La résistance des Savoyards à la romanisation des collèges d’Annecy et du Roure en Avignon au XVIIe siècle
p. 179-190
Texte intégral
1Deux collèges, sur les sept que comptait en son sein l’université d’Avignon au XVIIe siècle, avaient pour vocation de recevoir les étudiants séculiers (c’est-à-dire non religieux) et « pauvres » (comprenons : ne disposant pas de bénéfice ecclésiastique, donc boursiers) des anciens États de Savoie : le collège Saint-Nicolas d’Annecy, fondé pour 24 étudiants, dont seize de Savoie, par le cardinal de Brogny en 1424 ; le collège du Roure qui devait abriter 36 étudiants du Piémont et de Savone, fondé par le cardinal Julien de la Rovère en 1476. Le but de ces établissements était de recevoir, loger et faire réviser des étudiants en droit civil et en droit canon. Ces derniers assuraient eux-mêmes la gestion matérielle des collèges et des rentes qui y étaient attachées. Or, entre 1639 et 1642, Urbain VIII transféra la direction de ces maisons à la Congrégation de la Propagation de la Foi à Rome, représentée sur place par une congrégation de neuf notables et un recteur, sous l’autorité du vice-légat d’Avignon. Le nombre de bourses d’études fut réduit (à vingt à Saint-Nicolas, à douze au Roure) et un serment de s’engager dans la vie ecclésiastique fut exigé des candidats. Cette « romanisation » transformait les collèges en véritables séminaires1.
2Sur place, du côté des étudiants, et en Savoie-Piémont, ce fut un tollé. La résistance s’organisa contre ce coup de force, beaucoup plus déterminée et durable que ne le laissent entendre les travaux existants sur le sujet, qui ont tendance à la minorer et à ne la présenter que comme un coup de colère de quelques étudiants échauffés, sans avoir entendu leurs arguments. Se fondant sur des sources imprimées, ne provenant que de l’institution ecclésiale, en particulier avignonnaise, ils sous-estiment sa portée et surtout son sens : il n’allait pas de soi au milieu du XVIIe siècle d’imposer une « cléricalisation » à une structure d’enseignement, même en territoire pontifical et en plein élan de la Réforme catholique. Certes les Savoyards savaient à quoi s’en tenir, au moment où le collège municipal d’Annecy, fondé en 1549 par Eustache Chappuis, venait d’être remis aux Pères barnabites (en 1614)2. Mais la virulence des réactions, leur ampleur, mobilisant les pouvoirs religieux comme civils, les princes comme les étudiants, et la durée de la résistance qui se poursuit encore au XVIIIe siècle, en montrent l’importance. On admet aujourd’hui qu’il y a eu des réticences à la Réforme catholique, et pas uniquement de la part de religieux débauchés ou de rustres paysans. L’étude des archives conservées en Savoie, en attendant celles de Propaganda Fide à Rome, permet d’en prendre la mesure3. On s’attachera tout d’abord à examiner les arguments des Savoyards. Puis nous proposerons une lecture plus politique des événements, reliés à la naissance d’un sentiment dynastique, sinon national, en Savoie au XVIIe siècle. Enfin, nous verrons que les notables savoyards pouvaient avoir en tête un vrai projet éducatif pour ces collèges.
Le refus du séminaire
3Pour les autorités romaines, la décision était motivée par la nécessaire restauration de la « décence » dans les études après un XVIe siècle très décadent. Les collèges seraient devenus des lieux d’« escandales publics, lieux de bordels et saleté, lieux de refuges des larrons et séditieux, enfin occasion de toutes sortes de débauches »4, les étudiants seraient recrutés sur place et non plus en Savoie5, et il y aurait même eu des bagarres entre eux, des tirs d’arquebuse ayant entraîné des assassinats6. Les historiens savent devoir rester prudents devant de tels arguments, habituels en ce genre de procédures, et qui n’ont pour but que de justifier la réforme d’un ordre religieux, d’un hôpital ou d’un collège en noircissant la situation. On imposa aux « escoliers » le port de la soutane, un enseignement de théologie à la place du droit civil, des offices en commun, la confession fréquente et des exercices de piété. Ils suivraient des cours chez les jésuites, et plus seulement à l’université. Le but était clair : Rome voulait dorénavant que les collèges d’Avignon participent à la formation d’un clergé missionnaire que l’on enverrait sur le front de catholicité des Alpes, en Dauphiné et en Savoie. Cette dernière était considérée comme « toute infestée d’hérésie » selon une rhétorique habituelle de Propaganda Fide pour justifier son intervention dans ce qu’elle considère comme le rempart de l’hérésie en Italie7.
4Or, sur place comme en Savoie, on voulait maintenir la priorité donnée à de très profanes études juridiques. Les plaintes des étudiants d’Avignon à Madame Royale puis à Charles-Emmanuel II (1637-1675), au président du Sénat de Chambéry, aux syndics d’Annecy et de Chambéry, aux ambassadeurs de Savoie à Rome et à Paris, au nonce apostolique à Turin, etc. remplissent deux gros dossiers. Les arguments étaient simples : la Savoie forme déjà des théologiens, et ne connaît pas d’hérétique sur son sol. Il n’y donc pas besoin de séminaire savoyard à Avignon. Un réseau de neuf collèges de jésuites en Savoie-Piémont, des collèges de barnabites à Annecy et Thonon, des oratoriens à Rumilly, etc., et l’université de Turin, cela suffisait. Mais lorsqu’ils déclarent en 1648 que « la Savoye est exempte de toute sorte d’hérésie par le moyen de la piété du peuple et des édits par lesquels il est enjoint à tous ceux de la religion protestante de ne séjourner passés trois jours dans l’Estat s’ils n’y ont des affaires urgentes », ils exagèrent assurément8. Le protestantisme s’est maintenu en Savoie jusqu’à l’époque contemporaine, non seulement dans les vallées vaudoises du Piémont, mais également en Chablais, malgré l’apostolat de François de Sales, et le duc le savait très bien. Enrevanche le petit État est dépourvu de formation juridique, excepté à Turin. Transformer les collèges d’Avignon signifie condamner les Savoyards à devoir aller étudier le droit en France (à Valence, à Paris) ou à Louvain, où ils disposent également d’un collège dans l’université flamande fondé en 1547, encore par Eustache Chappuis. Avignon avait l’avantage de la proximité. On risquait de « laisser les escoliers sur le pavé, […] à demeurer dans la boue et la poussière », car seul l’étude du droit « soulage le peuple savoysien » en facilitant la promotion sociale des petites élites. Bref, il y avait là « une perte grandement préjudiciable à tout le publicq »9.
5Un séminaire savoyard à Avignon, n’avait donc pas d’intérêt pour le pays. Les étudiants multiplient les objections. Morales : transformer des étudiants en droit en séminaristes équivaut à une vocation forcée ; leur imposer un serment d’entrer dans l’Église qu’ils violent après six ans d’études en se mariant est un parjure. Pratiques : jusqu’alors, les étudiants étaient autonomes, géraient eux-mêmes les collèges et la commision de la Propagation les prive ainsi de leur liberté ; on leur refuse l’accès à leurs archives et aux comptes des collèges ; du début du XVIIe siècle à 1639, ont été formés 60 docteurs en droit à Avignon pour la Savoie contre six seulement de 1639 à 1678. Disciplinaires enfin : les recteurs n’ont cessé de multiplier les abus et les vexations à leur égard. Celui du collège d’Annecy en 1672, Dominique de La Sonne, entretient sa maîtresse et ses bâtards dans le collège, lutine la jardinière, fait couper le vin du réfectoire avec de l’eau, se mêle d’astrologie, frappe les étudiants et les exclut du collège de façon arbitraire10. En 1701, le marquis de Brantes, de la congrégation de la Propagation de la Foi, réduit la quantité de vin distribuée à chaque étudiant de 1,5 pot par jour, que chacun boit « tout pur » et ainsi « tombe insensiblement dans la crapule », à un pot11. Les écoliers de bonne famille ne supportent pas de devoir céder le pas dans les couloirs ou au réfectoire devant les lazaristes (arrivés en 1709) ou les recteurs, en portant par exemple des flambeaux devant eux comme des valets : « cet article est à la vérité peu considérable, mais ces sortes d’emplois ne laissent pas que de faire de la peine à des gens bien nés, lorsqu’on leur en fait une nécessité »12, disent-ils. Il s’agit bien d’une opposition au disciplinamento et à la sacralisation du sacerdoce imposée par la Réforme catholique.
6La résistance fut opiniâtre, à voir la difficulté que le collège d’Annecy eut à trouver une solution viable à sa direction. De 1644 à 1656, il fut dirigé par les Prêtres du Saint-Sacrement de Christophe Authier de Sisgaud, spécialisés pourtant dans les séminaires et les missions13. On institua ensuite des recteurs séculiers, avec les deux frères Guyon, chanoines respectivement de la cathédrale et de Saint-Agricol. Ils furent si impopulaires qu’on proposa la direction du collège aux Sulpiciens de Paris en 1693, mais la ville d’Annecy s’y opposa. Finalement, en 1709, les deux collèges furent placés sous la direction des Lazaristes, et unis en 1719. Comme le disait, non sans malice, au prince Thomas de Carignan, le chanoine d’Annecy et futur évêque Charles-Auguste de Sales, député à Avignon par son chapitre et les villes d’Annecy et de Chambéry, ce séminaire est un « abus »14.
Un enjeu national
7La défense du collège apparut très vite comme celle de l’honneur de la Savoie. Les textes parlent de « nation savoisienne », comme au temps des collèges médiévaux. On implore le duc de réagir par un « appel à sauver notre collège » : il en va « de la gloire de S.A.R. de ne pas perdre ce fleuron de sa couronne » et il faut rester fidèle à la fondation du cardinal de Brogny. La Savoie se sent agressée par un complot italien et pontifical. Turin n’avait pas réagi immédiatement à la romanisation, parce que la Savoie était alors en guerre civile, de 1639 à 1642, entre la duchesse Christine et ses beaux-frères Thomas et Maurice de Savoie. Mais maintenant elle accuse : les revenus de la terre de Bollène ne vont plus au collège Saint-Nicolas, mais à la Chambre apostolique de Carpentras15 ; le vice-légat, surintendant du collège d’Annecy, est milanais, génois ou florentin, « c’est-à-dire ennemi juré et irréconciliable de notre nation ». Par exemple, Frédéric Sforza, vice-légat de 1637 à 1645, est l’auteur du nouveau règlement en 1643 ; la Savoie fait à cette époque la guerre, aux côtés des Français, au Milanais, qu’elle espère dépouiller. Les États italiens sont les vassaux de l’Espagne et des ennemis de la Savoie pendant la guerre de Hollande. L’ambassadeur de Savoie à Paris déclara au vice-légat florentin Francesco Nicolini, que « si le grand duc de Toscane, son maître, eût une fondation si aventageuse à ses sujets comme celle cy, il ne croirait pas son amy une personne qui ne contribuât pas à la conserver »16.
8Le secrétaire général de Propaganda Fide, Mgr Francesco Ingoli, est présenté comme très hostile à Turin17. La congrégation de la Propagation de la Foi d’Avignon, créée en 162318, est accusée de collusion avec le palais apostolique et avec les Pères missionnaires contre les étudiants. La commission des collèges aurait été composée par le vice-légat lui-même19. En 1639, elle comprenait deux chanoines de la cathédrale, un prêtre d’Avignon, deux gentil hommes et trois avocats, tous parents et amis, et agents de Rome20. Le vice-légat lui fait une totale confiance et d’ailleurs, comprenant mal le français, il ne met jamais en doute ce qu’elle lui dit21 ! Preuve de cette complicité, son refus de laisser enquêter sur place les envoyés ou les amis du duc, comme le duc de Crillon en 1665, pourtant bien considéré à Avignon, ou le chanoine Machet, d’Annecy, en 1692. Ne nous étonnons pas alors de la réaction très vive du Sénat de Chambéry interdisant aux étudiants de se plier à la bulle pontificale de 1642, de suivre d’autres cours que du droit et de prêter le serment de vie ecclésiastique22.
9À Turin, Madame Royale encourageait la résistance : « nous sommes fort satisfaits des soins que vous prenez pour soutenir les justes raisons des sujets de S.A.R.23 » écrit-elle aux syndics de Chambéry. Les collégiés d’Avignon, derrière le secrétaire d’État savoyard Alexandre Jolly, avaient réclamé au vice-légat l’accès à leurs archives et la nomination d’une commission impartiale. Il ne voulut rien entendre et à Jolly « répondit de colère de quoy il se meslait » en menaçant de le punir. Jolly demanda aux syndics de Chambéry d’intercéder auprès du duc « pour éviter la destruction totale de notre collège24 » et à l’université d’Avignon de le soutenir. Le primicier Henri des Laurens était favorable aux privilèges des étudiants, et il l’expliqua à Madame Royale et au président du Sénat de Chambéry en 1655 au moment de l’élection d’Alexandre VII25. A Rome, le cardinal Spada, demanda des renseignements26. Pourtant, il devenait impossible de lutter contre un vrai lobby de dévots que le recteur Guyon rassembla autour de lui (le provincial des carmes déchaux ; M. Ribère ; son frère auditeur de Rote, très introduit à Rome)27. En 1678, même le primicier de l’université était un de ses intimes. La seconde Madame Royale, Jeanne-Baptiste de Savoie-Nemours, eut beau demander l’intervention d’Arnauld de Pompone, secrétaire d’État aux affaires étrangères de Louis XIV, et de l’ambassadeur de France à Rome28, rien n’y fit.
10La Savoie avait du mal à occuper ses seize place à Saint-Nicolas. En 1636, neuf places y sont vacantes et six au Roure, « que par l’injure des guerres, on avoit laissé passer à d’autres »29. En effet, en 1652, on trouve onze étudiants de Savoie seulement contre huit des provinces ecclésiastiques de Vienne et Arles : ils proviennent d’Annecy (8) et de Maurienne (3). On fait remarquer l’injustice de l’absence de place pour Moûtiers, pourtant prévue dans le complexe équilibre du fondateur. Mais les collèges d’Avignon ne semblent déjà plus très attractifs auprès des étudiants, « puisque de tous ceux qui viennent d’en bas [sic : du Sud ?], il en est bien peu qui ne s’en repentent et ne découragent ses compatriotes d’y venir »30. En 1725 sur 26 élèves écrivant au primicier de l’université d’Avignon, 14 sont des sujets sardes contre 8 du pape et 4 du roi de France31. On est amené également à tricher sur l’origine des étudiants pour ne pas attirer les foudres de la congrégation d’Avignon. Les étudiants d’Annecy doivent être de la châtellenie d’Annecy et non de la seule cité. Lorsque c’est malgré tout le cas, il faut veiller à remplacer les lieux de naissance. Il fallait recevoir « des paysans qui ont de l’esprit »32 et faciliter la promotion sociale par l’étude du droit.
11Devant l’échec de leurs réclamations, les étudiants décidèrent d’utiliser une possibilité laissée par le fondateur en cas de difficultés à Avignon, le déménagement du collège à Montpellier. Dès 1650, huit d’entre eux, derrière Charles de la Combe, d’Annecy, tiennent des assises secrètes à l’abbaye de Villeneuve, en France. Depuis deux ans déjà, ils en appellent au parlement de Toulouse. En 1652, ils demandent officiellement dans un acte notarié aux Pères missionnaires de ne plus les « troubler ». En 1653, Amédée Chardon et Antoine Collomb, tous deux d’Annecy, lancent la procédure auprès du parlement de Toulouse et écrivent à Pompone, alors chargé de mission à Turin et en Italie du Nord33. Trop heureuse d’intervenir dans les affaires romaines et savoyardes, la cour proclama la mise sous séquestre des biens pontificaux en France jusqu’au règlement de l’affaire. Mais l’affaire se perdit dans les querelles de procédure, un appel au parlement d’Aix, une lettre du vice-légat au duc de Savoie qui minimisait cet emportement d’une jeunesse « qui ayme la liberté » et l’assurait qu’il n’y aurait plus de plaintes dorénavant, puisqu’il veillera aux « études des escolliers destinés au service de Dieu »34. Alexandre VII était très peu favorable à la France et le nonce en France Nicolas Guidi di Bagno était évidemment très hostile à ce transfert. En revanche en 1668 le nouveau pontife, Clément IX, accordait à Louis XIV la « Paix clémentine » sur le jansénisme et nul ne souhaitait envenimer leurs relations. Le duc Charles-Emmanuel II ne voulait pas aller trop loin non plus, répétant « qu’on se donnât patience » : il fit arrêter la procédure, et décéda en 1675. On en oublia les collèges d’Avignon !
Un projet éducatif ?
12La cour de Savoie, dans cette affaire, est restée prudente vis-à-vis de Rome et de Paris, mais également distante de son propre clergé. Pour la négociation, on fait davantage confiance aux politiques, aux amis qu’aux évêques dont l’intervention n’est pas souhaitée. C’est l’ambassadeur de Turin à Rome qui reçoit des instructions, pas l’évêque d’Annecy, et il travaille avec les députés de la ville d’Avignon auprès du pape. Le prévôt du chapitre cathédral d’Annecy, Charles-Auguste de Sales, propose d’aller plaider la cause du collège à Rome : on le soupçonne d’y aller « pour obtenir permission d’évêque titulaire pour se rendre capable d’estre evesque de Genève »35. Des mémoires au pape, contre la Propagande, sont rédigés par des avocats et publiés à Rome36. Turin souhaite de plus en plus diriger les questions scolaires elle-même, une école de juristes lui paraît plus utile qu’un séminaire. L’éducation devient affaire d’État.
13Les autres évêques, des provinces ecclésiastiques de Vienne et d’Arles, qui possédaient un droit de nomination aux collèges d’Avignon se satisfaisaient de l’exclusion des Savoyards. En 1653, lors de la tentative de déménagement à Montpellier, l’archevêque d’Arles s’empara sans aucun scrupule du prieuré de Mondragon, qui appartenait au collège Saint-Nicolas. L’échec de l’entreprise imposa sa restitution37. Turin conseille, en 1655, à ses ambassadeurs ou ses amis à Avignon de ne pas parler aux évêques de Savoie (Annecy, Grenoble, Maurienne, Moûtiers) qui pourraient ruiner l’affaire, et de veiller à ce que certains cardinaux ennemis de la Savoie (Capponi, Caraffa, Sforza, les auteurs du décret de 1648 imposant le serment ecclésiastique) ne se mêlent pas des négociations38. Il y a plusieurs raisons à cela, au-delà du seul « gallicanisme » savoyard. Malgré les efforts des évêques, les diocèses de Savoie sont encore privés de séminaires : il n’y en a à Moûtiers qu’en 1676, à Annecy en 1688, à Saint-Jean-de-Maurienne en 1735. Celui d’Avignon pourrait, au moins dans un premier temps, pallier cette carence et les évêques sont trop contents de s’emparer d’une structure scolaire qui leur échappe encore. M. Venard explique qu’en 1578 déjà le cardinal d’Armagnac, archevêque d’Avignon, et ses trois suffrageants du Comtat, avaient proposé à Rome de créer un séminaire provincial sur le collège d’Annecy ou le couvent des franciscains conventuels39.
14À la fin du XVIIe siècle se dégage le projet d’un véritable réforme scolaire en Savoie hors du champs ecclésiastique. Les étudiants passent six années au collège, de quatorze à vingt ans en général, à étudier la théologie, la philosophie, et le droit canon au Roure. Les autorités les encouragent à réclamer une large autonomie. En 1678, ils demandaient une stricte résidence du recteur sur place, ce qui n’avait jamais été le cas, et un libre accès à la bibliothèque. En 1713, ils souhaitaient pouvoir utiliser celles des avocats de la ville « pour y faire des répertoires [des procès] puisque sans ce secours, il serait fort inutile d’étudier en droit »40. Ils se plaignent au marquis de Saint-Maurice, ambassadeur à Rome, de l’intrusion des forces publiques (les sergents de ville) dans les établissements pour en chasser leur camarade Jean-Baptiste Philippe, de Chambéry, fils d’un intendant général des fabriques en Savoie, en 1678, coupable d’avoir exigé de voir les comptes du collège41. Deux autres élèves furent chassés en 1712.
15Le chanoine Machet, du chapitre cathédral d’Annecy, est l’auteur en 1698 d’un rapport de vingt-neuf pages au marquis de Droneroz, lieutenant-général en Savoie42. Il y raconte avoir proposé au recteur Guyon de « rétablir l’université d’Avignon dans son lustre, ce qui ne pouvait se faire mieux qu’en rétablissant l’étude du droit dans ce collège par le moyen duquel les Savoyards prendroient des grades, ne pouvant se servir du droict sans grades, au lieu que vivants en ecclésiastiques ils n’en prendroient jamais ». Machet ne demandait pas un retour à la situation originelle, acceptait que le recteur soit un clerc, mais voulait qu’il fût savoyard à Saint-Nicolas, et Piémontais au Roure, et que les docteurs gèrent eux-mêmes le collège. Un bon recteur pouvait être trouvé dans le clergé d’Annecy, formé à Paris ou à Louvain et « amoureux des sciences et curieux de multiplier le nombre des scavans ». Le budget de Saint-Nicolas est viable, avec 7 407 livres de recettes et 5346 livres de dépenses. Guyon ne se laissa pas convaincre, s’enfermant derrière la décision pontificale de 1639, refusant même de lui montrer les titres authentiques du cardinal de Brogny. Machet avouait sa déception dans l’été 1698 et n’espérait plus que dans une hypothétique intervention pontificale. Mais tout va si lentement au Vatican ! « Mon placet est à Rome dans les coffres de l’oubli », soupire-t-il43.
16Machet revint pourtant à l’assaut. En 1709, il dénonce l’union des deux collèges et la direction par le recteur Giacomo-Filipo Viganego, « maître despotique », et les lazaristes, eux qui ne peuvent diriger, selon lui, que des candidats à l’Église. Sous prétexte de disette pendant le « Grand Hiver » de 1709, les écoliers avaient été renvoyés et plusieurs Savoyards n’avaient pas été repris ensuite. Il vaudrait mieux alors transférer ces deux collèges dans les États du duc, un en Savoie et l’autre à Turin, et leurs biens, comme les prieurés de Bollène, de Bouchet et de Richerenches, la seigneurie de Cabrières, seraient réunis à la couronne44. Machet, en 1713, rappelle malicieusement qu’il serait également utile aux sujets du pape d’étudier le droit à Avignon plutôt que de devoir « l’aller étudier en France selon les maximes et les usages des libertés de l’Église gallicane comme les Savoyards sont obligés de le faire »45 ! Pourtant il est déjà trop tard. L’époque est celle de Victor-Amédée II, le premier despote éclairé d’Europe. Parmi d’autres réformes, le roi s’attaque à celle de l’enseignement dès 1719, réformant l’université de Turin, instituant un « Magistrat de la Réforme » pour nationaliser les 22 collèges de ses États et les transformer en « Écoles royales » de 1729 à 1731. Jésuites, oratoriens, barnabites… étaient exclus de l’enseignement46. Face à cette laïcisation, les collèges cléricaux d’Avignon n’avaient pas leur place.
17Le combat continua, pour la forme, au XVIIIe siècle. Des mémoires sont encore rédigés en 1764, lors de l’expulsion de l’abbé Dephanis, et en 1765. On propose dans le premier de transférer le collège Saint-Nicolas au Collège des Provinces de Turin : crée en 1729, il avait pour but d’unifier les différentes régions du royaume sarde en recevant des boursiers de ses différentes villes. Cela « conviendrait d’autant mieux que l’on serait plus assuré de la doctrine qu’il puiserait dans cette université », comprenons sûre du gallicanisme savoyard. Le second47 est l’œuvre de l’abbé de Mellarède, le fils d’un ministre du roi, jansénisant, homme des Lumières, qui participa à la création de la Société d’Agriculture de Savoie, légua sa bibliothèque à la ville de Chambéry… Il écrit au nom des intérêts des collégiés « plus animé de l’intérêt général de la Nation que du leur propre » et dénonce les abus de congrégations avides et cruelles, selon un antimonachisme classique de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les recteurs refusent aux étudiants d’aller passer leur doctorat à l’université et font des grimaces « dans les fonctions les plus saintes ». Le niveau d’enseignement est médiocre : les répétitions sont faites par des collégiés, et non par des maîtres ; même lathéologie est mal enseignée sans explication sérieuse des Écritures. Mais il n’empêcha pas que sur les 19 étudiants savoyards d’Avignon qui écrivirent à Propaganda Fide en 1765, on comptait déjà quatre diacres et sous-diacres : cette résistance n’était plus qu’un combat d’arrière garde.
18Son échec était annoncé. Mais la durée du conflit, plus d’un siècle et demi avec des degrés d’intensité très variables, est étonnante. L’enjeu était donc plus important qu’on ne l’a dit. La bourgeoisie savoyarde, soutenue par ses ducs, avait besoin de juristes pour ses affaires et l’administration, dans un État médiocre qui en formait peu. Mais l’Église de Rome, obnubilée par le danger protestant qui pouvait envahir l’Italie, en même temps que décidée à discipliner les mœurs estudiantins, voulait fabriquer des missionnaires pour un front de catholicité. La résistance des laïques face à la cléricalisation eut beau agiter l’étendard de l’honneur savoisien blessé, elle ne pouvait réussir parce que les évêques savoyards ne la soutenaient pas. Ils n’avaient pas de séminaire en Savoie au moment des faits et les collèges d’Avignon purent un temps les remplacer. Il serait intéressant de savoir combien de prêtres du duché y ont été formés au XVIIe siècle. Lorsque les séminaires diocésains furent mis en place, au début du XVIIIe siècle, il était trop tard pour revenir en arrière et la réforme scolaire très laïque de Victor-Amédée II commençait, avec d’autres ambitions. Cette histoire est celle d’une occasion manquée, mais révèle aussi une première fêlure entre l’Église et l’État en Savoie.
Notes de bas de page
1 M. RANC, « Les collèges d’Annecy et du Roure à Avignon aux XVIIe et XVIIIe siècles. De l’institution médiévale au séminaire post-tridentin », Études vauclusiennes, n° XXXII, juillet-décembre 1984, L’université d’Avignon, p. 21-26.
2 S. TOMAMICHEL, Le collège d’Annecy au XVIe siècle. Une école de la Réforme catholique, Paris, 1999, 239 p.
3 Essentiellement aux AD de la Savoie (ADS), SA 243 et 244. Voir le très utile inventaire de J. COPPIER, Archives municipales d’Annecy. Inventaire analytique des sous-séries GG7 et GG8 : Instruction publique et collège Saint-Nicolas d’Annecy à Avignon (1424-1789), ex. dactylographié, 2001, 69 p.
4 BM Avignon, ms 2895, f° 126 v.
5 La liste des 135 élèves de 1645 à 1780 recueillie par le ms 2508 de la BM d’Avignon (f° 32-33) n’évoque que des Comtadins, mais elle a pu être composée dans ce dessein. Celles publiées par F. MIQUET, « Le collège de Saint-Nicolas d’Annecy en Avignon », Revue savoisienne, 1918, p. 127-132 et p. 169-174, et 1920, p. 33-35 ne connaît que des Savoyards, mais ne cite aucun nom pour le XVIe siècle.
6 ADS, SA 243, n° 9 : le règlement du collège de 1643 interdit d’ailleurs de posséder pistolet ou épée. SA 244, n° 34 cite des meurtres en 1517, 1535, 1546 et 1629.
7 Idem SA 244, n° 34 et G. PIZZORUSSO, « La congrégation “De Propaganda Fide” et les missions en Italie au milieu du XVIIe siècle », Les missions intérieures en France et en Italie du XVIe au XXe siècle, sd C. Sorrel et F. Meyer, Chambéry, 2001, p. 43-61.
8 ADS, SA 244, n° 27. En 1598 avait été proclamée l’unité de religion en Savoie-Piémont, mais dès 1603 les Genevois pouvaient résider sur place pour leurs affaires. Les années 1630-1655 sont plutôt celles d’une cohabitation pacifique, avant la violence des « Pâques piémontaises » de 1655.
9 AM Annecy, BB 11, f° 7 r° : délibérations du 7 novembre 1648.
10 ADS, SA 243, n° 19, rapport du chanoine Machet, 10-01-1672. 14 témoins déposent contre lui, dont le gardien des franciscains conventuels d’Avignon, Charles de Violès.
11 AM Annecy, GG 8, n° 26.
12 ADS, SA 244, n° 25.
13 Idem, n° 27. Sur cette congrégation provençale : B. DOMPNIER, « Prêtres du Saint-Sacrement », D.-O. HUREL (dir.), Guide pour l’histoire des ordres et des congrégations religieuses. France, XVIe-XXe siècles, Turnhout, 2001, p. 210-211.
14 ADS, SA 244, n° 27.
15 S. FANTONI CASTRUCCI, Istoria della Città d’Avignone…, t. 1, Venise, 1678, Livre 1er, p. 72.
16 ADS, SA 243, n° 22, non datée (1679 ?). Nicolini est vice-légat de 1677 à 1685.
17 Il est en poste de 1622 à 1649. Le contentieux porte sur la direction des missionnaires et l’ampleur de la lutte anti-protestante : A. ERBA, La Chiese sabauda tra Cinque e Seicento. Ortodossia tridentina, Gallicanesimo savoiardo e Assolutismo ducale (1580-1630), Rome, 1979, p. 389-407.
18 M. VENARD, Réforme protestante, Réforme catholique dans la province d’Avignon. XVIe siècle, Paris, 1993, p. 1118.
19 J. FORNERY, Histoire du Comté Venaissin et de la ville d’Avignon (1743), Avignon, 1909, rééd. Marseille, 1982, t. III, p. 436-437.
20 Respectivement les Pères Pertuis, Guyon, Barbier, et MM. de Montagut, Montréal, Saint-Martin de Grenouillas, Daugier, Guyon et Ribère (BM Avignon, ms 2895). Ils appartenaient sans doute à la compagnie de la Propagation de la Foi d’Avignon, créée un peu plus tard en 1647, pour la conversion des protestants, mais dont les registres de délibérations n’ont pas été conservés (renseignement fourni par C. Martin, que je remercie).
21 ADS, SA 243, n° 13. Lettre du 10 janvier 1666.
22 Idem, n° 11. Arrêt du Sénat du 23 novembre 1646.
23 AM Chambéry, GG 999, n° 4, lettre du 16 janvier 1647.
24 Idem, lettres des 19 juin et 9 octobre 1645.
25 J. MÉRITAN, « Les troubles et émeutes d’Avignon. 1652-1659 », Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 1901, p. 1-83 (p. 75-76).
26 Rome, Arch. de la Sacra Congegation de Propaganda Fide, SOCG Gallia-Avenionensis, vol. 201, f° 96, 117, 144-147, 180, 224-225 (1649-1650).
27 ADS, SA 243, n° 16 (lettre du 24 octobre 1675) et n° 22 (25 mars 1678). Et SA 244, n° 30 (juillet 1699).
28 Idem, SA 243, n° 22. Lettre de Turin du 14 janvier 1679. Pompone est renvoyé en novembre de la même année.
29 AM Chambéry (aux ADS), GG 997, n° 2. Le duc chargeait Michel Bonnefond, ami de l’abbé de Villeneuve, « secret et agent en France de notre frère le prince cardinal » (= le cardinal Maurice de Savoie), de tenter de les retrouver.
30 ADS, SA 243, n° 16. Lettre du 10 janvier 1666.
31 ADS, SA 244, n° 26. Requête au primicier de l’université d’Avignon sur les droits d’inscription. 27 février 1725.
32 AM Annecy, GG 8, n° 6.
33 ADS, SA 243, n° 13 (5 juillet 1652) et 14 (28 novembre 1653).
34 Idem, n° 16. Lettre du 8 novembre 1665.
35 ADS, SA 244, n° 27. Il fut en effet évêque d’Annecy-Genève de 1645 à 1660.
36 Idem, Instruction sur l’état du collège d’Annecy à Avignon, Rome, 12 p., par François Bartol en 1646, Hercule Ranconis en 1647, François Bartol en 1648.
37 S. FANTONI CASTRUCCI, op. cit., p. 69.
38 ADS, SA 244, n° 27. Instructions du 14 mai 1655.
39 M. VENARD, op. cit., p. 660-661.
40 ADS, SA 244, n° 25.
41 Idem, n° 22.
42 Idem, n° 23, non paginé.
43 AM Annecy, GG 8, n° 6 et 59. Lettres d’Avignon à la ville d’Annecy, du 10 avril 1699 et du 8 août 1698.
44 ADS, SA 244, n° 28. Le vice-légat les a aliénés : le pape idemniserait le duc de Savoie.
45 Idem, n° 24.
46 B. GROSPERRIN, « La réforme scolaire de Victor-Amédée II en Savoie », Culture et pouvoir dans les États de Savoie du XVIIe siècle à la Révolution, Genève, 1985, p. 267-274.
47 ADS, SA 244, n° 35.
Auteur
Université de Savoie
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008