Tous résistants ?
p. 63-94
Texte intégral
1Lorsque la seconde guerre mondiale éclate, les futurs membres de la Haute Autorité sont des hommes dans la force de l’âge, directement concernés par le conflit qui touche l’Europe. Certains sont mobilisés : la guerre est, avant toute chose, une affaire de soldats en France, en Allemagne, en Italie. Avec le durcissement du conflit, l’orientation idéologique qui se dessinait chez chacun d’eux dans les années précédentes s’affirme avec force, à une heure où il devient difficile de rester neutre.
L’Europe en guerre
2Concernés en premier, on trouve les combattants, les hommes appelés sous les drapeaux. Les motivations de chacun, si tant est qu’on puisse les définir avec précision, sont loin d’être identiques : obéissance à l’ordre de mobilisation, désir de combattre les « fascismes », foi aveugle dans la mission confiée.
3« Tous répondent en tous cas à l’ordre de mobilisation – en France, en Allemagne, en Italie – et se retrouvent dans des armées qui s’affrontent, parfois sur les mêmes terres, sans le savoir… Ainsi, Franz Etzel et Pierre‑Olivier Lapie combattent tous deux en Norvège en 1940, mais pas dans le même camp. Le front norvégien est leur première confrontation directe avec la réalité de la guerre. Leurs intérêts sont par essence contraires : Pierre-Olivier Lapie part avec l’envie de repousser l’armée allemande, au sein de la Légion étrangère. Volontaire, il s’engage dans l’armée par désir d’action et idéal antifasciste. Il relate cette expédition dans un ouvrage écrit quelques semaines plus tard, alors qu’il vient d’arriver à Londres, en juillet 19401.
[…] Tout à coup fondit sur nous la nouvelle du déclenchement des opérations de Norvège […]. Il fallait absolument être de cette affaire. […] J’arrachai à l’état-major du corps d’armée la permission de partir, bien que je fusse, paraît-il, trop vieux pour supporter réglementairement le climat nordique. Je l’avoue, je mentis. Non pour mon âge, mais sur ma valeur de skieur. J’assurai que j’étais un champion du Mont Genèvre. Chacun sait que je suis nul2.
4Les Anglais ont déjà débarqué sur les côtes norvégiennes, à la suite des combats navals, lorsque la France décide d’y envoyer des troupes. Pierre‑Olivier Lapie part de Brest avec la Légion fin avril 1940. Ils arrivent début mai en Norvège, dans le but d’attaquer et de prendre Narvik, occupée par les Allemands, et d’en faire une base alliée. Le 28 mai 1940 a lieu l’attaque de Narvik : les Alliés parviennent à prendre le contrôle de la ville. Mais un semaine plus tard, Anglais et Français réembarquent ; ils laissent la ville à l’armée norvégienne qui capitule dans la foulée. De son côté, Franz Etzel est mobilisé depuis août 1939. C’est en Norvège qu’il combat pour la première fois : il est officier dans le 18e régiment d’infanterie de Hamm. Sans manifester de ferveur guerrière particulière, il est cependant présent sur les fronts européens de 1940 à 1945, du front russe aux Ardennes. Il est fait prisonnier en mai 1945.
5Mobilisé lui aussi, Fritz Hellwig n’est pas envoyé sur les lieux des combats proprement dits. En 1940, il opère tout d’abord à l’arrière du front Est. Il s’occupe des problèmes liés à l’industrie sidérurgique au sein de l’Inspection économique (Wirtschaftsinspektion). Il y reste quelques mois avant d’être envoyé auprès du délégué pour l’industrie sidérurgique du secteur Ouest, Hermann Röchling. Fritz Hellwig connaît bien Röchling, militant comme lui pour le rattachement de la Sarre au Reich. Il est un ami politique de son père et il a eu l’occasion de le rencontrer souvent quand il travaillait à la chambre de commerce de Sarrebruck. Hermann Röchling est un éminent représentant de la sidérurgie sarroise3.
6Il est pendant la seconde guerre mondiale l’un des organisateurs de l’économie de guerre allemande. Il est notamment membre du Conseil de l’armement (Rüstungsrat), président de l’Association du Reich Fer et Métal (Reichsvereinigung Eisen und Stahl), délégué du Reich pour la sidérurgie dans les régions occupées. Hellwig travaille plus d’une année dans les services de Röchling. Il s’occupe plus particulièrement des questions sidérurgiques régionales : Sarre, Lorraine, Alsace. Il est ensuite envoyé au front. « En février 1943, les états-majors en sont venus à penser que ce serait plus utile à la force de l’armée allemande si je servais dans les troupes. Ainsi ai-je été incorporé en tant que fantassin.4 » Il combat alors sur le front italien où il est fait prisonnier par les Alliés en octobre 1943.
7Mobilisé mais sans aller au front, René Mayer est tout d’abord affecté au service des chemins de fer de la région du Nord, avant d’être envoyé à Londres où il prend la direction de la Mission française du ministère de l’Armement qui dépend du Comité de coordination franco-britannique présidé par Jean Monnet. Composé de huit membres, il a sous son autorité cinq comités exécutifs permanents chargés du ravitaillement, de l’armement et des matières premières, du pétrole, de l’aéronautique, des transports maritimes. Ces comités ont pour fonction d’établir un programme des besoins et un inventaire des ressources, d’en assurer la meilleure utilisation dans l’intérêt commun, de déterminer les programmes alliés d’importations à effectuer par un organe d’achat unique. La Mission est dissoute le 9 juillet 1940. René Mayer rentre en France en septembre. Le premier statut des Juifs est promulgué. Il exclut les Juifs des postes et fonctions à responsabilité (dans l’administration, la presse, le cinéma, l’enseignement). René Mayer est directement concerné par ces mesures. Il est écarté de nombreux postes qu’il occupait jusque-là mais il reste en France et s’installe à Montpellier avec sa femme et ses enfants. Il conserve pendant quelques mois certaines de ses fonctions d’administrateur et voyage à travers la France pour affaires. Cependant, la situation devient de plus en plus difficile pour tous les Juifs. Après le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942, il décide de quitter le pays. Sa tentative pour passer en Espagne échoue. Après avoir mis sa famille à l’abri (sa femme rejoint la Suisse), il parvient, fin janvier 1943, à franchir la frontière espagnole avec son fils Antoine et à rejoindre Alger.
8Dernier de la liste à participer au combat des premières années de guerre, Enzo Giacchero est mobilisé en 1940, à l’âge de 28 ans. S’il part se battre dans l’armée italienne, c’est plus pour le roi qu’il vénère que pour la défense de l’Italie fasciste. Il est « amoureux du roi. Pour le roi, il aurait fait n’importe quoi. […] Il croyait en la monarchie. […] Quand il est parti faire la guerre, il a fait un serment au roi.5 » Il est envoyé tout d’abord en Albanie et en Yougoslavie avec le 1er détachement du génie ferroviaire dont il est le commandant. Son travail consiste principalement en la construction de ponts dans ces deux pays. Grand sportif et athlète accompli, il suit fin 1941 des cours à l’école militaire de parachutisme de Tarquinia (Latium). En 1942, il est incorporé à la division « Folgore » qui part combattre en Afrique du Nord. Gravement blessé lors de la bataille d’El Alamein la même année, il est amputé de la jambe gauche jusqu’au genou et rapatrié en Italie. Il effectue tout d’abord un court séjour à l’hôpital militaire de Naples avant de finir sa convalescence au centre des mutilés de Milan. Le bimensuel piémontais Il lambello, qui se définit comme le « bimensuel des fascistes universitaires du Piémont » trouve en lui un héros local : « Le GUF de Turin a perdu un athlète mais a acquis un héros de plus.6 » La guerre est finie pour lui, du moins du côté fasciste.
9Ils ne sont donc que cinq à participer au conflit en 1940, parmi lesquels trois combattants. Dans les pays envahis, vaincus et dominés par les premiers vainqueurs de la Blitzkrieg, rares sont ceux qui s’opposent immédiatement aux nouveaux régimes qui se mettent en place en France, en Belgique, aux Pays-Bas ou au Luxembourg. Pourtant, quelques-uns décident de continuer la guerre, dès 1940, alors que le sentiment de résignation domine dans l’Europe occupée.
Résister
10Dans les pays occupés, l’armistice signé et les combats terminés, il s’agit pour le plus grand nombre de faire face aux difficultés du quotidien. Dans des pays désorganisés subissant la présence militaire, puis bien souvent civile des Allemands, parer aux exigences de cette situation nouvelle est prioritaire. Certains vont cependant refuser la défaite, pour des raisons multiples, et s’engager dans la poursuite de la guerre, à Londres ou dans les résistances intérieures. Pierre-Olivier Lapie est un jeune combattant frustré par l’armistice : il veut continuer à se battre et surtout ne pas être fait prisonnier. Il fuit la France en juillet 1940 et se rend à Londres, où il entre en contact avec le général de Gaulle. Placé au service des Affaires extérieures, Pierre-Olivier Lapie entre dans la voie qui sera la sienne pendant toute la durée de la guerre : celle de la France libre. Que signifie « résister » en 1940 ? Cela a peut-être un sens pour les quelques exilés de Londres, mais cela n’en a pas pour le reste de la population, ou pas encore. Pour la population, les mots « résistance » ou « collaboration » ne veulent rien dire. À ce moment-là, le choix peut se faire entre continuer les combats ou se résigner à l’armistice. Continuer le combat signifie partir, poursuivre une guerre depuis l’Angleterre – dont une majorité pense qu’elle va s’effondrer à son tour – ou l’Empire. Ils ne sont qu’une minorité à refuser l’armistice en 1940 et à agir concrètement. Les volontaires qui se décident à partir pour l’Angleterre se regroupent autour du général de Gaulle et sont très peu nombreux. Des élites, on ne compte que deux députés de la Troisième République à Londres pendant l’été 1940 – Pierre-Olivier Lapie et Pierre Cot – quelques gradés militaires et des personnalités isolées. Les responsables politiques et militaires en exil ne sont en rien représentatifs de la France de 1940. En juillet, l’Assemblée nationale vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain à une très large majorité (468 voix contre 80). Pierre-Olivier Lapie fait donc partie des premiers à quitter la France pour l’Angleterre, à s’engager auprès du général de Gaulle. En juillet 1940, il est condamné à mort par contumace par un tribunal de Vichy7. Près de six mois après son arrivée à Londres, en décembre, de Gaulle le nomme gouverneur du Tchad. Il part en bateau, et après un long voyage arrive à destination. Il découvre de nouvelles terres ; « les rendre utiles à la guerre, à la France : tel était notre emploi8. […] La mission que m’avait confiée le général de Gaulle était double : faire la guerre – développer la colonie.9 » Faire la guerre, cela signifie en premier lieu recruter des combattants pour la France Libre. Développer la colonie signifie, dans cet immense territoire désertique, la construction de routes et notamment d’un axe routier nord-sud. Pierre- Olivier Lapie perçoit sa mission également comme étant civilisatrice ; missionnaire colonial, son discours, certes humaniste, n’en est pas moins dans la suite des idées de l’époque et du siècle précédent sur la mission colonisatrice de la France. C’est notamment par le moyen de l’école qu’il est possible pour ces colons en guerre d’« élever d’une façon générale la culture10 ». En dehors de son travail de gouverneur, c’est l’ennui de l’isolement (éloignement du cœur de l’action, manque d’informations) qui marque Pierre-Olivier Lapie pendant près de deux ans dans son quotidien africain.
11À la fin de l’année 1942, il quitte son poste de gouverneur et part en Égypte rejoindre le général Kœnig et son armée. Il arrive au Caire le 1er janvier 1943. C’est à Tobrouk11 qu’il rejoint l’état-major de la brigade française. Cette brigade devient une division française libre et le général de Larminat en prend la tête. En avril 1943, la division française libre quitte Tobrouk. S’en suit une marche à travers le désert, à travers la Libye qui conduit les hommes jusqu’à la frontière tunisienne. Tunis libérée, ils s’y installent. Les affaires internes à la France Libre prennent le dessus. L’opposition de Gaulle-Giraud est au cœur d’une intense activité de propagande. En attendant de se rendre à Alger, Pierre-Olivier Lapie participe à cette propagande, ce qu’il nomme son « labeur de bêchage du public tunisois12 », pour rallier le plus grand nombre au camp gaulliste. Il est appelé à Alger quelques semaines après son arrivée en Tunisie. À l’automne, on l’envoie à Londres remplacer Maurice Schumann pendant un mois. Il devient temporairement la voix française de la BBC. En novembre 1943, il retourne à Alger car l’Assemblée consultative et provisoire vient d’être convoquée. Il devient l’un de ses membres. Lors d’une tournée au Moyen-Orient au printemps 1944, Pierre-Olivier Lapie tombe malade. Il ne peut pas participer au débarquement. Convalescent à Alger, il assiste de loin à la Libération et rentre à Paris quelques semaines après. Dans plusieurs ouvrages écrits ultérieurement, il raconte ses péripéties, liées à celle de l’histoire de la France libre, comme un récit d’aventures mêlant tous les ingrédients constitutifs du genre : risque, danger, clandestinité, voyages, combats, victoire et héroïsme.
12René Mayer, qui est à Londres au moment de l’armistice, fait dans un premier temps le trajet inverse de Pierre-Olivier Lapie. Trois ans plus tard, malgré les difficultés du voyage, il arrive à Alger le 7 mars 1943. Organisateur hors pair et reconnu comme tel, il entre tout de suite au service du général Giraud, chef du Commandement français civil et militaire à Alger. Il y retrouve Jean Monnet, qui vient également d’arriver. Le général Giraud le nomme secrétaire aux Communications. Quelques semaines plus tard, de Gaulle arrive à Alger et le Comité français de libération nationale (CFLN) est créé, le 7 juin. René Mayer est nommé commissaire aux Communications et à la Marine marchande ; poste qu’il occupe jusqu’à la Libération. Il s’occupe plus particulièrement de réaliser l’unité de la flotte marchande et des marins de la France Libre. Le commissariat parvient ainsi à regrouper la flotte de la France combattante, la flotte affrétée par les Alliés et la flotte de cabotage. La flotte marchande n’est pas le seul domaine d’action de son commissariat qui s’occupe également des chemins de fer (avec la création d’un comité unique des réseaux d’intérêt général en Afrique du Nord), des domaines postaux, télégraphiques et téléphoniques (avec le rétablissement de nombreux câbles). Il prépare aussi en 1944 l’après-guerre et les moyens de réorganiser les transports français, notamment ferroviaires. Dans quel état sera le réseau ? Dès la libération du territoire il faudra remettre en marche tous les services de communications, le plus vite possible, compte tenu des destructions dues au retrait des forces allemandes et aux bombardements alliés. Que ce soit pour le transport des passagers ou des marchandises, il faudra tout réorganiser.
Après la période de réorganisation viendra la période d’adaptation où nous appliquerons notre programme de normalisation des transports.
Ce programme comporte trois parties essentielles :
1. construction en série des camions et pneumatiques ;
2. reconstruction et modernisation du réseau ferré ;
3. construction des types nouveaux de locomotives et de wagons actuellement mis au point13.
13L’opposition à la guerre et à son déroulement, l’opposition à l’occupant et aux gouvernements qui collaborent avec lui, vont se développer progressivement après 1940. Dans les pays européens, on peut parler de résistances au pluriel, tant les orientations idéologiques de chacune sont différentes malgré l’objectif commun : libérer leur pays du joug nazi ou fasciste. En Italie, la résistance chrétienne tisse sa toile dès les premières années de la guerre. Déjà aguerri par des années d’opposition au fascisme, Piero Malvestiti renoue avec l’action clandestine. Dès 1942, il est parmi les premiers organisateurs de la résistance catholique et du renouveau du catholicisme politique. En août, une rencontre entre opposants catholiques a lieu à Borgo. Sont en présence notamment Alcide De Gasperi, Piero Malvestiti, Edoardo Clerici, Enrico Falck. Les deux branches les plus importantes de la résistance catholique, « guelfes » et « populaires14 », décident d’unir leurs efforts et de préparer l’avenir ensemble. Cette réunion est la première pierre du futur parti démocrate-chrétien. En effet, décision est prise de créer un parti qui ne reprendra pas le nom de l’ancien parti catholique interdit par Mussolini, le Partito Popolare Italiano (PPI). Ce sera la Democrazia Cristiana. À la suite de cette première rencontre, ils se retrouvent à Milan régulièrement dans le but d’établir un programme. Fin 1942-début 1943, les anciens partisans du mouvement guelfe et ceux du PPI se réunissent plusieurs fois par semaine. Ils sont une vingtaine dont Alcide De Gasperi, Piero Malvestiti, Gioacchino Malavasi, Enrico Falck, Achille Grandi, Stefano Jacini. Ils prennent comme point de départ le programme « en dix points » établi par Malvestiti et les guelfes. Ils se mettent d’accord sur un programme commun, « sur la base des dix points guelfes desquels sont respectés l’esprit et les critères de succession des articles.15 » Dès le 26 juillet 1943, le « programme de Milan », accepté par tous, est diffusé. Le mouvement guelfe est définitivement dissous et intégré à la Democrazia Cristiana. La DC est alors au carrefour d’influences multiples : guelfes, populaires, jeunes de l’Action catholique et de l’université catholique de Milan16. Ce nouveau parti est le résultat de ces formes différentes de résistance et d’opposition au fascisme ainsi que des traditions politiques catholiques et laïques d’avant Mussolini.
14À partir de 1943, les dangers de l’occupation allemande et de la répression incitent Piero Malvestiti à quitter le pays et à s’installer en Suisse. Il effectue de nombreux allers-retours entre la Suisse proche et la Lombardie. Pendant les deux dernières années de la guerre, il participe à la lutte partisane et écrit de nombreux articles dans plusieurs journaux résistants dont le Popolo e libertà. En septembre 1944, il est appelé par le gouvernement de la République partisane d’Ossola (comptant 35 communes et près de 85 000 habitants), région du Nord du Piémont proche de la frontière suisse et libérée par la Résistance. Cette petite République survit jusqu’à la fin du mois d’octobre avant qu’une contre-attaque allemande ne mette fin à l’expérience. Piero Malvestiti dirige les services financiers. « Malvestiti s’établit au palais Ceritti à Domodossola avec son ministère constitué de son adjoint Luigi Paduin et de deux employés de bureau.17 » Victime d’un grave accident de camion à la fin de l’année, Malvestiti passe l’hiver dans plusieurs hôpitaux suisses où il se fait soigner. Il revient au printemps, au moment de la Libération.
15Les motivations idéologiques de la résistance socialiste et communiste sont très éloignées de la résistance chrétienne. Aucun des membres de la Haute Autorité n’est de près ou de loin apparenté aux partis communistes européens. Paul Finet et Jean Fohrmann, syndicalistes, sont socialistes. Dans deux pays occupés, la Belgique et le Luxembourg, ils vont connaître des situations différentes. L’activité syndicale comme ils la pratiquaient avant guerre n’est plus à l’ordre du jour. Les autorités d’occupation épient les faits et gestes de ceux qu’elles considèrent comme de possibles opposants. Paul Finet fuit la Belgique dès l’invasion. Il se rend d’abord en France et rejoint la Grande-Bretagne en 1942. Une partie des dirigeants belges vit exilée en Angleterre, comme Paul-Henri Spaak ou Hubert Pierlot. Ce dernier est chef du gouvernement en exil de 1940 à 1944 alors que le roi est resté en Belgique. Paul Finet, dès son arrivée à Londres, se met au service du gouvernement belge en exil. Attaché au cabinet du ministre des Communications, chargé des questions sociales, il s’adresse à plusieurs reprises au continent par la voix de la radio. Il rejoint également Joseph Bondas, figure emblématique de la vie syndicale belge avant guerre. De nombreux syndicalistes socialistes, chrétiens ou communistes sont à Londres. Joseph Bondas et Louis Major, les leaders de la CGTB, éditent dans la clandestinité le Monde du Travail et De Werker. En 1941, est créé à Londres le Centre syndical belge. Paul Finet assume le secrétariat du Centre après Joseph Bondas. On compte 2 000 affiliés sur les 8 000 ouvriers belges présents en Angleterre. En 1943, Paul Finet écrit avec Joseph Bondas une Réflexion sur la restauration du socialisme belge18.
Les secrétaires de la CGTB exilés à Londres ont estimé que l’évolution de la situation leur faisait un devoir d’essayer de fixer les idées sur les tâches du syndicalisme, aussi bien pour le lendemain immédiat de la guerre, que pour l’avenir plus lointain19.
16Cet ouvrage est une réflexion générale sur la guerre, les différentes politiques et prises de position d’avant guerre, l’Occupation, les syndicats dans un tel contexte, les politiques à envisager pour l’avenir. Pendant la guerre, Paul Finet est aussi le délégué belge au Bureau international du travail.
17Jean Fohrmann ne connaît pas le même sort. Il quitte le Luxembourg dès l’invasion également, mais rentre au pays une fois le calme revenu. Faisant partie des possibles opposants de par son activité syndicale et politique passée, Jean Fohrmann, qui tente de reprendre ses activités syndicales, est surveillé par les autorités d’occupation. Sa position devient de plus en plus inconfortable. Le régime du Gauleiter impose de plus en plus de contraintes : Fohrmann est démis de ses fonctions au début de l’année 1941. Il avait refusé d’adhérer au Volksdeutsche Bewegung (VDB), mouvement pronazi luxembourgeois. Il retrouve la gestion de la coopérative de Dudelange mais le magasin est confisqué par les Allemands en août 1942. Peu après, le 17 septembre 1942, Jean Fohrmann est transféré avec sa famille en Silésie. Arrêté en 1944, sans qu’il sache de quoi la Gestapo l’accuse, il est incarcéré dans un premier temps à la prison de Liegnitz avant d’être déporté dans le camp de concentration de Gross-Rosen (Silésie). La plupart des détenus sont d’anciens responsables socialistes ou communistes. Les conditions de détention sont dures, semblables à celles de beaucoup de camps de concentration nazis : humiliations, vexations, privations, situation sanitaire précaire. En janvier 1945, avec l’avancée de l’Armée rouge, le camp accueille des détenus évacués d’Auschwitz. Quelques semaines plus tard, c’est au tour de Gross-Rosen d’être évacué. « Un grand voyage doit être prévu car chaque détenu reçoit un pain de 2 kg et une conserve de viande de 1 kg. En quelques minutes la plupart ont déjà terminé leur pain et leur boîte de conserve.20 » Après trois jours et trois nuits de train, dans des wagons à charbon, entassés les uns sur les autres, les détenus qui survivent arrivent au camp de Hersbruck, près de Nuremberg. « Cela se passe relativement bien dans notre wagon. Nous n’avons que cinq morts.21 » La libération est cependant proche et la vie au camp se déroule au rythme des attaques aériennes. Alors que les Américains ne sont plus qu’à cinquante kilomètres de Nuremberg, le camp est évacué. Jean Fohrmann et 600 autres détenus quittent le camp le 14 avril. « Pendant 16 jours, nous marchons quotidiennement de 25 à 30 kilomètres, et une nuit près de 45 kilomètres. […] La faim devient de pire en pire.22 » Le 2 mai, Fohrmann décide de s’évader de la colonne. Il parvient à se cacher dans la cour d’une ferme. Deux jours plus tard, il rencontre les troupes américaines. Il rentre à Luxembourg le 14 mai 1945.
18Tels sont les chemins, souvent dangereux, de ceux qui s’opposent aux vainqueurs. Tous vivent l’exil, de façon volontaire pour continuer la lutte ou de façon forcée par la déportation. De l’autre côté, il en est dont la vision du monde semble se retrouver dans la nouvelle Europe qui se dessine en 1940. Karl-Maria Hettlage est l’un d’eux.
Le cas de Karl-Maria Hettlage
19Après un début de carrière réussi dans l’administration municipale berlinoise, l’administration allemande offre à Karl-Maria Hettlage une nouvelle opportunité qu’il saisit promptement. Il entre, dès le printemps 1939 et jusqu’à la fin de la guerre, au service d’Albert Speer. Karl-Maria Hettlage connaît Albert Speer du temps où il travaillait pour la municipalité de Berlin. En effet, le travail de Speer en tant qu’Inspecteur général de la Construction pour la capitale du Reich Berlin23 (GBI)24 depuis 1937 l’amène naturellement à rencontrer les administrateurs municipaux et à travailler avec eux. Hettlage, alors receveur municipal, est déjà présent aux côtés de Speer et d’un certain nombre de ses collaborateurs, à un déjeuner donné par Hitler, le 14 juin 193825. Par ailleurs, comme il l’écrit lui-même : « J’avais déjà eu des contacts personnels avec Albert Speer alors que j’occupais mes fonctions de receveur municipal. […] Speer cherchait en moi un conseiller financier.26 » Karl-Maria Hettlage est engagé à ce titre en 1939. Il devient rapidement son adjoint et représentant (Vertreter) dans de nombreuses occasions, notamment lors de réceptions officielles. Mais Albert Speer lui confie surtout le service des finances au sein du GBI. Hettlage s’occupe plus particulièrement des relations avec la municipalité de Berlin qu’il connaît pour y avoir travaillé plusieurs années. Il est, en 1941-1942, le chef du bureau central « administration et économie27 » qui gère les aspects financiers et juridiques des activités du GBI.
20L’un des aspects du travail du GBI est détaillé dans l’ouvrage de Susanne Willems sur l’expropriation des Juifs de Berlin28. Elle montre comment Speer et ses services ont organisé l’expulsion des Juifs berlinois et on apprend dans quelle mesure Karl-Maria Hettlage y a contribué. Il s’occupe plus particulièrement des aspects administratifs, financiers et organisationnels de cette politique d’expropriation. Suzanne Willems cite ainsi le compte-rendu d’une réunion ayant eu lieu le 28 janvier 1941 entre les représentants du GBI, de la police, de la municipalité de Berlin, de la Gauleitung, etc.
L’évacuation des Juifs devait être menée à terme policièrement. Hettlage demanda lors de la réunion du 28 janvier 1941 : la SS est-elle en mesure d’évacuer 100 logements en 14 jours ? Au total, environ 250 logements juifs doivent être reloués, et donc évacués, d’ici le 28 février de cette année. La SS possède une liste des logements juifs concernés par l’évacuation29.
21Ces logements « évacués » sont ensuite reloués à la propre clientèle de Speer. Les anciens occupants sont de leur côté progressivement regroupés dans les ghettos, avant d’être déportés puis exterminés. La politique des services de Speer constitue une étape de la politique générale d’exclusion des Juifs de la société allemande.
Speer et Hettlage ont décidé de faire des Juifs de Berlin des sans-logis et de les concentrer, dans des conditions misérables, dans un ghetto invisible […] Cette politique développée par Speer – de son propre pouvoir et de sa propre initiative, sans intimation d’autres parties, tournée vers ses propres buts, plaça ‘l’autorité de réorganisation’ (Neugestaltungsbehörde) sous la responsabilité de Hettlage à partir de janvier 194130.
22Au début de 1942, après la mort de Fritz Todt, Hitler nomme Albert Speer ministre de l’Armement et des Munitions du Reich. Speer change de fonction mais garde avec lui son équipe de collaborateurs. On trouve, relatée avec beaucoup de précisions, l’activité des services de Speer dans les chroniques de Rudolf Wolters. Ce dernier, proche collaborateur de Speer au GBI, puis au ministère de l’Armement a tenu un journal des services entre 1941 et 1945. Au sein du ministère, Albert Speer place là encore Karl-Maria Hettlage à la tête des services financiers. Les questions financières en temps de guerre sont particulièrement importantes : c’est ainsi que par exemple, Hettlage analyse dans une réunion confidentielle certains problèmes économiques et financiers concernant l’augmentation de la production d’armes en 1942. « À la question de savoir comment il serait possible d’augmenter encore la production d’armes au vu de la situation des matières premières, le Prof. Hettlage répondit que cela pouvait être atteint par différents moyens.31 » Il détaille ensuite les solutions économiques pouvant être apportées à cette question, compte tenu de l’évolution de la guerre.
23Le 13 juillet 1942 est créé le Bureau de l’Armement (Rüstungskontor), société d’État gérée par le ministère de l’Armement et de la Production de guerre. Ce bureau s’occupe des questions d’approvisionnement en marchandises spécifiques et en matières premières, tout d’abord en Allemagne, puis dans les régions occupées. Hettlage est nommé président du Bureau. Le 21 septembre 1943 sont réunis, sous la direction de Karl‑Maria Hettlage, des représentants de différents ministères, de la SS, de l’armée et de l’industrie. Le but de cette réunion est de donner une forme juridique à une nouvelle société, la Mittelwerk GmbH, sous la tutelle et le contrôle du Bureau de l’Armement. Cette société est responsable de la production des fusées A4 (ou V2) et V1 par l’usine de Peenemünde. Mais la production est rapidement déplacée à côté de Nordhausen, dans les montagnes du Harz, à l’abri des attaques alliées. La main d’œuvre utilisée pour la production des fusées vient tout d’abord du camp de Buchenwald. Pour faciliter l’organisation du « travail », un camp est construit sur le site de production, le camp de Dora, ou Mittelbau-Dora, dirigé par le chef de brigade SS Hans Kammler. Le ministère de Speer, même s’il entre souvent en conflit avec la SS à propos des prérogatives de chacun (en particulier sur la question de la main d’œuvre), collabore avec les services de Himmler. C’est ainsi que le commandement sur le terrain du camp de Dora est aux mains de la SS, alors que les services administratifs compétents assurant la gestion de la production des fusées (la Mittelwerk) émanent du ministère de l’Armement. Au total, entre novembre 1943 et avril 1945 plus de 20 000 travailleurs forcés ont péri à Dora.
24Karl-Maria Hettlage se situe donc pendant les dernières années de la guerre au sommet de la pyramide administrative dans le domaine de l’armement. Il est un organisateur influent du secteur. Une lettre de Hettlage à Speer, de juillet 1944, montre à quel point il est impliqué dans l’organisation du secteur de l’armement.
Je considère comme indispensable de poursuivre le projet de décret du Führer sur l’exportation d’armes. Projet discuté avec le ministre de l’Économie, qui donne son accord. L’OKW32 veut apparemment échapper au débat. Conseil de réponse à Keitel [lettre de Keitel à Speer du 30 juin 1944] : réorganisation de l’exportation d’armes avec le concours nécessaire du ministère de l’Économie. […] L’OKW n’est plus responsable de l’exportation d’armes, il n’est plus que le gardien des aspects militaires. La Centrale d’exportations de l’industrie de l’armement (AGK), qui jusqu’à présent dépendait de l’OKW, doit dépendre du ministère de l’Économie. Le rendement de cette communauté d’exportation de matériel de guerre doit être augmenté. Jusqu’à présent, je n’ai pris que des contacts sans engagement avec les représentants de l’industrie de l’armement au sujet de la réorganisation industrielle33.
25Au début de l’année 1943, en plus de ses nombreuses fonctions, Albert Speer confie à Hettlage la direction de la commission sur le commerce des armes. À la date du 30 janvier 1943, au rang des promotions, Rudolf Wolters note dans sa chronique la nomination de Hettlage à la fonction de Wehrwirtschaftsführer (chef de l’économie militaire)34. Albert Speer et ses collaborateurs forment un groupe très soudé, une sorte de famille. Les liens qui les unissent perdurent longtemps après la fin de la guerre. Cet aspect « famille » au sein du ministère Speer, se retrouve plus tard, pendant les années que Speer passe en prison, puis après sa libération en 196635. Ses anciens collaborateurs, du temps où il était architecte de Hitler, puis ministre de l’Armement et de la Production de guerre, lui sont restés fidèles, jusqu’à la fin.
26En 1944, Hettlage est confronté à la police. La Gestapo l’arrête à deux reprises dans des circonstances peu claires. La première confrontation avec la Gestapo a lieu après l’attentat raté contre Hitler le 20 juillet 1944. La Gestapo suspecte alors tout le monde d’avoir des liens avec le complot. Elle relâche Hettlage immédiatement. « Mon arrestation fut automatiquement ordonnée parce que j’avais été député du Zentrum avant 1933.36 » Il évoque également des liens avec Goerdeler et les sympathisants du complot ; liens non connus de la Gestapo. Dans les derniers mois de la guerre, les soupçons à l’encontre de Hettlage refont surface : il est obligé de fuir en janvier 1945, sur le conseil de Speer, pour éviter une arrestation et les conséquences imprévisibles qu’elle peut avoir. Il fuit à la campagne, trouve refuge dans un premier temps chez l’un de ses amis. En mars 1945, il se cache à Hambourg où il reste jusqu’à la fin de la guerre.
27Karl-Maria Hettlage n’étant pas un personnage public et ne cherchant pas à le devenir pendant les années de guerre, il a fui les feux de la rampe et les honneurs. Rares sont les traces de sa pensée politique sous le Troisième Reich. Les justifications a posteriori sont partielles et seuls les faits dans lesquels il est impliqué permettent d’interpréter son parcours au sein de l’administration nazie. Expert financier au service d’un chef (Albert Speer) plus que d’un régime peut-être, les pouvoirs dont il dispose ne sont pas négligeables. Hettlage est un exécutant efficace et compétent. Sa participation effective à certaines affaires (expropriation des Juifs de Berlin, activités du Bureau de l’Armement et de la Mittelwerk) en fait même un acteur direct du régime. Ses plans de carrière semblent aller, comme ce fut le cas pour certains responsables de l’administration allemande, jusqu’à la collaboration au crime37.
Les positions opportunistes et la tentation de la collaboration
28Pour tous les autres, tout va très (trop ?) vite au printemps 1940. L’Allemagne et ses alliés occupent en quelques semaines la plus grande partie de l’Europe occidentale continentale. L’occupation touche notamment la France, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg. Tous tiennent compte de ce nouvel horizon politique et professionnel. L’occupant est là, bien présent. Mais ce nouveau contexte ne représente pas nécessairement une rupture absolue dans la vie de ceux dont la position sociale avant guerre était établie. La continuité est facilitée pour ceux qui ne sont pas une menace (in)directe aux yeux de l’occupant. La réaction dominante semble être la passivité, surtout au début de la guerre. Suivre le mouvement, sans forcément l’approuver, est la position adoptée dans un premier temps par Léon Daum, Albert Coppé, Dino Del Bo, Dirk Spierenburg, Heinz Potthoff et Franz Blücher.
29Après la confusion des premières semaines, tous vont reprendre le fil de leur vie professionnelle. Si Albert Coppé est mobilisé, l’invasion de l’Europe est surtout pour lui l’occasion d’un voyage de noces un peu particulier. Il se rend dans le Sud de la France fin mai, attend d’éventuels ordres et d’éventuels combats. Il se marie et rentre à Bruges quelques semaines plus tard. De retour pour la rentrée universitaire où un poste de professeur l’attend à Louvain, il est chargé des cours de conjoncture et de statistiques, ainsi que du cours d’économie d’entreprise.
C’est à ce moment-là que j’ai été contacté indirectement par Victor Leemans, secrétaire général des Affaires économiques depuis le début de la guerre. Il cherchait un jeune économiste pour les problèmes de l’énergie, qui avaient fait précisément l’objet de ma thèse de doctorat. Et c’est au titre d’expert dans ces matières-là que j’ai été recruté dans l’administration38.
30Albert Coppé passe toute la durée de la guerre entre le ministère des Affaires économiques et l’université de Louvain. Il décrit l’atmosphère du ministère comme défaitiste, « pour eux les Allemands avaient ‘déjà’ gagné la guerre39 ». Cela ne l’empêche pas de poursuivre son travail dans l’administration belge et de continuer à enseigner à Louvain. Pendant la durée de la guerre et de l’Occupation, Albert Coppé n’a quasiment aucun contact avec la Résistance. Vers la fin de la guerre, alors que la victoire allemande ne semble plus aussi inéluctable, se pose la question de la réorganisation politique du pays. Les groupes catholiques de réflexion et les initiatives clandestines sont nombreux. Albert Coppé a quelques contacts épisodiques avec ceux qui fonderont au lendemain de la guerre le parti social-chrétien. Il rencontre notamment Paul-Willem Segers en 1943. Il adhère à ce moment-là à l’idée de déconfessionnalisation du parti catholique : « … on voulait se débarrasser de l’élément curé, et […] par conséquent on voulait créer un parti unitaire et déconfessionnalisé.40 » La guerre touche personnellement Albert Coppé : le 8 juin 1942, la maison de ses parents est bombardée par l’aviation britannique. Ses parents, sa sœur et sa tante décèdent. Au ministère des Affaires économiques pendant toute la durée de la guerre lui aussi, Dirk Spierenburg s’occupe, aux Pays-Bas, des questions liées aux matières premières et dirige le bureau de répartition des métaux.
31Discret également, Heinz Potthoff poursuit sa carrière professionnelle sans difficultés pendant les années de guerre. La priorité est de survivre au mieux dans ce contexte. Il change plusieurs fois d’entreprises. En mars 1941, il entre à la Metall-, Guss- und Presswerk Heinrich Diehl Gmbh à Nuremberg, en Bavière, en tant que directeur commercial adjoint. Sa femme et lui restent deux ans à Nuremberg et y vivent tranquillement. Son emploi à Nuremberg ne lui apporte pas seulement un poste de cadre mieux rémunéré, il l’exempte aussi d’armée. Il n’est pas mobilisé. Après deux années de repli sur eux-mêmes, Heinz Potthoff et sa femme changent une nouvelle fois de ville. En 1943, Heinz Potthoff trouve une place de directeur administratif dans l’industrie aéronautique au sein de l’entreprise Gerhard Fieseler Werke Gmbh à Kassel, en Hesse. Lui qui allégeait sa conscience au début de la guerre en se félicitant de travailler pour une industrie civile (construction mécanique pour l’industrie textile), il trouve au plus fort de la guerre, un poste dans une entreprise directement liée à l’effort militaire allemand. Parmi les clients de la société, on trouve la Luftwaffe. Il s’en explique ainsi : « Elle [l’entreprise] était certes très orientée vers l’économie de guerre, mais dans quelle branche n’était-ce pas le cas en temps de guerre totale ?41 » La guerre se rapproche du cœur du territoire allemand et Kassel vit au rythme des bombardements alliés. L’arrivée des troupes américaines, les combats et les bombardements font fuir Heinz Potthoff et sa femme dans la forêt proche. Ils se réfugient dans une maison forestière, dans laquelle ils restent plusieurs semaines. En avril 1945, Heinz Potthoff rentre à pied à Bielefeld, sa ville natale, où il arrive le 1er mai.
32Les préoccupations principales de Léon Daum sont elles aussi économiques : comment continuer à faire fonctionner la compagnie ? Que faire des usines en zone occupée ? Comment satisfaire les exigences de production de l’occupant ? Ces questions doivent également intéresser Fritz Hellwig, qui travaille alors pour le délégué du Reich pour la sidérurgie dans les régions occupées, d’autant plus qu’il est affecté aux questions sidérurgiques de la zone Sarre, Alsace et Lorraine, où la compagnie de Léon Daum possède une usine à Homécourt, située entre Metz et Verdun. Mais Léon Daum ne se cantonne pas à ses activités professionnelles, à une période où la sidérurgie est un élément essentiel de l’économie de guerre. Industriel éminent et reconnu, il est appelé à différentes fonctions au sein de la nouvelle organisation économique. Dans un discours prononcé devant le personnel de l’usine de Saint-Chamond, en juin 1940, Léon Daum accorde sa confiance aux nouveaux dirigeants de la France, comme la grande majorité des Français en 1940 : « Quand un gouvernement rassemble des hommes qui s’appellent petain, weygand, darlan, et que ces hommes nous disent qu’on ne peut faire autre chose que de mettre bas les armes, il faut les croire.42 » Les usines de la compagnie sont fortement transformées par l’Occupation et la guerre. L’usine de Saint-Chamond produit ce que les Allemands exigent, l’usine d’Homécourt est gérée par les Allemands pendant toute le guerre et l’usine de Rombas, située en Moselle est tout simplement annexée en même temps que la région. Le groupe survit et Léon Daum, tout en essayant de maintenir une autorité sur le groupe se voit affecté à d’autres tâches, plus politiques. Il est ainsi appelé au Conseil national en 1941. Le régime se dote de cet Ersatz d’Assemblée nationale dans le but de se donner un visage plus démocratique. « Bastille du pétainisme43 », le Conseil national, qui n’est que consultatif, est chargé de réfléchir à la réforme de l’État. Il est composé de 213 conseillers nationaux, dont 77 anciens élus et 136 représentants des élites économiques et culturelles. Emblème d’un régime corporatiste, le Conseil national fonctionne en commissions. Tout est fait pour que cette assemblée composite ne devienne pas un contre-pouvoir. D’ailleurs, sa production (textes constitutionnels, avis) ne fait que flatter le pouvoir en place sans jamais s’y opposer. Léon Daum, représentant éminent de l’industrie nationale, s’accommode de ses obligations de conseiller national : repas en l’honneur du maréchal Pétain, réunions des commissions44. D’autre part, Léon Daum est membre du Comité d’organisation de la sidérurgie (CORSID), nouvelle structure économique du pays. À l’origine, le CORSID a pour but d’organiser l’industrie de la sidérurgie, notamment après les fermetures et arrêts d’activités dus à l’état de guerre. En novembre 1940, tous les membres du CORSID reçoivent une note du ministère de la Production industrielle et du travail qui précise certaines fonctions du comité :
Le comité d’organisation de la sidérurgie a droit d’investigation dans tous les groupements et syndicats qui ressortissent à sa corporation. Il a droit d’exiger d’assister aux assemblées ; et si un groupement ou syndicat constitue une gêne au bon fonctionnement du comité d’organisation, ce dernier n’a qu’à s’adresser à son commissaire, lequel redressera la situation ou, le cas échéant, fera dissoudre le groupement ou le syndicat45.
33En charge du groupement Centre-Midi46, Léon Daum se rend souvent dans la zone libre pour participer aux séances et réunions des groupements régionaux. Il s’agit notamment de réunions d’informations à destination des représentants professionnels de la sidérurgie où sont évoqués et rappelés les mesures et décrets pris par le gouvernement. Au sein du CORSID, Léon Daum est nommé en 1942 par le secrétaire d’État au Travail président de la commission d’organisation de la famille professionnelle de la production des métaux47. En même temps que son activité au CORSID, Léon Daum continue à gérer les usines de la Compagnie des forges et aciéries de la Marine et d’Homécourt. L’administration d’une compagnie telle que celle-ci en temps de guerre, alors que les autorités allemandes imposent des productions nouvelles et dans des conditions difficiles, est compliquée. Les intérêts de la compagnie, du CORSID et des autorités allemandes peuvent s’opposer ou se chevaucher. Afin de préserver ses intérêts économiques, qui sont également les intérêts de sa compagnie, il répond aux attentes du régime. Si ses convictions personnelles sont en désaccord avec l’idéologie dominante, il les garde pour lui. Son désaccord s’exprime parfois sur des questions économiques, quand il doit faire avec les exigences de production françaises et allemandes et que cette situation devient un problème pour le fonctionnement de ses usines.
34L’attitude de Léon Daum est ainsi semblable à celle de beaucoup de Français pendant la période : « faire avec ». La tentation de la collaboration est plus présente chez Albert Wehrer et Johannes Linthorst Homan, bien que l’interprétation de leurs faits et gestes suscite des polémiques. Albert Wehrer, dès l’invasion allemande, est nommé à la tête du gouvernement luxembourgeois, ou du moins ce qu’il en reste, au sein d’une commission administrative. Johannes Linthorst Homan, quant à lui, prend la tête d’un mouvement politique nouveau (l’Union néerlandaise) prônant une sorte de « révolution nationale » à la néerlandaise.
35Au moment de l’invasion allemande, Johannes Linthorst Homan est à son poste de commissaire de la Reine de Groningue. L’Allemagne soumet immédiatement le pays à une autorité civile dirigée par Arthur Seyss-Inquart, commissaire du Reich. En juillet 1940, Johannes Linthorst Homan appartient au triumvirat fondateur (avec Louis Einthoven48 et Jan Eduard De Quay49) d’un nouveau mouvement politique : l’Union néerlandaise (Nederlandse Unie). Ce mouvement fondé par des personnalités politiques de second plan prend de l’importance dès les premiers temps de l’Occupation. L’Union néerlandaise (UN) fait valoir dans ses programmes « les intérêts supérieurs du pays, la primauté de la collectivité sur l’individu ainsi que le renforcement de l’autorité. Il s’agissait en somme d’un projet de ‘révolution nationale’ à la néerlandaise.50 » Fin juillet 1940, la population néerlandaise découvre donc un nouveau mouvement politique, se présentant comme un mouvement unitaire. Pour l’UN, les défaites rapides des démocraties européennes signifient la faillite du système parlementaire et des partis politiques traditionnels. Dans l’esprit de ses initiateurs, l’Allemagne avait gagné la guerre et il fallait réorganiser la vie politique du pays en fonction de cela. « Les circonstances, disait Linthorst Homan, étaient maintenant propices à une ‘période meilleure’.51 » Les autorités nazies voient tout d’abord d’un bon œil cette nouvelle organisation dont les objectifs peuvent coïncider avec les leurs et qui apparaît comme une étape préliminaire vers la nazification. L’UN se développe rapidement et ses adhérents sont de plus en plus nombreux : plus de 100 000 adhérents dans les premières semaines. Le nombre d’adhérents dépasse les 800 000 quelques mois plus tard, c’est-à-dire dix fois plus d’adhérents que le parti nazi néerlandais, le NSB (Nationaal-Socialistische Beweging). Ce succès est notamment lié au rejet du NSB par une grande partie de la population ; l’UN permet ainsi l’expression du patriotisme et du nationalisme sans pour autant flatter exagérément le national-socialisme allemand et néerlandais. L’enthousiasme est presque général, de Seyss-Inquart à la Rooms-Katholiek Werkliedenverbond (Union des travailleurs catholiques romains). Les conférences et les meetings des leaders de l’Union rassemblent des foules séduites. « Homan, De Quay et Einthoven étaient acclamés sur le podium comme des héros politiques, comme des libérateurs.52 » Le deuxième numéro du journal du mouvement, De Unie, est vendu à plus de 135 000 exemplaires au mois d’août 1940 et les ventes croissent dans les semaines et les mois qui suivent. Le triumvirat estime possible de prendre une place laissée libre depuis le début de l’Occupation, sur le marché du pouvoir et selon Louis De Jong, « Homan pensait que Seyss-Inquart était prêt à entretenir de sérieux contacts avec le triumvirat.53 » De son côté, Seyss-Inquart envisage, du moins au début, d’instrumentaliser l’Union néerlandaise – véritable mouvement de masse – pour diriger les Pays-Bas dans le sens du national-socialisme, d’autant plus que le NSB n’est pas ce mouvement populaire.
36Les partis nationalistes, qu’ils aient une simple tendance ou une orientation franchement pronazie, se livrent une féroce concurrence. Le NSB et le Nationaal Front sont plus particulièrement jaloux de cette réussite et l’opposition entre l’UN et les mouvements pronazis ne va cesser de croître à partir de l’automne 1940. L’affrontement est particulièrement intense avec la WA (Weer Afdeling), la milice armée du NSB. Les vendeurs du journal de l’UN sont régulièrement agressés par des membres de la WA. Les provocations se multiplient, les locaux de l’UN sont vandalisés. L’UN subit la pression des autorités allemandes pour qu’elle se rapproche du NSB au début de l’année 1941. Le triumvirat est divisé sur la question. Homan semble être plutôt pour, Einthoven et De Quay plutôt contre. Homan se dit prêt à continuer sans les deux autres et les deux autres se disent prêts à continuer sans Homan ! En janvier 1941, les premières arrestations, de courte durée, touchent l’organisation. Les autorités allemandes font pression sur le triumvirat, avec la menace d’une interdiction, pour que Johannes Linthorst Homan dirige seul le mouvement. Einthoven et De Quay quittent le mouvement. Au printemps 1941, la position des occupants se durcit, et Homan résume la devise de Seyss-Inquart ainsi : « Qui n’est pas pour nous est contre nous54 ». Les articles qui paraissent dans De Unie ne sont pas assez « pour » aux yeux des Allemands. Le colportage du journal est interdit fin mars 1941. La guerre change, l’URSS entre en guerre, les États-Unis aussi, et quelques mois plus tard les autorités d’occupation accentuent encore leur emprise sur le pays. L’Union néerlandaise ne leur paraît pas être un support fiable pour créer des Pays-Bas nationaux-socialistes. Le mouvement finit par être interdit. Au mois d’août 1941, Homan est démis de ses fonctions de commissaire de la Reine de Groningue, qu’il occupait toujours jusque-là. Le triumvirat est arrêté en 1942 : Einthoven l’est en mai, De Quay et Homan en juillet. Ce dernier est tout d’abord transféré à Haaren, dans le Brabant Septentrional. À la fin du mois d’août, il est transféré, avec d’autres prisonniers, vers le camp de Beekvliet, à Sint Michielsgestel, toujours dans la même région. « Nos camps n’étaient pas des ‘camps de concentration’, comme l’était le camp voisin de Vught. Les hommes mouraient fusillés, mais ne mouraient pas de faim ou sous la torture.55 » Les Allemands les utilisaient parfois comme otages, en représailles à des actes de résistance. Homan passe près de deux ans en captivité et n’est libéré qu’en avril 1944.
37Pour Albert Wehrer, la situation se dégrade tout aussi rapidement. Il croit tout d’abord pouvoir maintenir une autonomie politique au Luxembourg, mais la réalité de l’Occupation devient brutale et le pays est annexé au Reich. L’invasion du 10 mai 1940 provoque la fuite en Angleterre de la Grande-Duchesse Charlotte de Luxembourg et des membres du gouvernement. Albert Wehrer, quant à lui, reste à Luxembourg. « Seul au Gouvernement, je passai la nuit avec quelques gendarmes et amis à détruire les documents que nous ne voulions pas laisser tomber aux mains des Allemands.56 » Wehrer est chargé par le gouvernement en fuite de gérer les affaires courantes, de faire fonctionner le pays comme il le peut. La Chambre des députés vote, le 16 mai 1940, une résolution créant la Commission administrative chargée d’assurer le fonctionnement des services de l’État en l’absence du gouvernement ; la présidence est confiée à Albert Wehrer qui voit alors dans cette Commission la seule possibilité de maintenir une autorité luxembourgeoise, et non allemande, sur le pays. Les Allemands, pourtant, ont d’autres projets pour le Luxembourg qu’ils considèrent comme partie intégrante du Reich. Après l’occupation militaire vient l’occupation civile avec l’arrivée et l’installation du Gauleiter Gustav Simon. Wehrer multiplie les contacts avec Berlin et le ministère allemand des Affaires étrangères au cours du mois de juillet afin d’obtenir des éclaircissements quant à la situation de son pays. Certains voient dans cette commission administrative le premier acte de collaboration (Georges Heisbourg57), malgré la marge de manœuvre extrêmement étroite de ce semblant de pouvoir exécutif. Albert Wehrer a cru pouvoir, en 1940, composer avec l’occupant. Pendant quelques semaines, il est le relais luxembourgeois des exigences allemandes. Par exemple, il écrit au commissaire du gouvernement pour les chemins de fer, Marcel Dumont :
Les autorités allemandes m’informent que des agents des chemins de fer prennent continuellement contact avec des prisonniers de guerre de passage dans les gares. Elles rappellent que tout commerce avec les prisonniers de guerre est interdit. Vous aurez soin de recommander aux intéressés la plus stricte observation des prescriptions que les autorités militaires allemandes ont édictées à ce sujet à moins de s’exposer à des peines sévères58.
38Après la fuite de la Grande-Duchesse et du gouvernement, mal perçue par les Allemands, il tente d’amadouer les autorités allemandes en vue d’un éventuel retour. Même s’il continue d’essayer de maintenir ce qui reste de l’administration luxembourgeoise, la situation se dégrade, en particulier avec le Gauleiter. La Commission administrative est finalement destituée fin octobre 1940. Le Luxembourg est intégré au Reich et il n’est plus question qu’il conserve des structures administratives propres sous le système de la Gauleitung. Le Luxembourg devient d’ailleurs le « département de la Moselle » (Gau Moselland). Les hommes du Gauleiter et de la Gestapo passent à l’offensive : la Chambre des députés est dissoute le 22 octobre 1940. Les arrestations se multiplient. Albert Wehrer est démis de ses fonctions le 23 octobre. « Depuis ce jour, je ne voyais plus personne. Le 10 février 1941 je fus arrêté et déporté en Allemagne.59 » Après la prison de Trèves où la Gestapo l’a placé en détention, Wehrer est envoyé à Plauen, en Saxe. Très lié aux milieux sidérurgiques, Wehrer reçoit l’aide d’Aloyse Meyer, directeur général de l’Arbed60. La situation de Wehrer s’arrange dès la fin 1941. Toujours à Plauen, la Gestapo lui soumet un formulaire pour adhérer au mouvement pronazi luxembourgeois, le VDB. Il finit par accepter à l’automne 1941. Il reçoit l’autorisation de s’installer à Leipzig et toujours grâce ses contacts, il trouve en 1942 une place dans une filiale de Felten & Guilleaume, à la section juridique de Bleichert G.m.b.H. Dès 1942, Wehrer a l’occasion de se déplacer plus souvent et rencontre de nombreuses personnes, dont certains opposants au nazisme avec qui il a quelques relations épisodiques. Il ne s’engage pas plus loin dans la Résistance. Les dernières années de la guerre se passent sans difficultés majeures. En 1945, à l’approche des troupes américaines, il fuit Leipzig et se cache quelques semaines dans une petite ville de Saxe, à Crimmitschau. Après la libération du territoire par les Alliés, il rentre à Luxembourg61.
39Ce qu’Albert Wehrer et Johannes Linthorst Homan mettent en place, respectivement au Luxembourg et aux Pays-Bas, est concurrencé par des structures allant plus loin dans le sens de la collaboration. Homan fait les frais du parti national-socialiste néerlandais et de la volonté allemande d’annexer le territoire. Il propose une voie alternative qui est tout simplement insuffisamment proallemande pour l’occupant. Albert Wehrer n’a pas la possibilité de maintenir très longtemps une administration luxembourgeoise indépendante, même de façon limitée et en travaillant avec les Allemands. La voie alternative que Wehrer et Homan proposent n’entre pas dans les visées annexionnistes du Troisième Reich et ils finiront la guerre dans une situation plutôt délicate. Pour beaucoup, l’Allemagne avait déjà gagné la guerre en 1940 et composer avec le vainqueur apparaissait comme l’unique solution. Peu ont fait le choix du refus. À la fin de la guerre, la situation est toute autre : l’Allemagne et ses alliés ne font plus figure de vainqueurs absolus, loin de là. Le vent tourne, les Alliés progressent, les mouvements de résistance ont pris de l’ampleur et les exactions nazies provoquent de plus en plus une haine active en remplacement de la passivité bienveillante des débuts.
La prise de conscience
40Les derniers mois de la guerre sont à l’origine d’une réelle prise de conscience du désastre. Nombre d’Européens prennent alors en marche le wagon de la résistance et de l’opposition aux fascismes. En Italie, le débarquement allié en Italie du Sud et l’effondrement du régime mussolinien conduisent Dino Del Bo et Enzo Giacchero à entrer dans la lutte clandestine au cours de l’année 1943. Tous deux sont originaires du Nord de l’Italie, toujours sous la coupe fasciste tandis que le Sud, libéré progressivement, est dirigé par un nouveau gouvernement qui signe l’armistice avec les Alliés et se déclare en état de guerre avec l’Allemagne. Le Nord du pays est en ébullition, dans un état proche de la guerre civile. Les partisans affrontent directement les forces allemandes et fascistes. C’est à ce moment-là qu’Enzo Giacchero change de camp. Soldat de l’armée mussolinienne, gravement blessé, il prend sa décision pendant les longues semaines que dure sa convalescence ; décision aidée par le contexte. En effet, Enzo Giacchero est profondément monarchiste et c’est le roi qui demande à Mussolini de démissionner, à Pietro Badoglio de former un nouveau gouvernement. À la suite du débarquement allié en Sicile, Mussolini s’est réfugié dans le Nord, à Salò. Le pays est coupé en deux après la signature de l’armistice entre les Alliés et le nouveau gouvernement, le 8 septembre 1943. Mussolini – tout d’abord arrêté puis évadé – continue à gouverner la moitié nord du pays. La Résistance se développe dans toute la région sous contrôle fasciste. Dans ce contexte de guerre civile au Nord, Enzo Giacchero prend le maquis. Il combat au sein de la 6e division alpine « Asti », qui opère sur la rive gauche du Tanaro (fleuve du Piémont, entre Turin et Gênes). Cette division libère la ville d’Asti, à cinquante kilomètres de Turin, début 1945. Les Alliés nomment Giacchero préfet d’Asti le 29 avril.
41Pour Dino Del Bo, la situation est similaire bien qu’il ne soit pas combattant. Il est, depuis 1940, enseignant en philosophie du droit à l’université de Milan. Réformé lors de la mobilisation pour problèmes de santé, c’est par l’écriture militante dans plusieurs journaux qu’il entre progressivement dans la Résistance. Il rencontre ceux qui, dans la clandestinité, réfléchissent à l’avenir du pays et se rapproche des réseaux résistants catholiques, qui attirent de plus en plus d’étudiants et d’enseignants de l’université catholique de Milan. Dino Del Bo perçoit la résistance des intellectuels comme nécessaire au renouveau du pays, après les années d’obscurantisme et de condamnation intellectuelle :
l’intelligentsia italienne a déjà commencé à récupérer sa position, à assumer la tâche qui lui est implicitement suggérée par l’injustice de la période passée ; elle cherche surtout à faire ressortir les enseignements éloquents de la guerre, en résolvant les problèmes[…]62.
42Pour lui, il est essentiel que les intellectuels, dont « la responsabilité est fondamentale », retrouvent « la dignité de leur condition sociale, une position d’indicateurs et de maîtres.63 » À partir de 1943, Dino Del Bo s’engage auprès de la DC grâce à ses contacts universitaires. Chez lui se tiennent des réunions clandestines pendant les deux dernières années de la guerre :
On se cloîtrait dans nos domiciles clandestins, participant avec les amis aux longues conversations nocturnes, des débuts du couvre-feu à la pointe de l’aube. C’étaient les heures les plus inquiètes et déprimantes […] je me demandais pourquoi ma patrie devait être dévastée et en lutte […]64.
43Il écrit depuis sa création, en 1944, dans L’Uomo – Giornale degli uomini d’Italia65, journal fondé par un groupe de philosophes et d’écrivains. Ce journal est tout d’abord l’émanation du Movimento Sociale per l’Unità dell’Italia66, mouvement catholique et politique. Le but de cette organisation, mise à part la recherche d’avancées sociales et de solutions économiques, est avant tout de redonner une « orientation spirituelle à l’Italie de demain […]. Le texte qui inspire notre action est dans l’Évangile du Christ, ainsi que la certitude de sa victoire finale.67 » Mais la volonté d’unification des catholiques italiens émanant de la Democrazia Cristiana les submerge rapidement et dès 1944, ce mouvement minoritaire intègre la DC. Le journal devient une publication de la Democrazia Cristiana, plus particulièrement destinée aux étudiants et aux intellectuels catholiques. Dans un article, au début de l’année 1944, Dino Del Bo plaide en faveur de l’instauration d’un État de droit en Italie.
Et donc, pour l’État de droit, et c’est peut-être là l’exigence la plus impérative de la phase actuelle, une profonde préparation morale s’impose […]68 » Cet État doit être « un État qui se fixe au cœur d’un vrai droit et qui tend à exercer la vertu morale de la justice69.
44Dino Del Bo prend sa carte du parti démocrate-chrétien et devient secrétaire du mouvement de jeunesse mis en place par la DC en Lombardie. L’année suivante, en 1944, il est membre du comité régional lombard de la DC70.
45L’entrée dans la Résistance et dans les mouvements partisans témoigne du changement profond de regard sur les évènements de la guerre, et plus généralement sur les régimes totalitaires que l’Europe a connus. Pour les combattants allemands enrôlés dans les rangs de la Wehrmacht ou de l’administration militaire, le changement s’opère dans les camps de prisonniers. L’Allemagne vaincue, des milliers d’Allemands se retrouvent dans les camps alliés, pour quelques semaines, quelques mois. Franz Etzel et Fritz Hellwig sont arrêtés par les Américains à la fin de la guerre. Il s’agit d’un moment de rupture que tous deux décrivent avec force. Franz Etzel prend conscience de la responsabilité collective allemande. Pour lui, le devoir des Allemands consiste à reprendre en main le pays et à établir par eux-mêmes les bases d’une démocratie. Prisonnier, il a le temps de réfléchir et de voir la situation de son pays changer brutalement : de puissance dominante sur tous les plans, l’Allemagne passe à un territoire démantelé, occupé, détruit. Cela provoque chez Franz Etzel, comme chez beaucoup d’Allemands, une réaction vive.
Cela a-t-il vraiment encore un sens, pour nous Allemands, de nous occuper de politique ? L’écrasante massification et la dépersonnalisation avancent rapidement, d’autant plus vite qu’elles s’associent à l’urgence économique. Piloter cette urgence est un devoir impératif pour l’Allemagne. Nous devons en assumer la responsabilité. Cela sera possible quand la dictature, dont l’effondrement ne nous est pas dû, sera remplacée par une véritable démocratie qui mettra à découvert nos forces et nos ressources. […] Nous voulons former notre liberté politique, pour laquelle nous créerons une constitution. Cela demande l’élection d’un parlement. Nous voulons nous donner une constitution économique et sociale, qui s’oppose à un capitalisme d’État mais qui s’engage dans la voie d’un socialisme placé sous la responsabilité chrétienne. […] Nous voyons qu’un grand nombre de tâches nous attendent. Un Allemand peut-il s’y soustraire ? Un chrétien peut-il s’y soustraire ? Parce que nous avons conscience de nos responsabilités, entrons dans l’année 1947 avec une volonté faite d’espoirs et demandons la bénédiction de Dieu pour nos actes71.
46Fritz Hellwig est prisonnier aux États-Unis et la propagande américaine ainsi que la réflexion qu’il mène pendant son internement ne sont pas sans effet sur sa conception du monde. Il passe par plusieurs camps avant d’être finalement enfermé dans celui de Washington DC pour y être interrogé. Les Américains s’intéressent à l’organisation de l’économie de guerre. Mais Fritz Hellwig est assez réticent à révéler ses connaissances en la matière : il est envoyé dans un camp disciplinaire en Oklahoma. Il est considéré comme « non-coopératif ». Il y trouve un grand nombre d’universitaires et d’hommes ayant exercé des responsabilités avant leur arrestation par les Alliés. Fritz Hellwig est très actif pendant sa captivité. Des groupes de travail sont formés dans les camps pour la « rééducation » des prisonniers de guerre. Il leur est permis de suivre des cours universitaires et d’emprunter des ouvrages spécialisés par l’intermédiaire de l’administration du camp. Au cours de l’été 1945, Hellwig et les autres détenus sont transférés vers le camp de Fort Reno, toujours dans l’Oklahoma. L’objectif est là aussi de « rééduquer » les prisonniers. Des cours d’anglais et d’instruction civique américaine leur sont imposés. Des groupes de travail y sont également formés au sein desquels ils peuvent suivre des formations approfondies, chacun ayant le choix de suivre un enseignement d’histoire, de géographie, d’économie, d’architecture, etc. Hellwig ne rentre en Allemagne que quatre ans après son arrestation, lors de l’été 1947. À son retour en Allemagne, à Düsseldorf, il rencontre Franz Etzel qui a déjà pris des chemins plus politiques.
47Pour beaucoup, la prise de conscience du désastre est à l’origine de l’évolution de leur pensée. L’échec du nationalisme est alors évident. Sans parler d’internationalisme, la plupart des futurs membres de la Haute Autorité se tournent vers une pensée plus solidaire et internationale, de façon plus ou moins marquée. L’engagement en faveur de la démocratie est la première étape de la transformation de leur conception politique.
Notes de bas de page
1 Pierre-Olivier Lapie, La Légion étrangère à Narvik, Paris, Flammarion, 1945.
2 Ibid., p. 14-15.
3 Sa famille a fondé à la fin du XIXe siècle la société Röchling’schen Eisen- und Stahlwerke GmbH, grande entreprise sidérurgique dont les aciéries se trouvent principalement à Völklingen, à une dizaine de kilomètres de Sarrebruck.
4 Fritz Hellwig, Europäische Integration aus historischer Erfahrung – Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler – interview réalisée par M. Gehler, Zentrum für Europäische Integrationsforschung – Center for European Integration Studies, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn, 2004, p. 12.
5 Entretien avec Marie-Thérèse Giacchero, 1er avril 2004, Pecetto Torinese.
6 Archives privées Marie-Thérèse Giacchero, Il lambello, 25 octobre 1942, nos 23-24.
7 Pierre-Olivier Lapie, Les Déserts de l’action, Paris, Flammarion, 1946, p. 277.
8 Ibid., p. 100.
9 Ibid., p. 105.
10 Ibid., p. 125.
11 En Libye, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière égyptienne.
12 Pierre-Olivier Lapie, Les Déserts de l’action, op. cit., p. 215.
13 CHAN, 363AP4, article paru dans Algérie magazine, 22 mai 1944.
14 Membres du Partito Popolare Italiano (PPI).
15 ILS, PM/N1/1, texte dactylographié, Piero Malvestiti, p. 3.
16 Dino Del Bo par exemple.
17 Giorgio Bocca, “Piero Malvestiti ministro della Repubblica partigiana dell’Ossola”, in Piero Malvestiti, (ouvrage collectif), Milano, Editrice Vita e Pensiero, 1972, p. 181.
18 Paul Finet, Joseph Bondas et Jef Rens, Réflexion sur la restauration du syndicalisme belge, Londres, 1943.
19 Ibid., p. 2.
20 Jängi Fohrmann und Albert Kaiser, K.-Z. Tatsachenberichte aus deutschen Konzentrationslager, Esch-sur-Alzette, Escher Tageblatt, 1945, p. 53.
21 Ibid., p. 54.
22 Ibid., p. 57.
23 Albert Speer fut nommé par Hitler à ce poste en 1937 et chargé de transformer Berlin selon les desseins du Führer.
24 Generalbauinspektor (GBI) für die Reichshauptstadt Berlin. On nommera pour plus de facilité l’ensemble des services de Speer jusqu’en 1942 par l’abréviation GBI.
25 BAK, N1340/27, compte-rendu du déjeuner donné par Hitler le 18 juin 1938 pour la pose de la première pierre de la Maison du Tourisme de Berlin et de seize autres constructions entrant dans le projet de transformation de Berlin.
26 Archives privées Peter Hettlage, mémoires de Karl-Maria Hettlage.
27 Hauptamt II des GBI, Verwaltung und Wirtschaft.
28 Susanne Willems, Der entsiedelte Jude – Albert Speers Wohnungsmarktpolitik für den Berliner Hauptstadtbau, Berlin, Ed. Hentrich, 2000.
29 Ibid., p. 196. Citation extraite de BAK, R120/Nr.1975.
30 Ibid., p. 161.
31 BAK, NS19/2062.
32 Oberkommando der Wehrmacht.
33 BAB, R3/1582/Bd12, p. 197 et suiv. Lettre de Karl-Maria Hettlage à Speer du 7 juillet.
34 BAK, N1318/3 janvier-Juin 1943, p. 12.
35 Speer est condamné à 20 ans de prison par le tribunal de Nuremberg ; il les passe à la prison de Spandau.
36 Archives privées Peter Hettlage, mémoires de Karl-Maria Hettlage.
37 Mauve Carbonell, « Karl-Maria Hettlage (1902-1995) : un expert au service de l’Europe et des Allemagnes », Journal for European Integration History, vol. 12, 2006, p. 67-85.
38 Jean-Claude Ricquier, « Où Albert Coppé donne libre audience à ses souvenirs – I. De l’enfance brugeoise à la Libération », Revue Générale, mars 1987, n° 3, p. 12. Victor Leemans, nationaliste flamand, sera arrêté et accusé en 1945 de collaboration. Quelques années après la fin de la guerre, il entrera au Parti Social-Chrétien et deviendra président du Parlement européen (1965-1966).
39 Ibid., p. 12-13.
40 AHCE, INT613, interview d’Albert Coppé, 10 novembre 1998, p. 2.
41 Heinz Potthoff, Zwischen Schlosserlehre und Europapolitik, op. cit., p. 90.
42 In memoriam Léon et Jeanne Daum, recueil de documents issus des archives familiales établi par Noël Daum : allocution au personnel de l’usine de Saint‑Chamond, 25 juin 1940.
43 Michèle Cointet-Labrousse, Vichy et le fascisme. Les hommes, les structures, les pouvoirs, Paris, Complexe, 1987, p. 53.
44 In memoriam Léon et Jeanne Daum, recueil de documents issus des archives familiales établi par Noël Daum.
45 CAC, 19770600/art13, Note du ministère de la Production industrielle du 16 novembre 1940.
46 CAC, 19770600/art13.
47 CAC, 19770600/art13, P.V. de la réunion du CORSID, 13 octobre 1942.
48 Commissaire principal de police à Rotterdam.
49 Professeur à la Katholieke Economische Hogeschool de Tilburg.
50 Christophe de Voogd, Histoire des Pays-Bas – Des origines à nos jours, Paris, Fayard, 2003, p. 233-234.
51 Louis de Jong, De bezetting – Tekst en beeldmateriaal van de uitzendingen van de Nederlandse Televisie – Stichting over het Koninkrijk der Nederlanden in de tweede wereldoorlog, 1940-1945, Amsterdam, Querido, 1966, p. 72.
52 Louis de Jong, Het Koninkrijk der Nederlanden in de tweede wereldoorlog – Deel 4, Mei’40 – Maart 41, eerste en tweede helft, S’-Gravenhage, Staatsdrukkerij, 1972, p. 511.
53 Ibid., p. 510.
54 Johannes L. Homan, “Wat zijt ghij voor een vent”. Levensherinneringen, Assen, Van Gorcum, 1974, p. 136.
55 Ibid., p. 147.
56 Albert Wehrer, « L’histoire du Luxembourg dans une Europe divisée. Notre politique étrangère d’une guerre mondiale à l’autre », op. cit., p. 221.
57 Georges Heisbourg est un ancien diplomate luxembourgeois. Il a écrit plusieurs ouvrages sur la période de la guerre (cf. bibliographie).
58 ANL, AE/3998(77), p. 0475, lettre d’Albert Wehrer à Marcel Dumont, 8 juillet 1940.
59 Archives privées Heisbourg : Albert Wehrer, La mission et l’activité politiques de la Commission administrative – Aide-mémoire sur les évènements politiques de mai à octobre 1940, daté du 15 mai 1945, p. 41.
60 Aciéries réunies de Burbach-Eich-Dudelange. L’Arbed est l’une des plus importantes entreprises sidérurgiques d’Europe et occupe une place prépondérante dans la vie économique luxembourgeoise.
61 Le gouvernement est, pour sa part, revenu d’exil depuis le 23 septembre 1944.
62 Archives privées famille Del Bo, L’Uomo, Anno I, 1944, n° 3.
63 Ibid.
64 Dino Del Bo, Le mattine del mese di maggio, Firenze, Vallecchi Editore, 1953, p. 40.
65 « L’Homme – journal des hommes d’Italie »
66 Mouvement social pour l’unité de l’Italie.
67 Archives privées famille Del Bo, L’Uomo, Anno I, 1944, n° 1.
68 Archives privées famille Del Bo, L’Uomo, Anno I, 1944, n° 3.
69 Ibid.
70 Comitato Regionale Lombardo della DC.
71 BAK, N1254/21, Noël 1946.
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