La peste, le Juif et le Protestant (Avignon 1628-1630)
p. 167-177
Texte intégral
1Été 1628 : une atmosphère obsidionale règne dans Avignon. La ville n’est pas assiégée, et pourtant elle se sent en état de siège. « Il est besoing d’une grande vigilance… nous sommes menacés de tous costés ». La menace est double ; d’une part il y a le danger de peste, cette peste qui a éclaté du côté de Lyon et qui semble se propager par le Rhône, si bien que les cadavres échouant sur les berges du fleuve, fussent-ils ceux de noyés, sont interprétés comme un signe tangible que le mal contagieux est maintenant proche. Tout aussi proche, sur l’autre rive du fleuve, le danger protestant. Les deux ennemis sont de nature différente, ils ont en commun d’être invisibles. Pour être invisibles les deux menaces n’en sont que plus redoutables et surtout elles vont s’amalgamer et se fondre pour donner naissance à une rumeur, un bruit : celui des engraisseurs. Comment deux peurs, fondées, s’unissent pour en engendrer une troisième, qui elle est totalement folle et monstrueuse : c’est cette expérience en milieu clos qu’on peut tenter d’analyser, avec toutes les réserves qui s’imposent quand on essaie d’appliquer des catégories interprétatives dures à des phénomènes irrationnels.
La rumeur de Lyon
2Dans le long cycle pesteux que la ville a parcouru tout du long, de 1348 à 1722, les premières décennies du XVIIe représentent comme une sorte de trêve. Il n’y a pas eu d’épidémie depuis 1580, de sorte qu’en 1628 aucun Avignonnais ne garde la mémoire vive de la peste. Mais il existe une autre mémoire, la mémoire administrative soigneusement transmise et conservée dans les archives de la ville et qui fait que, l’alerte venue, on n'a pas tout à inventer. On ressort les vieux règlements, on réunit « suivant les anciens usages » 24 conservateurs de la santé dans un bureau qui duplique le conseil municipal. Apparu pour la première fois à l’occasion de la peste de 1479, le bureau de santé est la magistrature qui administre la ville en temps de menace épidémique. Le 30 août 1628 le bureau promulgue, sous l’autorité du vice-légat, un règlement général qui s’appuie sur des textes précédents et qui ne s’embarrasse pas de mot tabou :
3« Attendu les advis qu’on a heu de diverses personnes et de plusieurs endroits qu’il a pleu à dieu visiter de peste plusieurs villes et villages du Royaume de France (…) et que lad. maladie fait de grands progrès sy bien que de toute part on se garde »1. Et Avignon tâche aussi de se préserver, en mettant en place une batterie de précautions classiques et contraignantes. « On se garde de toutes parts », et de Lyon en particulier, mesure courageuse quand on sait les liens économiques qui unissent les deux cités rhodaniennes. En organisant le blocus de la ville, le bureau de santé met en place les conditions d’un chômage généralisé. Mais on se protège : le 3 septembre 1628, on refuse l’entrée dans la ville à 9 jésuites parce qu’ils arrivaient de Lyon ; le 8 septembre, ce sont 86 marchands et voyageurs lyonnais, embarqués sur 5 bateaux, qui abordent les îles du Rhône en face de la ville et doivent attendre là la permission consulaire pour entrer en ville. Les mesures sont rigoureusement appliquées, si bien rodées qu’on veut croire à leur efficacité. Pendant un an, de l’été 1628 à l’été 1629, la ville est comme une enclave sanitaire, une exception épidémiologique dans un large Sud-Est complètement ravagé par la peste. Quatorze mois à attendre, à espérer aussi : dans cette lutte contre l’ennemi invisible les Avignonnais acquièrent une mentalité d’assiégés.
4S’il n’y avait que la peste… mais il y a aussi la guerre, celle que mène l’État royal contre les protestants. L’alerte est d’autant plus chaude que, pour le coup, la mémoire est vive des prises d’armes huguenotes des années 1621 et 1622. À nouveau, les « remuements des huguenots » dans le Languedoc agitent la cité : c’est un autre sujet d’épouvante dit Fornery, qui semble mettre sur un pied d’égalité la peur de l’hérétique et celle de l’épidémie. Le bruit court en effet que le duc de Rohan avec son armée protestante allait tenter de surprendre la ville. Dans ce péril, (comme dans l’autre d’ailleurs) les frontières politiques s’effacent. Les consuls avignonnais peuvent compter sur le duc de Ventadour, le très puissant lieutenant général du roi en Languedoc qui mène « croisade » contre les protestants. Sur leur demande en septembre 1628, Ventadour envoie une frégate avec 10 hommes patrouiller sur le Rhône aux abords d’Avignon. Ainsi on veut prévenir l’abordage de tout bateau suspect descendant le fleuve. Dans la période 1628-1629, Henri de Ventadour, quand il n’est pas sur le front du Languedoc, est souvent présent à Avignon. Des liens particuliers, tenus secrets jusqu’en 1629, l’attachent à la ville. C’est le résultat d’une crise spirituelle profonde qu’il vit alors, et qu’il partage avec sa toute jeune femme, née Marie-Liesse de Luxembourg. Le couple trouve deux directeurs spirituels à Avignon, elle dans la personne de la supérieure du couvent des carmélites, lui auprès d’un Carme déchaussé, le père Grégoire de saint-Joseph. Le 24 septembre a lieu en l’église des carmélites d’Avignon une cérémonie qui marque comme un sommet de la dévotion réformée : la marquise de Ventadour se sépare de son mari pour entrer au couvent, mais sans prendre l’habit2.Ventadour repart en Languedoc, non sans s’inquiéter très souvent auprès des consuls de l’état de santé de la ville, disant attendre de Dieu qu’il « détourne son juste courroux »3. Durant l’année 1629, il revient pour un (ou plusieurs) séjour en ville, en se soumettant aux formalités d’entrée : « je suis venu d’Albi en ceste ville, écrit-il aux consuls, par le chemin le plus éloigné de la maladie contagieuse avec partie de mon train, ayant laissé le reste en haut Languedoc »4. Un dimanche de décembre, Ventadour est reçu solennellement par la confrérie du mont de piété d’Avignon et visite l’établissement. Sans doute cherche-t-il dans ce lieu charitable d’un type nouveau un modèle d’assistance susceptible de guider sa réflexion sociale et qui l’inspirera peut-être quand il fondera la compagnie du saint-sacrement. Ce même jour, Ventadour reparti, les confrères du Mont décident de faire transporter tous les gages de valeur dans des coffres fermant à clé à la maison de ville et de fermer le mont-de-piété : on est le 11 décembre 1629, et la peste est entrée officiellement dans la ville5.
5Revenons à cette longue période d’attente et de menace latente. Les registres des délibérations communales, celui du bureau de santé, la correspondance reçue et envoyée dans un vaste bassin épistolaire circonscrit par Montpellier, Marseille et Lyon montrent que face à ces deux dangers la ville, représentée par ses élites dirigeantes, garde la tête froide, prend des précautions qu’on dira excessives plus tard, quand elles s’avéreront inutiles, manifeste des attitudes faites de courage, de raison. Les informations sont contrôlées avant d’être rediffusées de l’autre côté du Rhône ou de la Durance. Les fausses alertes sont soigneusement dépistées. Par exemple, on sait distinguer chez les malades signalés comme suspects et dûment visités par les chirurgiens de la ville les cas de pourpre ou de mort subite de la peste proprement dit, sans compter tous ces furoncles qui mûrissent en été comme les blés et qu’on prend trop souvent pour des bubons !
6Mais voilà que, au milieu de tous ces efforts de gestion et de police placés sous le signe de la raison surgit la Déraison. Le 20 septembre 1628 les consuls ont appris qu’à Lyon des huguenots ont été pendus sur l’accusation d’avoir semé la peste dans la ville. Ce n’est qu’une information. Mais un mois plus tard, ils expriment la crainte que ces semeurs de peste soient dans Avignon, et ils édictent des mesures contre eux. Ce n’est plus une information, c’est l’accréditation d’une rumeur. D’un « bruit » qui circule en ville, ils font une menace sûre6.
Les engraisseurs
7Les pestes se suivent sans toujours se ressembler. Chaque crise entraîne la recherche d’un bouc émissaire. Chaque crise invente aussi sa figure du bouc émissaire. L’engraisseur est une figure connue avant 1628 dans certaines régions comme la Savoie ou Milan, à Avignon elle apparaît comme tout à fait inédite, comme une rumeur exogène. Revenons à l’épisode pesteux précédent. En 1580, on avait mis à mort celui qu’on soupçonnait d’avoir introduit la peste dans la ville :
« Le 9, Jean Bouche, dit Gauterouge, courrier de la ville d’Avignon, demeurant en la maison de ville, fut arquebusé auprès du Champ-fleuri, pour ce qu’il avoit mis la peste en cette ville et avoit enterré une chambrière dans sa maison. Messieurs les consuls vinrent ledit jour pour demander sa grâce, mais il n’y eut ordre, car le mal étoit grand »7.
8La maison de Gauterouge est la troisième dans la ville officiellement touchée par la peste, et on exécute l’employé municipal en dehors de l’enceinte, à Champfleury près de l’hôpital saint Roch destiné aux pestiférés où il a été vraisemblablement transporté. L’exécution de Gauterouge n’apparaît pas comme sommaire et spontanée : il y a eu un ordre, du vice-légat sans doute, une intervention des consuls pour demander la grâce de celui qui est finalement leur employé. De surcroît, son profil n’est pas celui du bouc émissaire tout désigné, appartenant à la minorité ethnique ou religieuse. Son crime impardonnable est aux yeux des autorités non pas d’avoir caché un décès – un crime qui, si on en croit la même chronique, vaut à leurs auteurs le supplice du fouet, – mais de l’avoir enterré sur place. Le geste attribué à Gauterouge est-il d’occultation, ou bien de conjuration ? Après tout dans les campagnes les paysans agissent souvent de même façon en temps d’épizootie, enterrant l’animal mort à sa place dans l’étable pour empêcher, disent-ils, le mal contagieux de se répandre.
9En 1628, le semeur est nettement identifié au huguenot, venu d’ailleurs et introduit par malice dans la cité catholique, et agissant suivent un modus operandi particulier que la délibération municipale décrit avec assez de précision :
« sur les advis qu’on a heu que dans la ville y a des engraisseurs qui veulent par des onctions mettre la peste dans la ville et que mesme on s’est prins garde qu’en certaines maisons on avoit engraissé les marteaux et serreures des portes, a esté conclud de faire faire une criée portent commandement a tous les habitans (de) mettre le feu aux portes et serreures de leur porte et autres instruments servant à l’ouverture des portes et seremen d’icelles, et iceux parfeumer bien et deuement ».
10La mise en garde se poursuit par un appel à la délation. On demande aux habitants de « se saisir des personnes suspectes et autres qu’on pourra recognoistre estant de la compagnie de ces engraisseurs ».
11La graisse dont se servent ces prétendus terroristes aurait l’apparence d’onguents jaunâtres, de pâtes puantes composées, disait-on, de graisse de pestiférés, roulée en boules visqueuses, enrichie éventuellement de bave de crapaud ou de pus de bubons. Cette pommade, facile à dissimuler, peut s’utiliser de différentes façons. La version lyonnaise est qu’on les jette dans puits, dans l’eau des bénitiers – un avatar de la vieille accusation de l’empoisonnement des puits. Selon la rumeur avignonnaise, la contamination serait directe par le contact des mains avec les portes et les poignées de porte qui auraient été engraissées. Ce toucher (contagio) : c’est le mode de transmission le plus connu et le plus reçu de la contagion. Il ne peut que renforcer l’idée du danger.
12La rumeur du complot bactériologique est souple, malléable, adaptable à toutes configurations de crise. Le schéma de fond est toujours le même : il suppose un produit contaminant, la variable étant le vecteur. Il suppose un ennemi invisible et néanmoins bien identifié dans la mesure où il se confond avec l’Autre, souvent l’ennemi religieux : la variable étant que cet ennemi religieux varie avec la confession dominante. À Genève, où la rumeur a pris corps, les engraisseurs sont catholiques, migrants saisonniers descendus le plus souvent des Alpes françaises. En temps de santé, ils sont ramoneurs, colporteurs, marchands droguistes, …en temps de peste, la ville fait appel à eux comme experts en parfums, les embauche pour enterrer les morts ou pour désinfecter.
« Ils disposaient pour exercer leur métier de cureur de plusieurs ressources naturelles de leurs montagnes : des lames de talc dites craie de Briançon, que l’on brûlait dans les maisons contaminées avec d’autres produits comme le soufre, l’encens ou la poudre à canon, du bois de mélèze réputé antiseptique, et de la térébenthine dite larme de sapin ; les bergers alpins recueillaient ces sèves au printemps et à l’automne dans des cornes de vache évidées. Ils disposaient ainsi d’un savoir précieux et dangereux qui les faisaient fréquenter les grandes villes en temps de peste, leur permettait de s’y enrichir et de surcroît semblait les rendre indifférents à l’emprise de la maladie. On peut supposer que l’application d’huiles qu’ils avaient l’habitude d’effectuer sur leurs vêtements, les préservait de la piqûre de puce et de l’inoculation. À Genève, les parfumeurs savoyards avaient le tort d’être catholiques ; ils étaient donc soupçonnés plus vivement encore de méditer la perte de la ville »8.
13Ainsi va la rumeur : franchissant la frontière, elle prend de nouveaux habits. À Lyon, plus tard à Avignon, l’ennemi, le semeur de peste en puissance, c’est le huguenot. Les consuls avignonnais suivent les nouvelles de Lyon avec attention, apprennent que des émeutes populaires y ont tué une dizaine d’engraisseurs. Est-ce ce que disent les Lyonnais ou est-ce ce que craignent les Avignonnais ? En tous cas on est persuadé qu’« il se treuve plusieurs complices évadés ». Aussi les consuls décident-ils de fermer la ville à toute personne n’ayant pas de répondant. Autrement dit, à la porte du Rhône, il faudra faire réciter les grandes prières de l’Église, Credo et Ave maria, pour s’assurer de l’orthodoxie du voyageur. Le test sanitaire (la « billette » de santé) ne suffit plus : il faut aussi subir le test religieux.
La guerre bactériologique n’a pas eu lieu
14Contrairement à Lyon, contrairement aux épisodes épidémiques précédents, il n’y a pas eu à Avignon en 1628 ou en 1629 de lynchages ou d’exécution de semeurs de peste, alors même que les autorités municipales poussaient à la vindicte populaire. Cette relative sagesse avignonnaise relève de différents niveaux d’interprétation. On peut avancer qu’il n’y a pas de huguenots dans la ville ; que le huguenot est donc un étranger, un Lyonnais mais que les Lyonnais arrêtés sur le Rhône et éventuellement consignés à la Barthelasse, au milieu du fleuve, font plutôt honnête figure, que ce sont des marchands ou bien des religieux ; que l’amalgame entre le semeur et l’enterre mort, ou le parfumeur, est difficile à faire. Certes, les barrats qui enlèvent les morts ont sinistre réputation, et il n’est pas pire injure que de dire de consuls négligents voire prévaricateurs qu’« ils ont porté plus de dommage en ceste ville que trois cents barras »9. Mais parmi les barrats avignonnais on compte seulement 24 mercenaires, ils ne sont pas huguenots, ils sont encadrés et secondés par des capucins qui n’hésitent pas à jouer les corbeaux, au prix de leur vie. Mais c’est surtout le contexte politique, me semble-t-il, qui éclaire le fait que la chasse aux engraisseurs n’ait jamais été ouverte.
15À l’automne 28, la peste est à Lyon, et le danger protestant toujours fortement ressenti. À ce moment là, la rumeur atteint Avignon, mais la peste n’est pas encore déclarée. Quand la contagion gagnera la ville, ce sera dans l’été 1629, à un moment où le danger huguenot semble définitivement écarté. La confusion entre huguenot et engraisseur n’a plus lieu d’être.
16La ville connaît quelques mois d’euphorie, entre novembre 1628, quand on apprend la prise de La Rochelle et juin 29, signature de la paix d’Alès. Le retentissement de ces deux événements est considérable dans la ville pontificale. Preuve en est que, malgré les dépenses et les dettes qui s’accumulent pour financer la politique sanitaire de prévention, la municipalité, à l’unanimité, décide de consacrer 100 écus à des feux de joie pour célèbre la prise de la Rochelle10. Comme le danger protestant est définitivement jugulé et que la peste paraît pouvoir être évitée, on vit une phase de répit et d’espoir. La rumeur de l’engraisseur huguenot s’estompe, et aucune source officielle ou privée ne la mentionne plus.
17Cette bonne nouvelle – la fin définitive des guerres de religion – a une conséquence inattendue et des effets pervers pour la ville. En effet elle soulage le pouvoir pontifical autant que ses sujets d’outre mont. Mais Rome tire du retour définitif à la paix une conclusion immédiate : les longs et constants efforts financiers pour aider et soutenir l’enclave à se défendre contre les huguenots n’ont plus lieu d’être, et la paix d’Alès offre des garanties suffisamment fortes pour qu’on songe aussitôt à se débarrasser de cette lourde charge que représente l’entretien d’une force militaire à Avignon. La décision est prise par Urbain VIII dans l’été 1629… Au moment précisément où la peste, après quatorze mois d’espoir fou, fait son entrée dans la ville. Pour les Avignonnais, cette décision ne pouvait pas plus mal tomber. Le rôle de l’armée en temps de peste est indispensable. C’est elle qui assure la paix et l’ordre public dans ces temps d’insécurité où les bourgeois craignent les pillages autant ou presque que la maladie. Mais surtout les trois cents hommes de la garnison pontificale représentent comme le bras armé du bureau de santé, son meilleur atout dans la prévention contre la peste, son meilleur atout aussi dans la lutte contre l’épidémie. Le bureau de santé n’est qu’un organisme de délibérations, peuplé de docteurs… mais de docteurs en droit, puisque la lutte contre la peste passe avant tout par la suspension des libertés naturelles (par exemple la liberté de circuler), et par des mesures de police. Toute l’organisation sanitaire en fin de compte repose sur quelques bénévoles – les ordres mendiants en particulier –, quelques « mercenaires » employés comme barats dont on se méfie comme… de la peste, et surtout sur la troupe de ces 360 terrassins – une troupe bien trop petite ou mal équipée pour une « vraie » guerre, mais une force de police très efficace en temps de peste. Et si Avignon, pendant 14 mois, a su écarter la menace épidémique, n’est-ce pas grâce à l’application rigoureuse par ces patrouilles de fantassins des mesures de contrôle et de quarantaine ? Or les voilà brutalement démobilisés, au grand dam des consuls.
18La correspondance Rome – Avignon contient l’écho de leurs protestations. Les dépêches qui passent par la poste de Lyon ont du retard, mais sur place les Avignonnais ont un agent, un certain Javelly, bardé de mémoires avec « un tissu de raisons » pour convaincre l’administration pontificale de différer ou de modérer sa décision. Peine perdue, le lobbying de Javelly est inefficace, et le 18 mai 1630, une missive avertit que la décision est irrévocable :
« Sa Sainteté et le légat après m’avoir suffisamment entendu sur lesdits chefs ont résolu que l’ordre à nous signifié touchant les terrassins soit entièrement observé sans avoir égard à la présente nécessité de la peste et pour empescher les larrecins et aultres inconduites que la ville souffre ».
19Les Avignonnais obtiennent seulement le maintien d’une milice (ils demandaient à garder 80 soldats sur 200), mais à leurs frais11. Le désengagement militaire est net. Le pape rappelle à lui le marquis de Malatesta et supprime la charge de général des armes. Il n’y aura plus par la suite sur place qu’un « gouverneur » subordonné au vice-légat à qui l’on donne le titre de « surintendant général des armes ». Octavio Ubaldini succède, en tant que gouverneur général des armes, à Charles Malatesta12. Mario Philonardi est le premier à exercer la surintendance, inaugurant cette lignée de vice-légats aux pouvoirs renforcés qui tiennent désormais la dragée haute aux recteurs du Comtat. Au fond, alors que les Avignonnais sont aux prises avec la peste le pouvoir procède à un remaniement institutionnel de première importance. La fonction administrative prend le pas à la tête de la légation d’Avignon, et le vice-légat a désormais une autorité renforcée vis-à-vis de son concurrent dans l’autre état pontifical, le Comtat. Désormais dans le royaume, on ne parlera plus d’Avignon et du Comtat comme deux entités distinctes, mais on dira « le Comtat d’Avignon ».
Le sort des Juifs
20Les Juifs sont-ils les ennemis de l’intérieur tout désignés, les empoisonneurs de puits comme en 1348 ? Disons-le nettement : non. La première mention dans les archives municipales de crise qui les cite est pour interdire le commerce des vêtements de seconde main, la seconde pour relever les effets terribles de l’interruption du commerce sur la communauté. Pour leur venir en aide, le conseil leur prête 50 grosses saumées de blé ; cette aide n’est pas votée à l’unanimité, comme les feux de joie pour la prise de La Rochelle, décidés le même jour. Dix-neuf conseillers sur les quarante huit s’y opposent, certains comme de la Royere, Tonduti ou Joannis, au motif que les Juifs leur doivent de l’argent. Cette aide n’est pas exempte d’arrière-pensées sanitaires : « leur pouvreté et misère pourrait causer dans ladite cité des juifs quelque maladie populaire, laquelle pourrait se communiquer »13. Le ton est donné, pour tout le temps de la crise : l’attitude officielle – la seule que nous connaissons – sera faite à la fois d’aide à une communauté particulièrement touchée par le blocus, et de crainte de voir la carrière, ici appelée rue des juifs, surpeuplée et polluée, se transformer en foyer d’épidémie au cœur même de la ville. Entre le conseil de ville ou le bureau de santé et les baylons de la communauté la concertation est permanente. On le voit au moment des vendanges, quand l’appel aux saisonniers venus d’outre Rhône est impossible. Les baylons offrent les services de 200 d’entre eux. L’accord prévoit que les journées seront rémunérées à 12 sous pour les hommes (chrétiens), six sous pour les femmes et les juifs. Quand la peste éclate la question se pose de l’isolement des juifs. Dans un premier temps, la solution envisagée est de créer, tout près de la carrière, à la rue de la calandre, une infirmerie réservée aux malades de la carrière. Ainsi le bureau de santé, nonobstant l’insalubrité du lieu (« un lieu assez infect de soy même »), conçoit l’idée d’une infirmerie propre aux juifs. Il semble que ce projet idéologiquement correct n’ait pas abouti, et que, face à l’urgence et aux nécessités, juifs et chrétiens pestiférés soient transférés ensemble à Champfleury, à l’hôpital ou bien dans les centaines de cabanes qui se sont bâties autour. On trouve dans les registres des décès la trace de 38 juifs. Quant à ceux qui n’étaient pas suspects de maladie, on les retrouve en dehors des murs, dans le terroir viticole de la ville, logés à la grange du Cabreyron puis au clos de Galléans. La vie de reclus à la campagne leur est très dure, et leurs doléances parviennent jusqu’au bureau de santé : ils meurent littéralement de faim. Le bureau envoie quelques secours, réitère l’interdiction de s’éloigner des cabanes de plus de 100 pas « estant permis aux gardes de tirer mousquetz et arquebusades avec la balle sans auculne crainte et répréhension contre les contrevenants ». Ils ne seront autorisés à regagner la ville que six semaines après les autres Avignonnais : le temps d’assurer la désinfection, le temps aussi de mettre la main sur un certain nombre d'objets de valeur, de vaisselle et bijoux en particulier « pour asseurance de ce que la ville leur a forny ». L’aide aux juifs était donc parfaitement distincte de celle offerte aux autres pauvres de la ville : ce ne sont pas des subventions à fonds perdus, mais des prêts consentis de corps à corps, contre un remboursement cautionné par une saisie de gages.
21Reste qu’au total, les Avignonnais n’ont pas fait preuve d’une grande agressivité contre les gens de la carrière. N’est-ce pas finalement cette focalisation sur le protestant comme ennemi religieux, et ennemi religieux de l’extérieur, qui a détourné des juifs l’agressivité populaire ?
22L’épidémie de 1629-1630, pour meurtrière qu’elle ait été, est une épidémie moderne, marquée par des comportements raisonnables, où l’on voit la figure du bouc émissaire classique – le juif – s’effacer, tandis qu’une autre figure, celle de l’engraisseur, née dans l’imaginaire collectif d’autres régions, apparaît fugitivement pour s’évanouir ensuite. De bons esprits, nés après la découverte du bacille de Yersin, ont beaucoup glosé sur ces peurs « imaginaires » des temps de peste, ironisant à bon compte sur les crédulités et les superstitions d’autrefois. Mais en ces temps que nous vivons, en état « de veille micro-biologique », comment lisons-nous telle confession d’un apprenti terroriste, dévoilant aux journalistes quelques secrets de son art : « On peut aussi mélanger le cyanure à une substance graisseuse, puis le déposer sur une poignée de porte… comme cela, le poison s’infiltre dans le corps »14. Les engraisseurs seraient-ils de retour ?…
Notes de bas de page
1 BM Avignon, ms 2952, n° 18. E. DUMONT, La peste en Avignon de 1628 à 1631, TER, Université d’Avignon, 1998, p. 32. Cet article doit beaucoup à ce remarquable mémoire de maîtrise.
2 L. de SAINTE-THERÈSE, Annales des carmes dechaussez de France et des carmélites, Paris, 1666, p. 640-641. F. MEYER, « Carmélites et laïques dévots : l’exemple des fondations comtadines », Carmes et carmélites en France, Paris, Cerf, 1999, p. 15.
3 AC Avignon, AA20, f° 41 v, lettre des consuls d’Avignon au duc de Ventadour.
4 AC Avignon, GG 311, f° 103, lettre du duc de Ventadour.
5 AM Avignon, 2 Z 48, conclusion sur l’assurance des gages en cas de mal contagieux.
6 AC Avignon GG 300, f° 87 v ; f° 98 v.
7 M. BERTRAND, Journal de ce qui s’est passé de plus remarquable dans cette ville d’Avignon, cité par L. DUHAMEL, « Les grandes épidémies à Avignon », Annuaire de Vaucluse, 1885, p. 27.
8 Y.-M. BERCÉ, « Les semeurs de peste », La vie, la mort, la foi, Mélanges offerts à Pierre Chaunu, Paris, PUF, 1993, p. 85-94.
9 Ibid., p. 30. Le mot provençal de barat désigne d’abord des infirmiers ou des infirmières immunisés par une première attaque. Le fait qu’ils puissent fréquenter les pestiférés tout en restant indemnes n’est pas pour rien dans leur mauvaise réputation.
10 AC Avignon, BB 31, f° 240.
11 AC Avignon GG 311, f° 29.
12 J. FORNERY, Histoire du Comtat-Venaissin et de la ville d’Avignon, Avignon, 1909, t.II, p. 300.
13 AC Avignon, BB31, f° 237. E. DUMONT, op. cit., 42-43.
14 D. RIZET, « alerte aux bactéries », Le Figaro, 13 octobre 2001.
Auteur
Université d’Avignon, UMR Telemme
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