Les signes de l’hérésie en Provence vers 1540
p. 85-100
Texte intégral
1Affirmer qu’il n’est d’hérésie, et donc d’hérétiques, que par rapport à une orthodoxie semble relever d’une affligeante banalité. Pourtant il conviendrait mieux de renverser les termes : il n’est d’orthodoxie qu’en fonction de l’hérésie car, historiquement, c’est à l’occasion de positions finalement définies comme déviantes que s’est construite une croyance qualifiée d’orthodoxe. À cet égard le XVIe siècle joue un rôle tout particulier à la fois par sa remise en cause de plusieurs éléments fondamentaux du dogme et par l’ampleur et l’organisation que finit par prendre la Réforme, encore qu’elle ne manquât pas de se diviser elle-même en de multiples courants.
2Les débuts des idées réformées en Provence comme en France restent difficiles à saisir pour de multiples raisons dont leur caractère diffus et comme imperceptible. La difficulté provient aussi du fait que bien des partisans, plus ou moins conscients, plus ou moins déclarés, de la réforme de l’Église n’étaient pas pour autant des tenants de la rupture avec Rome. Pourtant, en une génération, les oppositions se sont durcies, un front s’est constitué contraignant en fin de compte les croyants à se déterminer selon un schéma manichéen : il fallut choisir entre Rome et Genève, pour employer une formule facile et donc simpliste. Plus de place pour les hésitations, les combinaisons, les compromissions. Certes une espèce de troisième voie n’était pas impensable, mais, dans la période 1540-1590, elle restait soit très théorique, soit très minoritaire pour ne pas dire élitiste1.
3La question principale reste, pour le chercheur : comment déceler l’appartenance ou du moins la sensibilité à la Réforme ? À cette question s’ajoute une seconde : pour les gens du milieu du XVIe siècle, quels étaient les signes d’hérésie ? La réponse à cette dernière interrogation n’est plus simple qu’en apparence. Négligeant le problème de la fiabilité des sources et donc des témoignages que nous considérerons ici comme résolu pour ne pas disperser notre réflexion, deux difficultés se présentent. La première gît dans l’identité des témoins : qui repère l’hérétique ? Il faudrait pour le moins distinguer entre la population et les autorités. Mais, le plus souvent, les autorités sont impuissantes sans le concours de la population. La seconde difficulté tient aux critères de l’hérésie : quels signes clairs convient-il de retenir pour taxer un chrétien sinon d’hérétique du moins de favorable à la Réforme2 ?
4Habituellement nous disposons globalement de deux types de sources pour répondre à ces questions. Il s’agit soit de traités de juristes ou de théologiens soit des procédures qui nous permettent d’induire, à partir des interrogatoires et des dépositions, les critères d’hérésie considérés comme pertinents soit par les témoins ou les suspects soit par le tribunal. Pour répondre aux deux questions ci-dessus posées, je voudrais utiliser deux sources jusqu’ici peu connues. La première, qui n’a rien d’exceptionnel, est une procédure en 1542 contre deux moines de l’abbaye bénédictine de Montmajour, dans le diocèse d’Arles ; la seconde est une pièce non datée, mais que l’on peut situer dans les années 1540, provenant probablement de l’officialité du diocèse d’Aix-en-Provence et qui, d’une part, indique les questions qu’il convient de poser aux témoins et qui, d’autre part, énumère les vérités qu’il convient de croire3. C’est la comparaison et la complémentarité de ces deux types de documents, couvrant l’un et l’autre à la fois le champ plus théologique et le domaine plus pratique, qui m’ont semblé dignes d’intérêt pour tenter de saisir les signes de l’hérésie dans la Provence des années 1540.
La hantise de l’hérésie
5Que la France ait alors vécu dans la hantise de l’hérésie, c’est une évidence. C’est plus vrai encore de la Provence. Plusieurs faits le montrent. Le 7 juillet 1531 François Ier écrivait une missive à l’archevêque d’Aix-en-Provence, l’incitant à enquêter dans son diocèse pour rechercher les « chargés ou véhément soupçonnés du dit crime d’hérésie ou de tenir la secte du dit Luther », les poursuivre et instruire leurs procès « jusqu’à sentence définitive ». À l’évidence, le roi de France, ému par les événements troublants et sanglants d’Allemagne, inquiet pour l’unité du royaume, était déterminé alors à la poursuite et à l’élimination des « luthériens »4. C’est l’un des premiers signes marquant le début de la poursuite systématique des hérétiques en Provence. Dès l’année suivante, la visite effectuée par l’official d’Aix-en-Provence dans les paroisses du diocèse situées dans le Luberon découvrait des villages entiers hérétiques, peuplés de vaudois5. De la même année 1532, sont les procédures de l’inquisiteur Jean de Roma à l’encontre de dizaines de vaudois du Luberon et le début des procédures du parlement de Provence à l’encontre des hérétiques6.
6La préoccupation majeure de l’hérésie semblerait donc dater plutôt des années trente. Pourtant c’est la décennie suivante qui marqua l’apparition d’une véritable hantise. Pour mesurer l’ampleur que pouvait avoir la crainte de l’hérétique, il convient de rappeler quelques éléments qui permettront de la replacer dans son contexte mental. En premier lieu, il faut se souvenir qu’alors la religion ne se concevait pas d’abord comme une adhésion personnelle mais comme une appartenance sociale. Il en résultait que changer de confession revenait à rompre la solidarité, l’équilibre, l’harmonie. Ce qui engendrait la colère divine dont les manifestations ne manqueraient pas de s’exercer à l’encontre de la communauté tout entière. Tous devaient veiller à sauvegarder celle-ci et les autorités s’estimaient investies d’une mission particulière pour la protéger. Pour chacun, extirper une déviance religieuse c’était sauver la société : tout blasphémateur, tout hérétique devait être immédiatement dénoncé et corrigé, puni, éliminé.
7Les années 1540 marquent incontestablement en Provence une sensible majoration de cette inquiétude, de cette peur de l’hérésie qui s’enracine dans un sentiment d’insécurité. Nous en avons le signe avec la multiplication des initiatives prises contre les hérétiques. Mais cela pourrait sembler relever plus de l’impression que de la preuve. Plus probante apparaît l’augmentation du nombre de personnes poursuivies pour hérésie par le Parlement. Alors qu’il avait procédé contre 548 suspects dans les années 1532-1539, leur nombre s’éleva à 737 pour la décennie quarante. L’augmentation de 35 % est déjà remarquable mais, à y regarder de plus près, la différence entre les deux périodes est plus nette encore. En effet, si l’on considère que dans l’année 1539 seulement la cour aixoise poursuivit 100 suspects, le nombre tombe à 448 pour les années 1532-1538, tandis qu’il se monte à 807 pour la décennie 1539-1548 ; cette fois l’accroissement est de 80 %. Ce qui revient à dire que, laissant toute chronologie arithmétique qui n’a rien à voir avec les réalités humaines, le tournant décisif dans la poursuite des hérétiques en Provence, après la flambée de 1532-1533, se situe en 1539. Cette année, du point de vue qui nous occupe, commence la décennie quarante7.
8Un autre élément vient perturber les données chiffrées et accroître brutalement, mais pas artificiellement, le nombre de suspects poursuivis pour hérésie dans les années 1540. À elle seule, l’année 1545 compta 538 Provençaux suspects d’être vaudois ou luthériens, ou les deux, soit le record absolu. Ce fut, il est vrai, l’année du massacre des vaudois du Luberon qui vit l’incendie de neuf villages et qui, selon l’avocat J. Aubéry, aurait fait 3 000 morts tandis que 666 hommes se seraient retrouvés sur les galères marseillaises8. Cette espèce de cataclysme qui s’abattit alors sur le Luberon constitua un réel traumatisme et imprégna durablement les esprits. Cette année marqua sans aucun doute en Provence le paroxysme à la fois de la lutte antihérétique et de cette hantise de l’hérésie. Celle-ci paraissait d’autant plus justifiée, a posteriori, que la « dévoyance de la foi » entraînait bien le malheur sur le pays tout entier ; la preuve en était faite. Il en résultait une sensibilité exacerbée, une vigilance soupçonneuse, une tendance à la délation généralisée.
9C’est dans ce contexte que se placent les deux documents annoncés plus haut, sur lesquels je voudrais m’appuyer pour saisir les signes de l’hérésie et auxquels nous allons nous intéresser à présent.
L’hérésie au monastère ?
10Les deux ensembles de documents, rapidement évoqués ci-dessus, sont de nature bien différente et se présentent sous des formes dissemblables, quoique motivés l’un et l’autre par une préoccupation commune : la lutte contre l’hérésie. Attachons-nous d’abord à la procédure. Elle a pour cadre la très célèbre abbaye bénédictine de Saint-Pierre de Montmajour, fondée au Xe siècle, dans le diocèse d’Arles. La documentation dont nous disposons se présente sous la forme d’une liasse dont les feuilles ne sont ni foliotées ni paginées, ce qui rend parfois incertaine leur utilisation, d’autant que des lacunes sont facilement décelables tout comme des redites, des éléments existant même en double sans raison apparente. Le plus souvent il s’agit d’originaux, les signatures autographes figurant au bas des dépositions.
11L’ensemble constitue une procédure avec notamment les procès-verbaux d’interrogatoires. De fait nous disposons dans ce dossier d’abord de huit témoignages provenant de sept moines de Montmajour, cités et produits entre le 11 et le 13 mai 1542, soit sous l’abbatiat commendataire de Claude de Poitiers. Les témoins ont entre 20 et 40 ans. Les charges concernent deux autres moines du même monastère, à savoir Esprit Gret et Jacques Vital. Ceux-ci, à leur tour cités, suspectés d’hérésie et emprisonnés à Montmajour, comparaissent à plusieurs reprises – au moins quatre fois pour E. Gret – entre le 14 mai et le 6 novembre de la même année. Esprit Gret répond qu’il a 25 ans, qu’il est prêtre depuis 3 ans et religieux profès depuis 15 ou 16. Jacques Vital déclare avoir 32 ou 33 ans, être religieux depuis 18 ans et prêtre « depuis le temps que feu pape Clément septième était à Marseille », soit 1533. La part conservée de ces procès-verbaux d’interrogatoires forme le second ensemble du dossier.
12Les témoins comparaissent devant un tribunal ecclésiastique, dressé dans la maison prieurale du cloître du monastère, appelé en vulgaire « payement ». Le tribunal est constitué de frère Geoffroy de Chichiac, prieur claustral du monastère, vicaire, official et commissaire de l’abbé Claude de Poitiers ; frères Elzéar Blanc, précepteur, et Louis Saunier, docteur ès droit, tous deux moines de Montmajour. Le tribunal qui examine les deux suspects se tient, lui, dans la salle de la tour du monastère. Pour Jacques Vital, il est composé du révérend frère Louis Saunier, cette fois qualifié de « docteur en droit canon, vice-inquisiteur sive lieutenant de la perversité hérétique dans l’archidiocèse d’Arles », assisté du R.-P. Geoffroy de Chichiac, prieur claustral et de dom Elzéar Blanc, précepteur du monastère. Esprit Gret, lui, comparaît devant le prieur et le vice-inquisiteur, comme Jacques Vital ; en outre sont présents frère Jean-Baptiste, carmélite du couvent d’Arles, inquisiteur général de l’archevêque d’Arles et frère Claude Rivi, du monastère, procureur de l’abbé en ce procès. Le tribunal entend mener et recueillir « inquisitions et informations secrètes » contre les deux suspects. S’ajoutent encore les témoins, présents aux interrogatoires, par exemple Baptiste Piquet et Jacques de Mantiac, moines de Montmajour, lors de la comparution d’Esprit Gret le 22 mai. Enfin le tout est relevé et conclu par le greffier du tribunal, qui est maître Jean d’Augères, « notaire et tabellion royal en la dite abbaye », se qualifiant aussi de « secrétaire de la dite abbaye » ou encore de « notaire et tabellion royal et greffier du dit monastère ».
13Bien des informations pourraient être tirées de ces documents. Ainsi, par exemple, alors que le plus souvent les relations relevées entre le clergé régulier et la Réforme ont porté sur les ordres mendiants, la question se pose ici pour les bénédictins9. Nous pouvons également noter que tous ces moines, non seulement les deux prévenus mais également les témoins, sont des lettrés ou, en tout cas, des alphabétisés puisqu’ils sont capables de signer leur déposition. L’image des moines braillards et vulgaires de la Renaissance serait-elle à réviser ? À moins que le procès en hérésie lui-même opère, par sa nature même, une sélection au sein du milieu monastique. Également intéressante à étudier serait la forme de la procédure. Il est clair que nous sommes ici en présence d’un procès inquisitorial. Dans un royaume de France qui refusa toujours l’introduction de l’Inquisition romaine, créée justement à Rome cette même année 1542, le crime d’hérésie pouvait relever de deux types d’instance : la justice épiscopale, par le biais de l’official ou de l’inquisiteur, tous deux nommés par l’évêque, ou bien la justice royale qui ne cessa de revendiquer ces cas. En outre, compliquant un peu plus le jeu, le crime d’hérésie se situe au sein du monde régulier, dans l’une des plus puissantes abbayes de Provence. En tout cas nous pouvons relever, dans la composition même du tribunal, la coopération entre l’archevêque d’Arles et l’abbé de Montmajour. Nous constatons donc ici l’activité de l’Inquisition, encore médiévale, dans le cadre épiscopal10. Tout aussi prometteur serait la piste des vecteurs de l’hérésie : personnes, réseaux, institutions, objets. Il conviendrait également de distinguer soigneusement les aveux spontanés des suspects et les interrogations qui parfois induisent les réponses. Mais, ne pouvant pousser dans toutes ces voies, il faut ici se restreindre et s’en tenir au propos annoncé : les signes de l’hérésie.
14Je voudrais établir en quelque sorte la liste de ce qui était alors considéré comme déviant. Peu importe ici que ce soit la suggestion du tribunal, le témoignage d’un tiers ou l’aveu du prévenu ; peu importe que ce dernier reconnaisse ou non les faits. Vu l’homogénéité du milieu monastique touché par ce procès, tous les intervenants en fait participent du même monde religieux, de la même culture de l’orthodoxie et de l’hérésie. Ils semblent tous, à lire leurs déclarations, avoir une claire conscience de la frontière entre vérité et erreur. Nous sommes loin de l’éventuelle troisième voie, entre Rome et Genève. Cette vision certes est imposée par la nature de nos sources. Mais aucun indice ne permet d’affirmer le contraire, ne serait-ce que parce que nos deux moines prévenus d’hérésie avouèrent tous deux leurs « erreurs », se repentirent et, désirant rentrer dans le giron de l’Église romaine, firent appel à la clémence du tribunal, se déclarant prêts à accomplir les pénitences qui leur seraient imposées.
15De quoi les deux moines étaient-ils donc accusés ? Il serait tout à fait fastidieux de reprendre ici les lourds interrogatoires ou même la longue liste des chefs d’inculpation qui, à l’évidence, n’obéit pas à la même logique que la nôtre. Plus pratique sera le regroupement en quelques grandes rubriques. Commençons par les dépositions des témoins convoqués par le tribunal. La première question qui leur est posée est toujours la même :
« S’il a jamais ouï dire ou proférer à frère Jaumet Vitalis, Esperit Gret, prêtres et religieux du dit monastère que aussi à autres aucunes paroles contre la sainte foi catholique et détermination de sainte mère Église ».
16L’ensemble des soupçons retenus par ces témoins peut se regrouper autour de sept points : l’eucharistie, le purgatoire, les miracles, l’office, le jeûne et l’abstinence, l’Ave Maria, la fréquentation des hérétiques et des livres suspects. L’approche est d’abord concrète. En effet c’est à partir du comportement des deux moines que les soupçons sont nés. Ils ont mangé de la viande dans la sacristie la veille de la Toussaint précédente ; ils ont fréquenté des suspects d’hérésie comme ce Jacques, neveu du vicaire de Mazan ; E. Gret a été vu en train de lire dans un petit livre à J. Vital. Mais c’est aussi par leurs propos imprudents que les deux suspects ont attiré l’attention. De fait bien des croyances ne se traduisent pas nécessairement par des attitudes repérables ou en tout cas pas seulement. Ainsi déclarer que « les luthériens tiennent mieux leur loi que nous autres et qu’ils ne disent point Sancta Maria mais seulement Ave Maria » même si Jacques Vital avait ajouté « qu’il aimait mieux croire à notre loi que à la leur » était pour le moins mal avisé. D’autant qu’un autre témoin affirme l’avoir entendu dire : « que les luthériens tenaient meilleure loi que nous car ne connaissaient point femme charnellement qui ne fût leur femme et que les susdits luthériens étaient plus gens de bien que nous et que faisaient plus d’aumônes que nous ». De même il était pour le moins imprudent d’affirmer que l’eucharistie ne peut contenir le vrai corps du Christ ou « qu’il n’avait jamais lu aux Évangiles ni aux épîtres de saint Paul qu’il y eût un purgatoire » ; interpeller un moine lisant des miracles dans la Légende des saints : « Eh bien, messire André, croyez-vous que cela soit vrai ? » et un autre qui racontait un miracle de Notre Dame : « Je ne crois pas ces miracles que vous dites car c’est quelqu’un qui a écrit cela par la dévotion qu’il avait envers Notre-Dame… Pensez-vous que tous les miracles qui sont aux tableaux de saint Antoine soient tous vrais ? », refusant en outre de croire tant au miracle du carme qui avait nié la présence du corps de saint Antoine à Arles qu’à celui de la fille qui était tombée des murailles de la ville. De plus J. Vital avait publiquement soutenu les luthériens qui avaient été brûlés et il avait ajouté qu’il avait pitié d’eux. Enfin il était risqué de prétendre ne pas se soucier de jeûner, que le vrai jeûne est de se garder de mal faire, tout comme de provoquer un moine lisant son office en affirmant que cela ne sert à rien quand on ne comprend pas ce qu’on lit, « qu’il serait meilleur qu’il dise un Pater Noster de bon cœur que non point tant d’heures et que, quand le dit Vital tenait un bréviaire, il faisait semblant de dire ses heures, qu’il ne les disait point, mais regardait et lisait quelque évangile ». Telles sont les attitudes et déclarations des deux moines qui parurent suspectes aux yeux de leurs frères en religion qui les rapportèrent au tribunal. C’est sur ces bases que procéda le tribunal pour interroger Esprit Gret et Jacques Vital.
17Voyons à présent, à partir des questions posées aux deux prévenus et de leurs réponses ou aveux, les éléments de leur croyance interprétés comme erronés par les deux parties. Notons que, vu notre propos, peu importe de savoir qui, du tribunal ou du prévenu, donne l’information ni d’enregistrer si l’inculpé se repent de ses erreurs, le point capital étant qu’il les reconnaisse comme telles. Celles-ci sont récapitulées par le tribunal en 33 chefs d’inculpation contre Esprit Gret et 26 contre Jacques Vital. Comme précédemment elles peuvent être regroupées autour de quelques thèmes majeurs, dont six des sept relevées plus haut à partir des déclarations des témoins, à savoir l’eucharistie, le purgatoire, les miracles et le culte des saints, l’office, le jeûne et l’abstinence, la fréquentation des hérétiques et des livres suspects. S’y ajoutent la confession, qui ne doit pas être faite à un prêtre mais à Dieu seul, l’eau bénite, qui n’a pas plus d’efficacité que toute autre, le cimetière qui n’a pas plus de valeur que la terre profane. Ces neuf erreurs se retrouvent chez les deux moines, sauf les deux dernières propres à E. Gret. En revanche la mention de l’Ave Maria tronqué est retenu seulement contre J. Vital, ainsi que trois autres points : les luthériens tiennent mieux leur loi, seul le dimanche doit être célébré, les prélats n’ont aucun pouvoir.
18Nous pouvons distinguer, parmi ces signes d’hérésie, deux domaines qui, théologiquement parlant, ne présentent pas le même poids. D’une part les atteintes au dogme lui-même. Elles portent sur les sacrements (eucharistie, pénitence) ou sur les croyances (purgatoire, miracles et culte des saints, pouvoir sacerdotal). D’autre part, les autres erreurs atteignent plutôt la discipline, comportant parfois cependant une contestation sous-jacente d’un point doctrinal particulier. Par exemple, mettre en cause la récitation de l’office, le jeûne ou l’abstinence revient à contester la légitimité de l’autorité de l’Église qui les impose. Rien dans tout cela de très étonnant : nous retrouvons les points classiques de la contestation réformée au XVIe siècle.
19Pourtant certaines précisions méritent d’être relevées. D’abord se lit la spécificité provençale, bien sûr par les quelques provençalismes qui parsèment les propos mais aussi par la mention récurrente des « vaudois ». Que ce soit dans les questions du tribunal ou dans les réponses des prisonniers, l’expression « luthériens et vaudois » revient constamment, le contexte et la répétition montrant l’équivalence établie entre les deux termes qui, dans la bouche des intervenants, sont utilisés comme des synonymes. Ainsi la schématisation manichéenne du temps ne laisse aucune place à la nuance : les hérétiques sont à la fois luthériens et vaudois, ce qui traduit à la vérité une profonde méconnaissance des réalités.
20Nous pouvons cependant, quoique grossièrement vu la nature des sources, distinguer plusieurs types d’hérétiques en Provence. Il conviendrait de distinguer : les luthériens, si toutefois il s’en trouvait car le terme est utilisé pour « hérétiques » ; ceux qu’on appela plus tard les calvinistes, alors dans la mouvance de Calvin mais aussi de Guillaume Farel ; les vaudois enfin, surtout implantés en Luberon, issus de la dissidence médiévale du valdéisme et officiellement ralliés à la Réforme depuis le synode de Chanforan de 153211. Comme il a été dit, le tribunal procède par amalgame. Toutefois parmi les personnes citées comme « complices » ou tout au moins comme relations suspectes, il est possible d’établir deux réseaux distincts : celui des vaudois et celui des suspects d’hérésie de souche catholique romaine.
21Il est évident que les ecclésiastiques suspectés d’hérésie ne pouvaient appartenir à la communauté vaudoise. Après deux religieux du monastère et collège bénédictin de Saint-Martial d’Avignon, l’un nommé Botin, originaire de la même ville, l’autre nommé Charles, Esprit Gret cite Honorat Louvier, originaire de Grasse, Jacques Vital de Montmajour également emprisonné, Jacques Vasseur, écolier du couvent de Carpentras, frère Nicolas, augustin du couvent d’Arles « et d’autres magistres d’Arles » qu’E. Gret affirme connaître seulement de vue et dont il ignore le nom. Nous pouvons joindre à ce groupe non vaudois l’apothicaire d’Arles, Guillaume Mascaron. Des aveux de Jacques Vital, outre les personnes ci-dessus, retenons et ajoutons messire Gaspard Dory, d’Arles. À travers le réseau de relations des moines nous voyons les foyers suspects : Arles, Avignon, Carpentras.
22Le groupe vaudois est plus nettement déterminé, d’abord par les lieux : Silvacane et surtout Mérindol, surnommé plus tard la Genève provençale. Ce village était entièrement peuplé de vaudois, dont l’implantation avait été assurée grâce au repeuplement effectué en 1504 par le seigneur du lieu, l’évêque de Marseille. L’appartenance hérétique de cette localité, relevant de l’évêque de Cavaillon, était de notoriété publique, surtout depuis que le Parlement avait lancé son fameux « arrêt de Mérindol », le 18 novembre 1540, condamnant nommément pour hérésie vingt-deux habitants. Plusieurs questions posées par le tribunal à chacun des deux inculpés se rapportent à la visite effectuée par les deux moines à Mérindol, où ils passèrent une nuit. Nous apprenons à cette occasion que les vaudois avaient mis en place un guet et qu’ils utilisaient un mot de passe. Il fallait dire : « Dieu vous garde, chrétiens fidèles » et la réponse était : « Dieu vous garde, très chrétiens fidèles ». De fait ils se nommaient eux-mêmes « chrétiens fidèles » et appelaient les catholiques romains « caphas »12. À Mérindol, les deux moines dînèrent de poisson et d’œufs, tandis que des chansons contre l’Église furent interprétées devant eux. E. Gret a trouvé belles et bonnes, « les grâces que nous firent dire après souper et qu’elles sont écrites en Marot » ; sans doute quelque psaume13. Quand il fut à Mérindol, il s’y trouvait bien 300 hommes suspects d’hérésie, fugitifs et prêts à porter les armes. Les deux moines sont allés à Mérindol pour parler avec un certain Mege. Quant au curé de Mérindol, en réponse à J. Vital qui lui faisait reproche de ne pas tenir de lampe allumée devant Corpus Domini dans l’église paroissiale, il » répondit que Corpus Domini était au ciel « en faisant la figue »14. Pourtant les deux ensembles hérétiques, vaudois et non vaudois, pour être nettement distincts n’étaient pas pour autant étrangers l’un à l’autre. Nous pouvons le supposer, mais nous en avons la preuve formelle en apprenant que le dit Mege était accusé d’hérésie et avait fui Arles pour habiter Mérindol, tout de même que le frère du moine avignonnais de Saint-Martial nommé Botin.
23Les relations des deux moines de Montmajour avec les erreurs hérétiques ne se réduisent pas à leurs rapports avec des suspects ou même des accusés d’hérésie. Une fois encore se vérifie l’importance du livre et de sa circulation dans les milieux lettrés du XVIe siècle. Le tribunal « exhibe » à E. Gret les livres suivants :
- Deux volumes des Colloques d’Érasme, dont l’un couvert de rouge ;
- Latancius Firmianus, soit Lactance, « à la fin duquel y a un livre intitulé Tertulianus », donc Tertullien.
- Les Dialogues de Lucien en grec et en latin, sans doute les Dialogues des morts ;
- Terencius, donc Térence, l’auteur comique latin, sans précision d’œuvre, « à la fin duquel se trouve un livre intitulé Confessalium questiones a Johanne Peligrino »15 ;
- Un petit livre couvert de parchemin intitulé Nicolas Beroaldi Aureli Dialeticus.
- Un alphabet grec, « là où est écrite la salutation angélique et non point Sancta Maria ».
24Esprit Gret reconnaît que ces livres lui avaient été prêtés par Jacques Vasseur, à qui il avait avancé de l’argent, hormis les Colloques d’Érasme qu’il avait achetés. Or tous ces livres, selon le tribunal, « sont contraires à la sainte foi catholique ». Il faut y ajouter encore deux livres prêtés par le bénédictin d’Avignon nommé Botin : l’un vert traitant du sacrement de l’eucharistie avec une moralité, l’autre couvert de parchemin contenant l’Instruction de Berne, ouvrages que Gret, avant de les rendre huit ou neuf mois plus tard à leur propriétaire, prêta à Vital. Ce dernier donne plus de précision sur ces deux livres.
25« Au dit livre couvert de vert était traité de sacramento eucharistie tant en latin qu’en français mais y avait plus d’écrit en français que latin ». Il y était démontré que le corps du Christ ne pouvait se trouvait réellement dans l’hostie consacrée. De même « y était contenue une farce sive moralitat feignant que la chrétienté était malade et que Notre Seigneur était la guérison » ; qu’il n’était possible de guérir ni par confession, ni par pénitence mais seulement par la grâce de Dieu et la contrition. Et sous le titre Instruction de Berne, se trouvaient les commandements de la loi tirée de l’Exode, le Pater Noster et le Credo, dans lequel, à l’article credo sanctam ecclesiam catholicam, il précisait : id est congregationem fidelium (c’est-à-dire la communauté des fidèles), « niant que le pape, cardinaux ni évêques représentent l’Église ». De fait le livre ne comprenait pas les commandements de l’Église.
26Tels étaient, autour de Montmajour, les « chemins de l’hérésie » ; telles étaient les erreurs qui couraient dans les monastères et les milieux lettrés provençaux.
Profession catholique
27Face à ce que les autorités de l’Église considéraient comme une agression, tout comme les autorités civiles de France, il n’est pas surprenant qu’elles aient éprouvé le besoin de codifier en quelque sorte les vérités en lesquelles il convenait de croire. Certes le Credo, en son temps, avait déjà répondu à cette nécessité et, comme nous l’avons vu et le savons, il était toujours et régulièrement proclamé à la messe. Mais la Réforme, reconnaissant pourtant la même formulation, avait introduit des errements aux yeux de Rome ; autrement dit le dogme et la discipline devaient, une fois de plus, être précisés. Le concile de Trente qui, on le sait, s’ouvrit en 1545, voulut combler cette lacune de façon officielle, solennelle et universelle. C’est dans cette mouvance qu’il faut placer le document qui, malgré l’absence d’indication, date des années 1540 et provient très probablement de l’officialité du diocèse d’Aix-en-Provence. C’était peut-être un document préparatoire au concile, puisque Antoine Filhol, archevêque d’Aix, prélat réformateur particulièrement actif dans la lutte contre l’hérésie, participa dès 1546 au concile. Ce document de six pages comprend deux ensembles, mis bout à bout dans l’original.
28La première partie énumère, point par point, les vérités catholiques. Les voici, présentées dans l’ordre et résumées :
- Tous les chrétiens doivent obéissance au pape et à l’Église en ce qui touche la foi et les bonnes mœurs.
- L’Église ne peut errer en la foi et les bonnes mœurs.
- Le pape est vicaire du Christ et chef souverain de l’Église militante et tous les chrétiens doivent lui obéir.
- Pape, évêques et prêtres ont plus de puissance, autorité et dignité que les autres.
- Les choses bénites par les prêtres ont plus de vertu qu’auparavant : eau, sel, vin, cendres, chandelles, rameaux ou palmes, églises, cimetières, autels, vêtements et ornements d’église, calices et patènes.
- Les saints et saintes de paradis peuvent savoir et entendre ce qui se fait en ce monde.
- Les images des saints peuvent être tenues dans les églises et par les chemins ; on doit les honorer, ce que faisant on honore ce qu’elles représentent.
- Les vœux, comme monastiques et de religion, de continence, pauvreté et obéissance obligent en conscience et ceux qui les prononcent doivent les observer.
- Les constitutions de l’Église obligent en conscience : ainsi pour le jeûne ou l’abstinence de viande en carême, le vendredi, le samedi, et autres.
- Le concile général ne peut errer en la foi et les bonnes mœurs.
- L’excommunication et les censures ecclésiastiques doivent être craintes parce que Jésus Christ en a donné la puissance à l’Église.
- On doit croire beaucoup de choses qui ne sont pas contenues en l’Écriture mais que l’Église ordonne.
- Il appartient à l’Église de déterminer le canon des Écritures.
- Il appartient à l’Église de déterminer, parmi les choses qui sont controversées ou mises en doute, celles qui doivent être crues ou non.
- Il existe un purgatoire ; les âmes qui y sont peuvent être aidées par nos suffrages.
- Il faut prier la Vierge et les saints qui sont nos intercesseurs.
- Nous devons imiter, honorer et prier les saints.
- Ceux qui visitent les lieux et églises dédiés aux saints font saintement et religieusement.
- Le baptême est nécessaire à tous pour leur salut, même aux petits enfants.
- L’homme a son franc et libéral arbitre par lequel il peut mal faire et, Dieu aidant, bien faire.
- La pénitence, qui consiste en contrition, confession et satisfaction est nécessaire.
- Il faut faire verbalement la confession sacramentelle au prêtre.
- Le pécheur n’est pas justifié par la seule foi mais aussi par les bonnes œuvres.
- Jésus-Christ notre sauveur est réellement et vraiment contenu dans le saint sacrement de l’autel.
- La puissance de consacrer au saint sacrement de l’autel a été donnée par Jésus-Christ seulement aux prêtres.
- Les prêtres, encore qu’ils soient mauvais, consacrent au sacrement de l’autel et absolvent au sacrement de pénitence.
- Le sacrifice de la messe a été institué par Jésus-Christ ; il est utile et profitable aux vivants et aux morts.
- La communion sous les deux espèces n’est pas nécessaire aux laïcs.
- La confirmation et l’extrême-onction sont deux sacrements institués par Jésus-Christ.
29Telles sont les vérités à croire pour rester fidèle à la communion de l’Église romaine. Nous pouvons y retrouver sans peine les éléments contestés ou mis en doute par les deux moines examinés par l’Inquisition en 1542 et dont il a été question ci-dessus. Mais d’autres aspects y paraissent également.
30Suit une page et demie, visiblement destinée à aider ceux qui instruisent les procès en hérésie, tout comme la liste énoncée ci-dessus d’ailleurs, ce qui permet d’attribuer l’ensemble à l’officialité. Il n’est pas inutile de la transcrire ici, sous une orthographe modernisée :
« Après que les témoins seront examinés s’ils savent aucune ou aucune personne tenant, assérant, enseignant et dogmatisant contre les susdites, vraies et catholiques propositions ou aucune ou aucunes d’icelles, on les interrogera généralement comme s’ensuit :
- Premièrement s’ils savent, tant pour voir que pour ouïr dire, que aucune ou aucunes personnes, tant en prêchant publiquement, secrètement que particulièrement en forme quelconque, aient prêché ou dogmatisé, dit ou tenu aucunes propositions ou paroles vaudoises ou luthériennes ou autrement hérétiques, fausses, damnées, scandaleuses, schismatiques, impies, détestables, réprouvées, pernicieuses ou autres contre notre sainte foi catholique, articles d’icelle, constitutions, ordonnances et détermination de notre Sainte Mère Église et qui telles propositions et paroles aurait dit, tenu, affirmé ou persuadé.
- Item s’ils savent que aucune ou aucunes personnes tiennent et suivent les sectes des vaudois ou des luthériens ou des autres hérétiques ou aucune ou aucunes d’icelles.
- Item s’ils savent, pour voir ou ouïr dire, qui aurait ou tiendrait ou saurait aucune ou aucunes personnes ayant livres suspects d’hérésie, condamnés et réprouvés, lisant, apprenant en iceux et dogmatisant.
- Item s’ils savent aucune ou aucune personne de quelque état et condition qui soit qui userait de l’art magique de nécromancie ou d’autres arts et sciences damnées et réprouvées et qui en lit ou apprend en forme quelconque contre la sainte foi et articles d’icelle.
- Item s’ils savent, pour voir ou ouïr dire, que aucune ou aucunes personnes auraient mangé chair ou autres viandes prohibées par l’Église en temps de carême ou des Quatre Temps sive tempores ou vendredis ou samedis ou autre temps prohibé par la dite Église sans nécessité, licence et permission de son supérieur ».
31Il s’agit donc d’un véritable directoire pour interroger les témoins dans les procédures ecclésiastiques, un guide juridique en quelque sorte. Nous pouvons constater que les questions sont très larges, de façon à ne rien laisser échapper. Les questions précises regardent les livres, la magie, l’abstinence de viande.
Bilan
32Le rapprochement effectué entre la procédure inquisitoriale et le document de l’officialité permet de tirer plusieurs enseignements. Laissons ici la question, au demeurant fondamentale, de la fiabilité des sources inquisitoriales quant à la doctrine des prévenus telle qu’elle est retenue par le tribunal16. Le premier enseignement est que les deux moines reconnaissent avoir erré, font acte de soumission, s’en remettent à la clémence du tribunal et acceptent par avance la pénitence qui leur sera imposée. Les éléments du dogme ou de la discipline mis en cause sont approximativement ceux-là même que la Réforme pointait. C’est donc la confirmation de la circulation des idées réformées en Provence relevée dès les années 153017. Ainsi la vigilance a payé : tout un réseau hérétique ou tendant vers l’hérésie a été découvert.
33Le deuxième enseignement est également la confirmation en Provence des deux voies empruntées par la Réforme pour se répandre dans le pays : d’abord la souche vaudoise (le mot lui-même sans cesse utilisé comme équivalent de luthérien atteste l’importance de cette communauté) avec son haut lieu, Mérindol ; l’origine non vaudoise, où deux vecteurs semblent jouer un rôle déterminant : les religieux dont les bénédictins, le livre.
34Le troisième fait retenu est la schématisation, le manichéisme ambiant issu de la crispation des autorités : on ne peut être que pour ou contre l’Église de Rome. Point de place pour l’hésitation, la tergiversation, le compromis. Dès lors, quelle pouvait être la place de ceux qui, trop conscients des abus et dérives de la religion vécue, aspiraient à une réforme de l’Église ? Nous saisissons en particulier très bien ici le nœud de l’affaire. Théoriquement, théologiquement et juridiquement il convient de distinguer, à l’époque comme de nos jours, le schisme de l’hérésie. Mais la question fondamentale, en fin de compte, est celle de l’autorité de l’Église, donc la nature du pouvoir dans la communauté chrétienne. Ainsi remettre en cause les vœux monastiques, les règles du jeûne et de l’abstinence, la virginité de Marie, la récitation de l’office ne relève en rien du dogme mais de la discipline, par conséquent toute proposition concernant ces domaines ne saurait être taxée d’hérétique. Mais c’est contester le pouvoir ecclésiastique qui a édicté ces règles, c’est refuser l’autorité légitime et le caractère infaillible de l’Église en matière de foi et de mœurs. Là, c’est toucher au dogme ; voilà l’hérésie. La boucle est bouclée, le piège se referme : ce qui n’était qu’infraction mineure devient signe d’hérésie.
35Enfin, dernier enseignement, toute vérité théologique ne saurait se traduire par un geste, une attitude, un comportement clair, lisible, évident. De même tout geste de la pratique religieuse ne saurait par lui-même fournir une indication manifeste et univoque de l’intention ; il ne peut être toujours interprété avec certitude. En revanche certains actes, certaines réticences, certains refus, fussent-ils apparemment insignifiants, peuvent révéler une position déterminée de leur auteur. L’importance de l’interrogatoire est là : établir la gravité réelle de l’acte observé ; en vérifier la volonté de son auteur. Car le christianisme n’est pas seulement une religion pratique mais une religion d’obligation et d’intention. La quête des signes d’hérésie peut nous sembler mesquine ou dérisoire, elle se révèle parfois judicieuse, dans son pointillisme même, pertinente et efficace, comme ce fut le cas à Montmajour en 1542.
Notes de bas de page
1 T. WANEGFFELEN, Ni Rome ni Genève. Des fidèles entre deux chaires en France au XVIe siècle, Paris, Champion, 1997 ; l’auteur pense trouver, à partir de six exemples, l’existence d’une troisième voie religieuse ; je crois plutôt qu’il s’agit là d’exceptions, ce qui à la fois confirme et limite sa thèse.
2 Je laisse également de côté le problème, particulier à la Provence, de la distinction entre valdéisme et Réforme, d’autant plus complexe que, à partir des années 1540, l’influence de la seconde sur le premier est patente.
3 AD des BDR, respectivement VI B 1708 et 1 G 205 ; récemment signalé et, pour le second document, publié dans Foi et violence. La Provence au temps de la Réforme, Marseille, AD des BDR, 1998, p. 28-31 et 46-47.
4 AD des BDR, G 205.
5 Ibid. : rapport de l’archevêque d’Aix, en réponse à la demande royale, daté de 1541.
6 AN, Paris, J 851, n° 2 ; registres du parlement d’Aix-en-Provence : AD des BDR, à partir de B 5 443.
7 G. AUDISIO, Une minorité en Provence. Les vaudois du Luberon (1460-1560), Mérindol, AEVHL, 1984, histogramme p. 521.
8 J. AUBÉRY, Histoire de l’exécution de Cabrières et Mérindol…, Paris, 1645, rééd. par G. Audisio, Paris, 1995.
9 Ainsi l’utile recension de R. SAUZET, Les réguliers mendiants acteurs du changement religieux dans le royaume de France (1480-1560), Tours, Publications de l’Université de Tours, 1994.
10 C’était le même cas pour les procédures du dominicain Jean de Roma en 1532 contre Pierre Griot ou Catherine Castagne : voir note 17.
11 Sur les vaudois en général : G. AUDISIO, Les vaudois, histoire d’une dissidence, XIIe-XVIe siècle, Paris, Fayard, 1998 ; sur les vaudois de Provence, voir note 7.
12 Confirmé par J. AUBÉRY, cf. note 8, p. 194 : « Les mauvais appelaient les bons : cafards », terme à rapprocher de l’arabe kafir : mécréant, renégat.
13 La première édition des psaumes, dans la traduction et la mélodie de Clément Marot, avait paru en 1539 ; ouvrage déjà suspect et officiellement condamné par l’Index de Paris de 1544, J.-M. de BURANDA (sous la direction de), Index de l’Université de Paris, Sherbrooke, 1985, p. 421.
14 Faire la figue : acte de dérision en montrant le pouce placé entre l’index et le majeur. Dictionnaire Le Petit Robert, au mot figue, faire la figue à (geste obscène de provocation) : se moquer de ; braver, mépriser.
15 Johannes Peregrinus, pseudonyme de Jean Gast ; son ouvrage Sermones convivales a été publié à Bâle en 1541 et 1542 sous ce pseudonyme ; le titre était : Convivalium sermonum liber…
16 J’ai eu l’occasion de traiter ailleurs de cette question méthodologique : G. Audisio, « La fiabilité des sources dans le cas d’une Inquisition médiévale à la Renaissance : Provence, vers 1530 », A. DEL COL e G. PAOLIN (a cura di), L’inquisizione romana : metodologia delle fonti e storia istituzionale, Trieste, Edizioni Università di Triste, 2000, p. 33-49.
17 G. AUDISIO, Le barbe et l’inquisiteur. Le procès du barbe Pierre Griot par l’inquisiteur Jean de Roma (Apt, 1532), Aix-en-Provence, 1979 ; voir également les dépositions recueillies la même année par le même inquisiteur contre Catherine Castagne, habitante d’Apt : Aix-en-Provence, Musée Arbaud, manuscrit MQ 755.
Auteur
Université de Provence, UMR Telemme
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