Religion, famille et justice à Aix en 1754 : le refus des sacrements opposé à Madame de Charleval
p. 217-225
Texte intégral
1L’année 1754 en France fut une des plus agitées par le conflit entre les Parlements, les évêques et le gouvernement royal à propos de la Bulle Unigenitus. Sous l’impulsion de l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, les refus de sacrements aux malades suspectés de jansénisme et d’opposition à la Bulle s’étaient multipliés dans la capitale, notamment depuis 1752. Le Parlement de Paris était intervenu pour condamner les curés auteurs de refus, et le public avait pris parti, parfois violemment. En 1753, le conflit avait atteint son point culminant. Au mois de février, le roi défend aux Parlements de s’occuper de ces questions. La Cour parisienne répond par les remontrances du 9 avril 1753. En mai, elle suspend le service judiciaire. Louis XV a recours aux grands moyens : il fait arrêter quatre magistrats, en exile 116, envoie la Grand-Chambre à Pontoise. Et pour se débarrasser de l’encombrante opposition de Messieurs de Paris, il les remplace par une chambre royale, formée de conseillers d’État et de maîtres des requêtes, qui d’ailleurs ne peut fonctionner, n’étant reconnue ni par les avocats, ni par les procureurs, ni par les tribunaux inférieurs. L’affaire ne sera réglée qu’en septembre 1754, par le rétablissement du Parlement et l’enregistrement d’une déclaration ordonnant d’observer le silence sur la Bulle Unigenitus.
2Au cours des tribulations endurées par leurs collègues parisiens, les Parlements de province n’étaient pas restés inactifs. En Provence, plusieurs affaires survinrent à partir de 1752 (il y en avait déjà eu dans les années 1730, mais les années 1740 avaient connu une accalmie). Parmi celles qui eurent le plus de retentissement, on peut citer le problème des obsèques du sieur Paul, de Brignoles, le refus des sacrements au lieutenant de la sénéchaussée de Forcalquier Eymard, qui mourut sans avoir reçu le viatique ni l’extrême-onction, le même refus opposé à Jacques Garnier, bourgeois d’Aix, au début de 1754 (mais lui survécut), le refus à Madame de Charleval à la fin de mai et au début de juin de la même année, et enfin le refus dont fut victime M. de Joannis, un ancien officier des troupes du roi, en décembre 1754. C’est l’affaire de Madame de Charleval qui va nous retenir, car elle mêle aux aspects religieux et judiciaires ordinaires des oppositions familiales, que l’on pourrait qualifier de pittoresques si elles n’étaient fort tristes.
3Catherine de Gueidan, veuve du conseiller au Parlement François de Cadenet de Charleval, était la fille du conseiller, puis président à la Cour des comptes d’Aix Pierre de Gueidan. Son père avait été fort janséniste, et elle avait suivi ses convictions, comme d’ailleurs le reste de sa famille. En 1754, elle comptait, parmi les proches du côté de son propre lignage, son frère Gaspard de Gueidan, président au Parlement, sa belle-sœur Madame de Gueidan (née Angélique de Simiane), sa sœur Louise, mariée au doyen des conseillers du Parlement Joseph-François de Galice, sa sœur Madeleine, mariée à Jean de Cabanes, son neveu Joseph-Gaspard de Gueidan, fils du président, tous prêts à rompre des lances en faveur du Jansénisme. Mais il n’en était pas du tout de même pour la famille de son mari. Celle-ci faisait partie de la minorité du Parlement favorable à la Bulle Unigenitus, et s’était toujours signalée par son orthodoxie anti-janséniste. Pourquoi dans ces conditions une telle alliance ? Au moment du mariage, Catherine de Gueidan avait apporté une dot de 60000 livres, ce qui avait bien pu ébranler un peu la fermeté des Cadenet. Mais le conseiller François, époux de Catherine, était mort en 1718. Et l’entente entre la jeune veuve et sa belle-famille semble bien avoir laissé à désirer. Elle ne fut pas tutrice de ses enfants. Ce furent ses beaux-frères, et essentiellement le conseiller-clerc au Parlement Augustin de Cadenet, chanoine de Riez et prévôt du chapitre d’Aix. Lorsqu’elle demanda le remboursement de sa dot, les Cadenet la payèrent en grande partie en billets de banque, profitant de la conjoncture, et la laissant avec des biens diminués. À un moment indéterminé, peut-être quand ses fils eurent atteint un certain âge, mais peut-être aussi bien plus tôt, elle cessa de vivre avec eux. En 1754, ses deux fils étaient Pierre-César de Cadenet, seigneur de Tamarlet, Valbonnette et Charleval, sans profession (son propre fils sera reçu conseiller au Parlement en 1759), et Joseph-François de Cadenet, ancien conseiller-clerc au Parlement, ancien grand vicaire de l’archevêque d’Aix, et pour l’heure évêque d’Agde. Pierre-César avait épousé vingt ans plus tôt Angélique-Marguerite de Barrigue de Montvallon, d’une famille totalement acquise, et peut-être plus encore que les Cadenet, à la cause anti-janséniste. Voilà donc les protagonistes qui vont s’affronter tout particulièrement autour du lit de mort de Madame de Charleval. Les sources qui permettent de connaître les circonstances sont de trois sortes. Il y eut, après les événements, un récit imprimé, qui parlait aussi de l’affaire de Garnier. Il parut sous le titre suivant : « Relation des refus de sacrements faits à Monsieur Garnier et à Madame de Charleval en la ville d’Aix-en-Provence, contenant un récit exact des vexations inouïes qu’ont essuyées ces deux personnes véritablement respectables, de la part des promoteurs de la Bulle Unigenitus, tiré des pièces de la procédure ». Le lieu d’édition fictif était en Europe, et la date 1756. Le texte, anonyme, est favorable aux jansénistes, et fondé sur les dépositions des témoins avec références explicites à celles-ci. Il ne peut donc émaner que du milieu parlementaire, d’un magistrat, d’un avocat ou d’un procureur. En contrepoint, nous disposons du livre de raison de Pierre-César de Cadenet de Charleval, le fils de la « victime », qui fait entendre un son de cloche bien différent. Le document se trouve au Musée Arbaud à Aix, sous la cote MF 79, le récit de la mort de Madame de Gueidan de Charleval s’étend du folio 72 au folio 82. Enfin, les délibérations du Parlement ayant malencontreusement disparu pour la période 1752-1757, on doit avoir recours à la copie qu’en fit faire le président de Fauris, conservée à la bibliothèque Méjanes à Aix sous la cote Mss 958. Au printemps de 1754, Madame de Charleval tomba dans une « maladie de langueur ». Elle crut d’abord que, son état s’améliorant, elle pourrait faire ses Pâques dans sa paroisse du Saint-Esprit, demanda au curé de l’autoriser à les retarder en conséquence, ce qui lui fut accordé. Tout le monde espérait s’en tirer de cette façon. On ne refusait pas la communion, en principe, à la Sainte Table, dans une église, sauf à un pécheur public, ce que n’était certainement pas Madame de Charleval. Mais ces prévisions optimistes furent déjouées. La maladie s’aggrava, et à la fin du mois de mai, la malade fit demander au curé du Saint-esprit, Monsieur Deidier, de venir à son chevet. Elle délégua pour cela sa sœur Madame de Galice, ce qui fait dire à Pierre-César que cette sœur prit en réalité l’initiative de la demande, et non sa mère. Toujours est-il que, le 30 mai, Deydier arrive chez Madame de Charleval, non sans avoir beaucoup hésité (deux jours) et prévenu au préalable les enfants de sa paroissienne. Il trouve autour du lit les parents de la malade, des deux côtés. Visiblement, personne ne voulait manquer ce qui allait se passer, pour pouvoir en témoigner. Là se déroule une scène classique. Le curé représente à la mourante qu’elle doit être dans des dispositions convenables. Celle-ci répond qu’elle est catholique, apostolique et romaine, reconnaît tout ce que l’Église reconnaît, et rejette tout ce qu’elle rejette. Le curé affirme que cette déclaration ne suffit pas, qu’il faut accepter la Bulle. Madame de Charleval proteste qu’elle est femme et n’entend rien à ces matières. Aux dires de son fils dans son livre de raison, pendant le discours du prêtre, Madame de Galice priait à haute voix pour que sa sœur résistât, « si ç’eut été un ministre de Genève qui l’eût exhortée à renoncer à la foi catholique ». Monsieur Deydier se retire, sans avoir donné les sacrements. Il semble qu’une deuxième visite ne donna pas davantage de résultat, pas plus que la venue de l’un des vicaires du Saint-Esprit le 6 juin.
4Pour avoir une idée de l’atmosphère de ces journées, il faut entendre Pierre-César lui-même raconter cette petite scène significative. Sa propre épouse, née de Montvallon, très zélée constitutionnaire au point d’empêcher sa belle-mère de voir seule ses petits-enfants, par crainte de la contagion doctrinale, se trouva un de ces jours d’inquiétude chez Madame de Charleval. Madame de Galice, sœur de la malade, quant à elle fort zélée janséniste, y vint aussi dans le même temps :
« Je ne sais par quel pressentiment ma femme s’avisa d’aller à la chambre au-dessus de celle de ma mère, et elle entendit tout ce qu’elles disaient, ce qui nous développa entièrement les façons de penser de ma mère sur notre compte, elle nous regardait comme des espions, des gens vendus à l’archevêque qui ne lui faisions visite que pour voir tout ce qui se passait, enfin comme de fins renards auxquels elle n’avait garde de se fier, cette conversation entendue nous donna à connaître ce à quoi nous devions nous attendre, et nous rendit plus exacts à faire le guet ».
5Le 7 juin, le doyen de Galice décida de rompre l’intimité de cette chaleureuse atmosphère familiale. Il dénonça devant le Parlement, les chambres assemblées, le refus de sacrements dont sa belle-sœur était l’objet. La Cour manda le curé Deydier et le vicaire Roche, que l’on ne trouva pas. Elle ordonna alors de commencer une information, et désigna pour commissaire instructeur le conseiller de Brun de Boades, « un janséniste des plus furieux, mais aussi des plus bêtes », d’après Pierre-César de Cadenet de Charleval.
6Le lendemain 8 juin, Madame de Charleval signa une sommation, sans doute rédigée par les Galice, adressée au clergé du Saint-Esprit, d’avoir à lui porter les sacrements. Elle fut signifiée le 9 au sacristain, qui ne put que signaler l’absence des prêtres de la paroisse. C’est alors, ce même 9 juin, que vont se dérouler des scènes assez étonnantes autour du lit de la mourante. L’archevêque d’Aix, Monseigneur de Brancas, bien vite prévenu, voulut prendre les choses en mains. Il envoya son grand-vicaire Lion chez Madame de Charleval, accompagné de Pierre-César et de sa femme. On fit venir le notaire de la famille, Jean-Honoré Etienne, dans l’intention de faire accepter à la malade un document attestant qu’elle n’avait pas signé de sommation. Il s’agissait évidemment d’incriminer les Galice. Mais ceux-ci n’entendaient pas passer la main. Madame de Galice ne tarda pas à accourir, avec le président de Gueidan (son frère et celui de Catherine), sa belle-sœur Madame de Simiane-Gueidan, son neveu de Gueidan, fils des précédents. Vint encore peu après l’autre sœur de ces dames jansénistes, madame de Cabanes, en compagnie de son mari. Pour donner valeur à une attestation de non-signature, il fallait deux témoins. On se préoccupa d’en trouver. Ce furent successivement le conseiller aux Comptes de Thoron, M. de La Javie et le marquis de Puyloubier. Mais aucun d’eux n’accepta de témoigner, probablement au vu des scènes qui se déroulèrent sous leurs yeux. Tandis que le grand-vicaire restait muet, Monsieur et Madame de Charleval, chacun d’eux dans une des ruelles du lit, secouaient leur mère pour l’inciter à désavouer la sommation et toute signature de sa part. On pourrait se méfier de la Relation des refus, qui n’est certainement pas toujours objective. Mais elle se réfère aux dépositions du conseiller de Thoron et du marquis de Puyloubier, qui auraient attesté tous deux (je dis auraient, parce que ces pièces n’ont pas été conservées à ma connaissance) que la mourante était l’objet de petites secousses (Thoron) et de rudes secousses (Puyloubier) de la part de ses enfants. L’un et l’autre attestent aussi son extrême faiblesse : appuyée sur des coussins, la tête penchée sur l’estomac. De plus, leur refus final de jouer le rôle de témoins, et ce fut la même chose pour M. de La Javie, est confirmé par Pierre-César lui-même, qui se montre très discret sur tout cet épisode dans son livre de raison.
7Mais ce n’était pas fini. Le grand-vicaire alla rendre compte à Monseigneur de Brancas de la situation. Celui-ci vint alors personnellement, avec deux domestiques et toujours Lion. Peut-être émue par la présence archiépiscopale, peut-être moins faible, ou peut-être désireuse d’en finir à tout prix, Madame de Charleval laissa passer quelques mots, notamment qu’elle n’avait rien signé depuis six mois, qu’elle recevait la Constitution Unigenitus comme son fils d’Agde (Joseph-François, l’évêque d’Agde), et elle répondit non à la question posée si elle avait voulu faire du tapage comme Garnier. Le notaire Etienne s’empressa de dresser un acte de désaveu de la sommation, on prit comme témoins les deux domestiques du prélat, qui signèrent avec M. de Charleval seul (preuve que M. de Brancas se souciait peu de se compromettre par écrit). Quant à la principale intéressée, elle n’était pas en état de signer et on ne le lui demanda pas, ce qui laisse des doutes sur le caractère de ce désaveu.
8Pendant ce temps, le Parlement ne demeurait pas inactif. Le 10 juin, il avait arrêté de joindre la sommation comme pièce à la procédure. Le 12 juin, Le conseiller d’Allard de Néoules dénonçait l’acte dressé par Etienne chez Madame de Charleval, comme contraire à toutes les règles. Ici, se situe une action incidente fort importante. Le procureur général Pierre-Jean de Boyer d’Éguilles se trouvait alors à la tête des gens du Roi. Mais il était l’oncle maternel de Madame de Charleval la jeune. Angélique de Barrigue de Montvallon, épouse de Pierre-César de Cadenet, était en effet la fille du conseiller au Parlement André de Barrigue et de Thérèse-Darie de Boyer d’Éguilles. Or, l’acte pris par Etienne était, on s’en souvient, signé de Monsieur de Charleval. Dès lors, l’oncle était disqualifié pour participer à l’action judiciaire, et il dut se retirer. C’était un fidèle de la Bulle, et son remplaçant se trouvait être le plus ancien des avocats généraux, Jean-Baptiste Le Blanc de Castillon, qui était fort janséniste (le remplaçant de Boyer d’Éguilles aurait dû être normalement le deuxième procureur général Ripert de Monclar, mais celui-ci avait été appelé à Versailles auprès du Conseil pour des affaires antérieures. Cela n’aurait d’ailleurs pas mieux valu pour les Charleval, car il était lui aussi janséniste). Le Parquet risquait fort désormais de favoriser les adversaires de la Bulle, et c’est bien ce qui va se passer. Ce même 12 juin, sur les conclusions des gens du Roi, le Parlement ordonne une enquête sur l’abandon de la paroisse du Saint-Esprit par son clergé, sur la sommation et ses suites, sur le refus de sacrements toujours, et sur une éventuelle administration clandestine du saint viatique à Madame de Charleval.
9De quoi s’agissait-il avec ce dernier point ? Le bruit avait couru que la mourante avait été administrée secrètement par un Père de l’Oratoire, envoyé par Monsieur d’Albert. Cet ancien conseiller au Parlement avait renoncé à la vie publique quelques années auparavant, pour se retirer à l’Oratoire. Il était très influent chez les Pères et chez les jansénistes aixois. Il devait d’ailleurs déposer par la suite qu’à un moment, il était allé rendre visite à Madame de Charleval. Il lui aurait donc adressé un oratorien, pour lui donner la satisfaction que lui refusait le curé de sa paroisse. Apparemment, rien que de très normal. Mais c’était interdit. On pouvait se confesser à qui l’on voulait. Notons d’ailleurs qu’en l’occurrence, il n’est jamais question de billet de confession. Mais il fallait faire ses Pâques à sa paroisse, tout comme s’y marier, y faire baptiser ses enfants, et y demander l’extrême-onction. C’est bien pourquoi il se disait que le prêtre qui était venu l’avait fait la nuit et déguisé. Les registres du Parlement, à la date du 12 juin, désignent cette action comme « le délit commis pour l’administration du saint viatique à la dite dame clandestinement et sans mission ». La chose est tout à fait vraisemblable. Le Parlement envoya son commissaire interroger à Marseille le P. Brémond, de l’Oratoire, malade et dans l’incapacité de se déplacer. Le prêtre nia fermement. Mais Pierre-César admet la réalité des faits tout en les imputant à la terrible Madame de Galice. La famille, dit-il, laissa faire. Les Charleval ne souhaitaient pas que leur mère mourût sans sacrements, mais seulement qu’elle ne fît pas l’éclat d’un refus. Lorsque Catherine de Gueidan, épouse de Cadenet de Charleval, s’éteignit le 13 juin, il est probable qu’elle emportait avec elle, pour le jour du jugement, la grâce sacramentelle, en même temps qu’une vie que tous s’accordaient à dire sans reproches.
10Le Parlement, cependant, n’avait pas dit son dernier mot. Après avoir pacifiquement réglé avec l’archevêque le problème des fonctions paroissiales au Saint-Esprit, il lança, le 19 juin, un décret de prise de corps contre le curé Deydier, son vicaire Roche, et quatre personnes qui les avaient aidés à déménager leurs meubles dans leur fuite ; un décret d’ajournement personnel contre Monsieur de Charleval, le notaire Etienne et la femme de chambre de la défunte, Honorade Louchon ; et enfin des décrets d’assignés pour être ouïs à l’encontre de Madame de Charleval-Montvallon, de Madame de Galice, de l’ancien conseiller d’Albert, du P. Brémond, de l’Oratoire, et de la cuisinière de feue Madame de Charleval.
11Vus de Paris, les événements parurent assez sérieux pour justifier une prorogation des sessions de la Cour. Celle-ci enregistra le 3 juillet les lettres patentes la maintenant en fonction (au lieu qu’elle formait d’habitude la petite chambre des vacations qui assurait les urgences pendant les vacances). La procédure continua, essentiellement autour de la question de l’authenticité de la signature de Madame de Charleval sur la sommation, comparée à celle d’une quittance faite par Catherine à son frère deux mois avant sa mort, et à celles de ses lettres. Je n’entrerai pas dans le détail, plutôt fastidieux. Disons seulement que les Charleval se trouvèrent bientôt en mauvaise posture. Mais ils ne demeuraient pas sans réagir. L’évêque d’Agde, Joseph-François de Cadenet, ancien grand-vicaire de l’archevêque d’Aix, quitta son diocèse pour Paris, où il alla solliciter les agents du clergé. Grâce à eux, il obtint un arrêt du Conseil du 19 juillet 1754 qui évoquait l’affaire devant le Roi, pour la renvoyer aussi tôt devant le Conseil supérieur de Roussillon (équivalent du Parlement pour cette petite province rattachée à la France en 1659). Depuis Agde, il devait être relativement facile à Monseigneur de Charleval de surveiller la marche des affaires. Par suite d’un de ces retards dans l’expédition des actes dont la chancellerie royale avait le secret, l’arrêt du 19 juillet n’arriva en Provence que le 27 août. Il fut aussitôt signifié par Monsieur de Charleval lui-même aux gens du Roi et au greffier en chef. C’était oublier le premier président et les formes à y mettre. Le Parlement n’apprécia pas une signification faite par l’un des accusés, et profita de ce mépris des règles pour décider que Messieurs écriraient au Roi, et en attendant sa réponse continueraient à instruire. Ce qu’ils firent. Le 10 octobre, ils remplaçaient, comme commissaire, le conseiller de Brun de Boades par le conseiller de Gallifet, peut-être moins « bête » que son prédécesseur, mais tout aussi janséniste.
12La conclusion vint d’en haut, et des événements parisiens. Le Roi ayant rétabli le Parlement de Paris et celui-ci ayant enregistré une déclaration de silence en septembre 1754, on ne pouvait faire moins pour les affaires de Provence. La déclaration royale du 27 octobre interdisait toute action et discours sur la Bulle Unigenitus : il fallait faire silence et donc abandonner les causes en cours. Le 5 novembre, le procureur général de Boyer d’Éguilles en requit l’enregistrement, en disant, à son propos, qu’« il n’en avoit jamais requis l’enregistrement d’aucune dont la parfaite exécution fut plus désirable ». Les magistrats aixois obtempérèrent le 9 novembre suivant, non sans assortir leur obéissance de quelques réserves subreptices. La déclaration serait certes exécutée selon sa forme et teneur dans le ressort de la Cour, mais seraient exécutés « ensemble les lois et ordonnances du royaume, arrests et règlements de la Cour ». Et sur la lancée, le Parlement interdisait aux ecclésiastiques de rien innover dans l’administration des sacrements, « de faire aucuns actes tendans au schisme et d’introduire des formules arbitraires de profession de foi ». Dans de si bonnes dispositions, le silence ne pouvait être gardé bien longtemps. Dès le 16 décembre 1754, les avocats généraux Le Blanc de Castillon et Laurens de Peyrolles dénonçaient le refus de sacrements opposé à M. de Joannis, ancien officier des troupes du Roi, âgé de 90 ans, par le sieur Ravanas, curé de Sainte Madeleine.
13Ainsi raconté, cet épisode paraît anecdotique. Mais l’on sait bien qu’il s’inscrit dans tout un mouvement, et qu’il eut, comme d’autres du même genre, un retentissement national, et aussi international (en témoignent les nombreuses notices que lui consacrèrent la Gazette de Leyde et la Gazette d’Amsterdam dans l’été 1754). On ne peut envisager ici les enjeux de l’ensemble des événements relatifs aux refus de sacrements. Mais on peut souligner à quel point ils soulevèrent les passions. Une famille se déchire à ce propos. Or, il ne s’agissait pas de personnes de religions différentes, ni d’hérésies à l’intérieur du même univers religieux. Même si on se traitait d’hérétiques d’un bord à l’autre, et dans quels termes ! Pierre-César dans son livre de raison : « Nous avons vu par nous-même ce que c’était que la race janséniste, et de quels excès ils sont capables. Je me félicite toujours plus de n’avoir pas été entiché de leurs sentiments que je regarde comme abominables, allant à la destruction de la religion et très approchants de ceux de Luther et de Calvin ». On ne faisait pas de concessions. Quand Madame de Charleval dit à son curé qu’elle accepte et rejette ce qu’accepte etre jette l’Église, celui-ci en veut plus. Il faut explicitement rejeter l’Unigenitus. Et la malade refuse de prononcer cette petite phrase, pourtant implicitement contenue dans la profession précédente. Les pouvoirs publics, quand ils ne soufflent pas sur les braises, comme le firent les Parlements, pour des motifs plus politiques que religieux, se révèlent impuissants à juguler les forces de la conviction individuelle. Les ordres royaux d’observer le silence se heurtent à une résistance active et passive contre laquelle ils ne peuvent pas grand-chose. Le Roiest certes l’Oint du Seigneur, mais il ne réussit pas là où l’Église elle-même, à une époque où ses cadres sont bien orthodoxes (ce ne fut pas toujours le cas), rencontre bien des difficultés.
Auteur
Université de Provence, UMR Telemme
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