Introduction
p. 9-14
Texte intégral
1Depuis plus de cinquante ans, l’Europe communautaire (de la Communauté européenne du charbon et de l’acier à l’Union européenne) communique sur elle-même et sur sa jeune histoire. Les institutions européennes sont en permanente consolidation et, dans leur quête de légitimité, elles doivent se montrer sous leur meilleur jour. La représentation idéalisée des débuts de la construction européenne occupe une place de choix dans le discours général de valorisation : la construction de l’Europe pour la paix, par des hommes portés par un idéal de paix et de fraternité.
2Première communauté européenne, la CECA symbolise avec force le mythe des débuts de la construction européenne. Elle est synonyme de révolution et de volonté pacifique commune, d’une nouvelle ère économique et politique pour le continent, d’une autre conception des rapports entre États. Le discours sur la CECA, des acteurs de l’époque et des institutions européennes, entretient l’image parfaite des origines de la nouvelle Europe, née le jour de la déclaration Schuman, le 9 mai 1950. Première institution de gouvernement communautaire, qui plus est supranationale, la Haute Autorité de la CECA est au cœur de cette histoire fondatrice. La Haute Autorité symbolise le mythe avec d’autant plus de force qu’elle a disparu en 1967 et qu’aucun présent n’existe pour mettre en perspective l’image du passé. La Commission européenne, si elle est son héritière, est bien séparée de la Haute Autorité dans les esprits de tous : acteurs directs, témoins, historiens. Ce que l’actualité politique peut reprocher aux institutions actuelles ne ternit en rien l’image de l’institution « pionnière ».
3L’aura de la « mère » de toutes les Europes, la CECA, englobe tout : les principes, les institutions et les hommes. Pour ce qui est des hommes, la fusion entre l’institution et les hommes qui la servent simplifie des parcours de vie complexes. Être membre de la Haute Autorité semble impliquer une vie d’Européen exemplaire1. Selon le modèle, ils seraient tous des démocrates engagés depuis toujours en faveur de l’Europe et de la paix. Pourtant, les chemins de l’Europe sont beaucoup plus tortueux qu’il n’y paraît et l’idéal européen n’apparaît qu’en pointillés dans ces histoires de vie. Cet ouvrage, en démêlant les fils de la reconstruction biographique, va à l’encontre des images souvent simplistes véhiculées.
4Le traité de Paris, signé en avril 1951, institue la première communauté européenne, la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Six pays composent la CECA : la France, l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, les Pays‑Bas et le Luxembourg. La Haute Autorité est son exécutif ; son siège se situe à Luxembourg. Elle est composée de neuf membres et entre en fonction en août 1952. Elle disparaît en 1967 dans la fusion des exécutifs des trois Communautés européennes que sont la CECA, la CEE et l’Euratom. Entre 1952 et 1967 sont nommées au total dix-neuf personnes – uniquement des hommes – à la tête du premier exécutif européen : les Allemands Franz Etzel (1902-1970), Heinz Potthoff (1904-1974), Franz Blücher (1896-1959), Fritz Hellwig (1912-), Karl-Maria Hettlage (1902-1995) ; les Français Jean Monnet (1888-1979), Léon Daum (1887-1966), René Mayer (1895-1972), Roger Reynaud (1916-), Pierre-Olivier Lapie (1901-1994) ; les Italiens Enzo Giacchero (1912-2000), Piero Malvestiti (1899-1964), Dino Del Bo (1916-1991) ; les Belges Paul Finet (1897-1965) et Albert Coppé (1911- 1999) ; les Néerlandais Dirk Spierenburg (1909-2001) et Johannes Linthorst Homan (1903-1986) ; les Luxembourgeois Albert Wehrer (1895-1967) et Jean Fohrmann (1904-1973)2.
5Les hommes qui arrivent à la Haute Autorité dans les années cinquante et soixante sont des hommes d’âge mûr. Ils ont derrière eux une grande partie de leur vie et de leur carrière dans leur administration nationale, dans leur entreprise, dans la vie politique de leur pays. Être proeuropéen avant 1945 est plutôt synonyme d’utopie et d’idéalisme. Cela concerne une minorité intellectuelle ; rares sont les membres de la Haute Autorité faisant preuve avant cette date d’un intérêt pour l’idée européenne défendue, par exemple, par Richard Coudenhove-Kalergi et son mouvement paneuropéen. L’union de l’Europe est tout d’abord une idée, à laquelle il ne semble même pas indispensable d’adhérer pour ensuite participer à sa réalisation. Comment devient-on européen ? Est‑on forcément européen parce qu’on occupe des fonctions européennes ? Ces deux questions sont centrales dans cet ouvrage et servent de fils conducteurs à l’analyse biographique des membres de la Haute Autorité.
6Si les biographies des « grands hommes » de l’histoire européenne sont nombreuses, l’approche biographique des élites communautaires, fonctionnaires ou dirigeants (membres de la Haute Autorité, commissaires européens…) reste à approfondir. Les historiens de la construction européenne ont analysé les contextes politiques, les mécanismes institutionnels, ainsi que les développements économiques, des premiers efforts d’union aux derniers rebondissements. L’histoire et l’évolution des institutions européennes sont connues. Les grandes figures le sont également : Jean Monnet, Robert Schuman, Alcide De Gasperi, Konrad Adenauer, etc. Mais les autres « éléments humains » de la construction européenne sont souvent laissés en marge, qu’il s’agisse des fonctionnaires ou des dirigeants européens à tous les niveaux de la hiérarchie communautaire. L’étude des élites européennes est un chantier récent malgré l’ouvrage de Nicole Condorelli-Braun3, politologue, publié en 1972. Il s’agit de la première étude globale sur les commissaires et juges européens. Cependant, son étude, dont le corpus est conséquent puisqu’il couvre tous les commissaires et juges nommés dans les institutions européennes pendant presque vingt ans, se concentre sur les dirigeants européens à l’intérieur de leurs fonctions. Elle déplore déjà le manque, voire l’absence, de travaux consacrés aux hommes. L’auteur veut combler ce manque et « présente ces deux institutions nouvelles [la Commission et la Cour de justice] comme des collèges composés de personnalités bien individualisées, d’acteurs confrontés avec un rôle à jouer dans un cadre déterminé, plutôt que comme des structures juridiques.4 » Plus de trente ans après, cette idée est toujours d’actualité. Rares sont les travaux qui se sont intéressés aux parcours des acteurs de la construction européenne, grandes figures exceptées, même si de nouvelles études voient le jour depuis quelques années5. Faute de travaux scientifiques complets, les historiens reprennent souvent, quand ils sont amenés à évoquer les membres de la Haute Autorité par exemple, l’image parfaite : celle des brochures et publications officielles des Communautés européennes, celle du discours autobiographique.
7Ici, les parcours de chacun sont analysés de façon transversale, sauf exceptions6. Entreprendre un travail biographique sur les hommes qui ont « fait » l’Europe sans en être les initiateurs connus permet d’élargir les connaissances de l’univers des institutions européennes. Outre les aspects économiques, juridiques, politiques des Communautés européennes, la connaissance des hommes qui y ont travaillé et de leurs parcours permet une nouvelle compréhension, un regard historique nouveau sur les institutions elles-mêmes, sur l’Europe. En effet, qui sont les membres de la Haute Autorité qualifiés d’« européens » parce qu’ils ont travaillé pour une institution européenne ? Quelles sont leurs conceptions du monde et leurs conceptions de l’Europe ? Quelle est la part de l’idéal, du pragmatisme et de l’opportunisme dans leur acceptation ou leur adoption de l’idée européenne ? Dans quelle mesure influencent-ils la construction européenne elle-même ? À la lecture de leur passé, ces questions peuvent devenir capitales. Comment passent-ils du nationalisme de la première partie du XXe siècle à une Europe occidentale unie et solidaire ? Quel est le poids de la seconde guerre mondiale dans leurs parcours ? Que représentent pour eux des fonctions européennes ? Quels intérêts ont‑ils à être nommés à Luxembourg ? Comment leurs personnalités modèlent‑elles l’institution qu’ils incarnent ? Quels changements introduit la Haute Autorité dans leur vie ? En somme, qu’en est-il de « l’avant » et de « l’après » Haute Autorité ?
8Bien que les membres de la Haute Autorité appartiennent tous, à un moment donné de leur vie, à une entité commune, il est difficile de parler d’unité de vécu entre eux, encore moins de parcours type. Les membres de la Haute Autorité ne sont pas issus d’un unique groupe qu’il serait possible d’identifier : ils sont banquiers, diplomates, avocats, fonctionnaires, ouvriers et syndicalistes, professeurs ; ils sont socialistes, libéraux, nationalistes, catholiques et démocrates-chrétiens, sans affiliation politique ; pendant la seconde guerre mondiale, ils sont résistants, spectateurs passifs, collaborateurs, voire les trois à la fois ; ils sont Français, Italiens, Allemands, Belges, Néerlandais, Luxembourgeois. Pourtant ils se retrouvent, moins de dix ans après la fin de la guerre pour les premiers en poste à Luxembourg, sous une étiquette unique, avec un même objectif, tenant un même discours et défendant un « idéal commun ». Par quels chemins arrivent-ils à l’Europe et à la Haute Autorité de la CECA ?
9Les réponses à toutes ces questions donnent à l’histoire de la construction européenne un tout autre visage, éloigné des modèles de l’Européen parfait et du mythe fondateur des Communautés européennes.
Notes de bas de page
1 Il est important de préciser que le nom « Européen » et l’adjectif « européen » peuvent prendre, selon le contexte, soit leur sens premier (habitant de l’Europe ; relatif aux pays européen et à ses habitants) soit le sens de proeuropéen ou communautaire (relatif aux Communautés européennes) pour l’adjectif ou personne favorable (à) et acteur direct de la construction européenne pour le nom propre. Par ailleurs, le terme d’« Europe » est souvent utilisé pour désigner les Communautés européennes.
2 Mauve Carbonell, Biographies des membres de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, Thèse de doctorat en Histoire, Université de Provence, 2006.
3 Nicole Condorelli-Braun, Commissaires et juges dans les Communautés européennes, Paris, LGDJ, 1972.
4 Ibid., p. 3.
5 On peut citer, par exemple, les thèses de doctorat suivantes :
Bernd Bühlbäcker, Die Aufbaugeneration der europäischen Institutionen. Persönlichkeiten, Personal und Personal-Politik der Parteien und Verbände der Bundesrepublik Deutschland im Europa der Montanunion 1949-1958, Thèse de doctorat en histoire, Université de Essen, 2005.
Katja Seidel, Formation of a European elite. The high officials in the European Communities (High Authority of the ECSC and EEC-Commission), 1952-1967, Université de Portsmouth (en cours).
6 Il s’agit de Jean Monnet, qui n’est présent dans cet ouvrage qu’à travers ses interactions avec les autres membres de la Haute Autorité. En tant que créateur principal de la CECA et premier président de la Haute Autorité, il est le plus connu, le plus reconnu. Il existe déjà une bibliographie d’importance concernant Jean Monnet, comportant de nombreux textes d’hommages mais aussi des biographies complètes ainsi que ses propres mémoires (se référer à la bibliographie en fin de volume).
Par ailleurs, Dirk Spierenburg et Roger Reynaud sont les deux membres de la Haute Autorité pour lesquels les recherches ne sont parvenues qu’à un résultat partiel. Concernant Roger Reynaud, le manque de sources n’a pas permis de reconstituer son parcours.
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