Jacob Mendes de Came
p. 257-269
Texte intégral
1Le 1er septembre 1793 Jacob Mendes âgé de 31 ans déclarait à l’état-civil de Came la naissance de son fils Samuel Brutus. Il y eut cette année-là beaucoup de petits Brutus en France, mais comme la région de Bayonne n’a été que faiblement atteint par cette mode, on peut penser que Jacob, en choisissant ce prénom, était particulièrement favorable à la Révolution1. Il avait appelé Emmanuel César l’enfant qui lui était né treize mois plus tôt, le 31 juillet 1792. Choisir Brutus après César peut sembler contradictoire, mais ce premier prénom, tout à fait inhabituel localement, témoigne à une date précoce de l’attention portée aux événements2. Les Mendes de Came ont déjà été signalés par les historiens : Henry Léon consacre plusieurs lignes aux propriétés foncières de cette famille3 et Francia de Beaufleury note que le citoyen Mendes a été lieutenant pour prouver qu’un juif peut servir dans l’armée4. La famille Mendes était en effet juive.
2À Came même les Mendes étaient la seule famille juive mais en tant que tels, ils n’étaient pas isolés. Ils appartenaient à la nébuleuse juive de l’extrême Sud-Ouest du royaume, formée de descendants de réfugiés venus de la péninsule ibérique. Depuis le milieu du XVIIe siècle, cette population se concentrait de plus en plus à Saint-Esprit-lès-Bayonne5, mais il restait des petites communautés dans l’arrière-pays6.
3Les communautés juives de Bordeaux et de Saint-Esprit avaient participé à l’élection des états généraux de 1789. La déception avait donc été vive lorsque l’Assemblée nationale décida le 28 décembre 1789 qu’en attendant un réexamen de la question, les juifs ne seraient pas considérés comme citoyens. Les Bordelais montèrent immédiatement aux créneaux et obtinrent un mois plus tard la citoyenneté pour tous les juifs du Midi7. Un courrier payé par eux apporta en un temps record labonne nouvelle à Bordeaux et de là à Bayonne. À Saint-Esprit, les élections municipales qui, en vertu d’une lourde procédure, devaient durer plusieurs jours venaient de commencer. Les juifs coururent à la porte de la maison commune, mais les chrétiens qui ne souhaitaient pas avoir à partager les postes d’une municipalité désormais unifiée alors qu’il y avait eu jusque là deux communautés dont chacune avait ses responsables, refusèrent de tenir compte d’une nouvelle qui n’était encore qu’officieuse. Quand l’avis officiel arriva au bout de dix jours, les élections étaient terminées, les juifs de Saint-Esprit n’avaient pas pu y participer8.
4À Came au contraire la longue procédure commencée le dimanche 6 février ne reprit que le dimanche suivant et se continua le dimanche d’après si bien que ce jour-là 20 février Jacob Mendes se présenta au nom de son père et prit une part active à l’assemblée.
5Seul le père de Jacob, Daniel Henry était citoyen actif puisque les fils vivant chez leur père n’avaient pas le droit de vote. Came appartenait à l’aire coutumière d’aînesse si bien que Joseph le frère cadet de Daniel Henry qui, selon un usage fréquent dans ces contrées, était célibataire et vivait au foyer de son aîné, dépendait de lui et n’était donc que citoyen passif. En revanche son rang de naissance désignait Jacob l’aîné des fils de Daniel Henry comme le successeur de son père à la tête de la maison. C’est pourquoi le bureau électoral accepta sans problème que le sieur Daniel Mendes ait envoyé Jacob pour participer à sa place à l’assemblée, de même qu’un autre de ses concitoyens, Pierre de Villemayan se faisait représenter par son fils Arnaud. Daniel Henry avait alors cinquante-trois ans, l’oncle cadet trente-neuf et le fils vingt-huit, l’âge des acteurs de la Révolution.
6Jacob Mendes ne fut pas élu cette année-là dans le corps municipal de Came, mais il y accéda ultérieurement et il fut même amené à exercer des responsabilités plus importantes. Avait-il été au départ peu soucieux de s’engager ou bien avait-il été écarté parce que juif, trop jeune ou trop enthousiaste ? Quelle sorte de citoyen fut-il ? Comment le père de Brutus a-t-il vécu la Révolution ? Comment l’a-t-il vécue en tant que juif ?
7Je me suis intéressée à Jacob Mendes à cause du prénom du petit Brutus alors qu’il n’a laissé aucun écrit personnel. Je ne le connais que par des documents qui concernent l’individu mais qui n’éclairent pas la personne. Je n’ai sur lui que le type de documents que j’aurais pu trouver sur n’importe quel citoyen de son milieu engagé dans les événements politiques ; c’est le caractère médiat de cette approche qui peut le rendre exemplaire. Ces documents sont assez nombreux pour que nous puissions décrire le contexte familial et social de notre héros et la façon dont lui et les siens se sont engagés dans la Révolution9.
La famille
8Daniel Mendes vivait à Came en 1720. Son père était déjà mort. Daniel avait épousé Rachel Gommes de Saint-Esprit. Le couple éleva quatre enfants : Jacob, Abraham, Isaac et Esther10. Comme le voulait la coutume, on avait donné à l’aîné des fils le prénom du grand-père paternel. Daniel mourut entre mai 1736 et juillet 1737.
9Jacob, le fils aîné de Daniel s’était marié en 1734 à Saint-Esprit avec Rachel Gommes Vaes. La jeune fille reçut une dot de 12 000 livres un trousseau estimé à 900 livres. Jacob mourut entre mai et novembre 1767. Son frère Abraham qui était resté célibataire et avait toujours vécu avec eux mourut un an plus tard.
10Jacob et Rachel ont élevé cinq fils. L’aîné ne se prénommait pas exactement Daniel comme le grand-père, mais Daniel Henry ; les autres s’appelaient Abraham, David, Isaac et Joseph. C’est Joseph le plus jeune qui resta comme célibataire au foyer de son frère. Abraham était mort en l’an XI sans enfant à Saint-Thomas11. Il semble y avoir fait fortune puisque ses héritiers mandatèrent l’un d’eux pour aller recueillir sa succession qui se composait de « biens meubles et immeubles, nègres, négrillons, esclaves, créances, marchandises et argent ». David qui mourra en 1810 et Isaac en 1811 avaient fait leur vie à Saint-Esprit où David en l’an XI était encore commerçant alors qu’Isaac était déjà rentier. Les deux avaient été mariés. C’est le fils de David prénommé Jacob comme son cousin du nom du grand-père de Came, qui fut commis par les Mendes pour aller à Saint-Thomas.
11Daniel Henry, l’aîné de Jacob et de Rachel épouse vers 1761 Sara Osario une veuve née en 1728 à Amsterdam et mariée en 1758 à Saint-Esprit à Jacob Nunès Tavarès. Déjà mère d’un garçon de son premier mariage, elle eut de Daniel Henry Mendes plusieurs enfants dont quatre vivaient encore en 1782 : en 1762 Jacob notre héros qui en tant qu’aîné portait le prénom du grand-père, en 1763 Rachel, puis Abraham qui a dû mourir entre 1788 et 1792 et enfin Emmanuel en 1774.
12Jacob à dix-neuf ans épousa à Saint-Esprit le 30 juillet 1782 Déborah Nunes qui en avait dix-huit. Ils eurent onze enfants : Angélique Sara naquit cinq mois après le mariage, en décembre 1782 ; c’est sans doute l’approche de cette naissance qui explique que Jacob et Deborah se soient mariés si jeunes. Puis vinrent Henri Daniel en 1787 : aîné des fils, il porte à ce titre le prénom du grand-père, Marie Adèle en 1788, Miriam en 1791, César Emmanuel en 1792, Samuel Brutus en 1793, Paméla en 1794, Isaac en 1796, Prospérine en 1797, Auguste en 1799 et Victoire en 1802.
13Rachel la sœur de Jacob avait épousé peu de temps avant la Révolution Joseph Rodrigues Bernal dit l’Américain qui fut du 11 octobre 1793 au 30 fructidor de l’an II secrétaire du Comité de surveillance de Saint-Esprit12. Il n’y a aucune preuve que Joseph Bernal soit allé en Amérique avant la Révolution, son surnom lui venait peut-être d’un grand enthousiasme pour la révolution américaine. Emmanuel le dernier des enfants de Daniel Henry passera au moins dix ans de sa vie à l’armée, type de carrière qui jusqu’à la Révolution aurait été fermée aux Mendes.
Les assises économiques de la famille Mendes
14Les rôles de capitation pour 1782 et 1788 montrent que pendant cette décennie les Mendes faisaient partie des familles les plus aisées de Came.
15Par les actes notariés : contrats d’achat ou baux en métayage ou en fermage on sait que les Mendes à la veille de la Révolution possédaient outre plusieurs parcelles isolées, cinq métairies et une maison flanquée d’un jardin et d’une vigne. On suit la progression de leurs biens fonciers depuis 1697. Cette année-là un Mendes avait acheté à pacte de rachat une partie de la maison Joannès. Son fils Daniel acquiert en 1720 le droit de rachat que s’étaient réservés les anciens propriétaires et en 1724 l’autre partie de la maison.
La capitation de 178813
1 s à 19 sous | 30 | 30 £ | Bellocq |
1 £ à 1 £ 19 s | 62 | 34 £ | Navera |
2 £ à 2 £ 19 s | 41 | 35 £ | Mr Villemayan |
3 £ à 3 £ 19 s | 47 | 39 £ | Lartigot |
4 £ à 6 £ 19 s | 54 | 41 £ | Bousquet |
7 £ à 11 £ 19 s | 32 | 45 £ | Lataillade |
12 £ à 17 £ 19 s | 38 | 48 £ | Mr Mendes |
18 £ à 20 £ 19 s | 9 | 54 £ | Bédaumine |
21 £ à 29 £ 19 s | 8 |
16Les mêmes mécanismes président aux autres acquisitions. Des propriétaires pressés par des créanciers vendent une parcelle, puis une autre. Ils se voient ensuite dans l’obligation de céder également le droit de rachat qu’ils avaient fait inclure dans les actes, à moins qu’ils ne se soient résignés tout de suite à des ventes pures et simples. Comme les revenus des vendeurs diminuent parallèlement à leur propriété, le rachat est difficile. Quand la vente n’avait concerné qu’une seule parcelle, il arrive que le fils ou le petit-fils d’un vendeur réussisse à réunir le prix du rachat, mais la plupart des familles finissent par tout perdre. L’inflation pendant la période des assignats permettra à quelques descendants de vendeurs de récupérer leurs terres ; Daniel Henry Mendes est alors obligé de revendre certaines parcelles, mais ces rachats ne font qu’ébrécher son capital foncier car en deux ou trois générations, sa famille avait eu en général le temps d’acheter le droit de rachat alors que les descendants des vendeurs s’étaient au contraire définitivement prolétarisés. Les Mendes ne sont naturellement pas les seuls à participer à cette concentration des terres, mais ils apparaissent souvent.
17Lors des ventes rendues nécessaires par l’endettement de la famille vendeuse, les Mendes, avant d’être les acheteurs, étaient souvent les créanciers. Dans un petit nombre de cas, ces créances étaient dues à de simples prêts, mais en général elles résultaient de vente à crédit parfois de bétail provenant de leurs métairies, soit le plus souvent de marchandises : tissus de boutique, mercerie, bijoux fantaisie, chapelets, sucre, tabac et en général tous les objets dont on avait besoin au moins pour les noces et que l’artisanat local ne fournissait pas. Il semble que les Mendes aient été à la fois détaillants pour la clientèle de Came, et grossistes pour des petits détaillants. On peut distinguer, en effet, d’un côté des dettes payables dans les quatre mois sans intérêt, celles de petits commerçants qui pouvaient espérer avoir dans ce délai écoulé la marchandise prise à crédit ; et d’un autre côté des dettes résultant de marchandises prises dans la boutique sans payer ni faire de papier.
18Quand la dette d’une famille avait trop grossi, on allait chez le notaire, et le débiteur s’engageait à payer ou bien sans intérêt à une date proche ou bien au-delà avec l’intérêt légal. C’est alors que les familles qui n’arrivaient pas à s’acquitter à temps voyaient les sommes dues se gonfler d’intérêts qui croissaient au fil des années, des décennies et même des générations, alors qu’elles continuaient à venir prendre chez les Mendes des marchandises qu’elles ne payaient pas. On retournait chez le notaire, on refaisait l’histoire d’une dette qui remontait aux grands-pères respectifs. Désormais la dette était immédiatement exigible et les débiteurs se voyaient rapidement contraints de vendre leurs terres.
19On ne voit chez le notaire que les endettements qui tournent mal. À travers eux on devine l’usage normal d’achats à crédit qu’on réglait après les récoltes sans intérêt mais dont la marge bénéficiaire perçue par les Mendes avait été au départ leur seule source de revenus. À la veille de la Révolution s’y ajoutaient le profit fait sur le vin acheté dans les villages voisins et vendu à Bayonne et surtout leur part des récoltes de leurs métairies et les revenus de fermages et de rentes, eux aussi libellés le plus souvent en nature. En général les Mendes ne tiennent pas à toucher de l’argent : les rentes constituées sont assises sur une parcelle précise et exprimée en céréales. Seuls les porcs qui ne sont pas partagés avec les métayers donnent lieu à un versement compensatoire libellé en argent, mais à la ligne suivante, le bail enjoint d’élever des oies qui, elles, seront partagées.
20Ce fut peut-être cette réussite économique qui incita Daniel Henry à aller s’installer avec sa famille en 1788 à Saint-Esprit sans doute pour être directement en contact avec le commerce maritime et pouvoir y participer. Les Mendes avaient plus de relations à Bayonne que Benoît Lacombe n’en avait à Bordeaux où il se sentira isolé14. Daniel Henry avait à Saint-Esprit deux frères, son beau-fils et son gendre. Au contraire de Bordeaux, Bayonne est depuis un siècle en perte de vitesse, mais la franchise du port obtenu en 1784 avait suscité un regain d’activité qui pouvait encore entretenir des espoirs.
21Les Mendes ont vécu à Saint-Esprit de mai 1788 à novembre 1789, Marie Adèle une des filles de Jacob y naît en novembre 1788, mais ils avaient naturellement gardé à Came leur maison d’habitation et leurs autres biens et ils s’y réinstallèrent au début de 1790. C’est là que naîtront les cinq enfants suivants de Jacob. Nous ne savons pas s’ils ont été déçus par leur insertion économique à Saint-Esprit ou si le tour pris par les événements politiques a joué un rôle dans leur retour.
L’implication dans la Révolution
22Les Mendes n’étaient pas à Came le 3 mars 1789 le jour où la communauté avait rédigé son cahier de doléances et élu ses députés. S’il avait été là, Daniel Henry aurait pu logiquement prendre part à ces délibérations puisqu’il continuait à payer ses impôts à Came ; il n’est pas sûr pourtant qu’il l’aurait fait parce que jusque-là l’usage était que, juif, il ne participât pas aux assemblées générales de la communauté. À Saint-Esprit, la situation était différente puisque les juifs constituaient une collecte que les règlements appelaient, comme les autres collectes, à envoyer des députés à l’assemblée de sénéchaussée. Mais comme Daniel Henry Mendes avait continué à payer ses impôts à Came, il n’avait aucune raison d’être appelé à l’assemblée de collecte de Saint-Esprit même s’il y vivait depuis quelques mois. Revenu à Came, Jacob Mendes participa, comme on l’a vu, aux premières élections municipales, ainsi qu’à celles des années suivantes, toujours sans être élu. C’est lors de l’élection du juge de paix, le 7 novembre 1792, qu’on sentit que quelque chose avait changé : Mendes cadet c’est-à-dire l’oncle Joseph fut désigné comme scrutateur. Enfin le 9 décembre lors du renouvellement de la municipalité, alors que Jacob avait été nommé dès le début de la séance membre du bureau et Joseph à nouveau scrutateur, Jacob fut élu notable, entrant ainsi dans la municipalité de Came pour 1793. C’est la même année qu’à Saint-Esprit, les juifs entrèrent dans la municipalité.
23On peut expliquer cette attente de trois ans par des raisons individuelles : comme les Mendes avaient voulu partir, leurs concitoyens auraient voulu s’assurer que ce retour était durable ; Jacob était peut-être considéré comme trop enthousiaste ; certains de leurs concitoyens aisés n’accédèrent eux non plus pas immédiatement aux charges municipales. Le fait est pourtant que seul Jacob Mendes attendit décembre 1792 pour y parvenir et qu’il ne fut élu que notable alors que ses homologues étaient officiers municipaux. Il faut donc admettre que ce sont les nouveautés inouïes de l’été 1792 qui avaient ébranlé les esprits et fait tomber les premières hésitations face à l’intégration de la seule famille juive de la commune.
24Jacob s’était pourtant très vite, engagé dans les institutions spontanées du nouveau régime et il en était fier. En mars 1790, il se présente comme « lieutenant de la milice patriotique de Saint-Esprit », en 1791 comme » ancien capitaine des gardes nationales de Saint-Esprit. « Il y avait en effet d’autres façons – garde nationale, contribution patriotique, attachement aux mœurs et aux lois – de montrer son attachement au nouveau régime que d’exercer un mandat municipal.
25Les Mendes, père, fils et cadet, font partie de la garde nationale de Came, dès juin 1790. En février 1792, Jacob et Joseph sont affectés à la compagnie des grenadiers de la garde nationale du canton de Came. Pour l’époque et pour la région, Jacob était grand, il mesurait 1,733 m ; à Came seuls deux autres hommes atteignaient cette taille.
26En mai 1794 le conseil général de Came délivre à Emmanuel, le jeune frère de Jacob, le certificat suivant « natif de cette commune cy-devant chasseur de la 5e demi brigade d’infanterie légère actuellement officier dans le 24e régiment de chasseurs à cheval… de bonne vie et mœurs, bon citoyen, vrai républicain soit en faisant son service dans la garde nationale, soit en ayant volé à la défense de la patrie avant que les jeunes gens de son âge eussent été requis par la loi ». En l’an XI, il est lieutenant puis adjudant major toujours dans le même régiment. En 1808, l’aîné des fils de Jacob, Daniel Henry né en 1887 est depuis quatre ans engagé volontaire pour le service militaire. En 1810, il est maréchal des logis au 22e régiment de chasseurs à cheval. Blessé au combat, il est réformé.
27Alors que les prénoms révolutionnaires n’ont fait florès ni dans la région ni à Came, Jacob ne respecte la tradition que pour l’aîné de ses fils, pour les autres il suit la mode du temps. César était-il pour lui le chef du parti populaire ? À quel Brutus pensait-il ? A-t-il souhaité un Auguste pour la France du Directoire ? Il n’était pas allé au collège, mais il peut avoir connu les pièces de Voltaire et de Corneille.
28Lors du versement de la contribution patriotique en 1790, ce sont les Mendes qui donnent le plus. Quand Daniel Henry mourut en l’an VI, Jacob fit savoir qu’il renonçait au testament de 1788 et que ses frère et sœur et lui s’étaient partagé également les biens paternels.
29Jacob notable et fier de l’être continuait à participer paisiblement à la vie de sa commune quand la révolution qui s’accélère le porte en avant. Alors que Monestier de la Lozère venait de faire entrer beaucoup de juifs dans le Comité de surveillance de Saint-Esprit, c’est sans doute à l’instigation de Cavaignac l’autre représentant en mission que Jacob fut élu lieutenant de la garde nationale du canton. Son certificat de civisme atteste « … qu’il s’est très républiquement acquitté de la double mission qui lui est confiée et que dans toutes les occasions il s’est empressé de contribuer tant par des dons qu’en acquittant sa contribution patriotique à tout ce qui pouvait être utile à la chose publique ». Comme un règlement interdisait le cumul des fonctions, renonçant à son poste de notable, il choisit la garde nationale puis en décembre 1794, il renonce à son rôle dans la garde nationale quand il est nommé substitut de l’accusateur du tribunal militaire du deuxième corps de l’armée des Pyrénées occidentales, place qu’il occupe toujours en février 1795. En mars de la même année un arrêté de Monestier de la Lozère réorganise la municipalité et le tribunal de paix de Came. Ce n’est pas une épuration car on y retrouve à côté des personnalités qui occupaient des places depuis 1790, l’oncle et le père de Jacob qui sont promus respectivement secrétaire de la municipalité et greffier du juge de paix. Jacob est chargé de recueillir le serment et d’installer les autorités ainsi reconstituées.
30La vie politique reprend à Came son cours normal sous le Directoire ; Jacob et les siens sont désormais des citoyens à part entière, les représentants d’une des maisons les plus riches de la commune mais des citoyens ordinaires. Pour ne pas perdre leur droit de vote dans le cadre de la constitution de l’an III, Joseph et Jacob figurent l’un et l’autre sur le rôle des impôts pour le minimum exigible – un franc soixante-dix-sept soit la valeur de trois journées de travail – alors que le chef de famille continue à payer une lourde somme proportionnelle aux ressources de la maison. Lors des élections de l’an VI, Jacob est désigné comme grand électeur pour aller à Pau.
31Mais à partir du moment où la parenthèse militante est refermée, Jacob pense à nouveau à gagner la grande ville. Aux élections suivantes alors que sa bonne volonté civique est évidente puisque sur sept cent soixante-cinq citoyens, ils ne sont que vingt-cinq présents, notre héros est pris à partie par Villemayan « Jacob Mendes a perdu le droit de voter…, la résidence se perd par une année d’absence, il a loué une maison à Bayonne, il y a transféré toute sa famille, il y fait son principal domicile depuis plus d’un an ». Jacob proteste disant que son principal domicile est à Came où il a toutes ses propriétés, qu’il n’a loué une maison à Bayonne que pour y faire élever sa nombreuse famille, mais qu’il paye à Came ses contributions foncières et personnelles et qu’il y passe une grande partie de l’année. L’assemblée prend son parti contre Villemayan mais ce sera la dernière apparition citoyenne de Jacob Mendes à Came.
Épilogue
32Jacob et les siens vivent désormais non à Saint-Esprit mais à Bayonne où quelques familles juives se sont installées dès les débuts de la Révolution et où naissent ses trois derniers enfants. S’il s’est installé à Bayonne pour faire élever ses nombreux enfants, il faut prendre le mot « élever » aux deux sens du terme : leur permettre de recevoir une formation qu’on ne pouvait leur donner ni à la maison ni à Came ni à même Saint-Esprit et en même temps leur permettre de s’élever dans la société. En 1808, Isaac qui a douze ans, est « étudiant en droit » ; comme il n’y a pas d’école de droit à Bayonne et que Jacob a un peu tendance à embellir les choses, Isaac est sans doute placé chez un notaire ou un avoué, apprenti plutôt qu’étudiant en droit.
33Il semble que Jacob n’ait pas très bien réussi comme négociant à Bayonne. Il connaissait beaucoup plus de monde Saint-Esprit que Benoît Lacombe à Bordeaux, mais tous n’étaient pas nécessairement disposés à faciliter son ascension. Les affaires étaient de plus ralenties par le Blocus continental. Depuis l’an XI, Jacob ne se dit plus négociant mais agriculteur, terme qui désigne dans la région un propriétaire vivant du revenu de ses métairies. Jacob revient vieillir à Came où il meurt en 1832 à 70 ans.
34Il n’y a plus de Mendes à Came. La famille y possède pourtant encore soixante hectares, mais presque toutes ces terres lui sortent des mains entre 1842 et 1853. Victoire Mendes, rentière à Bayonne, la plus jeune des enfants de Jacob vend les deux dernières parcelles en 1865, l’une contre un règlement immédiat en argent l’autre contre une rente viagère. Elle n’avait plus en effet à se soucier que d’elle-même car les onze enfants de Jacob et de Déborah n’ont pas eu beaucoup de descendants. Cinq des six filles sont restées célibataires. Daniel Henry, le fils aîné a été marchand à Peyrehorade, négociant à Bayonne et pour finir commissionnaire à Paris. César Emmanuel est négociant à Bayonne puis commissionnaire de roulage à Paris. Brutus a fait carrière dans les contributions à Saint-Esprit. Isaac, l’étudiant en droit de 1806, va vivre à Pau d’abord comme commis puis comme négociant prospère et honoré. Auguste est négociant à Saint-Esprit puis inspecteur des postes dans les Basses-Pyrénées. Tous se sont mariés, mais quand Henry Léon publie son livre en 1885, la famille n’a plus qu’un seul descendant par les hommes, Elysée Mendes, le fils d’Auguste qui vit à Pau comme son père avant lui.
35La vie de Jacob ne ressemble en rien à celles des trois générations de Mendes qui l’avaient précédé à Came. Sensibles à l’air du temps, sa jeune femme et lui commencent leur vie de parents par une grossesse prénuptiale. Les choses semblent être rentrées dans l’ordre lorsqu’il donne à l’aîné de ses fils le prénom de son père et de son bisaïeul, mais bientôt après toute la famille quitte Came pour aller s’installer pendant une année à Saint-Esprit.
36C’est peut-être Jacob qui avait poussé la famille à revenir à Came en 1790 espérant pouvoir participer plus activement aux nouveautés politiques dans sa propre commune qu’à Saint-Esprit. Lui qui s’était tout de suite signalé par son zèle pour le nouveau régime dut attendre trois ans pour obtenir un petit mandat municipal, mais quelque mois plus tard, investi de la confiance des représentants en mission comme son beau-frère à Saint-Esprit, il eut la fierté d’être appelé à des fonctions plus importantes. Quand il est rendu à la vie privée à la fin de la Convention, le monde dans lequel il avait grandi a disparu. Il a perdu son statut d’héritier coutumier, mais il a gagné l’égalité avec ses compatriotes. Alors que son père avait élevé trois enfants et son grand-père cinq, lui et sa femme en élèveront onze. C’est le plus difficile à comprendre.
37Quatre de ses cinq fils partent à Paris ou à Pau, des villes où les juifs jusqu’à la Révolution n’étaient que tolérés ; deux s’engagent dans des carrières qui leur auraient été jusque-là fermées. Aucun n’est resté à Came : son fils aîné ne lui a pas amené dans la maison de Came une bru qu’il aurait épousée à Saint-Esprit et qui aurait donné sur place à Jacob un petit-fils qui aurait porté son nom. Cinq des six filles sans doute sous-dotées sont restées célibataires. Jacob vieillit seul à Came.
38Un des derniers actes que nous ayons de Jacob est le bail à ferme du cimetière des israélites de Bidache, celui où sa famille enterrait vraisemblablement ses morts, avec le droit de mettre en culture la partie non occupée par les tombes. Ce cimetière ne va plus servir puisque la population de ces petites communautés rurale a été, comme la famille de Jacob, aspirée vers Saint-Esprit, vers Pau ou vers Paris. Jacob que nous n’avions jamais vu dans ce rôle se comporte là en responsable communautaire. Être juif ne peut pas en effet avoir été pour lui une caractéristique secondaire. Sa famille appartenait à un réseau de familles juives qui avait des ramifications aussi bien à Amsterdam qu’aux Antilles ; elle avait jusqu’à la Révolution souffert de discriminations ; ses enfants sont restés fidèles à l’endogamie.
39Notable de chef-lieu de canton, ouvert par le commerce au monde extérieur, vivant dans l’orbite de Bayonne qui avait accordé à Lafayette le titre de citoyen d’honneur, il avait déjà de bonnes chances d’être favorable à la Révolution ; juif, il avait plus de raisons encore d’y adhérer et de la défendre. Les représentants en mission ne s’y sont pas trompés.
40Pour les juifs plus encore que pour les autres Français, rien ne sera jamais comme avant. C’est plus rapidement vrai pour les juifs du Midi qui ont tout de suite pu profiter d’un effet de rattrapage, plus vrai pour ceux qui vivaient dans l’extrême Sud-Ouest et qui avaient des biens immobiliers parce qu’ils ont dû passer de l’aînesse au partage, plus enfin pour Jacob Mendes qui avait élevé onze enfants. Cette particularité fait qu’il a ressenti plus vite que personne l’effet des nouveautés : aucun des fils n’a continué à Came la dynastie des Mendes et, sauf un, ils ne se sont pas contentés de rejoindre Saint-Esprit ou Bayonne, ils sont partis plus loin et certains ont accédé aux nouveaux métiers. Le cas de la famille Mendes est exceptionnel, mais il a l’avantage d’être si lisible qu’il en est exemplaire.
Notes de bas de page
1 A. ZINK, « Révolution et assimilation à travers les prénoms », Yod, 1988, n° 27-28, p. 93-101.
2 R. BANGE éd., Les prénoms révolutionnaires, Annales Historiques de la Révolution française, n° 232, 2000-4. Tous les auteurs qui ont participé à ce numéro insistent sur les précautions à prendre dans l’interprétation de ces choix.
3 H. LÉON, Histoire des Juifs de Bayonne, Paris, Durlacher, 1893 ; Marseille, Lafitte reprint, 1976, p. 422-423.
4 FRANCIA DE BEAUFLEURY, L’établissement des Juifs à Bordeaux et à Bayonne depuis 1550, Paris, an VIII. Bayonne, Éditions Harriet, réimpression, 1985, p. 146, note 48.
5 Saint-Esprit, bourgade de la sénéchaussée de Tartas puis ville la plus peuplée du département des Landes avant d’être en 1857 rattachée à Bayonne et aux Basses-Pyrénées, était située en face de Bayonne sur la rive droite de l’Adour et partageait avec cette ville l’activité du port d’estuaire. Came est situé sur la Bidouze un affluent de rive gauche.
6 G. NAHON, Communautés judéo-portugaises du sud-ouest de la France (Bayonne et sa région) 1694-1791. Thèse lettres Paris-Nanterre, 1969, deux vol) ; A. ZINK, « Une niche juridique. L'installation des juifs à Saint-Esprit-lès-Bayonne au XVIIe siècle », Annales HSS, 1994, n° 3, p. 639-669.
7 G. NAHON, « Séfarades et Ashkénazes en France. La conquête de l’Émancipation (1789-1791) » in M. YARDENI (dir.), Les juifs dans l’histoire de France. Colloque international de Haïfa, Leiden, Brill, 1980, p. 121-145.
8 A. ZINK, « Les Juifs de l'Adour et la Révolution » in Mireille Hadas-Lebel, Evelyne Oliel-Grausz, Geneviève Chazelas (éds) Les Juifs et la Révolution Française, histoire et mentalités, Société des Études juives, 1992, p. 61-70.
9 Les renseignements biographiques viennent du recensement de la population de Saint-Esprit en 1806, des déclarations de patronymes des israélites de Saint-Esprit et de Bayonne en 1808, des registres d’état-civil des trois communes concernées et du registre du consistoire que je présente à la note suivante, mais ils viennent aussi de multiples actes notariés dont certains comme les contrats de mariage ou les testaments concernent directement la vie familiale mais dont d’autres portant sur d’autres sujets donnent cependant des informations sur les liens familiaux des contractants. Les renseignements économiques viennent des rôles d’impôts et tardivement du cadastre, mais ils proviennent eux aussi surtout des très nombreux actes notariés concernant les Mendes. Les renseignements sur leur engagement dans la politique, l’administration ou l’armée viennent soit de la série L malheureusement très lacunaire dans les Pyrénées-Atlantiques, soit des archives communales de Came, de Saint-Esprit ou de Bayonne, soit là aussi des minutes notariales qui nous apprennent les fonctions exercées à telle date par notre héros.
10 10 La nature et la conservation des sources ne permettent pas de savoir s’ils en ont eu d’autres qui seraient morts en bas âge ou partis rapidement. Les registres de circoncision conservés ne rendent en effet pas compte de toutes les naissances masculines de la région parce que chaque mohel avait son cahier. Pour pallier cet inconvénient, le consistoire de Bayonne au XIXe siècle a fait établir un registre des naissances à partir de ces cahiers, de ceux des mariages et surtout des actes de mariage et de décès contenus dans les registres d’état-civil de Saint-Esprit et de Bayonne postérieurs à 1792. Les rédacteurs de ce recueil ont pris au pied de la lettre l’âge porté dans les actes de décès de personnes dont on n’avait pas d’actes de naissance. Il y a donc certaines approximations.
11 Petite île danoise des Antilles.
12 E. GINSBURGER, Le comité de surveillance de Jean-Jacques Rousseau, Saint-Esprit-lès-Bayonne, Procès-verbaux et correspondance, 11 octobre 1793-30 fructidor an II, Paris, Lipschutz, 1934, réédition Bayonne, Société des sciences, lettres et arts, 1989.
13 Le signe £ désigne naturellement des livres tournois et non des livres sterling.
14 J. CORNETTE, Un révolutionnaire ordinaire. Benoît Lacombe, négociant, 1759-1819, Seyssel, Champ Vallon, 1986.
Auteur
Université de Clermont-Ferrand
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