ayant connu des régimes totalitaires. En Allemagne, Franz Etzel, Fritz Hellwig et Franz Blücher n’ont jamais fait partie du paysage politique avant 1945. Heinz Potthoff n’avait que des responsabilités syndicales locales restreintes avant 1933. De même en Italie, où Enzo Giacchero, Dino Del Bo et Piero Malvestiti ne faisaient pas partie des élites politiques sous le fascisme. L’instauration de régimes démocratiques et la chute des dirigeants compromis favorisent leur installation parmi l’élite gouvernementale. Ils sont au cœur de partis et organisations politiques structurés et puissants : CDU, Democrazia Cristiana, SFIO etc.
22Le drame de la guerre derrière eux, tous optent pour un discours résolument tourné vers l’avenir, optimiste, qu’ils aient été résistants ou non. Pour certains, l’engagement politique d’après 1945 se situe dans la continuité de leurs engagements précédents. Mais ils vont prendre une importance nouvelle au moment de la renaissance des institutions démocratiques. Jean Fohrmann revient au pays, marqué par la déportation et l’univers concentrationnaire. Il veut que son témoignage serve au Luxembourg libéré, à ses compatriotes et à la génération suivante.
Nous nous promettons aujourd’hui de ne rien entreprendre qui pourrait entraver la liberté de notre pays et de ses habitants. Nous savons que la liberté est aussi importante que l’air et l’eau. Nous protègerons par tous les moyens nos institutions démocratiques. Nous voulons que nos enfants aussi deviennent ce que nous étions et sommes à nouveau : Des citoyens et des hommes libres dans un pays libre27 !
23Élu député socialiste avec difficulté avant guerre, il n’a cette fois pas besoin d’attendre un concours de circonstance pour entrer à la Chambre. Il retrouve le secrétariat de la CGTL et remporte triomphalement les élections municipales de Dudelange où il sera bourgmestre pendant vingt ans.
24En Allemagne, de nouvelles organisations politiques voulant rompre avec les partis du passé voient le jour dès la fin de la guerre. À droite, mouvements libéraux ou d’inspiration démocrate-chrétienne émergent dans chaque zone d’occupation. Franz Blücher qui n’avait jamais eu d’activité politique jusqu’en 1945 se découvre une vocation. « Dans l’Allemagne détruite d’après-guerre, il incarnait un nouveau type d’homme politique pragmatique.28 » Il fonde un nouveau parti libéral, d’abord localement à Essen, qui devient rapidement un parti d’envergure nationale : le Freie Demokratische Partei (FDP), troisième parti de RFA avec 12 % des votes aux législatives de 1949. Franz Blücher voit même cette année-là sa carrière politique prendre un envol inespéré : il accède à la présidence du FDP et à la vice-chancellerie. Mais les grands vainqueurs politiques de l’après-guerre sont sans conteste les nouveaux partis démocrates-chrétiens qui dominent les vies politiques nationales dans de nombreux États de l’Europe de l’Ouest.
25En 1945, Franz Etzel fonde avec d’autres la section locale de la CDU du Rheinland. Cette section s’unit en 1946 aux autres sections de la zone britannique. L’année suivante, l’union se fait avec les autres zones d’occupation, tandis qu’en Bavière se développe la CSU. Au sein des différentes sections démocrates-chrétiennes, on recherche, en tâtonnant, une idéologie stable. Franz Etzel forme une équipe de spécialistes et d’experts en économie qui travaille pendant plusieurs mois à l’élaboration d’un programme. Fritz Hellwig en fait partie. La réflexion aboutit aux directives de Düsseldorf (Düsseldorfer Leitsätze) en 1949, dont Franz Etzel est l’un des co-auteurs. Sans pour autant rejeter les objectifs du premier programme d’Ahlen de 1947, elles en écartent sensiblement les tendances socialisantes et posent les bases de la doctrine économique de la CDU. Elles adoptent les principes de l’« économie sociale de marché29 ».
26La liberté politique et économique est le leitmotiv du programme. La construction d’une économie sociale de marché s’oppose par principe à l’économie nationale-socialiste et à l’économie planifiée. La liberté du marché, à condition que la concurrence soit effective, est le meilleur instrument pour éviter les monopoles privés ainsi que les dérives totalitaires du pouvoir. L’économie de marché apparaît, dans le programme de la CDU, comme l’unique garantie pour une Allemagne libre. Cependant, ce programme s’appuie sur un libéralisme nuancé d’interventionnisme ; il s’oppose au « laisser faire » et à « l’ordre naturel » du néolibéralisme. Ainsi Franz Etzel déclare, au 14e congrès de la CDU de 1966, à propos des directives de Düsseldorf :
C’était à l’époque le résultat d’un long travail. Nous voulions nous détacher de la prétendue vieille économie de marché, de l’économie de marché du laisser faire, du laisser-aller et former un nouveau modèle économique dans lequel la relation entre l’économie et l’État serait organisée ainsi que l’école de Freiburg l’avait scientifiquement développé. D’après cette école et d’après nos principes de l’époque, la relation État-économie était pensée telle que l’État n’avait pas seulement le droit, mais aussi le devoir d’intervenir dans l’économie. Ces interventions devaient être naturellement limitées […]30.
27Alors que Franz Etzel est encore président de la section locale de la CDU du Rheinland, il est désigné président de la commission pour la politique économique de la CDU de la zone britannique en 1947 ; il le reste jusqu’en 1949. En octobre 1950, lors du congrès de Goslar qui unit les différentes sections locales de la CDU, Etzel dirige la même commission, mais cette fois-ci au niveau fédéral. Il en reste le président jusqu’à sa mort en 1970. Les premières élections au Bundestag ont lieu le 14 août 1949. La CDU/ CSU remporte 139 sièges (31 % des voix contre 29,2 % pour le SPD) et devient le premier parti d’Allemagne. Franz Etzel est élu député dans la circonscription de Rees-Dinslaken, en Rhénanie du Nord-Westphalie, près de Duisburg ; circonscription qu’il quittera pour se présenter ensuite (en 1957 et 1961) dans celle de Remscheid-Solingen, où il gagnera chaque fois assez facilement.
28Quand Franz Etzel est élu au premier Bundestag en 1949, il propose à Fritz Hellwig de continuer à travailler avec lui. Hellwig, qui n’est pas encore réellement entré en politique, suit Franz Etzel à la commission économique du Bundestag. Lors des élections législatives suivantes en 1953, Hellwig se présente dans la circonscription de Remscheid-Solingen. Etzel, qui a été nommé vice-président de la Haute Autorité de la CECA en 1952, recommande Hellwig à Konrad Adenauer et à la direction du parti. Dans une lettre à Wilhelm Johnen, Konrad Adenauer écrit, quelques mois avant les élections :
M. Etzel, qui m’a rendu visite aujourd’hui, m’a présenté de façon convaincante la nécessité d’avoir au prochain Bundestag, au sein de la fraction, un plus grand nombre de vrais experts en économie que jusqu’à présent. […] M. Etzel m’a montré, et je soutiens cette opinion, que M. Hellwig pouvait être cette personne, et je vous serais reconnaissant si vous aidiez M. Hellwig à obtenir un mandat sûr au sein du parti régional de Rhénanie31.
29Suivant les traces de Franz Etzel, Fritz Hellwig est élu député en septembre 1953 et prend la tête de la commission des affaires économiques du Bundestag en 1956. Parallèlement à son activité politique naissante, Fritz Hellwig fonde en 1948 une société de conseil économique, la Volkswirtschaft Hellwig GmbH. Trois ans plus tard, il prend, au moment de sa création, la direction de l’Institut allemand de l’industrie, à Cologne32. « Nous avons l’idée, mon ami Franz Etzel de la commission économique de la CDU et moi [... d’un institut qui] devrait faire un travail irrécusable et scientifiquement reconnu, qui ne devrait pas être polémique, en parallèle à l’Institut syndical des sciences économiques et sociales.33 » En fait, il s’agit d’un institut privé d’études économiques, soutenu par des organisations économiques et des entreprises, d’inspiration libérale et se définissant lui-même comme l’avocat de l’économie de marché.
30La situation politique est sensiblement la même pour les trois Italiens : Piero Malvestiti, Dino Del Bo et Enzo Giacchero. Le programme du nouveau parti confessionnel établit les bases d’un État démocratique garantissant à l’Église sa liberté d’action. Les valeurs et principes chrétiens sont, pour les idéologues du parti, la base de la démocratie à construire. L’Italie qui prend forme est complètement dominée par l’idéologie démocrate-chrétienne. Tous trois appartiennent donc au même mouvement et suivent des carrières parallèles.
31En 1945, ils sont projetés sur le devant de la scène au sein d’un parti uni et puissant, ayant déjà démontré ses capacités de gestion dans le Sud du pays. Piero Malvestiti est un personnage influent de la DC, il est membre du Conseil national du parti. Le 2 juin 1946, par référendum, les Italiens votent en faveur de la création de la République avec une majorité de 54,3 % contre 45,7 % pour la monarchie34. Piero Malvestiti se fait élire député de Milan, ville dont il est déjà le conseiller communal. Il sera à nouveau élu lors des élections législatives suivantes (1948, 1953, 1958, 1963). Enzo Giacchero et Dino Del Bo sont également élus à la Chambre des députés pour la première fois, respectivement en 1946 et 1948. Ils sont, de plus, élus dans des circonscriptions assez proches : Milan pour Malvestiti, Milan-Pavie pour Del Bo et Asti-Cuneo pour Giacchero. Installés dans leur fauteuil de député, ils sont tous, à leur niveau, appelés à des responsabilités gouvernementales ou internationales.
L’exercice du pouvoir
32L’enthousiasme manifeste et visible ne cache pas les plans de carrière, les stratégies politiques, l’attrait du pouvoir. Les idéaux affichés de renouveau démocratique ne sont pas – loin de là – les seuls moteurs des engagements de chacun.
33L’exercice du pouvoir passe par des responsabilités ministérielles et parlementaires pour la plupart des futurs membres de la Haute Autorité qui se lancent dans la bataille politique. Certains occupent même des fonctions importantes immédiatement après la guerre. C’est le cas de René Mayer qui, dès 1946, prend la tête de différents ministères, de plus ou moins longue durée. Si la IVe République est instable, si les gouvernements se succèdent, si les alliances politiques changent d’un jour à l’autre, les dirigeants sont souvent les mêmes. Ils alternent les passages au gouvernement et dans l’opposition sur les bancs de l’Assemblée nationale. On retrouve ainsi régulièrement les ténors du parlement dans la composition des ministères. René Mayer est l’un d’eux. Ministère après ministère, il grandit sur la scène politique nationale, jusqu’à la présidence du Conseil en 1953. Il est tout d’abord ministre des Finances et des Affaires économiques entre décembre 1947 et juillet 1948 dans le gouvernement Robert Schuman (MRP). François Caron estime que :
ce ministère fut dans l’histoire de la IVe République un tournant majeur, non seulement parce qu’il fut une première tentative de retour à la rigueur dans la gestion économique et financière de la nation, mais aussi parce qu’il ouvrit l’ère ‘libérale’ de la politique économique française35.
34La France connaît de sérieuses difficultés financières et l’inflation s’aggrave. René Mayer considère que le poids de l’État est bien trop important et qu’il n’est plus adapté à la situation économique. Inspirées par une politique libérale, les mesures qu’il prend pendant les mois qu’il passe au ministère des Finances ne le rendent guère populaire. Le « plan Mayer » comporte trois volets essentiels : déflation, liberté économique et liberté de certains prix, dévaluation. La rigueur budgétaire impose un contrôle des dépenses de l’État et une hausse des impôts. Le « prélèvement exceptionnel », pour lutter contre l’inflation, se heurte à l’opposition du parlement. Le projet est finalement voté le 5 janvier 1948. La presse se déchaîne particulièrement contre ce plan et contre une mesure symbolique : le retrait du billet de 5 000 francs accompagnant la dévaluation du franc décidée en janvier 1948. Les résultats ne sont pas particulièrement spectaculaires, mais l’assainissement monétaire est engagé. Le gouvernement Schuman tombe en juillet 1948. Son successeur, André Marie (radical) appelle René Mayer au ministère de la Défense nationale où il ne reste que quelques semaines. Au mois d’octobre 1949, après plusieurs mois comme représentant de la France aux Nations unies, il effectue une première tentative pour obtenir la présidence du Conseil. Président du Conseil désigné, il n’obtient pas le vote d’investiture de l’Assemblée. C’est finalement Georges Bidault qui forme son gouvernement fin octobre ; gouvernement dans lequel René Mayer accepte un nouveau ministère, celui de la Justice. Il conserve ce ministère deux ans, jusqu’en 1951, à la suite de quoi il est de nouveau nommé ministre des Finances et des Affaires économiques, dans le gouvernement Pleven. Fin 1952, René Mayer est convoqué par le président de la République qui lui propose la présidence du Conseil. Après deux échecs en 1949 et en 1951, il réussit à former son gouvernement ; il est enfin investi le 8 janvier 1953. Son cabinet se compose de douze radicaux, deux membres du Rassemblement des gauches, dix MRP et dix indépendants paysans. Son action en tant que chef du gouvernement est limitée, principalement dans le temps puisque son gouvernement survit moins de six mois. La question de la Communauté européenne de défense (CED) est déjà centrale dans les discussions parlementaires. René Mayer se positionne en faveur de l’armée européenne. Dans son discours d’investiture, le 6 janvier 1953, il évoque cependant le sujet avec beaucoup de prudence, sachant à quel point celui-ci est sensible à l’Assemblée et dans l’opinion publique. Il estime notamment indispensable l’ajout de protocoles interprétatifs et complémentaires. Son gouvernement va finalement chuter sur des questions économiques intérieures. Fin mai 1953, il demande en effet les pleins pouvoirs au parlement. Il ne les obtient pas et son cabinet est renversé. S’en suit une crise ministérielle d’un mois. L’image de René Mayer, dans une partie de l’opinion publique et de la presse de gauche notamment, est assez négative. Souvent caricaturé comme le « commis de la banque Rothschild », ses liens avec les milieux financiers le desservent. « M. René Mayer n’est pas seulement un grand commis de la finance. On a pu dire de lui, à juste raison, qu’il est le ‘cerveau’ de la maison Rothschild.36 » Ses compétences cependant sont rarement remises en cause ; elles font de lui un « supertechnicien » de l’économie et des finances.
35Autre personnalité française à profiter de la valse incessante de la IVe République, Pierre-Olivier Lapie occupe différents postes dans les gouvernements qui se succèdent dans les années quarante et cinquante. Sa première expérience, de courte durée, lui est proposée par Léon Blum, premier président du Conseil de la IVe République. Lapie est nommé sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères. L’expérience ne dure guère. Un mois plus tard, le 16 janvier 1947, le cabinet Blum chute. Lapie n’a pas le temps de s’habituer à ses fonctions ministérielles. Suivent alors pour lui trois années sans ministère, entre les bancs de l’Assemblée nationale, la commission des Affaires étrangères et les missions aux Nations unies comme délégué français. Il y défend plus particulièrement la politique coloniale de la France (1949). En juillet 1950, René Pleven forme son gouvernement et appelle Pierre-Olivier Lapie au ministère de l’Éducation nationale. Le fait marquant de son action à ce ministère est la constitution de la commission dite Paul-Boncour, chargée des problèmes et des rapports entre enseignement privé et public. La querelle scolaire est latente et resurgit dès que l’occasion de polémiquer se présente. De 1945 à 1950, cette querelle – dans l’opinion publique aussi bien qu’à l’Assemblée – est surtout liée à la question des subventions et aides scolaires accordées ou non aux enfants des écoles publiques et/ou privées. C’est ainsi qu’en 1950 des chrétiens fervents décident une grève de l’impôt, principalement dans l’Ouest du pays. Des tractations entre les différentes parties, gouvernement, « grévistes » et représentants de l’Église parviennent à calmer les esprits. Dans ce contexte, Pierre‑Olivier Lapie décide de créer une commission scolaire, composée de vingt‑cinq membres de toutes les familles spirituelles, chargée dans la mesure du possible de trouver une solution à la question scolaire. Créée en octobre, la commission réfléchit pendant près de huit mois sans pour autant parvenir à des conclusions sérieuses. Son existence a au moins le mérite d’apaiser quelque peu le climat général37. Cette commission est surtout critiquée du côté des « laïcs », notamment par la Ligue de l’Enseignement (dont Pierre-Olivier Lapie fait pourtant partie en tant que vice-président). Lapie reste un an au ministère de l’Éducation nationale. Au début de l’été 1951, l’aventure ministérielle s’arrête. À l’Assemblée, où il passe la plupart de son temps jusqu’en 1959, ses intérêts se portent sur les problèmes internationaux et européens. Les commissions parlementaires ayant été constituées avant son départ du ministère, il ne peut pas faire partie de la commission des affaires étrangères. C’est vers celle des affaires économiques qu’il se tourne. Même au sein de cette dernière, les questions internationales et européennes l’occupent : rédaction d’un rapport sur le traité CECA, combat contre le projet de CED auquel il s’oppose fortement. Il est contre la CED en 1954 mais trois ans plus tard, en 1957, il se positionne en faveur des traités CEE et Euratom. Il défend le projet devant l’Assemblée, ce qui lui permet de se rapprocher de ceux qui lui reprochaient son action anti-CED. « Cette attitude servit à me rapprocher de Guy Mollet, toujours rancunier de la bataille anticédiste, à m’imposer à la Chambre et à rassurer à mon endroit la conscience européenne de certains de mes collègues de Strasbourg.38 » Après une nouvelle victoire aux élections législatives de 1956, Pierre‑Olivier Lapie occupe à l’Assemblée nationale le poste de vice-président. Cette charge lui permet d’être au cœur des débats parlementaires pendant les dernières années de la IVe République.
36En Italie, la domination sans partage de la DC offre aux membres de cette dernière de nombreuses possibilités de carrière. Les gouvernements chutent et se reforment régulièrement. De Gasperi conserve les rênes du pouvoir de 1947 à 1953. Il appelle à ses côtés ses amis politiques, et notamment Piero Malvestiti qui est nommé en octobre 1947 sous-secrétaire d’État au ministère des Finances, puis en mai 1948, sous-secrétaire au Trésor. Son ministre de tutelle est Giuseppe Pella. Pendant quatre ans, Malvestiti s’occupe de l’état financier du pays. Expert-comptable, employé de banque, « ministre » des Finances de la république d’Ossola, il semble être devenu compétent en matière financière. Il reste au Trésor jusqu’en 1951. Après guerre, la situation économique de l’Italie, malgré une croissance forte, est préoccupante. Les déséquilibres économiques, géographiques et sociaux sont importants : destructions dues à la guerre, pauvreté, insuffisance de la production industrielle, inflation et hausse des prix, agitation sociale. La pression démographique entraîne par ailleurs une émigration de grande envergure ; des centaines de milliers d’Italiens quittent le pays vers l’Europe occidentale ou l’Amérique. La politique économique mise alors en place par le gouvernement est d’inspiration résolument libérale et, en matière financière, les objectifs sont : rigueur monétaire, équilibre de la balance des paiements, assainissement des finances publiques, accumulation capitaliste. Piero Malvestiti explique ainsi qu’« il n’y pas d’économie possible […] sans capital, c’est-à-dire sans formation de réserves. Il faut que le capital se reproduise toujours, c’est-à-dire que la somme des biens existants à un moment donné ne peut supporter l’érosion à l’infini.39 » À la fin des années quarante et au début des années cinquante, la lutte contre l’inflation est l’une des priorités en matière financière. Pour le pouvoir, il faut contrôler la monnaie et stabiliser la lire par une politique de rigueur. « En tout état de cause, je pense qu’il serait extrêmement dangereux de manœuvrer une monnaie folle, qui peut glisser entre les mains à tout moment et pour les raisons les plus inattendues ou les plus incontrôlables […].40 » Malvestiti défend sans relâche la politique menée par le gouvernement, et plus particulièrement par son ministre (il publie en 1951 Saggi e polemiche sulla linea Pella41 – « essais et polémiques sur la ‘ligne Pella’ »). En juillet 1951, suite à une crise ministérielle, le gouvernement est remanié. Pella quitte le Trésor et Malvestiti se retrouve ministre des Transports dans le septième cabinet De Gasperi. Il y reste près de deux ans. Des élections législatives ont lieu en juillet 1953. La Democrazia Cristiana perd des voix et obtient un peu plus de 40 % des suffrages, contre plus de 48 % en 1948. Fin août, Pella forme son gouvernement. Pella, qui connaît bien Malvestiti, le nomme ministre de l’Industrie et du commerce. Piero Malvestiti n’a pas la possibilité d’entreprendre de grands chantiers et se contente de gérer les affaires courantes : le gouvernement Pella chute en janvier 1954. Cette année‑là, après le décès d’Alcide de Gasperi et le départ de Giuseppe Pella pour la présidence de l’Assemblée de la CECA, Piero Malvestiti perd ses principaux appuis politiques. Les chefs de gouvernement suivants (Fanfani, Scelba, Segni, Zoli) ne lui confient aucune responsabilité ministérielle. À la Chambre des députés, il intègre plusieurs commissions parlementaires. En 1954-1955, il entre à la commission des finances, l’année suivante à la commission des affaires étrangères.
37La carrière politique de Dino Del Bo, successeur de Piero Malvestiti à la présidence de la Haute Autorité, prend elle aussi de l’importance dans les années cinquante. Il entre pour la première fois au gouvernement en tant que sous-secrétaire d’État au Travail et à la prévoyance sociale en 1951 ; poste qu’il occupe jusqu’en janvier 1954. Lors des changements de gouvernement, il n’est pas appelé par Fanfani et Scelba, présidents du Conseil entre 1954 et 1955. Quand le gouvernement Segni est formé en juillet 1955, Del Bo retrouve une fonction ministérielle, il est nommé sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Il le reste pendant près de deux ans, jusqu’au remaniement ministériel suivant. Il se rend notamment, en qualité de chef de la délégation italienne, au Comité intergouvernemental pour l’émigration. En 1958, les élections législatives offrent quasiment les mêmes résultats que lors des précédentes élections. La Democrazia Cristiana l’emporte et Fanfani forme un gouvernement au sein duquel Dino Del Bo est ministre sans portefeuille. Ce n’est qu’en février 1959 qu’il retrouve un ministère. Il gravit les échelons, puisqu’il n’est plus simplement sous-secrétaire d’État, mais ministre. Il est nommé ministre du Commerce extérieur dans le deuxième gouvernement Segni, ce qui le conduit à assister à de nombreuses conférences internationales sur les échanges commerciaux pendant plus d’une année. Quand le cabinet Segni chute, en février 1960, Dino Del Bo perd son ministère et retourne sur les bancs de la Chambre des députés.
38Ces carrières nouvelles sont des tentations certaines. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas toujours synonyme de succès et certains connaissent de réelles désillusions. Dans un univers où il faut combattre pour conserver sa place, il est difficile de se remettre d’un échec ou d’une mauvaise stratégie. C’est le cas de René Mayer qui, après plusieurs tentatives infructueuses pour former un gouvernement, fait le constat suivant :
Je ne serai pas, de quelque temps sans doute, en état de servir mon pays au gouvernement. Je n’en ai d’ailleurs pas le goût. […] Je ne vois pas pourquoi je recommencerais à m’épuiser, à me tuer à petit feu, tant qu’il n’y aura pas plus de stabilité, et qu’un homme neuf ne pourra légitimement espérer retirer lui-même les fruits de ses prémices. […] Il est devenu impossible de gouverner ce pays42.
39Pour les hommes en place, le pouvoir use. La lassitude transparaît dans les propos de Pierre-Olivier Lapie qui en vient à maudire les campagnes électorales. Ce passage obligé d’un député en quête de réélection lui devient de plus en plus insupportable. Pensées intimes, les écrits de son journal reflètent ce qu’il ne peut pas – en tant qu’homme politique – se permettre d’exprimer ouvertement. Dans l’évocation de ses voyages en Meurthe-et‑Moselle et de ses obligations de député, la lassitude devient omniprésente :
Se montrer. Toujours se montrer. Quel ennui ! Ennui de cette ville sinistre, aux maisons affreuses, aux rues vides. […] Que cette province est mortelle et retardataire. Pendant ce temps est-ce que nous débarquons ou non à Port Saïd et à Suez ? Je suis suspendu à la radio, je dévore les journaux. J’ai l’impression d’être sur une île déserte. À Paris, tous les gens que je rencontre savent tout. Ici, aucun ne sait rien43.
40Ses passages en Lorraine ont parfois le goût d’une véritable torture :
Je rentre, animé de rien, sinon de lassitude et de dégoût. […] La Lorraine […] affreuse, grise, morne et sale, les gens affreux et ennuyeux, les cérémonies officielles obsédantes, rien de ce qu’on m’a dit ne m’intéressait. Et pourtant j’étais obligé de donner l’impression d’une volonté de combat, de remonter mes militants, de faire preuve […] preuve de quoi44 ?
41Au lendemain de la guerre, les futurs membres de la Haute Autorité sortent donc leur épingle du jeu, qu’ils soient vainqueurs, vaincus, ou ni l’un ni l’autre. L’ouverture de la sphère politique à des hommes « nouveaux » leur permet d’intégrer les assemblées nationales, les gouvernements, les organisations internationales… Cependant, après plusieurs années de (re)conquête de l’espace public et de vie politique, les stratégies mises en œuvre ne s’avèrent pas toujours payantes, surtout en fin de carrière. Les échecs ou les erreurs écartent du cœur du pouvoir. Rebondir sera pour beaucoup une nécessité et l’Europe qui se construit offre de nouvelles opportunités.
Notes de bas de page
1 Archives privées Peter Hettlage, copie des archives nationales américaines, document numéro NND775058, p. 1.
2 Ibid.
3 Albert Speer, Journal de Spandau, Paris, Robert Laffont, 1975.
4 BAK, N1340/27, lettre de Karl-Maria Hettlage à Albert Speer, 21 octobre 1969.
5 BAK, N1340/27, lettre de Karl-Maria Hettlage à Albert Speer, 21 septembre 1975.
6 BAK, N1340/27, poème de Rudolf Wolters en l’honneur de Karl-Maria Hettlage, 27 novembre.
7 Landesarchiv Berlin/B.REP031-02-01/Nr.11536, dossier de dénazification.
8 BAK, N1314/20 (Fonds Erich Welter). Il l’obtient notamment grâce à son ami Erich Welter, professeur à l’université de Mayence (fondateur de l’Institut de recherche en politique économique en 1950) et co-fondateur de la Frankfurter Allgemeine Zeitung.
9 Johannes L. Homan, “Wat zijt ghij voor een vent”, op. cit., p. 157.
10 Louis de Jong, Het Koninkrijk der Nederlanden in de tweede wereldoorlog, S’-Gravenhage, Staatsdrukkerij, 1969-1988, 14 volumes.
11 Johannes L. Homan, “Wat zijt ghij voor een vent”, op. cit., p. 76.
12 Archives privées Heisbourg : Mémorandum Wehrer sur les activités de la Commission administrative destiné à la commission d’épuration, mai 1946, p. 1.
13 Ibid., p. 7.
14 In memoriam Léon et Jeanne Daum, recueil de documents issus des archives familiales établi par Noël Daum : lettre de Léon Daum à sa famille, août-septembre 1944.
15 Heinz Potthoff, Zwischen Schlosserlehre und Europapolitik, op. cit., p. 88.
16 Jean-Claude Ricquier, « Où Albert Coppé donne libre audience à ses souvenirs – I. De l’enfance brugeoise à la Libération », op. cit., p. 13.
17 Christelijke Volkspartij-Parti Social-Chrétien
18 Pierre-Olivier Lapie, Les déserts de l’action, op. cit., p. 7.
19 Ibid., p. 286.
20 Ibid., p. 287.
21 Jängi Fohrmann und Albert Kaiser, op. cit.
22 Ibid., p. 5.
23 Ibid., p. 60.
24 Piero Malvestiti, Parte guelfa in Europa, Milano, Corticelli, 1945.
25 Ibid., p. 184.
26 In Luci Vaganti, Collana lirica di A. Pronzato, E. Giacchero, G. Barbero, G. Lazzarone, P. De Benedetti, Asti, Arethusa, 1948, p. 56-57, mars 1944.
27 Jängi Fohrmann und Albert Kaiser, op. cit., p. 60.
28 Friedrich Henning, „Franz Blücher“, Geschichte im Westen – Halbjahres Zeitschrift für Landes- und Zeitgeschichte, Köln, 1997, Jahrgang 11, Heft 2, p. 218.
29 Soziale Marktwirtschaft.
30 Alfred Müller-Armack et Herbert B. Schmidt, Festgabe für Franz Etzel, Wirtschafts und -Finanzpolitik im Zeichen der sozialen Marktwirtschaft, Stuttgart, Seewald, 1967, p. 42.
31 Konrad Adenauer, Briefe 1951-1953, bearb. von Hans Peter Mensing, Berlin, Siedler, 1987, lettre de Konrad Adenauer à Wilhelm Johnen, 18 mai 1953, p. 365-366.
32 Deutsche Industrieinstitut.
33 Fritz Hellwig, Europäische Integration aus historischer Erfahrung – Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler, op. cit., p. 14.
34 Luigi Lotti, I partiti della Repubblica – La politica in Italia dal 1946 al 1997, Firenze, Felice Le Monnier, 1997, p. 31.
35 François Caron, « Le plan Mayer : un retour aux réalités », Histoire, Économie, Société, 1982, n° 2, p. 423.
36 CHAN, 363AP10, article paru dans L’Humanité, 22 juillet 1949.
37 En 1959, l’idée de commission scolaire sera reprise et Pierre-Olivier Lapie, cette fois, la présidera.
38 Pierre-Olivier Lapie, De Léon Blum à de Gaulle : le caractère et le pouvoir, op. cit., p. 670.
39 ILS, PM/N7/41, article de Piero Malvestiti dans Il Popolo, 10 juillet 1948.
40 Ibid.
41 Piero Malvestiti, Saggi e polemiche sulla linea Pella, Milano, A. Giuffre, 1951.
42 René Mayer, René Mayer, Études, témoignages, documents, op. cit., p. 169 et suivantes.
43 CHAN, 331AP2, cahier 10, Nancy, 2 novembre 1956.
44 CHAN, 331AP2, journal, 4 octobre 1955.
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