Raoul Glaber, Georges Duby : An Mil
p. 211-229
Texte intégral
1Associer Raoul Glaber et Georges Duby dans une évocation de l’An Mil s’impose à plus d’un titre. Au début du deuxième millénaire, le moine bourguignon a été le premier et même le seul véritable historien d’un An Mil qu’il a construit et révélé dans ses Histoires à l’intention de ses contemporains et qu’il a transmis à ceux qui ont bien voulu redécouvrir son œuvre plus tard1. Dans les dernières décennies de ce même millénaire, Georges Duby a été l’historien médiéviste qui a le plus scruté cette période et qui n’a jamais cessé de s’interroger sur elle, depuis le moment où il entreprenait d’étudier la société mâconnaise jusqu’aux derniers entretiens accordés aux journalistes2. Pour étudier l’An Mil, Georges Duby ne s’est pas limité à consulter les documents d’archives clunisiens, les cartulaires, qui lui ont fourni la matière de sa thèse. Il a lu et relu les Histoires de Raoul Glaber, comme il le reconnaît dans une brève rétrospective de son travail d’historien, parue en 1978 dans la revue L’Arc qui lui rendait alors hommage :
J’ai tenté, il y a longtemps, de comprendre l’organisation de la société que l’on dit « féodale ». J’avais, pour cela, choisi mon territoire, une petite contrée où, par hasard, en raison de la présence de l’abbaye de Cluny, l’information est moins indigente qu’ailleurs pour les XIe et XIIe siècles. Qu’ai-je fait ? J’ai lu l’un de mes devanciers, le moine clunisien Raoul, dit Glaber, un historien. Mais attentif, lui, à l’histoire immédiate. Il racontait son temps. En homme averti, lucide, suffisamment bavard, très intelligent : un témoin comme on en trouve peu, révélant moins par les faits qu’il relate que par la manière insolite dont il en parle3.
2Comprendre les Histoires de Raoul Glaber en s’interrogeant sur le propos de l’auteur, en s’attachant à mettre en valeur « la grille qu’il forge » – c’est toujours Georges Duby qui s’exprime ici –, telle a été la démarche du médiéviste français, une démarche qu’il érigeait en méthode à la fin de cet exposé :
[Il y a] nécessité d’observer l’observateur lui-même, de savoir ce qu’il croit, ce qu’il craint, de faire l’histoire des historiens,… de mesurer l’apport du mental dans le fonctionnement, non plus cette fois des sociétés, mais des sciences humaines.
3C’est dans une anthologie de textes, sources historiographiques pour la plupart, écrits dans la période de l’An Mil, que Georges Duby a le mieux mis en pratique cette approche du « mental » en prenant largement à témoin son « devancier » Raoul Glaber. Cette anthologie commentée est parue en 1967, elle a été rééditée, mais, récemment, elle a été particulièrement critiquée par quelques médiévistes qui, entre autres, contestent l’interprétation de Raoul Glaber faite par son auteur4. Surtout, ils reprochent à ce dernier d’avoir de l’An Mil une vision proche de celle de Jules Michelet – le plus célèbre inventeur des fameuses « terreurs » – et, dans une critique parfois démesurée et virulente, ils associent l’hypothèse des « terreurs » et celle des « mutations » de l’An Mil pour lui en faire porter la responsabilité.
4Raoul Glaber, on le sait, a mis longtemps à trouver grâce auprès des historiens. Notons d’abord que son œuvre principale, les Histoires, est restée presque inconnue de son temps : un seul manuscrit, avec des interventions de sa main, pour le XIe siècle ; un seul du XIIe siècle finissant ; et seulement des copies incomplètes aux XVe et XVIe siècles5. La fameuse hypothèse des terreurs de l’An Mil, fondée sur une interprétation erronée des Histoires, a finalement eu l’effet bénéfique de sortir de l’oubli l’œuvre et son auteur mais elle n’a pas tiré ce dernier du purgatoire des historiens. Encore dans la première moitié du siècle qui vient de s’achever, on le considérait comme un piètre écrivain, mauvais latiniste, bavard ou même incohérent. La critique positiviste, à la recherche de l’authenticité des faits et de l’exactitude chronologique, lui a reproché ses « erreurs ». Et tout récemment encore, la meilleure des dernières éditions des Histoires, celle de John France, s’est attachée à relever les incertitudes chronologiques du moine bourguignon6. La mauvaise réputation de l’écrivain a souvent accompagné la mauvaise réputation du moine, fondée sur une interprétation hâtive du dernier livre des Histoires, où il s’est livré à quelques confessions à la manière de saint Augustin. Ici encore, on a pris à la lettre certaines de ses déclarations pour en faire un enfant illégitime, puis un gyrovague :
…je ne rougis pas d’avouer que non seulement j’ai été engendré dans le péché de mes parents, mais qu’en outre j’ai fait preuve, plus qu’il n’est permis de le dire, d’un caractère ingrat et d’une conduite insolente7.
5En introduisant Raoul Glaber dans la réédition de l’anthologie sur La Fin des Temps que Claude Carozzi et moi-même avons réalisée, nous avons voulu à notre tour conjurer des erreurs de ce genre, erreurs imputables non pas, cette fois, au moine de l’An Mil, mais à des critiques hâtives… et répétitives à propos de son œuvre historiographique8. Et il me semble tout aussi nécessaire, après avoir lu les détracteurs actuels de Georges Duby et de sa conception de l’An Mil, de conjurer quelques erreurs, des erreurs imputables non pas à l’historien médiéviste mais à des critiques hâtives exprimées, tout particulièrement, à propos de son ouvrage sur L’An Mil.
6Dans la présente étude, il n’est donc pas inutile de revenir sur le temps de l’An Mil, tel que l’a construit et révélé Raoul Glaber puis tel que l’a restitué Georges Duby à partir, notamment, des Histoires. Et il me paraît tout aussi important d’examiner le « renouveau » – notion différente de celle de « mutation » – attaché à la période de l’An Mil, tel qu’il est possible de le saisir à travers les Histoires et tel que Georges Duby l’a réellement compris et exprimé dans cet ouvrage sur L’An Mil, et dans d’autres publications qui ont repris ses conclusions à ce propos.
7En relisant donc les Histoires de Raoul Glaber à l’occasion de la réédition de La Fin des Temps, je me suis particulièrement attachée à relever ses diverses façons de dater les événements, non pas dans l’intention de contester telle ou telle date ou de rétablir l’exactitude chronologique – cela a été fait maintes fois – mais pour mieux comprendre sa façon personnelle de concevoir le temps et de l’exprimer9.
8Au début du premier livre des Histoires, dans ce qui constitue le prologue de son œuvre, Raoul livre son propos qui est de rapporter :
…les nombreux événements qui se sont produits avec une fréquence inhabituelle aux environs de la millième année du Christ Sauveur fait homme10.
9Quelques lignes plus loin, toujours dans ce prologue, il annonce qu’il évoquera les règnes de l’empereur Henri II et du roi de France Robert le Pieux, en tête de cette série d’événements. Il date alors leurs règnes en se référant au millénaire de l’Incarnation :
…nous pouvons affirmer avec certitude que la mille deuxième année du Verbe Incarné fut la première du règne d’Henri, roi des Saxons, et que cette millième année du Seigneur fut la treizième du règne de Robert, roi des Francs.
10Enfin, après le fameux chapitre sur la quaternité divine qui fait suite au prologue, il précise le point de départ chronologique des Histoires :
Nous entendons raconter l’histoire de tous les grands hommes qui ont vécu depuis l’année 900 du Verbe Incarné qui crée et vivifie toutes choses11.
11Ab anno nongentesimo incarnati… Verbi, annus incarnati Verbi millesimus secundus : nous avons ici deux exemples de datation de l’ère chrétienne inaugurée au VIe siècle par Denys le Petit et que le moine anglo-saxon Bède le Vénérable a contribué à divulguer dans l’Occident chrétien. Encore faut-il préciser que la datation de l’Annus Domini n’est pas généralisée à l’époque où écrit Raoul Glaber, mais celui-ci connaît bien Bède – il rend hommage à l’auteur de l’Historia Ecclesiastica dans le prologue des Histoires – et il connaît, sans aucun doute, son traité sur le comput – De temporum ratione – dont il s’inspire dans l’allusion, au cinquième livre, à la conversion du peuple juif au christianisme comme étant l’un des signes de la fin des temps12. Quelques événements rappelés dans les Histoires sont donc datés selon l’ère de l’Incarnation, en conformité avec l’ère chrétienne dont la première année avait été fixée en l’an 754 depuis la fondation de Rome et partait du 25 décembre 753. Le relevé que j’en ai fait montre que la quasi-totalité d’entre eux sont ainsi datés dans le premier et dans le cinquième et dernier des livres des Histoires.
12Dans le premier livre, outre les deux exemples déjà cités, on note :
- la date d’un raid sarrasin, parti d’Espagne, sur l’Italie :
Aux environs de l’an 900 du Verbe Incarné – circa nongentesimum Verbi incarnati annum,
- celle, erronée – l’erreur est sans doute due ici à une mauvaise copie– de la fabrication du globe impérial sur ordre du pape Benoit VIII :
en l’an 710 – anno…dominice incarnationis septingentesimo decimo.
13Dans le cinquième livre, l’ère chrétienne sert à dater :
- la fête de Pâques de 1041 :
L’an 1041 de l’Incarnation du Seigneur, le terme de Pâques tomba le 21 mars et le jour de Pâques le douze des Kalendes d’Avril - anno…millesimo quadragesimo primo incarnationis dominice…
- la guerre entre le roi de France Henri et les fils du comte de Blois, et le mariage du roi de Germanie Henri III :
Cette même année, c’est-à-dire la cinquième après la mille quarantième année de l’Incarnation du Seigneur, le dit Henri, fils de Conrad, roi des Saxons, dans l’attente d’être empereur des Romains, prit pour épouse la fille du duc Guillaume de Poitiers, du nom d’Agnès.
14Entre le premier et le dernier livre, le style de l’Incarnation n’est utilisé que deux fois :
- une fois au deuxième pour dater un miracle de la Croix survenu à Orléans :
L’an de l’Incarnation 988 – anno incarnati nongentesimo octogesimo octavo…
- une autre fois, au quatrième livre – deuxième paragraphe – pourmentionner la prétention de l’Église de Constantinople à être reconnueÉglise universelle :
Vers l’an du Seigneur, mille vingt-quatre – circa annum… Domini millesimum vicesimum quartum – l’évêque de Constantinople, son empereur Basile et quelques autres Grecs, décidèrent qu’avec l’assentiment du pontife de Rome, l’église de Constantinople serait dite et tenue universelle dans sa propre sphère…13.
15Si l’on fait un premier bilan de l’utilisation de l’Annus Domini dans les Histoires à partir de ces exemples, on constate donc que Raoul Glaber utilise très peu la datation selon l’ère de l’Incarnation. On peut également rappeler, sans qu’il soit nécessaire d’en faire le relevé exhaustif, sa façon de situer les événements les uns par rapport aux autres avec des expressions telles que : eodem tempore, subsequente tempore, per idem tempus, postmodum, etc... comme c’est le cas dans d’autres chroniques14.
16Mais outre la datation selon l’ère de l’Incarnation, il y a, dans les Histoires, une autre façon de situer les événements dans le temps : celle déjà annoncée dans le prologue – « aux environs de la millième année… » – qui les situe par référence au millénaire de la Naissance du Seigneur ou bien encore par référence au millénaire de la Passion sans en donner la date ponctuelle. Cette façon de les inscrire dans le temps commence à être systématiquement utilisée dans le deuxième livre, et elle est omniprésente dans le troisième et dans le quatrième. Il est important de souligner la différence entre une date donnée selon le comput de Denys le Petit, repris et diffusé par Bède le Vénérable – par exemple : anno Domini (ou Incarnationis) nongentesimo octogesimo septimo, pour l’année 987 –, et le calcul des années séparant l’événement du millénaire de la Naissance : anno tercio decimo ante millenium incarnati Salvatoris, pour situer en fonction de cet anniversaire l’association au trône de Robert le Pieux, modèle de souverain avec l’empereur Henri II. Cette façon de placer les événements « aux environs », « depuis », « après » le millesimus annus, construit finalement un temps de l’An Mil autour de deux anniversaires, celui de la Naissance et celui de la Passion. Il faut lire avec attention, à ce propos, les prologues des troisième et quatrième livres des Histoires.
17Début du troisième livre :
…nous entamons maintenant le troisième livre où seront racontés, comme nous l’avons promis, les événements qui se sont déroulés après la millième année de la naissance du Verbe qui vivifie toutes choses15.
18Déjà au deuxième livre, la plupart des événements sont situés par rapport à ce millénaire, l’exemple le plus significatif étant donc celui de l’association au trône de Robert le Pieux. Dans ce deuxième livre, alors que nous approchons de l’année mille, une éruption du Vésuve et la mort de personnages illustres sont inscrites dans le temps de l’An Mil par référence au millesimus annus de la Naissance :
Septième année avant le dit millénaire – septimo…de supradicto millesimo anno…
19C’est encore le cas pour l’apparition d’une baleine sur la côte normande « quatre ans avant le millénaire… »16.
20La critique l’a déjà remarqué, le troisième livre privilégie la Naissance du Sauveur et le quatrième le millénaire de la Passion comme l’annonce Raoul Glaber dès les premières lignes :
Après les multiples signes et prodiges qui se produisirent dans le monde avant, après et aux environs de la millième année de notre Seigneur le Christ, il se trouva nombre d’hommes habiles, à l’esprit ingénieux, pour prédire que ces signes se multiplieraient à l’approche de la millième année de la Passion de ce même Seigneur17.
21Nous avons affaire ici à un écrivain, lui aussi « habile, à l’esprit ingénieux » qui, en disposant les événements de son choix « avant », « après », « autour » des deux millesimus annus crée intentionnellement cette « fréquence inhabituelle… » annoncée dans le prologue des Histoires et soulignée à nouveau au début du livre IV.
22Raoul Glaber – et lui seul – a donc construit cette période de l’An Mil, qui commence avant la millième année de l’Incarnation – la première date calculée et exprimée par rapport à elle est celle de 987 « treizième année avant… » – et qui se poursuit jusqu’à la « quarante sixième après… » :
L’année suivante, la quarante sixième après le millénaire…– quadragesimo sexto post millesimum…18
23Ce temps de l’An Mil, organisé autour de deux anniversaires, est celui où Dieu s’adresse aux hommes par des prodigia – prodigia et signa –, mots et expressions repris de l’Ancien Testament, des Évangiles ou encore des Actes des Apôtres. Et plutôt que de tenter d’y déceler des motifs de terreur, mieux vaut s’attarder sur le parallélisme voulu de leur apparition aux alentours de chaque millesimus annus : chacun d’eux est précédé, ou suivi, de la mort d’hommes illustres dont la foi a particulièrement marqué leurs vies ; mais, loin d’être assombri par ces disparitions tout à fait naturelles, chacun d’eux est aussi éclairé par la renommée d’hommes dignes de mémoire et par les manifestations de bonté de Dieu envers les hommes :
À partir de cette même année, brillèrent aussi bien en Italie qu’en Gaule des hommes de l’un et l’autre ordre – Claruere tamen ab eodem anno tam in Italia quam in Gallis utrorumque ordinum viri.
24Après la famine qui se propagea aux environs du millénaire de la Passion :
…avec un visage joyeux, le ciel commença à resplendir : cepit leta facies celi clarescere19.
25À propos de cette famine qui a donné lieu à toutes sortes de commentaires, il faut remarquer la façon dont elle est située dans le temps. Le paragraphe qui précède sa narration s’ouvre sur l’évocation du millénaire de la Passion :
À l’approche… de la mille trente troisième année du Christ Incarné, qui est la millième de la Passion de ce même Sauveur – Imminente… anno incarnati Christi millesimo tricesimo tercio, qui est a passione eiusdem Salvatoris millesimus.
26La datation de l’Annus Domini sert ici à introduire le millesimus annus de la Passion. Quant au récit proprement dit de la famine, il commence par une mention chronologique très vague :
Quelque temps après… sequenti tempore…,
27Surtout, il fait pendant à un autre récit de famine, plus court, qui prend place vers la fin du deuxième livre des Histoires, et qui commence par une indication tout aussi laconique du temps :
À la même époque, une terrible famine sévit pendant cinq ans sur toute la surface de la terre – Eodem… tempore facta est fames prevalida quinquennio in universo orbe.
28« À la même époque » renvoie le lecteur au paragraphe précédent qui, comme le paragraphe introductif au récit de famine du millesimus annus de la Passion, donne une datation, certes plus resserrée, qui ne peut pourtant pas dater cette première famine avec exactitude :
« la troisième année après le millénaire » –…anno tercio de supradicto millesimo…20
29Il est donc hasardeux, voire inutile, de vouloir dater ponctuellement des phénomènes que Raoul Glaber cherche seulement à relier à chacun des deux anniversaires de la vie du Christ et à mettre en parallèle. Autres phénomènes qui accompagnent, dans ce parallélisme frappant, chacun des millesimus annus : les pélerinages à Jérusalem à l’approche de chaque anniversaire ; les conciles évoqués au troisième comme au quatrième livre ; et aussi les phénomènes cosmiques présentés avec les mêmes qualificatifs – mirum et terribile, nimium terribilis –, telle l’apparition d’une comète lors du premier millesimus annus ou une éclipse de soleil lors du second. La construction du temps de l’An Mil dans les Histoires est donc le fait d’un chrétien soucieux de montrer les signes adressés par Dieu aux hommes lors de deux moments privilégiés de l’histoire du christianisme, et aussi le fait d’un écrivain qui connaît la rhétorique. « Aux environs, vers, depuis, après… » les deux millesimus annus : Raoul Glaber est le premier historien à avoir conçu dans ses Histoires ce temps de l’An Mil comme le temps privilégié d’un rapprochement entre Dieu et les hommes, un temps où les événements se pressent et s’enchaînent dans un discours admirablement construit.
30Près de mille ans plus tard, Georges Duby définit en ces termes l’An Mil dans l’anthologie de textes parue sous ce titre en 1967 :
C’est à peine… si l’année qui fut la millième de l’incarnation du Christ selon les calculs – inexacts – de Denys le Petit possède une existence, tant le réseau des témoignages sur quoi se fonde la connaissance historique est lâche. Si bien que pour atteindre ce point chronologique – et pour constituer le dossier qui se trouve ici présenté – force est d’élargir de manière substantielle le champ d’observation et de considérer la zone d’un peu plus d’un demi-siècle qui entoure l’An Mil, entre les environs de 980 et ceux de 104021.
31Pour justifier cette fourchette chronologique, G. Duby ne se réfère pas à Raoul Glaber. Il prend d’abord à témoin les documents d’archives, les chartes inégalement conservées selon les pays et les régions. Dans un second temps, il aborde « les narrateurs » et leurs œuvres littéraires et il rend un premier hommage à Raoul Glaber « le meilleur historien de l’An Mil » en donnant la meilleure façon de le lire :
Il convient de ne pas juger de son œuvre en fonction de nos habitudes mentales et de notre propre logique. Si l’on veut bien se couler dans la démarche de son esprit, il apparaît aussitôt comme le meilleur témoin de son temps et de très loin22.
32Georges Duby ne s’est pas livré à l’examen de la datation des événements rapportés dans les Histoires, comme je viens de le faire. Mais pour arriver à décerner au moine bourguignon le compliment de « meilleur historien de l’An Mil », il a compris que son œuvre, et elle seule, était susceptible de révéler à l’historien médiéviste le temps de l’An Mil. Rien d’étonnant, alors, à voir l’utilisation qu’il en a faite dans son anthologie. Celle-ci est divisée en huit chapitres, ou mieux en huit séquences dont je rappelle ici les titres dans l’ordre en précisant, à chaque fois, le nombre d’extraits des Histoires qu’elles comportent :
- 1ère séquence, le sens de l’histoire : quatre extraits des Histoires de Raoul Glaber sur un total de six témoignages écrits de la période ;
- 2e séquence, les mécanismes mentaux (chapitre dédié à l’enseignement et aux écoles) : trois extraits des Histoires parmi les sept témoignages présentés ;
- 3e séquence, le visible et l’invisible (à propos, notamment, de la Quaternité divine, de la Jérusalem céleste mise en relation avec l’ordre social, du culte des reliques, des miracles) : quatre extraits des Histoires au milieu de treize témoignages ;
- 4e séquence, les prodiges du millénaire : neuf extraits des Histoires sur quatorze témoignages ;
- 5e séquence, interprétation (à propos du sens que Raoul Glaber donne de certains événements) : ici, seules les Histoires sont prises à témoin ;
- 6e séquence, la purification (purification des péchés par l’aumône, la conversion monastique…) : neuf témoignages en tout dont six extraits des troisième et quatrième livres des Histoires ;
- 7e séquence, nouvelle alliance (entre les hommes et Dieu) : huit témoignages dont cinq extraits des Histoires, essentiellement des livres III et IV ;
- 8e séquence, l’essor (propagation de la foi, modèle clunisien…) avec dix témoignages dont quatre extraits de l’ensemble des Histoires.
33L’An Mil de Georges Duby est donc en grande partie axé sur l’œuvre de Raoul Glaber, tout particulièrement pour les séquences intitulées prodiges, purification, nouvelle alliance. C’est dans cette dernière séquence que se trouve la notion de « nouveau printemps du monde », qui s’appuie exclusivement sur le chapitre des Histoires consacré à la fin de la famine du millénaire de la Passion et au « pacte définitif » noué entre les hommes et Dieu suivant l’expression même de Raoul Glaber. Or c’est, entre autres, à cette notion de « nouveau printemps du monde » que s’en prennent certains des détracteurs actuels de Georges Duby et de sa conception de l’An Mil, considérant qu’il faut y voir une sorte de profession de foi en faveur des « mutations » de l’An Mil23. Désireux de prouver qu’il a surinterprété les textes littéraires recueillis dans son anthologie, désireux aussi de montrer qu’il se serait fait « tromper » par elles et surtout par les Histoires de Raoul Glaber, ces détracteurs ont relevé, ça et là, dans l’ouvrage sur l’An Mil, des expressions ambiguës… dont l’ambiguïté vient d’abord de ce qu’elles sont abusivement extraites de leur contexte. Or l’anthologie des textes de l’An Mil a une structure particulière, au sein de laquelle il convient de distinguer l’introduction et la conclusion générales, les présentations des chapitres ou séquences et enfin les présentations propres à chaque texte.
34Dans l’introduction générale, après un bref rappel historiographique du mythe des terreurs, après la présentation de la chronologie de la période de l’An Mil, définie comme nous le savons, et après l’annonce des sources utilisées, Georges Duby avertit son lecteur de ce qu’il faut en attendre, en fonction de leur genre et du propos de leurs auteurs :
Il est vain de les interroger sur les conditions de la vie matérielle… La politique se discerne plus clairement dans ces textes dont beaucoup furent écrits pour louer des princes, ces hommes que Dieu avait chargé de conduire le peuple… Au premier plan se dressent l’Empereur et le Roi (c’est-à-dire le roi de France)…
35et encore :
…ces textes… apportent une contribution irremplaçable à l’histoire des attitudes mentales et des représentations de la psychologie collective. Leur témoignage, sans doute, demeure limité, parce qu’il émane d’un cercle très restreint, celui des « intellectuels », parce qu’il offre seulement le point de vue des hommes d’Église, ou plus précisément des moines24.
36À la fin de cette introduction :
« Laissons parler [ces documents] et tâchons d’entrevoir à travers eux comment leurs auteurs ont vu l’An Mil, ont vécu ce temps d’espoir et de crainte, et se sont préparés à affronter ce qui fut pour eux comme un nouveau printemps du monde »25.
37Laisser parler les documents et leurs auteurs en recherchant, dans l’analyse et dans la traduction des mots et des expressions, leur véritable message, n’est-ce pas la démarche de tout véritable historien ? Quant au « nouveau printemps du monde », ce sont ces auteurs et ces textes qui l’ont annoncé et il revient à l’historien médiéviste d’analyser les fondements de cette annonce.
38Notons qu’avant d’en venir à cette notion de renouveau, Georges Duby, fidèle aux sources qu’il présente, met en avant les souverains pour lesquels certaines ont été écrites ou dont elles font l’éloge, avec « au premier plan » l’empereur et le roi de France. Il reste ici très proche de Raoul Glaber qui, dès le prologue de ses Histoires, fait mention du roi Henri II de Germanie, futur empereur, et de Robert le Pieux :
Ces deux-là furent, à cette époque, les plus grands et les plus chrétiens des souverains de notre continent, de ce côté-ci de la mer26.
39J’ajoute, pour ma part, que ces deux souverains peuvent à juste titre être appelés empereur et roi de l’An Mil, non parce qu’ils régnaient en l’année mille mais parce que les événements marquants de leur règne sont situés, dans les Histoires, en référence au millesimus annus de l’Incarnation ou de la Passion et ce dès le prologue, comme nous l’avons déjà montré.
40Robert le Pieux est le « roi de l’An Mil », parce que son association au trône de France « treize ans avant le millénaire de l’Incarnation de Notre Sauveur », son mariage « aux environs de la millième année de l’Incarnation du Verbe », sa mort « imminente… anno incarnati Christi millesimo tricesimo tertio »– « alors que l’année du millénaire de la Passion du Christ approchait », [Robert le Pieux mourut deux ans avant ce millénaire], tous ces moments importants de sa vie et de son règne, sans être ponctuellement datés de l’Annus Domini, sont systématiquement reliés à ces deux anniversaires de la Naissance et de la Passion, à partir desquels Raoul Glaber a construit le temps de l’An Mil27.
41Pour en revenir à Georges Duby constatons, au moins, qu’il a bien su mettre en évidence la dimension exceptionnelle conférée à Henri II et à Robert le Pieux par les sources contemporaines de leurs règnes et surtout par les Histoires.
42Mais en donnant la parole aux documents et à leurs auteurs, Georges Duby aurait-il rejeté à regret le mythe historiographique des terreurs de l’An Mil en se faisant l’écho d’une angoisse latente ressentie par les hommes à l’approche du millénaire de l’Incarnation ? Il faut ici se reporter à la quatrième séquence – les prodiges du millénaire – et à la cinquième – l’interprétation – de son ouvrage sur l’An Mil :
43– Prodiges du millénaire : remarquons d’abord que le terme de prodige est repris, entre autres, des Histoires de Raoul Glaber. Or le moine utilise ce mot, nous l’avons déjà dit, dans le sens qui lui est donné par les Ecritures : les signes de Dieu adressés aux hommes. Dans cette séquence, et dans celle qui suit sur l’interprétation des prodiges, Georges Duby se réfère essentiellement aux Histoires. Or voici ce qu’il écrit dans la courte introduction aux extraits de cette œuvre auxquels viennent s’ajouter d’autres, tirés de la Chronique d’Adémar de Chabannes :
…Il paraît… tout à fait normal que, en mémoire du Christ, le temps du millénaire soit celui des plus grands prodiges. L’ordre du monde se montre alors perturbé par des troubles divers mais qui se lient les uns aux autres… Ils se répondent, ils sont frères : ils procèdent tous d’un même et très profond malaise28.
44Des événements qui s’enchaînent, non par relation de cause à effet mais par analogie, voilà bien la façon d’écrire l’histoire d’Adémar de Chabannes et de Raoul Glaber29. Et nous avons vu comment, chez ce dernier, les événements du millesimus annus de la Passion font écho à ceux qui marquent le millesimus annus de l’Incarnation.
45Faut-il ici faire un procès au « malaise » qu’aurait ressenti l’humanité de l’An Mil, pour accuser Georges Duby d’accréditer les terreurs ? Les extraits présentés évoquent des dérèglements atmosphériques, des phénomènes cosmiques, des épidémies et la fameuse famine associée au millesimus annus de la Passion ; ils évoquent aussi les maux qui affectent la vie de l’Église, les diverses hérésies, sans oublier la destruction du Saint Sépulcre en 1009. Le malaise dont il s’agit doit être rapporté non à l’angoisse ou aux terreurs dans lesquelles aurait alors vécu la chrétienté, mais bien plutôt « à l’œuvre du mal » comme l’écrit, quelques lignes plus loin, Georges Duby dans ce même chapitre. Et c’est bien comme cela que tous ces phénomènes sont présentés par nos témoins de l’An Mil : ils sont l’œuvre de Satan ; cela ne doit pas conduire l’homme à craindre mais bien plutôt à vaincre le malin par la vigilance, par la contrition, par le retour vers la miséricorde divine.
46– Interprétation (des prodiges) : les détracteurs actuels de Georges Duby devraient relire, entre autres, la conclusion de cette séquence. En voici quelques passages parmi les plus significatifs du rejet, par Georges Duby, de toute « angoisse », de toute « terreur »… et de toute ambiguïté :
…Le dérèglement de l’univers exhorte à faire pénitence… Les éclipses, les baleines monstrueuses, etc… annoncent de façon permanente que le monde est transitoire, condamné et que sa fin doit survenir. D’où qu’elles viennent ces perturbations sont là pour arracher l’homme à sa tranquillité, le tenir en éveil, l’inciter à se purifier… [suit ici la citation de Mathieu, 24 : « …c’est à l’heure que vous ne pensez pas que le Fils de l’Homme viendra »]
47Et Georges Duby de poursuivre :
on a tort de croire aux terreurs de l’An Mil. Mais on doit admettre en revanche que les meilleurs chrétiens de ce temps ont vécu dans une anxiété latente et que, méditant l’Évangile, ils faisaient de cette inquiétude une vertu30.
48« Les meilleurs chrétiens » : nous touchons ici à l’essence du christianisme. L’attente de la fin des temps et du règne de Dieu est la démarche essentielle du chrétien. Cela ne signifie pas qu’il doive programmer ce retour pour une date calculée – d’où la référence au chapitre 24 de l’Evangile de Mathieu –, cela ne signifie pas, non plus, que la fin des temps était attendue et redoutée en l’an 1000… ni que Georges Duby, par un tour de passe-passe, ait cherché, en allant dans ce sens, à remplacer « terreur » par « anxiété ». En outre, il ne faut pas perdre de vue le genre littéraire de son ouvrage sur l’An Mil : une anthologie de textes, dont il résume le propos tout en les commentant. Or l’angoisse, non pas de la fin des temps, mais des châtiments mérités par les péchés des hommes, existe bien dans les Histoires, et dans d’autres témoignages monastiques ou cléricaux de toute la période médiévale.
49Au lieu donc de faire un procès à un mot, tiré de son contexte, en laissant de côté toutes les nuances qui lui sont apportées, la critique historique, ou celle qui se prétend telle, devrait suivre l’ordre des chapitres, des séquences, de l’An Mil de Georges Duby. L’interprétation des prodiges conduit au chapitre consacré à la pénitence – la purification – qui précède celui de la nouvelle alliance. Là réside la véritable interprétation des textes choisis par Georges Duby. Là réside aussi le message transmis par les sources et surtout par les Histoires de Raoul Glaber : pénitence des laïcs, par l’aumône et le pèlerinage ; pénitences individuelles ou collectives ; conciles de paix, dont le caractère pénitentiel est évident, autant de manifestations dont Raoul Glaber souligne le bienfait car elles conditionnent le nouveau pacte conclu entre Dieu et l’humanité purifiée. La grande famine a conduit les hommes à rentrer en eux-mêmes, à se tourner vers la bonté du Créateur qui peut alors leur envoyer la paix et l’abondance – comme au temps du jubilé mosaïque. C’est Raoul Glaber qui écrit tout cela et cette nouvelle alliance remarquée par Georges Duby est clairement exprimée dans le quatrième livre des Histoires :
Devant ces phénomènes, tous brûlaient d’une grande ferveur, au point que l’on vit les évêques lever leur bâton vers le ciel, et que tous tendaient leurs paumes vers Dieu, en criant à l’unisson : « Paix ! Paix ! Paix ! », comme pour signer le pacte perpétuel qu’ils avaient établi entre Dieu et eux31.
50La nouvelle alliance entre Dieu et l’humanité purifiée marque un « nouveau printemps du monde » : cette expression de Georges Duby est aujourd’hui prétexte, elle aussi, à accusation car certains veulent y voir une sorte de credo non plus dans les terreurs mais dans les mutations de l’An Mil. Or Georges Duby a utilisé cette expression pour introduire cet extrait des Histoires consacré au pacte, à la paix, entre Dieu et les hommes. Ce passage commence par décrire la fin des pluies diluviennes, causes de la famine, le retour d’un ciel clément, riant, tout cela exprimé en des termes dont je remarque qu’ils nous renvoient au Livre de la Genèse et au récit du troisième jour de la Création :
La millième année de la Passion du Seigneur, à la suite de cette famine dévastatrice, les averses diluviennes cessèrent ; sous l’effet de la bonté et de la miséricorde de Dieu, avec un visage joyeux, le ciel commença à resplendir, à souffler des vents favorables et à montrer, par sa paisible sérénité, la magnanimité du Créateur. Alors, toute la surface de la terre devint verdoyante, en signe de sa bonté et produisit une abondance de fruits qui chassa toute pénurie32.
51La terre qui verdit, un ciel éclatant : n’est-ce pas une image du printemps…, que seul l’aveuglement interdirait de voir ! Le nouveau printemps du monde est celui d’une renaissance de la Création menacée de « retourner au chaos » – l’expression est de Raoul Glaber lors de la famine qui précède –, et Georges Duby qui a choisi ce passage des Histoires pour l’annoncer l’a bien compris ainsi.
52Mais il y a le dernier chapitre – ou dernière séquence – de cette anthologie de l’An Mil, auquel Georges Duby a donné pour titre « l’essor ». Sommes nous là au cœur de la problématique des mutations ? Sous ce titre sont rassemblés essentiellement des extraits des Histoires et aussi de la Chronique d’Adémar de Chabannes. L’essor est d’abord celui de la foi, de la mission, de la reconquête des terres chrétiennes sur l’Islam, du monachisme clunisien aussi. L’essor est donc un nouveau départ du monde chrétien, revigoré par sa nouvelle alliance avec Dieu. On chercherait en vain ici la problématique des mutations de l’An Mil. Et à ce propos, relisons Georges Duby dans son introduction au dernier chapitre de cet ouvrage :
De la croissance qui commence alors à saisir le corps de la chrétienté occidentale, les écrivains ne parlent guère… Ils n’ont guère aperçu que, dans l’ordre des réalités temporelles, le monde changeait autour d’eux. Changeait-il vraiment ?…La question mérite d’être posée33.
53Or cette question sur la réalité et les modalités d’un éventuel changement, Georges Duby n’a jamais cessé de la poser. Certes, à partir de son étude de la société mâconnaise, il a montré comment, dans certaines régions, l’ordre politique et les structures sociales ont commencé à changer dans la période de l’An Mil. Mais il n’a jamais cherché à généraliser à tout l’Occident les conclusions auxquelles l’avait conduit son analyse des chartes clunisiennes. Ses déclarations sur ce point son nombreuses et sans équivoque. Je me bornerai, avant de conclure cette étude, à rapporter brièvement ce qu’il déclarait à l’automne 1996 dans un numéro du Débat, revue dirigée par Pierre Nora34. L’entretien accordé alors par Georges Duby est paru sous le titre : « L’Art, l’Ecriture, l’Histoire ». Le médiéviste y évoque son parcours d’historien, son attrait pour l’histoire des mentalités. Puis il est amené à s’expliquer sur l’expression de « révolution féodale » utilisée dans son ouvrage Les Trois Ordres ou l’imaginaire du féodalisme35. Voici sa réponse, ou plutôt ses principales affirmations :
…je n’ai jamais pensé que le modèle que je proposais pût être étendu sans retouches à d’autres régions [que le Mâconnais].
…une mutation réelle s’est produite au niveau de la documentation que j’exploitais : la forme, le langage, les disposition des chartes… ont changé radicalement de nature entre 980 et 1030… Si la forme des documents change, ce n’est pas par hasard : cela signifie qu’ils s’adaptent à une nouvelle réalité… Je ne prétends pas que les choses puissent se passer en Espagne, en Italie comme en Mâconnais ou comme en Angleterre…36
54Il évoque enfin la nécessité, née de sa curiosité d’historien, où il s’est trouvé de lire les historiens de l’An Mil pour mieux comprendre la société féodale :
…tout mon effort s’est appliqué à pousser en profondeur, de l’extérieur vers l’intérieur, à tenter de voir la société féodale telle qu’elle était vécue dans l’expérience d’un individu, dans sa façon de se la représenter et d’en parler.
…J’ai essayé d’entrer dans la peau des gens que j’observais.
55Et Georges Duby insiste alors sur la nécessité pour l’historien de comprendre le langage des témoins auxquels il s’adresse :
C’est là… que les mots deviennent d’une importance cruciale…37
56Cette étude s’achève intentionnellement sur des citations qui invitent à s’interroger sur le travail de l’historien. L’historien Raoul Glaber, encouragé par deux abbés dont il était très proche, Guillaume de Volpiano et Odilon de Cluny, a mis environ trente ans à construire le temps de l’An Mil, un temps marquant de la foi chrétienne, en reliant un certain nombre d’événements au millesimus annus de la Naissance et au millesimus annus de la Passion du Christ et en les regroupant autour de ces deux anniversaires. Dans cette construction, l’exactitude chronologique importe peu, et les datations ponctuelles selon le style de l’Incarnation sont très rares. En revanche, il était primordial pour le moine de mettre en avant les prodiges, les signes qui annonçaient, suivaient ces deux anniversaires, qui se manifestaient dans un temps privilégié de la foi chrétienne. Georges Duby a bien senti, en lisant les chartes et aussi certains chroniqueurs de l’An Mil, que l’année mille est passée presque inaperçue à la plupart des contemporains. Nous savons par ailleurs, à la lecture d’Adémar de Chabannes, d’Abbon de Fleury, comme à celle de Raoul Glaber et d’autres encore, quelle était la diversité des calendriers liturgiques. Quant au temps officiel, celui des diplômes, des bulles, il était avant tout celui des règnes ou des pontificats. Pour avoir lu les historiens de l’An Mil, et tout particulièrement Raoul Glaber, pour avoir su comprendre leurs mots, leur langage, Georges Duby a privilégié, dans son An Mil, ce qu’ils cherchaient à exprimer réellement pour les chrétiens de leur temps, eux qui étaient, suivant son expression, « les meilleurs chrétiens », capables d’interpréter l’histoire à la lumière des Ecritures. Il a donc réussi à « faire l’histoire des historiens », comme il entendait la faire. Le voici, à présent, « observé, scruté » à son tour. Si l’histoire de Georges Duby reste à faire, histoire de sa méthode et de son propos, souhaitons qu’elle soit faite avec la même curiosité d’authenticité qu’il a lui-même mise en œuvre pour faire l’histoire des hommes de l’An Mil.
Notes de bas de page
1 RAOUL GLABER, Historiarum Libri Quinque, éd. trad. J. FRANCE, Oxford 1989, rééd. 1993 [Nous utilisons cette édition et citerons désormais la source RGH]. Voir également : G. CAVALLO – G. ORLANDI, Cronache dell’Anno Mille, Milan 1989 ; M. ARNOUX : Raoul Glaber, Histoires, Turnhout 1996, qui reprend le texte latin de l’édition CAVALLO-ORLANDI. La traduction française de E. POGNON, L’An Mille, Paris 1946, p. 45-144 reste encore très valable.
2 G. DUBY, La société aux XIe et XIIe siècles dans la région mâconnaise, Paris 1953 ; Féodalité, Paris 1996 (réédition dans QUARTO – GALLIMARD de : Guerriers et Paysans, 1973 ; L’An Mil, 1974, 1ère éd. 1967, coll. Archives. JULLIARD ; Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du Féodalisme, 1978 ; Le Dimanche de Bouvines, 1973 ; Guillaume le Maréchal, 1984 ; Le Chevalier, la Femme et le Prêtre, 1981 ; ainsi que de plusieurs essais sur la société féodale et, plus largement, « les sociétés médiévales »). Des entretiens avec les journalistes, ou au sein de tables rondes, nous retenons ceux de L’Arc, n° 72, Aix-en-Provence 1978, et Le Débat, n° 92, Paris nov-déc. 1996. Voir également le numéro spécial d’Études Rurales, 145-146, janv-déc. 1997, consacré à G. DUBY.
3 L’Arc, op. cit. : G. DUBY, « Le mental et le fonctionnement des sciences humaines », p. 90-92.
4 G. DUBY, L’An Mil, supra n.2. S. GOUGENHEIM, Les Fausses Terreurs de l’An Mil, Paris 1999, et plus particulièrement p. 43-48 pour la critique de G. DUBY. D. BARTHÉLÉMY, L’an mil et la paix de Dieu, Paris 1999, où cette critique atteint le paroxisme de la polémique.
5 M.C. GARAND, « Un manuscrit d’auteur de Raoul Glaber ? Observations codicologiques et paléographiques sur le MS. Paris BN, Latin 10912 », Scriptorium 37-1, 1983 p. 5-28 ; et son commentaire sur les éditions des Historiae de J. FRANCE et de G. CAVALLO – G. ORLANDI dans Scriptorium, 45-1, 1991, p. 116-122.
6 RGH, l’introduction de J. FRANCE et plus particulièrement p. LXVI-LXVIII.
7 RGH, V, 3, p. 218-220.
8 C. CAROZZI, H. TAVIANI-CAROZZI, La Fin des Temps. Terreurs et prophéties au Moyen Âge, Paris 1999, plus particulièrement p. 44-74 et p. 165-176.
9 Ibid., p. 58-65.
10 RGH, I, 1, p. 2 : Non secius ergo que dicuntur, quin solito multiplicius circa millesimum humanati Christi Salvatoris contingerunt annum.
11 Id., I, 1, p. 2-4 : ...illud tamen certissime commendamus quod annus incarnati Verbi millesimus secundus ipse sit regni Heinrici Saxonum regis primus, isdem quoque annus Domini millesimus fuit regni Rotberti Francorum regis tertius decimus. Et, id., I, 4, p. 8 : Dicturi igitur ab anno DCCCCmo incarnati creantis ac vivificantis omnia Verbi ad nos usque qui claruere viri in Romano videlicet orbe…
12 Id., V, 10, p. 228-230. Bède le Vénérable, De temporum ratione, dans Bedae Opera, éd. Corpus Christianorum, Turnhout 1977. Et notre commentaire sur ce point dans La Fin des Temps, op. cit., p. 69-70.
13 RGH, I, 17, p. 32 : ...circa nongentesimum Verbi incarnati annum, egressus ab Hispania rex Sarracenorum Algalif…, id., I, 23, p. 38-40 : Anno igitur dominice incarnationis septingentesimo decimo… a venerabili… papa Benedicto… fieri iussum est admodum intellectuali specie idem insigne… ; id., V, 14, p. 236 : Anno igitur millesimo quadragesimo primo incarnationis dominice, extitit terminus Paschalis duodecimo Kalendarum Aprilium… ; id., V, 17, p. 238 : Eodem vero anno, id est quinto post quadragesimum atque millesimum dominice incarnationis annum, antedictus Heinricus filius Chonradi… ; id., II, 8, p. 64 : Anno igitur incarnati nongentesimo octogesimo octavo contigit in urbe Aureliana Galliarum… ; id., IV, 2, p. 172 : circa annum igitur Domini millesimum vicesimum quartum, Constantinopolitanus presul… ;
14 Voir notre étude de la chronologie du Chronicon d’Adémar de Chabannes dans : « An Mil et Millénarisme : le Chronicon d’Adémar de Chabannes », dans Gerberto d’Aurillac da Abate di Bobbio a Papa dell’Anno 1000, Actes du Congrès International de Bobbio 28-30 septembre 2000, Archivum Bobiense Studia IV, 2001.
15 RGH, III, 1, p. 94 : Nunc igitur, quoniam de priorum gestis aliqua retulimus, ab illo et infra, ut spopondimus, anno videlicet millesimo nati cuncta vivificantis verbi, tercii sumamus incitamen huius operis libelli.
16 Id., II, 13, p. 74 : Septimo igitur de supradicto millesimo anno Vesuuus mons… ; et auparavant : II, 2, p. 50 : Anno igitur quarto de suprascripto millesimo, visa est cetus mire magnitudinis…
17 Id., IV, 1, p. 170 : Post multiplicia prodigiorum signa que tam ante quam post, circa tamen annum Christi Domini millesimum in orbe terrarum contigere, plures fuisse constat sagaci mente viros industrios, qui non his minora propinquante eiusdem dominicae passionis anno millesimo fore predixere…
18 Id., IV, 18, p. 240.
19 Id., III, 1, p. 94; IV, 14, p. 194.
20 Id., II, 17, p. 80-82; ibid., 15, p. 78.
21 G. DUBY, L’An Mil, op. cit. dans sa réédition de 1996 (Féodalité, op. cit., supra n.2), p. 271.
22 Ibid., p. 280.
23 S. GOUGENHEIM ; D. BARTHÉLÉMY, voir supra n. 4. Et, entre autres, le Prologue à L’An Mil et la paix de Dieu de BARTHÉLÉMY.
24 G. DUBY, L’An Mil, op. cit., p. 284-287.
25 Ibid., p. 287.
26 RGH, I, 1, p. 4 : Isti igitur duo in nostro citramarino orbe tunc Christianissimi atque premaximi habebantur…
27 C. CAROZZI, H. TAVIANI-CAROZZI, La Fin des Temps, op. cit., p. 72-73 et p. 167-169. L. THEIS, Robert le Pieux. Le roi de l’An Mil, Paris 1999.
28 G. DUBY, L’An Mil, op. cit., p. 351.
29 Voir notre analyse du « travail de l’historien Adémar de Chabannes » dans « An Mil et Millénarisme… », op. cit., n.14 supra.
30 G. DUBY, L’An Mil, op. cit., p. 381-382.
31 RGH, IV, 16, p. 196 : Quibus universi tanto ardore accensi ut per manus episcoporum baculum ad celum elevarent, ipsique palmis extensis ad Deum : « Pax ! pax ! pax ! » unanimiter clamarent, ut esset videlicet signum perpetui pacti de hoc quod spoponderant inter se et Deum…
32 Ibid., IV, 14, p. 194. Et Genèse, I, 12.
33 G. DUBY, L’An Mil, op. cit., p. 431.
34 Le Débat, op. cit., supra n. 2, p. 174-191.
35 Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du Féodalisme, supra n. 2.
36 Le Débat, op. cit., p. 178-179.
37 Ibid., p. 190.
Auteur
Université de Provence
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