Ordre politique, pratiques cérémonielles et « parcours chrétiens » dans la capitale du Comtat Venaissin (1701-1768)
p. 191-204
Texte intégral
« On pourrait envisager une histoire de l’action cérémonielle qui étudierait les relations complexes établies entre des objets (langage, ornements, institutions), un style de comportement (le style rituel, relativement autonome par rapport aux objets : on peut tout ritualiser ou déritualiser) et des contextes. Une telle saisie analytique permettrait de mieux saisir la création et la réception de l’activité cérémonielle ».
Alain BOUREAU1
Ouverture. Le recteur face à l’évêque : la querelle de 1701
1Le 19 juin 1701, la séance du double conseil de la ville de Carpentras se tient dans le calme et la dignité mais les consuls et les conseillers sont déterminés à protester contre l’attitude de leur évêque, Lorenzo Buti, qui remet en cause par diverses prétentions leur honneur de magistrats et celui du recteur2. L’enjeu du conflit est mince en apparence : une simple querelle de préséance comme il en existe beaucoup. Lorenzo Buti veut obliger les consuls à aller au devant de sa personne lorsqu’il arrive au presbytère et à l’accompagner systématiquement jusqu’à la porte de son palais lorsqu’il revient de la cathédrale. Il veut surtout empêcher le recteur de se servir de l’ombrelle et de faire porter la traîne de sa robe en sa présence. Enfin, il a modifié l’ordre des bancs dans la cathédrale, se réservant un dais surélevé pour entendre les sermons et faisant reculer légèrement la place du recteur et des consuls. L’équilibre qui existait entre les marques d’honneur attribuées au recteur et à l’évêque a donc été rompu et le recteur Flavius Barbarossa s’en est offusqué au point de cesser d’assister aux célébrations de la cathédrale. Il a même refusé d’être présent pour la procession et le Te Deum donnés à l’occasion de la mort et de l’exaltation du pape Innocent XII en 1700. Les consuls se sont immédiatement montrés solidaires du recteur et ont organisé à sa demande une cérémonie concurrente avec un autre Te Deum dans l’église des Jésuites.
2La tension qui règne dans la capitale du Comtat est suffisamment préoccupante pour qu’intervienne la Congrégation d’Avignon, un collège romain de hauts dignitaires ecclésiastiques chargé des affaires comtadines et avignonnaises. La Congrégation donne satisfaction à Lorenzo Buti dès novembre 1701 en intimant l’ordre au recteur de renoncer à l’ombrelle et au port de sa traîne en présence de l’évêque. La nomination en 1702 d’un nouveau recteur plus conciliant, François-Marie Abbati, est un geste d’apaisement. L’ordre revient, la tradition s’impose à nouveau. Mais quelle tradition ? Il est peu probable qu’ait existé une étiquette intangible qu’aurait brusquement choisi de remettre en cause l’une ou l’autre des parties en présence. Les justifications des consuls sont maladroites, mais témoignent des incertitudes qui pèsent sur les marques d’honneur dont ils sont redevables envers l’évêque. Si, par le passé, ils ont fréquemment accompagné celui-ci jusqu’à la porte de son palais, c’était par respect envers sa personne et non par obligation… On peut supposer, sans disposer de preuves formelles, que le recteur avait parfois fait tenir l’ombrelle sur sa personne et porter la traîne de sa robe devant l’évêque en se rendant à la cathédrale, mais aucun texte ni aucune coutume immémoriale ne l’y autorisait. C’est la volonté de créer un code redéfinissant les rapports entre les deux plus puissants personnages de la ville qui constitue la cause véritable du conflit.
3L’évêque et le recteur sont les figures centrales de la cité, celles autour desquelles les signes de respect obéissent le plus fortement à des rituels. Ces signes existent avant 1700 mais il s’y glisse parfois de petites innovations. Après la décision de novembre 1701, les caractéristiques de l’étiquette doivent être précisées pour éviter que ne se produise un nouveau conflit. Elles ont notamment pour objectif de mettre sur un pied d’égalité l’évêque et le recteur dans toutes les cérémonies publiques. Au cours de leur déroulement, les magistrats des différentes juridictions ayant leur siège à Carpentras et les consuls de la ville doivent, revêtus de leur habit de cérémonie, accompagner le recteur à la cathédrale et jusqu’à sa place à l’intérieur de celle-ci. L’évêque est placé à la tête des chanoines de la cathédrale. Lorsqu’il rencontre le recteur dans la cathédrale, les deux prélats marchent ensemble. L’office terminé, c’est encore ensemble qu’ils se dirigent vers la grande porte où ils se séparent. L’évêque et les chanoines entrent alors par un petit passage dans une chapelle latérale du palais épiscopal attenant à l’église, tandis que le recteur est accompagné par les consuls et les magistrats jusqu’à son palais à travers la plus importante place de la ville3. La communication directe qui existe entre le palais épiscopal et la cathédrale facilite la séparation entre la suite du recteur et celle de l’évêque sans qu’aucune atteinte ne soit portée à l’honneur de ce dernier. Il n’en reste pas moins qu’à l’extérieur de la cathédrale, c’est le recteur qui bénéficie d’une mise en scène de sa puissance.
4L’étiquette n’est donc pas un archaïsme qui se perpétuerait en transmettant une image figée des hiérarchies sociales. De la même façon qu’elle évolue dans les grandes cours européennes, elle est aussi modifiée dans de petites capitales comme Carpentras pour s’adapter à l’évolution sociale et aux mutations qui se produisent dans les relations politiques4. Elle permet d’éviter des conflits, tout en suscitant parfois, et de mettre en évidence les rapports de force : sa fonction est de permettre à chaque individu participant aux pouvoirs ecclésiastique et politique de trouver sa juste place dans le corps social.
5La solidarité profonde qui unit le recteur et les consuls apparaît dans toutes les explications que ceux-ci donnent de leur attitude, d’abord aux conseillers, lors de la séance du 19 juin 1701, puis aux autorités romaines. « Messieurs les magistrats et consuls sont inséparables de la personne de Monseigneur le recteur dans les fonctions de l’église » : cette justification de l’union organique entre le recteur, les élites juridiques et l’administration municipale dans les cérémonies religieuses a une profonde portée politique puisqu’elle assure la cohésion du groupe des magistrats (magistrats municipaux détenteurs d’un droit de police et justice pour de petites affaires concernant notamment la voirie et les dommages dans le terroir et magistrats des différentes cours de la ville) face à l’évêque qui n’a plus de pouvoir judiciaire sur la cité depuis 1320. Le recteur est le chef de la hiérarchie judiciaire en tant que président de la cour suprême de la rectorie. Dans une ville qui rassemble plusieurs tribunaux de première importance (notamment la révérende chambre apostolique) les juristes entendent représenter l’intérêt public et préserver leur autonomie par rapport au pouvoir religieux de l’évêque. L’égale dignité entre le haut clergé et la magistrature, dont les fonctions sont en principe nettement distinctes, doit être manifeste dans les cérémonies publiques, y compris les cérémonies religieuses.
6Il serait anachronique, malgré les idées développées en Angleterre par Locke à la même époque, d’y voir une volonté de séparation entre l’Église et l’État, surtout dans le Comtat pontifical. Le recteur est un homme d’Église et les évêques de Carpentras assurent parfois l’intérim entre deux recteurs. L’évêque pèse légitimement sur les décisions politiques grâce à sa participation à toutes les assemblées plénières ou restreintes qui représentent le Pays – il préside même ces assemblées. Le conflit n’est donc pas entre le politique et le religieux ni entre l’Église et les administrateurs : il oppose en les unissant les détenteurs de pouvoirs judiciaires, seuls capables de dire et de faire appliquer la loi, à un évêque qui s’appuie sur des traditions et des privilèges. Sans doute l’évêque innove-t-il en réalité en cherchant à imposer une « étiquette » rigide là où n’existaient que des usages et des habitudes manifestant un respect envers le plus haut dignitaire ecclésiastique du Comtat, mais il se réclame ouvertement d’une tradition ancienne ; sans doute les consuls et le recteur mettent-ils de leur côté beaucoup de mauvaise volonté pour accepter de donner à l’évêque toutes les marques d’honneur auxquelles il a droit et le recteur cherche-t-il à imposer systématiquement des signes de ce qu’il considère comme sa prééminence. Mais tous trouvent là une occasion de défendre la spécificité de leurs prérogatives et de leur place dans la capitale du Comtat.
7La querelle est d’autant moins insignifiante qu’elle constitue un moment de l’affrontement entre deux formes différentes de représentation et d’inscription du pouvoir dans l’espace urbain, lui-même centre et cœur du Comtat Venaissin. L’ordre politique résulte d’une organisation à la fois immatérielle et matérielle. L’immatériel, ce sont les institutions, maintes fois décrites même si leur fonctionnement précis reste à étudier5, et leur mise en scène. Le matériel, c’est la pratique du pouvoir qui est création ou perpétuation des conditions d’une intervention efficace dans l’ordre social. Or la querelle de 1701 intervient justement au moment où les trois parties en présence (recteur, évêque et consulat) doivent se déterminer par rapport à une alternative politique essentielle parce que chacun de ses termes entraîne une conception globale des rapports sociaux : il s’agit de choisir entre une assistance apportée aux pauvres mendiants par des aumônes fréquentes, conception défendue par l’évêque, et une politique de prohibition et de répression de la mendicité souhaitée par le recteur et le conseil de ville6. Ce n’est pas le lieu de s’attarder sur les enjeux de cette opposition qui renvoie de façon complexe et nuancée à la fonction sociale de l’Église (assister par l’aumône notamment) et de l’État (protéger la société des troubles internes et externes)7. Mais il faut souligner à quel point, problèmes politiques concrets et représentation de la fonction politique (au sens large) sont indissociables.
Les pôles de la centralité urbaine : les expressions spatiales et monumentales du pouvoir
8L’analyse de la querelle de 1701 a permis de mettre en évidence la circulation de signes politiques dans l’espace carpentrassien entre les trois pôles fondamentaux du pouvoir urbain. Je voudrais maintenant tenter de comprendre comment évoluent les relations entre ces pôles en insistant particulièrement sur leur traduction spatiale qui déborde largement le seul cadre cérémoniel. La mise en scène des relations de pouvoir dans l’espace de la ville constitue ce que j’ai choisi de dénommer « parcours chrétiens » par analogie entre les récits édifiants de vie chrétienne ou de conversion et la représentation d’une cité chrétienne idéale par les élites urbaines qui façonnent la personnalité politique et morale de la capitale du Comtat. Pas plus que les rituels, l’idéal politique n’est immuable et les élites sont divisées sur les moyens de l’atteindre mais c’est en son nom qu’elles prétendent agir.
9Quel est le centre de la ville ? La vaste place de l’évêché joue apparemment ce rôle puisque s’ordonnent autour d’elle la cathédrale, le palais épiscopal, le palais du recteur et le couvent des Ursulines. Toutefois, le pouvoir municipal est singulièrement absent de cet espace et c’est sans doute volontaire car il se donne à voir dans d’autres lieux : l’hôtel de ville, transféré dans un nouveau bâtiment en 1738, est tourné avant comme après cette date vers la place des halles qui constitue un des hauts lieux de l’économie marchande. Aucune des nombreuses fontaines qui portent les armoiries de la cité et sont une des fiertés de la municipalité n’orne la place de l’évêché. Celle-ci est incontestablement un lieu stratégique consacré à des pouvoirs supérieurs au conseil de ville. L’assemblée générale du Pays se tient chaque année à la fin du mois d’avril dans le palais épiscopal. Les représentants du Pays (de l’État si l’on préfère) et le chef de l’Église diocésaine utilisent donc la scène largement créée par la volonté des évêques du XVIIe siècle, Horace Capponi et surtout le fastueux et puissant cardinal Bichi. Ce sont eux qui ont fait rénover la façade de la cathédrale puis édifier le majestueux et sobre palais épiscopal qui occupent presque totalement le côté nord de la place. L’autorité politique des évêques était alors beaucoup plus importante qu’au XVIIIe siècle. Le palais du recteur se situe sur un angle de la même place et paraît beaucoup plus modeste. Il n’en est pas moins lui aussi un lieu à forte charge symbolique autour duquel se déroulent de nombreuses cérémonies civiques, notamment à l’occasion des « créations » consulaires : il sert de référent identitaire pour les élites juridiques de la ville.
10La cérémonie d’élection des nouveaux consuls et conseillers qui se déroule chaque premier mai établit le lien entre trois pôles monumentaux de ce centre urbain, l’hôtel de ville, le palais du recteur et la cathédrale, mais c’est le palais du recteur qui constitue incontestablement le point nodal des parcours accomplis8. Tôt le matin, les trois consuls sortants et les douze conseillers élus l’année précédente s’assemblent à l’hôtel de ville en présence du juge-majeur. Ce petit groupe se rend alors au palais du recteur et accompagne celui-ci jusqu’à la chapelle du Saint-Esprit de la cathédrale pour y entendre la messe. Le palais du recteur constitue ensuite le cadre de l’élection proprement dite des consuls, du trésorier et des deux juges des marchands. Dans l’après-midi, c’est à l’hôtel de ville que se déroule l’élection des conseillers, précédée parfois par une manifestation à la gloire de l’administration municipale. En 1700 par exemple, en plein cœur du conflit avec l’évêque sur la politique à mener à l’égard de la mendicité, les pauvres de la maison de charité jouent une pièce qui rend hommage aux consuls en leur qualité de pères des pauvres. Soixante personnes réunies au palais du recteur et censées représenter l’assemblée générale des chefs de famille, qui a cessé de se réunir depuis le XVe siècle, approuvent enfin l’élection par un vote à main levé de pure forme.
11Le renouvellement annuel du conseil se déroule donc selon un processus très codifié qui met en avant le rôle essentiel du recteur dans le choix des consuls, rôle renforcé à partir de 1738 lorsqu’Alexandre Guiccioli décide de nommer directement trois candidats qui sont systématiquement élus. Le va-et-vient entre l’hôtel de ville et le palais du recteur exprime cependant l’autonomie du conseil. L’essentiel reste cependant la mise en scène de la solidarité qui unit au recteur les élites urbaines représentées dans le consulat (juristes, noblesse traditionnelle et bourgeoisie). Le recteur n’est pas seulement le gouverneur du Comtat : il est le protecteur du conseil de ville qui trouve dans cette solidarité une façon de renforcer la prééminence de Carpentras au sein du Pays. Malgré des tensions et même un conflit au milieu du XVIIIe siècle portant sur le mode de l’élection consulaire, le recteur et les élites urbaines ont besoin de cette manifestation d’union pour s’imposer comme les véritables représentants de l’intérêt public à Carpentras. Ils entrent en effet en concurrence avec l’évêque.
12L’image de père des pauvres que cherchent à donner les édiles en 1700 et dans les années suivantes déplaît aux prélats pour lesquels la charité est un moyen d’affirmer leur participation à la vie publique en remplissant une mission à la fois religieuse et politique. Au début du XVIIIe siècle, Lorenzo Buti n’a pas l’envergure du cardinal Bichi, mais il sait utiliser l’héritage monumental de son prédécesseur pour imposer une double image de puissance et de bonté. C’est à la porte de son palais qu’il fait faire l’aumône deux à trois fois par mois au millier de pauvres que dénombrent ses officiers9. Le spectacle devait être impressionnant : le rassemblement d’une telle foule où se côtoyaient des mendiants et des pauvres honteux venus quémander un pain permettait à l’évêque de se poser en véritable protecteur d’une large frange de la population (15 à 20 % des habitants de la ville et de son terroir) alors que la maison de charité gérée indirectement par le conseil de ville n’accueillait tout au plus que 150 pauvres qui y étaient « enfermés » dans des conditions souvent difficiles. Il est incontestable que cette charité ouverte, publique, ostentatoire et réalisée dans un lieu prestigieux avait la faveur des démunis10 : gratifiante, personnalisée, utile car relativement fréquente, elle était à l’opposé de la répression discrète préconisée par les élites urbaines et le recteur depuis 1684.
13L’utilisation de l’ensemble monumental que constituent son palais et la cathédrale joue donc en faveur de l’évêque. C’est aussi à partir de ce palais que sont organisées les grandes processions qui rythment la vie urbaine. La rénovation du décor intérieur de la cathédrale gothique (notamment avec une gloire imitée de celle du Bernin à Rome) est un cadeau offert à toute la population mais aussi une réalisation de prestige qui permet de renforcer l’éclat des célébrations religieuses au sein desquelles l’évêque tient la première place devant le recteur et les consuls face à de larges groupes de la population urbaine.
14Au milieu du XVIIIe siècle, Monseigneur d’Inguimbert cherche à renforcer cette mise en scène de la charité épiscopale en finançant par un geste d’une générosité ostentatoire la construction d’un nouvel hôtel-Dieu extérieur aux remparts, près de la porte Notre-Dame. Le vieil hôpital Saint-Pierre aux Grâces, situé à l’intérieur de l’enceinte, est abandonné. Ce transfert permet d’éloigner les miasmes mortifères du cœur de la ville et de déployer un luxe plus grand dans des bâtiments beaucoup plus vastes, beaucoup mieux ordonnés et au décor parfois somptueux. Sans doute aussi la position de ce monument érigé à la gloire de l’idéal de charité permet-elle d’associer une des entrées de la ville (celle qui s’ouvre vers les riches plaines du sud du Comtat et les villes de Pernes, L’Isle et Cavaillon) à la figure bienfaisante mais orgueilleuse d’un prélat à la fois admiré et contesté. La gloire de l’évêque se manifeste ainsi désormais à la fois au centre de la ville et à la périphérie, en deux lieux essentiels de la structure urbaine.
15Le geste de bienfaisance de Dom Malachie d’Inguimbert est l’objet de commentaires divers mais n’échappe pas à la critique. Un pamphlet anonyme et non daté mais postérieur à la mort du prélat (1757) reproche à celui-ci d’avoir dilapidé les revenus de l’évêché pour sa propre gloire par le financement d’un hôpital trop luxueux, et de s’être éloigné ainsi des formes traditionnelles de la charité11. L’initiative a bouleversé à nouveau le partage des tâches politiques et les systèmes de représentation qui avaient été établis avec le compromis entre Lorenzo Buti et François-Marie Abbati en 1703. Certes, le conseil a accepté l’initiative de l’évêque car la ville est très endettée et n’aurait pu mener à bien un tel projet, d’autant plus que les revenus tirés par l’hôpital des fondations, legs et aumônes ont brusquement baissé à partir des années 1730. Certes, ce même conseil continue à nommer des administrateurs de l’hôpital (sept recteurs laïques) à côté des trois choisis désormais par l’évêque, et la politique d’assistance ne lui échappe pas totalement. Mais les choix essentiels ont été imposés par Monseigneur d’Inguimbert12. Plusieurs délibérations municipales qui suivent le transfert des malades dans les nouveaux bâtiments presque achevés en 1761 montrent les réticences très vives de beaucoup de conseillers à accepter les conditions imposées par l’évêché13. Mais la ville s’incline dès septembre 1762.
Le rituel des entrées : l’exemple des cérémonies de 1758 et 1759
16Les recteurs du Comtat n’ont ni la maîtrise des finances municipales, ni l’équivalent des revenus de l’évêque. Leurs pouvoirs politiques et judiciaires sont limités par ceux du vice-légat. Aussi ont-ils peu de capacité d’intervention personnelle lorsqu’ils n’agissent pas en accord avec le conseil de ville, ce qui ne signifie pas qu’ils n’ont plus aucun poids politique mais seulement que la solidarité avec le consulat est l’essence même de leurs prérogatives. L’évêque dispose au contraire d’une capacité d’initiative personnelle beaucoup plus poussée. Cette différence est très nette dans les cérémonies des entrées solennelles. La comparaison entre l’entrée du recteur Charles Manzoni le 8 août 1758 et celle de l’évêque Joseph Vignoli le 28 juin 1759 est emblématique des différences de mise en scène du pouvoir et exprime les écarts concernant la nature même de celui-ci.
17Les entrées des recteurs sont codifiées et suivent un rituel assez dépouillé, presque toujours identique. Il s’agit simplement d’une cérémonie de réception au cours de laquelle l’assemblée générale du Pays enregistre le bref de nomination du nouveau recteur. L’entrée proprement dite se limite à un défilé à travers la ville des corps constitués mais les descriptions sont imprécises et l’on ignore la nature des corps représentés, l’ordre du défilé et la place qu’y occupe le recteur. Celui-ci est ensuite accueilli par les représentants de l’assemblée du Pays et de la magistrature locale dans la salle haute de son palais. Charles Manzoni est ainsi reçu par les trois grands vicaires des évêques de Carpentras, Cavaillon et Vaison, par l’Élu de la noblesse, le syndic, le trésorier et le secrétaire du Comtat, l’avocat général du pape, des magistrats de Carpentras et des consuls des six principales villes du Comtat. Le protocole est simple : le recteur se tient debout devant un fauteuil sur un marchepied. Après les compliments d’usage, il raccompagne tout le monde jusqu’à la grande porte du palais. L’usage veut aussi que les consuls de Carpentras lui fassent un présent : douze boîtes de confitures et de dragées portées sur un bassin d’argent par trois courriers et soixante-dix-huit livres comme équivalent de quatre saumées de vin et d’un veau offerts à l’origine.
18L’entrée de Joseph Vignoli quelques mois plus tard est l’occasion d’un déploiement de faste voulu par le nouvel évêque. Le code n’est pas aussi rigide que pour les recteurs et le rituel suivi résulte d’un choix qui témoigne à la fois de la personnalité du prélat et du contexte politique et religieux dans lequel elle se déroule. Après la fin difficile de l’épiscopat de Monseigneur d’Inguimbert, marquée par de multiples tensions avec le conseil de ville, Joseph Vignoli entend montrer qu’il ne cèdera pas de terrain et qu’il souhaite jouer à son tour un rôle majeur dans la politique locale et comtadine. Ses intentions sont d’autant plus claires qu’il est arrivé à Carpentras en avril 1759 et a déjà accompli une première entrée plus simple que lui avait « offerte » la ville, avec défilé des corps constitués et compliments.
19La cérémonie du 28 juin est beaucoup plus brillante que toutes celles qui l’ont précédée dans la capitale du Comtat depuis le début du XVIIIe siècle14. L’évêque s’avance vers la porte Notre-Dame où l’attendent en faisant une haie d’honneur quatre compagnies de fantassins de cinquante hommes chacune, sans doute des membres de la milice « bourgeoise ». Devant la foule amassée, Monseigneur Vignoli est reçu par les membres de toutes les communautés religieuses et des confréries de pénitents, soit près de trois cents personnes. Après le compliment des consuls, il pénètre dans l’enceinte de la ville revêtu de ses habits sacerdotaux et s’installe sous un dais que portent les consuls et des nobles accompagnés par la maréchaussée. Le cortège se rend à la cathédrale, suivi de la foule. Sur le trajet, les façades ont été décorées par des tapisseries ; une double haie de fantassins encadre le cortège. Dans le chœur de la cathédrale, Joseph Vignoli prend place sur son trône et les membres du clergé séculier vont baiser son anneau.
20Le contraste entre ces deux cérémonies permet de retrouver les marques distinctives essentielles des rapports qu’entretiennent entre eux et avec la société urbaine l’évêque, le recteur et le consulat. La permanence des lieux et des codes utilisés témoignent du caractère parfaitement cohérent de la mise en scène du pouvoir tout au long de la période étudiée. Pourtant, ces codes évoluent à cause de la prise en compte des réalités des rapports de force à l’intérieur de la ville.
21Lors des entrées des recteurs, les représentants de la magistrature et les membres de l’assemblée générale du Pays sont à l’honneur alors que le haut clergé n’est présent qu’en tant que représentant du premier ordre de la société. La cérémonie permet la reconnaissance de la personne choisie par le Saint-Siège et n’a pas de dimension religieuse. La noblesse de Carpentras est particulièrement bien représentée avec les deux premiers consuls, plusieurs magistrats et souvent l’Élu de la noblesse et le syndic15. Le don offert par la ville, même de valeur modeste, est signe de fidélité et implique contre-don : le recteur est le protecteur du Comtat et plus particulièrement de sa capitale où se concentrent les institutions et les tribunaux les plus prestigieux. L’entrée de Joseph Vignoli se déroule dans un tout autre esprit. Elle possède évidemment une dimension religieuse et apparaît comme une véritable intronisation puisqu’elle conduit le prélat d’une porte de la ville jusqu’au trône du chœur où le clergé séculier vient lui manifester son allégeance. Mais la différence avec l’entrée de Charles Manzoni ne s’arrête pas là. L’évêque se donne des allures de grand seigneur en « convoquant » la foule et en militarisant son entrée. Il place symboliquement les consuls et la noblesse dans une position d’infériorité qui va au-delà de l’hommage légitime que les élites urbaines doivent rendre à leur évêque.
22Joseph Vignoli réussit donc à rompre la relative égalité qui existait entre les honneurs rendus au recteur et à l’évêque et qui avait été un des enjeux de la querelle de 1701. Il le fait en utilisant les signes habituels de la puissance épiscopale : la ferveur populaire, au moins apparente, comme lors des grands rassemblements de pauvres devant le palais épiscopal, la domination « naturelle » sur un clergé nombreux (même si les tensions sont parfois vives avec certains monastères), la hiérarchie de l’espace à l’intérieur de la cathédrale et le faste de la célébration religieuse. Mais il le fait aussi en imposant des signes nouveaux qui auraient sans doute paru intolérables dans d’autres circonstances : faire porter un dais au-dessus de sa personne par des consuls et des nobles, convoquer les hommes en armes de la ville… Les années qui correspondent à la construction du nouvel hôtel-Dieu (1750-1762) sont bien celles de l’apogée de la puissance épiscopale à Carpentras au XVIIIe siècle et d’un affaiblissement relatif du consulat, désorienté par une attitude ambiguë des recteurs qui se sont succédés entre 1738 et 1753 et qui ont cherché à accroître leur emprise sur la vie politique de la ville. La solidarité naturelle entre le recteur et le conseil de ville a alors été suffisamment ébranlée pour que le prestige de l’un et de l’autre ait été atteint. L’évêque – d’Inguimbert puis Vignoli – en a profité pour intervenir à nouveau dans des domaines de la politique municipale sur lesquels il estimait avoir un droit de regard, intervention facilitée par l’importance de ses revenus, la visibilité de sa présence au cœur de la cité et les prérogatives politiques qu’il a su conserver.
Épilogue
23Lorsque deux compagnies de dragons du régiment de Beaufremont investissent Carpentras le 11 juin 1768, deux jours après l’enregistrement de l’arrêt de réunion d’Avignon et du Comtat à la France par le parlement d’Aix-en-Provence, les consuls, revêtus de leur chaperon et de leur robe, précédés par leurs gardes ordinaires et leurs courriers qui portent des masses d’argent, et suivis par plusieurs citoyens des trois états consulaires, se rendent au palais du recteur pour proposer à ce dernier les services de la ville, recevoir ses ordres et l’assurer du maintien de leur fidélité envers le pape16. Ils n’ignorent pourtant pas qu’ils ne pourront peser sur les événements et le premier consul est allé accueillir les troupes françaises à la porte d’Orange avant de prendre sa place dans le cortège. Inconséquence ? Versatilité ? Absence de courage politique ? Ces explications sont un peu courtes. La théâtralité du geste des élites urbaines envers le recteur n’est pas une simple ruse destinée à préserver l’avenir : ces élites savent que le consulat de Carpentras n’est rien sans le lien organique qui l’unit au recteur et qu’elles ont besoin d’une autorité à la fois supérieure et proche pour exister et pour légitimer le rôle politique qu’elles jouent dans tout le Comtat, bien au-delà des limites de la capitale. Il est donc nécessaire de maintenir l’illusion de l’autorité du recteur jusqu’à ce que les représentants du roi de France aient pris possession de la ville afin de ne pas laisser de vacance dans l’exercice d’un pouvoir supérieur au consulat. En évitant de détenir seuls l’autorité dans la ville, ne serait-ce que quelques jours, les consuls entendent préserver la légitimité de l’organisation municipale.
24Le recteur ne quitte la ville qu’après l’arrivée de l’intendant et premier président du parlement de Provence qui donne lieu à une cérémonie publique et à la réunion d’une assemblée générale du Pays. Ce mois de juin 1768 constitue une étape importante dans la vie de la capitale comtadine. Certes, après une occupation française de six années et l’échec d’une expérience réformatrice de deux années, l’ancienne structure politique et judiciaire est intégralement rétablie. Mais l’expérience de l’intégration à la France a été suffisamment longue, contrairement aux précédentes, pour modifier les représentations du puissant voisin. Les atouts et les limites de l’ordre ancien ont pris un relief nouveau. Après 1776, les systèmes traditionnels de mise en scène du politique se perpétuent mais ont perdu une grande partie de leur signification. En 1782, l’arrivée de Joseph Béni offre un contraste saisissant avec celle de son prédécesseur Joseph Vignoli : elle ne donne pas lieu à une véritable entrée solennelle mais seulement à quelques compliments des consuls. Le recteur retrouve son rôle de protecteur de la cité et de premier des magistrats sans entretenir de rivalité apparente avec l’évêque. Les enjeux politiques sont désormais ailleurs.
25L’étude des rituels et de l’utilisation politique de l’espace urbain pourrait conduire à beaucoup d’autres développements, par exemple sur les entrées des vice-légats, le cérémonial qui accompagne la tenue des assemblées générales du Pays, la place des juifs dans les cérémonies publiques… L’étude spécifique des relations entre l’évêque de Carpentras et le recteur du Comtat et de l’implication du consulat dans ces relations a permis de mettre en évidence le caractère stratégique de la fonction du recteur : loin d’être un personnage sans pouvoir et sans envergure, celui-ci est le garant de la place éminente qu’occupent les hommes de loi dans la société et la vie politique de Carpentras. Toutes les stratégies d’appropriation et de domination de l’espace urbain développées par le consulat (que dominent les juristes) et par les magistrats des tribunaux de la ville tendent à l’affirmation du pouvoir du recteur, donc indirectement à la défense de l’honneur, du statut social et des prérogatives des robins. C’est d’autant plus important que le premier rang accordé aux docteurs en droit dans les charges consulaires est une spécificité carpentrassienne qui a peu d’équivalents ailleurs (et qui ne s’applique pas à Avignon). L’évêque n’est pas toujours en conflit avec le recteur et le conseil de ville, même si les moments de tension sont ceux qui attirent le plus l’attention, mais dans la cité, il est la seule personnalité assez puissante pour représenter une alternative au modèle politique proposé par les juristes avec le concours du recteur. Certes, il ne tente pas d’influer directement sur l’organisation administrative et judiciaire de la capitale comtadine. Mais par ses choix ostentatoires dans le domaine de l’assistance aux pauvres comme par le faste des cérémonies auxquelles il préside, il incarne une vision plus traditionnelle de l’ordre social qui, paradoxalement, tend à bouleverser les fragiles équilibres politiques de la ville.
Notes de bas de page
1 A. BOUREAU, « Les cérémonies royales françaises entre performance juridique et compétence liturgique », Annales ESC, nov.-déc. 1991, p. 1253-1264 (citation p. 1261).
2 AM de Carpentras (AMC), BB 258, f° 23-27 v.
3 BM de Carpentras (BMC), ms 938, f° 90-91.
4 Il faut insister sur l’intérêt de l’étude des pratiques cérémonielles en dehors des grandes cours européennes qui ont surtout attiré l’attention des historiens jusqu’à présent. Pour ces dernières, la bibliographie est abondante et permet d’utiles comparaisons qu’il n’est pas possible de développer ici. Je citerai seulement quelques travaux récents qui s’inscrivent dans la lignée de ceux d’E.KANTOROWICZ et de R. GIESEY mais en nuançant ou contestant certaines de leurs interprétations : A. GONZALEZ ENCISO, J.-M. USUNARIZ GARAYOA, dir., Imagen del rey, imagen de los reinos. Las ceremonias publicas en la Espana Moderna (1500-1814), Pampelona, Éd. Universidad de Navarra, 2000 ; C. LISON TOLOSONA, La imagen del rey. Monarquia, realieza y poder ritual en la Casa de Austrias, Madrid, Espasa Calpe, 1991 ; E. MNIR, Ritual in Early Modern Europe, Cambridge UP, 1997.
5 P. FOURNIER, « Carpentras au XVIIIe siècle, une capitale ? », Études vauclusiennes, n° L, juil.-déc. 1993, p. 1-12.
6 C. COTTIER, Notes historiques concernant les recteurs du ci-devant Comté-Venaissin, Carpentras, J.-A. PROYET, 1806, p. 329 sq.
7 Des accords conclus entre l’évêque, le recteur et le conseil de ville au cours de l’année 1703 aboutissent finalement à une interdiction conjointe de la mendicité. L’évêque conserve cependant le droit de pratiquer une aumône publique dans un cadre spatial et temporel défini. Sur les enjeux politiques et sociaux, cf. J.-P. GUTTON, La société et les pauvres. L’exemple de la généralité de Lyon, 1534-1789, Paris, Les Belles Lettres, 1971.
8 AMC, BB 258 à 264. Pour 1700, BB 258, f° 1-6.
9 BMC, ms 1638, f° 212-218, 10 mai 1699-18 janvier 1700.
10 Lorenzo Buti l’affirme en 1699 en présentant des témoignages certes sollicités mais significatifs. BMC, ms 1638, f° 206-208 et 215, 11 juil.-17 août 1699, 6 déc. 1699.
11 BMC, ms 1755, f° 86.
12 AMC, BB 261, f° 9-11, 24 août 1750. Des conditions portent notamment sur la maîtrise par l’évêché des bâtiments anciens et nouveaux de l’hôpital et sur la réforme de l’administration de l’institution.
13 BMC, ms 1638, f° 140 sq., 3 avril 1762 ; ms 1724, f° 943 sq. ; AMC, BB 261, f° 267, 3 mai 1762.
14 BMC, ms 558, f° 253; ms 1737, f° 334 sq.
15 Il existe deux noblesses en Comtat : les vassaux qui tiennent un fief et sont représentés par l’Élu, et tous les docteurs d’université, notamment les docteurs en droit.
16 AMC, BB 262, f° 72-73; BMC, ms 940, f° 271-322
Auteur
Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand
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