Avignon, lieu de mémoire des guerres de l’Empire ?
p. 271-283
Texte intégral
1Alors que la société du XXe siècle a porté une grande attention aux anciens combattants, celle des deux premiers tiers du XIXe siècle a à peu près ignoré cette notion, le terme même n’existe pas, les soldats du Premier Empire réinsérés tant bien que mal dans la vie civile n’étant désignés que par le terme « vieux débris de la Grande Armée » : à ces hommes qui, au nombre de près d’un million, sont rentrés dans leurs foyers après avoir risqué leur vie sur les champs de bataille sous le prétexte de défendre la nation, la Restauration puis la Monarchie de Juillet n’ont guère manifesté de sollicitude et ne les ont pas, de toutes façons, autorisés à se constituer en associations semblables à celles qui se sont multipliées pour venir en aide aux combattants de 1914-19181. Pourtant la question des soldats invalides s’est posée dès le XVIe siècle, conduisant à la création de l’Hôtel des Invalides par Louis XIV. Réorganisé par Bonaparte qui souhaite souligner que le retour de guerre est possible, et ce dans une situation matérielle satisfaisante, l’hôtel se voit adjoindre deux succursales, l’une à Avignon, l’autre à Louvain, transférée ensuite quelques temps à Arras avant d’être fermée par le régime de Louis XVIII. Pour y être admis, il faut avoir trente ans révolus d’activité ou être âgé de 60 ans, à moins de faire preuve d’une blessure de guerre particulièrement grave, induisant la perte de l’usage d’un membre ou de la vue. Si la condition des invalides s'est améliorée pour les pensionnaires de Paris, ceux des succursales d’Avignon et de Louvain puis d’Arras seraient, selon Jean Morvan2, dans une situation peu enviable, mais l’histoire sociale de ce groupe est encore pleine de zones d’ombre.
2La succursale de l’hôtel des Invalides implantée à Avignon a été fondée dans le but essentiel d’accueillir les blessés de l'expédition d’Égypte. Elle a donc recueilli en premier lieu les hommes devenus aveugles par suite d’ophtalmies dont ils ont été victimes dans le désert. Dès le 25 août 1800, les autorités militaires ont pris la décision de fonder une succursale de l’hôtel parisien dans la huitième division militaire : la ville d’Avignon se porte candidate en 1801 et le premier invalide est accueilli dans le couvent des Célestins, devenu bien national, dès le mois d’avril 1801. Cependant, ce n’est que le 1er janvier 1802 qu’arrive la première cohorte de vétérans : la ville d’Avignon, qui ne compte plus alors que quelque 21 400 habitants, s’enrichit ainsi de 500 citadins supplémentaires. En 1820, ce sont plus de 1 100 invalides qui résident dans la succursale établie entre Saint-Louis, Saint-Charles et les Célestins3. Mais en mars 1850, il ne reste plus que 483 pensionnaires, qui n’en contribuent pas moins à animer encore la ville et à solliciter les activités commerciales de l’ancienne cité pontificale pour qui cette présence est donc essentielle. La fermeture intervient pourtant en novembre 18504. Cette succursale a donc marqué fortement la vie d'Avignon dans le premier XIXe siècle. Mais au-delà de la prise en compte de l'impact de cette présence dans la société avignonnaise, étudier les pensionnaires de la succursale des Invalides d’Avignon est une voie d’approche du destin des vétérans de l’Empire dans la société française du premier XIXe siècle.
La succursale d’Avignon, lieu d’observation de la mobilité des vétérans de l’Empire
3L’étude des invalides d’Avignon doit d’abord recourir aux registres des entrées à la succursale : ils permettent en effet de connaître la provenance des pensionnaires, tout en distinguant ceux qui restent à l’hôtel jusqu’à leur mort de ceux qui repartent dans leurs foyers. Deux cohortes ont été traitées : celle des pensionnaires arrivés à Avignon en 1812, au commencement du plus fort des levées d’hommes, après quoi ont été pris en compte les hommes entrés en 1820, à l’heure où la succursale n’accueille plus chaque année qu’un petit nombre de vétérans : 17 d’entre eux seulement arrivent à Avignon en 18205. Les vétérans de 1812 constituent en revanche un corpus de 186 personnes, recrutées sur un vaste espace géographique. Les hommes arrivés à la succursale en 1812 proviennent dans leur majorité des départements français : c’est le cas de 132 d’entre eux, soit 71 % du corpus. Les Vauclusiens et les Gardois sont certes prépondérants dans ce groupe : ainsi, 10,6 % des vétérans français sont natifs du Vaucluse. Pour le reste, l’essentiel du bassin de recrutement est constitué par la vallée du Rhône, de Lyon à Marseille. Par ailleurs, 31 vétérans sont originaires des départements italiens, soit près de 17 % du groupe. Le corpus compte également huit invalides originaires de l’espace germanique, six autres viennent de la Suisse, tandis que cinq sont natifs de la Belgique. Il convient d’y ajouter un invalide hongrois, un autre venant du Luxembourg, et un troisième natif de la Russie. L’éventail des nationalités présentes à la succursale d’Avignon rappelle donc bien le cosmopolitisme de la Grande Armée en 1812, en raison du fait, notamment, que l’Empire couvre alors 130 départements : ainsi, les hommes issus des départements italiens, allemands, belges et luxembourgeois constituent à eux seuls 21,5 % de l’ensemble du corpus. Mais cet éventail de nationalités révèle aussi que, par exemple, un Russe ou un Hongrois a pu être secouru par l’armée française, à moins qu’il ait décidé de servir dans ses rangs. Toutefois, ce recrutement sur un vaste espace géographique persiste en 1820. S’il ne rentre plus alors que 17 vétérans dans l’année, ceux-ci ne viennent jamais du Vaucluse : certes, quatre viennent du Gard et deux de la Drôme, mais les autres sont natifs de l’Ardèche, du Cantal, de la Corse, du Doubs, de la Gironde, de l’Isère, de la Haute-Loire, du Puy-de-Dôme, de la Saône-et-Loire, du Tarn et enfin de la Belgique. La succursale persiste donc bien à introduire dans la population avignonnaise des hommes qui ont accompli une migration sans doute à leur corps défendant : en 1820, Avignon est la seule succursale subsistante, car il a été reconnu que le climat de la Provence était particulièrement bénéfique aux vétérans. Il n’est donc pas étonnant que certains d’entre eux choisissent de se fixer en Vaucluse.
4Sur les 186 vétérans entrés aux Invalides d’Avignon en 1812, 79 sont en effet restés à la succursale, soit 43 % du corpus. Parmi ces pensionnaires définitifs se trouvent neuf Vauclusiens : une forte majorité des invalides du Vaucluse choisit donc de continuer à se plier à la discipline militaire plutôt que de revenir dans un village proche, où ils jouiraient sans doute de moins de confort et où ils n’ont plus forcément de famille. Et il en va de même pour sept des quatorze invalides du Gard. Au total, les non vauclusiens fixés à la succursale sont au nombre de 70 : parmi eux se trouvent 22 étrangers, dont 14 Italiens. Néanmoins, ces hommes qui meurent en conservant un statut militaire ne sont pas pour autant totalement coupés de la vie civile, car il n’était pas rare qu’un pensionnaire de la succursale fonde une famille qui vit dans Avignon : ainsi, parmi les 483 derniers pensionnaires, 300 étaient mariés et le nombre global des enfants de ces couples était de 7006. La présence de la succursale à Avignon a donc bien contribué à un renouvellement de la population, certes modeste mais révélateur de ce que les années napoléoniennes ont introduit de nouvelles donnes dans la société française.
5D’autant plus qu’il existe une forte minorité de vétérans qui vont et viennent entre la succursale et une vie civile dont on ne peut connaître grand chose. En tout cas, 54 des 186 invalides du corpus ont bénéficié de congés durant lesquels ils ne sont plus à la succursale : ils touchent alors la totalité de leur solde de retraite et vivent par leurs propres moyens. On voit ainsi Martial Rougerie, dit Le Vieux, natif de la Haute-Vienne, entré à la succursale à l’âge de 23 ans, mourir à Sorgues en 1821 alors qu’il s’y trouvait en permission. C’est à Saint-Jean-du-Gard que Louis Droguet, né à Lyon, trouve la mort, à l’âge de 49 ans, alors qu’il était lui aussi en permission. Mais les congés sont aussi l’occasion de départs définitifs illégaux. Ce sont au total 17 invalides qui partent en congé sans revenir ou qui, même, sont rayés de la listes des pensionnaires. Rien ne permet alors de savoir ce qu’ils sont devenus. La question est d’importance surtout pour les neuf vétérans qui ont été rayés des rangs des invalides. Ceux-là se sont absentés sans congé légal et ont, de ce fait, renoncé à leur solde de retraite. Faut-il alors supposer que cette disparition est due à une mort dans une solitude et un anonymat tels que personne n’a même pu signaler leur décès à l’institution qui les hébergeait ? D’autres en revanche quittent le Vaucluse sans pour autant quitter les rangs des invalides : il en va ainsi pour neuf vétérans qui passent à l’hôtel de Paris et pour deux autres, un Belge et le Russe, accueillis à Louvain. Par ailleurs, quelques-uns quittent Avignon pour un département qui n’est pas celui de leur naissance : Jean-Louis Layraud, natif lui aussi de la Drôme, se retire à Marseille dès 1812. En 1823, les Italiens Dominique Valé et Laurent Garon quittent à leur tour la succursale, l’un part dans les Hautes-Alpes, l’autre à Arles. Reste que 42 invalides, dont 24 Français, rentrent « dans leur foyer » après n’être restés en moyenne que deux ans à la succursale. Plus de 22 % du corpus sont donc concernés par cette mobilité qui induit en fait, a priori, un ré-enracinement dans la commune d’origine. Du moins est-ce ce que suggère l’expression employée dans les registres de la succursale. Signifie-t-elle forcément qu’ils retournent sur les lieux de leur naissance ? Quant à ceux qui restent à la succursale, ils sont intégrés à un groupe au sein duquel peuvent jouer des solidarités spécifiques.
Un groupe spécifique dans la société avignonnaise
6Hôtel et succursale des invalides sont des lieux privilégiés de l’entretien des solidarités entre frères d’armes. S’y développe par définition une sociabilité où la remémoration des événements de la guerre ou de la vie durant les campagnes occupe une place essentielle. Les repas pris en commun, les après-midi passés en promenade ou devant quelque bouteille et jeu de cartes peuvent être propices à des discussions évoquant le passé commun, revenant sur les batailles et sur le temps de l’Empire7. Toutefois, l’auteur de la notice publiée en 1840 sur la succursale d’Avignon tient à souligner que « l’âge, la paix, une vie uniforme et inutile ont affaibli les impressions les plus vives de la jeunesse, et surtout modifié l’esprit de corps »8. En fait, il demeure extrêmement difficile de saisir avec précision ce qu’était la vie de ces pensionnaires : les sources fourmillent certes de renseignements sur la gestion de l’hôtel parisien, sur les punitions imposées à ceux qui contreviennent au règlement, ou encore sur les effets laissés par les défunts9, mais ce sont bien davantage les sources littéraires et la tradition orale qui ont réussi, jusqu’à présent, à apporter quelques bribes relatives à ces existences. On sait toutefois que les gouverneurs de l’hôtel se montrent attachés à l’existence de la fraternité entre les pensionnaires. Le maréchal Oudinot, lors de sa prise de fonction en 1842 souligne même que celle-ci doit bien évidemment unir les différentes générations :
« La gloire tend à rapprocher tous les âges : les soldats blessés à Zurich, à Wagram et sur la terre d’Afrique l’ont été pour la même cause, pour la patrie, et ce lieu commun doit rendre indissoluble l’union et la concorde que je trouve établies dans cette enceinte »10.
7Pour le reste, il est vrai que la présence des invalides dans l’espace urbain peut être source de troubles. Sous l’Empire, à Avignon, sur les 684 affaires portées devant la police entre 1804 et 1814, 30, soit 4,4 %, concernent des militaires invalides accusés souvent d’injures ou de coups et blessures, parfois même d’atteinte à la pudeur ou de pédophilie11. Il semble de plus que des rivalités existent entre les pensionnaires et les autres vétérans : une bagarre a ainsi éclaté, à Avignon, le 3 septembre 1815, entre le lieutenant honoraire Pierre Philippe, pensionnaire de la succursale, et quatre personnes parmi lesquelles ont été reconnus Cartier, cordonnier sortant du 101e régiment d’infanterie de ligne, et un ancien tambour du 67e régiment12. La position privilégiée de ceux qui sont admis à bénéficier du régime des invalides suscite-t-elle des jalousies ? Cet incident révèle-t-il que les invalides constituent un monde à part ? Les procès-verbaux de la gendarmerie du Vaucluse confirment en tout cas que la violence quotidienne dans les rues d’Avignon peut être le fait des invalides13. Ainsi, en août 1814, une dispute a éclaté entre deux pensionnaires, dans un cabaret. L’un des deux a été blessé au point qu’il a fallu le transporter à l’hôpital14. Pour une raison identique, Jean Bonguidal, natif d’Avignon, et Pierre Murat, natif de Grenoble, sont arrêtés le 7 avril 182015. En décembre 1820, une femme porte plainte contre un invalide qui l’a blessée d’un coup de couteau16. En février 1821, l’officier Poisin est arrêté après avoir troublé à plusieurs reprises les représentations données au théâtre d’Avignon, où il se permettait du reste d’amener son chien17… Il faut néanmoins éviter de sur interpréter les sources qui fustigent ainsi les anciens soldats : dans le Paris du XVIIIe siècle, où les disputes sont omniprésentes, il existe un climat d’agressivité qui ne cherche pas à se contenir, tandis que chez les soldats les activités hors la loi sont quasi quotidiennes18. Par ailleurs, les travaux de Frédéric Chauvaud ont mis en évidence l’omniprésence de la violence dans la société française du XIXe siècle19.
8S’il ne faut donc pas forcément identifier les invalides à des hommes capables de troubler l’ordre de la cité, il semble en revanche que leurs concitoyens ont été nombreux à les assimiler à de farouches bonapartistes. Les haines exprimées dans le Midi, en 1815, contre les partisans de Napoléon se sont en effet retournées, entre autres, contre les invalides. Tandis que ces événements de la Terreur blanche tournent au tragique pour le maréchal Brune, dès le 2 août 1815, à Avignon, la correspondance du mois de septembre 1815 entre le sous-préfet d’Avignon et le préfet révèle que des pensionnaires de la succursale sont encore, à la fin du même mois, l’objet d’agressions. Ainsi, le 23 août, Joseph Picot, sergent à la 2e division de la succursale, a été maltraité à la porte de Loulle par des individus identifiés comme venant de Villeneuve-lès-Avignon20. Il est vrai que des invalides se sont engagés dans les affrontements consécutifs aux Cent Jours. En septembre 1815, seize d’entre eux sont encore détenus pour avoir pris part à des mouvements insurrectionnels visant à soutenir l’action du général Cassan, bonapartiste commandant le département de Vaucluse sous les Cent Jours. Ils perdent d’ailleurs leur droit à être pensionnés à l’hôtel et sont renvoyés dans leurs foyers21.
9Or, après 1815, les registres du bureau de police d’Avignon conservent la trace de pensionnaires de la succursale persistant à afficher leur bonapartisme, ou, en tout cas, leur hostilité au nouveau régime. Le 1er juillet 1816, André Deloste a été arrêté pour avoir tenu, rue des Fourbisseurs, « des propos alarmistes »22. Quelques mois plus tard, en novembre, un invalide a été vu, dans un cabaret, en compagnie d’un maçon qui aurait proclamé que l’empereur allait revenir, « qu’il placerait une guillotine et qu’il y ferait passer quelques coquins ». Le pensionnaire de la succursale aurait ensuite ajouté que « dans ces contrées on aime le roi, mais ailleurs, on se f… de lui ». Cependant, les témoins cités ne confirment pas ces dires23. Manifestent-ils ainsi quelque respect pour cet ancien soldat ? À moins que l’accusateur ne soit soucieux de nuire à ceux qu’il soupçonne, injustement peut-être, de bonapartisme ? Quoi qu’il en soit, il apparaît ainsi que la population d’Avignon ne voit pas toujours d’un œil favorable la présence des anciens membres de l’armée dans leur cité. Du reste, en avril 1821, des plaintes sont de nouveau formulées contre des pensionnaires de la succursale qui animent de propos « contraires au gouvernement légitime » les réunions des cabarets des environs d’Avignon24.
10Il n’en reste pas moins qu’il convient de se méfier des images de vétérans systématiquement soucieux de défendre la cause de l’empereur. S’il existe bien un noyau de vétérans bonapartistes, à Avignon et ailleurs, l’étude des anciens soldats menée au plan national invite à nuancer fortement les images légendaires de vétérans ne rêvant que de restauration impériale. Du reste, le 29 février 1820, Jean-Pierre Auterenaud, militaire invalide rattaché à la succursale, garde champêtre de Morières (Vaucluse), n’hésite pas à dresser un procès-verbal contre Pierre Salle qui, dans un cabaret, a chanté des couplets à la gloire de Napoléon25 : il confirme ainsi que les vétérans ne sont pas tous de farouches défenseurs de la cause impériale, en tout état de cause, leur souci d’accomplir correctement la tâche qui leur est confiée ne laisse jouer aucune solidarité entre anciens militaires. Par ailleurs, Michel Courbet, en 1826, demande son admission à la succursale : or les résultats de l’enquête faite auprès du maire de sa commune, Velleron, indiquent qu’il mérite l’attention du gouvernement parce qu’il s’est toujours rendu avec empressement aux fêtes et cérémonies dédiées aux membres de la famille royale26. Si le rassemblement des vétérans de l’Empire dans un lieu où ils demeurent soumis au port de l’uniforme et au rythme de la vie militaire est propice à entretenir le souvenir des années de guerre, il ne faut pas pour autant en déduire que le culte de Napoléon est omniprésent dans cette communauté. En revanche, ces hommes se trouvent unis par des conditions de vie qui témoignent de la place qui leur est faite dans la société post-révolutionnaire. Une place qui n’est pas forcément propice, précisément, à leur faire chanter les louanges de Napoléon.
Des vétérans affrontés à la souffrance sociale
11C’est avec peine que la succursale a été établie en Vaucluse. En 1803, il est fortement question de la fermer. Dans ce but, une partie importante de ses pensionnaires sont alors évacués vers Louvain. Or, ces déplacements se font dans des conditions qui trahissent la médiocre attention qui est alors portée à ces vieux soldats. En témoigne une précieuse correspondance du quartier-maître trésorier de la succursale qui, à titre privé, fait part de son indignation à son beau-père, commissaire ordonnateur de l’hôtel des invalides de Paris. Il lui écrit en effet en mai 1803 combien il désapprouve la façon dont sont organisés les convois en direction de Louvain :
« Le second convoi est parti ce matin pour Louvain. Il est composé de presque tous Piémontais [sic], Polonais et autres étrangers car nous avons ici des grecs et des mameluks. Le premier [convoi] composé de vieillards et de gens très mutilés a fait réellement pitié à voir partir. Pour faire à cet âge et dans cet état une route aussi longue et sur des charrettes, il en mourra nécessairement beaucoup qui resteront dans les hôpitaux en route. Il y en avait de forts mécontents qui disaient, quand nous rencontrerons des conscrits, nous leur diront “allez donc vous faire casser bras et jambes pour être traités ainsi ensuite”. Ils n’ont pas tout à fait tort car il y en a de plus de 80 ans et même de 92. Comment à cet âge peut-on supporter une pareille route ! Car avec l’étape il faut faire son manger soi-même »27.
12Ainsi, en 1803, les invalides ne sont nullement enclins à tenir un discours militariste et la façon dont ils sont traités montre qu’après les souffrances de la guerre, ils se trouvent affrontés à la nécessité de faire face à une existence où leur prise en charge par l’État ne leur assure pas une vieillesse forcément paisible. Du reste, durant le premier XIXe siècle, les gouvernements successifs, préférant substituer le travail à l’aumône28, ne manifestent leur sollicitude que par le biais d’emplois réservés, places de garde-champêtre ou de garde-forestier, de buraliste également, qui peuvent être une aubaine pour les soldats retirés. En 1820, un pensionnaire de la succursale est nommé garde du port de la ville29. En 1845, Joseph Reynaud, militaire invalide de la succursale d’Avignon, accepte l’emploi de garde-champêtre à La-Tour-d’Aigues30. De même, Ambroise Jérôme Dominique, invalide né à Orange, doté d’une pension de cent francs, est nommé garde-champêtre en 185031. Garantissant des revenus annuels de 300 francs environ, ces fonctions améliorent considérablement l’existence de celui qui les exerce.
13Car pour le reste, c’est plutôt l’indigence qui caractérise la plupart des hommes admis aux rangs des invalides. En utilisant les registres des admissions à la succursale conservés au Service historique de l’armée de terre, un corpus de pensionnaires dont le patronyme commence par la lettre « T » a été étudié32 : sur les 92 hommes de ce corpus, 37 n’ont pas laissé trace de leur destin dans le registre, on connaît en revanche la date de décès des autres. Cependant, parmi les 55 restant, 15 n’apparaissent pas dans les tables des successions et absences du bureau d’enregistrement d’Avignon33. Or, parmi les 40 qui ont en revanche pu être repérés dans cette source fiscale, quatre seulement laissent une succession à Avignon. Pierre Texier, natif des Deux-Sèvres, père de deux enfants établis à Avignon, ne dispose en fait, en 1832, que de hardes d’une valeur de 6 francs34. Pierre Tournoux, né dans le département de l’Isère, décède en 1839, en laissant lui aussi à son fils et à sa fille ses seules hardes, estimées cependant à la valeur de 100 francs35. Antoine Tournié, venant de Rodez, mort en 1843, lègue à sa belle-sœur la totalité de son avoir, consistant en une somme de 300 francs placée à la caisse d’épargne d’Avignon36. Jean André Benoît Tavernier, natif de Vaugines (Vaucluse), laisse quant à lui à ses deux enfants, en 1843 également, un mobilier comprenant chaises, lit, linge de maison et quelques vêtements évalués à la somme de 93 francs, auxquels s’ajoute une somme de 1 000 francs qui lui est due par un particulier37. Par ailleurs, en 1834, à la suite du décès du sergent major Pierre Tastevin, né à Tarbes, le maire d’Avignon délivre à son sujet un certificat d’indigence38. Au sujet de Pierre Théodore, originaire de Toul, l’administration de l’enregistrement a pris la peine de noter, en 1840, qu’il n’y a aucune déclaration de succession à faire à la suite de son décès39. Jean Truchon, de l’Isère, meurt à Avignon en 1841 sans y laisser le moindre bien mobilier40. En 1843, les neveux de Joseph Nicolas Xavier Tissot prennent la peine de stipuler qu’il ne leur est rien revenu à la suite du décès de leur oncle, en dépit du fait qu’ils sont ses seuls héritiers41. Jean David Thomas, natif de l’Aude, meurt en 1844, à l’âge de 43 ans, sans rien laisser lui non plus42. Cette pauvreté manifeste n’empêche pas certains de ces invalides d’être soucieux, lorsqu’ils sont sans famille, de désigner leurs héritiers parmi leurs camarades. Ainsi, le lieutenant Pierre Monnier décède le 11 mai 1817 après avoir institué pour ses héritiers universels trois autres invalides43.
14En tout cas, ces successions si souvent indigentes laissent deviner le dénuement de ces hommes qui, certes hébergés aux frais de l’État, ne disposent plus de biens personnels et meurent dans l’entière dépendance de l’intendance militaire. Au moins trouvent-ils dans l’enceinte de la succursale un moyen d’échapper à la solitude qui pourrait être leur lot hors de l’institution militaire. Ainsi Pierre Louis Bouche justifie sa demande d’entrée aux Invalides en se disant « sans père, ni mère, ni parents »44. Il n’est finalement admis à la succursale qu’avec peine, après quoi il semble finalement perdre la raison : ses absences prolongées sont pardonnées « par la suite de sa situation mentale »45. Or, la guerre semble avoir laissé chez plus d’un des traumatismes psychiques. En témoigne cette réponse du commissaire de police d’Avignon à un fabricant de chandelles du canton de Limonet (Rhône), venu s’inquiéter auprès de lui d’être depuis longtemps sans nouvelle de son beau-frère, pensionnaire de la succursale. Le commissaire lui apprend finalement que Jacques Dulac
« atteint de démence, a été placé à l’hospice et pensionnat des insensés de cette ville pour y être traité de cette maladie, il n’est par conséquent pas étonnant que vos lettres soient restées sans réponse »46.
15Par ailleurs, en janvier 1820, un invalide se suicide en se jetant dans un puits47. Or on observe de semblables comportements en l’hôtel de Paris. Entre 1822 et 1832, années examinées à titre de sondage, vingt suicides sont ainsi enregistrés, révélateurs, sans doute, d’une impuissance à vivre plus longuement une existence détruite par la guerre48. Il y a donc à Avignon comme à Paris des indices de l’existence de ces traumatismes de guerre face auxquels il demeure cependant difficile de faire la part des causes physiologiques et celle des causes psychologiques : car outre les souffrances de leurs blessures, ces hommes endurent sans doute le sentiment de s’être battus pour rien puisque 1814 comme 1815 sonnent l’heure de la défaite. Et probablement sont-ils hantés tant par le souvenir des hommes qu’ils ont vu mourir, que par celui des camarades dont ils ont espéré en vain un retour.
16La ville d’Avignon durant le premier XIXe siècle a donc pu faire parfois figure de lieu de mémoire des guerres de l’Empire. Après 1815, nombreux sont les hommes des armées napoléoniennes à se fixer dans l’ancienne cité pontificale pour résider dans la succursale. Outre leur présence en ce vaste espace agrémenté de beaux jardins, ils marquent la vie avignonnaise en participant aux cérémonies officielles, mais aussi en animant quelquefois de façon houleuse les rues de la cité. Certes, ces « vieux débris » des armées impériales ont fait preuve, en certaines circonstances, d’un indéniable bonapartisme populaire, mais celui-ci a été trop vite considéré comme constitutif de l’identité de chacun des membres du groupe. Car ces hommes, s’ils rappellent les guerres de l’Empire aux habitants d’Avignon, c’est aussi en offrant le spectacle de leurs infirmités et de leurs traumatismes psychiques. Avignon a pu être un lieu de mémoire des guerres de l’Empire, mais d’une mémoire sans doute meurtrie par la conscience des souffrances sociales induites par ces années de combats.
Notes de bas de page
1 A. PROST, Les anciens combattants et la société française (1914-1939), Paris, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1977, 3 volumes.
2 J. MORVAN, Le soldat impérial (1800-1814), Paris, Teissèdre, 1999 (1ère édition en 1904), tome 2, p. 459-466.
3 AM d’Avignon, 1 M 46, reprise des bâtiments de la succursale des invalides par le département de la Guerre, 10 septembre 1818.
4 Général A. CAMELIN, « La succursale des invalides d’Avignon, 1801-1850 », dans Revue historique des Armées, 1974, n° 4, p. 32-59.
5 Service historique de l’Armée de terre, Xy 261.
6 Général A. CAMELIN, « La succursale des invalides d’Avignon… », art. cit., p. 58.
7 A. LORENTZ et É. de LA BÉDOLLIERRE, « L’invalide », dans Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Furne, 1853 (1ère édition en 1840), volume 1, p. 81-94 ; Tableau pittoresque, scientifique et moral de Nismes et de ses environs, 1835, cité dans Notice sur la succursale de l’hôtel royal des Invalides à Avignon, Avignon, Bonnet, 1841, p. 88.
8 Ibidem, p. 92.
9 SHAT, cartons Xy 112 et suivants : séances du conseil d’administration ; cartons Xy183 et suivants : correspondance du gouverneur ; cartons Xy 280 et suivants : punitions ; cartons Xy 344 et suivants : effets délaissés.
10 Ordre du jour de Nicolas-Charles Oudinot, duc de Reggio, lors de sa prise de commandement de l’Hôtel des Invalides, 23 octobre 1842, extrait du Spectateur militaire (brochure BNF : 8-Lf-221-6).
11 D. FOUCAUD, Délits et violence sous le Premier Empire : aspects de la criminalité avignonnaise (1804-1814), mémoire de maîtrise sous la direction de N. PETITEAU, Université d’Avignon, 1999, p. 30 et p. 212-250.
12 AD de Vaucluse, R 333, lettre du sous-préfet d’Avignon au préfet, 7 septembre 1815.
13 AN, F7 4215/3, PV de gendarmerie, Vaucluse.
14 AD de Vaucluse, R 333, lettre du maire d’Avignon au sous-préfet, 8 août 1814.
15 AN, F7 4215/3, PV de gendarmerie, Vaucluse.
16 AM d’Avignon, 1 J 159, registre des copies de lettres du bureau de police d’Avignon, copie de lettre n° 186, 15 décembre 1820.
17 Ibidem, copie de lettre n° 355, 21 février 1821.
18 A. FARGE, Vivre dans la rue à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, « Archives », 1979, p. 74 et p. 163, et La vie fragile. Violence, pouvoirs et solidarités à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil, Points-Histoire, 1992 (1ère édition en 1986), p. 133 et p. 168.
19 F. CHAUVAUD, De Pierre Rivière à Landru. La violence apprivoisée au XIXe siècle, Brepols, 1991, 271 p.
20 AD de Vaucluse, R 333.
21 AD de Vaucluse, 1 M 910, état des invalides détenus dans les prisons d’Avignon, 28 juillet 1815, et R 333, lettre du préfet du Vaucluse au sous-préfet d’Avignon, 8 septembre 1815.
22 AM d’Avignon, 1 J 156, registre des copies de lettres du bureau de police d’Avignon, copie de lettre n° 209, 1er juillet 1816.
23 Ibidem, copie de lettre n° 462, 16 novembre 1816.
24 AM d’Avignon, 1 J 159, registre des copies de lettres du bureau de police d’Avignon, copie de lettre n° 450, 5 avril 1821.
25 AD de Vaucluse, 2 U 197.
26 SHAT, 2 Yf 44 971, certificat du maire de Velleron, 12 juillet 1826.
27 AM d’Avignon, 1 Z 18, fonds Blanchard-Benoît. lettre de Benoît à son beau-père, 3 mai 1803. Je remercie très vivment Sylvestre Clap de m’avoir indiqué l’existence de ce fonds.
28 P. SASSIER, Du bon usage des pauvres. Histoire d’un thème politique (XVIe-XXe siècle), Paris, Fayard, 1990, p. 261-262.
29 AM d’Avignon, 1 J 158, registre des copies de lettres du bureau de police d’Avignon, copie de lettre du 31 janvier 1820.
30 AD de Vaucluse, 4 U 17/2, répertoire des actes de la justice de paix du canton de Pertuis, an VII-1845.
31 SHAT, 2 Yf 44 915.
32 Service historique de l’armée de terre, Xy 276.
33 AD de Vaucluse, 19 Q 2703 à 19 Q 2708.
34 AD de Vaucluse, 19 Q 2161, déclarations de mutations par décès, bureau d’Avignon, succession du 9 mars 1832.
35 AD de Vaucluse, 19 Q 2168, déclarations de mutations par décès, bureau d’Avignon, succession du 19 octobre 1840.
36 AD de Vaucluse, 19 Q 2172, déclarations de mutations par décès, bureau d’Avignon, succession du 21 octobre 1843 et 3 E 8/409, minutes Roland, Avignon, testament du 21 avril 1843.
37 AD de Vaucluse, 19 Q 2172, déclarations de mutations par décès, bureau d’Avignon, succession du 11 novembre 1843.
38 AD de Vaucluse, 19 Q 2705, table des successions et absences du bureau d’Avignon.
39 AD de Vaucluse, 19 Q 2706, table des successions et absences du bureau d’Avignon.
40 AD de Vaucluse, 19 Q 2707, table des successions et absences du bureau d’Avignon.
41 AD de Vaucluse, 19 Q 2172, déclarations de mutations par décès, bureau d’Avignon, succession du 15 mai 1843.
42 AD de Vaucluse, 19 Q 2708, table des successions et absences du bureau d’Avignon.
43 AM d’Avignon, 1 J 156, registre des copies de lettres du bureau de police d’Avignon, copie de lettre n° 900, 9 juillet 1817.
44 SHAT, 2 Yf 44 921.
45 SHAT, 2 Yf 44 921, lettre du vicomte Lenoir au comte Jourdan, gouverneur général des Invalides, Avignon, 25 mars 1831.
46 AM d’Avignon, 1 J 156, registre des copies de lettres du bureau de police d’Avignon, copie de lettre n° 608, 20 janvier 1817.
47 AM d’Avignon, 1 J 158, registre des copies de lettres du bureau de police d’Avignon, copie de lettre n° 196, 31 janvier 1820.
48 SHAT, Xy 240, registre des décès à l’hôtel royal des Invalides, 1822-1832.
Auteur
Université d’Avignon
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