Le don vu par Le Prince de Machiavel
p. 133-144
Texte intégral
« Dès sa première attestation, le mot, employé dans la locution usuelle “faire don”, désigne l’action d’abandonner gratuitement quelque chose à quelqu’un. Par métonymie, il s’applique à ce qui est donné (1080), d’abord concrètement, puis abstraitement (1130) à ce qui est échu, en mal ou, plus souvent dans la perspective heureuse d’un bienfait (1370-1372) »1,
1écrit Alain Rey. Qu’en est-il en politique ? L’objectif est d’analyser le rôle que lui attribue Machiavel, tout particulièrement dans Le Prince2. Aussi, après avoir donné quelques éléments de la biographie de l’auteur, préciserons-nous les conditions d’écriture du Prince, sa structure, la pensée politique qui y est défendue, puis nous tenterons de voir s’il y a adéquation ou non entre le don et la problématique du Prince.
2La biographie de l’auteur recouvre les années 1469-1527. Le penseur est lié d’une certaine façon aux Médicis. Il est à la fois « auteur » et « acteur », selon la formule de Jean-Pierre Zancarini3, dans la mesure où il ne conçoit pas l’écriture comme une activité autonome et que son œuvre est un acte politique tout comme sa participation au gouvernement de la République de Florence. Machiavel naît à Florence le 4 mai 1469, l’année de la mort de Pierre le Goutteux auquel succède son fils Laurent. On ne trouve pas de traces de sa vie avant son entrée en politique. Rappelons simplement qu’il a 9 ans, lorsque l’attentat des Pazzi éclate en 1478 à Florence ; qu’il a 23 ans en 1492, année de la mort de Laurent le Magnifique, auquel succède son fils Pierre, dit le Malchanceux ; qu’il a 29 ans, l’année de l’excommunication et de la mort du moine ferrarrais, Savonarole.
3Sa vie politique débute le 28 mai 1498, c’est-à-dire cinq jours après la mort de Savonarole, date à laquelle il est nommé secrétaire de la seconde chancellerie de la République florentine. Le 14 juillet de la même année, il est nommé dans le conseil des Dix de Balía, chargé des relations étrangères. Il assure plusieurs missions officielles, que ce soit auprès du condottiere Jacopo d’Appiano, de Caterina Sforza, à la cour de France, où il rencontre le roi Louis XII, auprès de César Borgia, ou encore auprès du pape Jules II et de l’empereur Maximilien. En 1512, les Médicis rentrent à Florence. Il a 43 ans et perd son poste, remplacé par un ex-secrétaire des Médicis, Niccolò Michelozzi. On lui interdit d’abord de quitter le territoire, puis l’entrée du Palais de la Seigneurie. En 1513, on découvre la conspiration républicaine contre les Médicis, ourdie par deux amis de Machiavel, Pier Paolo Boscoli et Agostino Capponi. Machiavel est arrêté le 18 février, emprisonné au Bargello et torturé. Ses deux amis sont exécutés le 22. Le 13 mars, avec l’élection de Léon X, le cardinal Jean de Médicis, au siège pontifical, Machiavel est libéré et se retire alors sur ses terres, à Sant’Andrea di Percussina. C’est alors qu’il écrit Le Prince. En 1516, sans travail, il participe aux réunions des Jardins Rucellai, les Orti Oricellari, où il débat d’histoire et de politique avec les jeunes intellectuels florentins. En 1519, il commence la rédaction de l’Art de la Guerre, est reçu au palais Médicis par le cardinal Jules. Les Médicis lui commandent les Istorie fiorentine, qu’il termine en 1525. C’est au deuxième pape Médicis, Clément VII, qu’il présente les six premiers livres. Le nouveau souverain pontife l’envoie d’ailleurs auprès de François Guichardin, en Romagne, pour lui proposer son projet de milice citadine. En 1527, il se trouve encore aux côtés de Guichardin, alors à Modène, lorsque les armées impériales provoquent le sac de Rome et que les Médicis sont chassés de Florence. Il espère retrouver sa place de secrétaire de la seconde chancellerie de la République de Florence, mais s’éteint quelques jours plus tard, le 22 juin, à l’âge de 58 ans.
4Le Prince de Machiavel, à l’exception de la dédicace et peut-être du dernier chapitre, a été composé en un temps très court : entre juillet et décembre 1513. Les motifs, comme le précise Christian Bec4, sont de deux ordres : historique et personnel. Sur le plan historique, le roi d’Espagne, Ferdinand le Catholique signe en mars 1513 une trêve avec son adversaire Louis XII sans en informer ses alliés. Il sera question de ce roi dans la correspondance de Machiavel, mais aussi, à mots couverts, dans le chapitre XVIII du Prince. En outre, Léon X (Jean de Médicis) est soupçonné de vouloir constituer pour sa famille un nouvel État en Italie centrale, sur le modèle de ce que fit Alexandre VI Borgia pour son fils César. Le Prince peut donc être considéré comme un mode d’emploi pour une telle entreprise. Sur le plan personnel, Machiavel souffre de l’inactivité imposée par le retour des Médicis à Florence et recherche une compensation dans l’écriture. Touché par la crise florentine et italienne, il désire lui aussi trouver des remèdes, par la plume si ce n’est par l’action.
5L’ouvrage est un libelle, non un traité, une sorte de manifeste produit à chaud, critique, polémique et passionné5. Le langage employé comporte la récurrence de termes-clés, des latinismes de la langue de la chancellerie, mais aussi de vastes ressources du Florentin. Ceci dans le but de toucher et de convaincre le plus grand nombre. Il s’agit d’un programme politique qui définit ouvertement les lois qui pourront permettre de réaliser l’espoir machiavélien de rénovation et de restructuration de l’Italie. Précédé d’une dédicace, le libelle se compose de vingt-six chapitres, portant chacun un titre latin à la manière humaniste, organisés sur le schéma suivant : typologie des différents états ; moyens d’acquérir et de défendre un État ; relations du prince avec ses sujets et ses alliés ; chances et moyens de remédier à la décadence de l’Italie. Bref, le Prince considère d’une certaine façon l’impact du gouvernement des Médicis sur Florence.
6La pensée politique de Machiavel, d’après Christian Bec, se fonde sur des convictions relatives à la nature des hommes et des choses. Il élabore une théorie de l’action politique, définit les moyens réels du gouvernement, décrit les rapports entre l’État et le citoyen, puis entre les États. Il réfléchit aussi sur l’utilité politique de la religion, débat de la république et de la monarchie, propose des remèdes à la crise militaire et aborde la question de l’unité de l’Italie6.
7Se pose alors la question de la conception de l’histoire. Dans la dédicace, Machiavel revendique l’originalité d’une méthode de recherche et de raisonnement. Cependant, comme ses contemporains, il est sensible à la crise qui touche l’Italie et Florence, bouleversées par les guerres ; la science politique qui s’ébauche s’appuie sur l’exemple du passé. Il se veut un écrivain politique, s’intéresse à la politique intérieure et extérieure de sa cité, mais laisse de côté la condition humaine, l’économie, la culture, la notion de bien et de mal. Dans la dédicace au Prince, il prend clairement ses distances avec ses prédécesseurs. Il choisit de partir de la description des faits pour en déduire les conséquences. Son raisonnement est logique : les termes comme « donc, c’est pourquoi, car, de telle sorte » sont récurrents. Mais sa méthode n’est pas seulement dialectique, elle est aussi historique, dans le sens où elle repose sur une confrontation passé/présent7. Comme les humanistes, et contrairement à Guichardin, il pense que l’Antiquité est exemplaire. Pour lui, l’histoire se déroule de façon cyclique. Comparée à un être vivant, une cité a une naissance, un âge adulte, une vieillesse et une mort. Si bien que tout État évolue ainsi : monarchie, oligarchie, démocratie… Mais il pense aussi que la décadence et le renouvellement de la cité dépendent du comportement de ses membres, prince, grands, peuple. Les hommes ont donc une influence sur l’histoire grâce à leur « virtù ».
8En ce qui concerne la nature des hommes et la Fortune, Machiavel estime que les hommes naissent mauvais : cupides, ambitieux, vaniteux, lâches. Il conseille donc aux princes de distinguer l’être et le devoir être : « Mon intention étant d’écrire des choses utiles à qui les écoute, il m’a semblé plus pertinent de suivre la vérité effective des choses que l’idée que l’on s’en fait »8. De même, un prince doit respecter le bien d’autrui, car les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine9.
9La Fortune fait l’objet d’un chapitre capital, le XXVe. Les événements semblent fous, imprévisibles. Après 1494, la Fortune paraît triompher. Les convictions de l’humanisme s’effondrent, le monde de l’histoire devient celui de la Fortune. À la noirceur des hommes, à l’influence extraordinaire de la Fortune, Machiavel oppose cependant un volontarisme sans faille et déclare que la Fortune est l’arbitre de la moitié des actions humaines, mais qu’elle nous laisse gouverner l’autre moitié10. L’individu est donc à égalité avec elle, les jeunes gens impétueux lui sont supérieurs. Par ailleurs, Machiavel suggère aux politiques un programme d’action : un combat visant à maintenir les institutions si elles sont bonnes, à les changer si elles sont mauvaises, à défendre l’État et à le renforcer. D’où son insistance sur la « virtù », maître mot de sa pensée politique. Elle désigne la vaillance, les aptitudes politiques et guerrières, elle est inséparable de l’énergie.
10L’écrivain fait l’éloge de la duplicité. En effet, étant donné que les hommes sont mauvais et que, comme l’affirmait Côme de Médicis, « la politique ne se fait pas avec des patenôtres », Machiavel propose des moyens révolutionnaires pour gouverner et les recommande aux chefs d’État. Symbolisée par le lion (chap. XVIII), la force est le premier de ces moyens : elle est indispensable pour acquérir un État, pour le défendre, pour garantir l’ordre et la justice, pour se faire obéir de ses citoyens. Elle s’impose aussi dans les relations extérieures, fondées sur la puissance, sur la réputation et sur l’honneur qu’elle engendre. Symbolisée par le renard, la ruse est le deuxième instrument du gouvernement. Elle est simulation, dissimulation, infidélité à la parole donnée, flatterie, manipulation des hommes. D’où l’éloge d’Alexandre VI et surtout celui de César Borgia.
11Au sujet de l’homme et de son engagement politique, Machiavel ne considère pas le bonheur des hommes, mais iniquement les rapports entre l’homme et l’État. Comme le dit Christian Bec, l’homme n’existe que comme « animal politique »11. Le citoyen doit donc s’impliquer entièrement dans la vie de sa cité, avec dévouement, avec abnégation. En contrepartie, l’État est appelé à garantir à ses membres la sécurité des personnes et des biens, ainsi qu’une certaine liberté.
12La pensée de Machiavel est plutôt laïque, dans la mesure où il prend de la distance avec la religion : Savonarole est rangé parmi les prophètes désarmés qui, à la différence de Moïse ou de Romulus, n’ont pas été capables de s’imposer par la seule parole12. En outre, lorsqu’il fait le procès des armées mercenaires, il se déclare encore une fois en désaccord avec le moine ferrarrais quant à la cause des malheurs de l’Italie : pour Nicolas, elle n’est pas morale mais politique13. Il analyse d’ailleurs le pouvoir des papes et en relève les traits monstrueux14. Dans les Discours, il se montre plus prolixe quant à la religion. En effet, il ne se préoccupe de la foi que dans sa dimension sociale, en tant qu’instrument de gouvernement : comme un frein à la corruption et un moyen de cohésion sociale15.
13Cela dit, Machiavel cherche un modèle idéal de prince nouveau. Et la monarchie nouvelle est étudiée à partir de l’exemple de César Borgia. Il suit les différentes étapes de la carrière du duc de Valentinois : sa mainmise sur les territoires de l’Église, l’organisation de son État grâce à la création d’une administration forte, son habileté à se débarrasser de ses anciens lieutenants, sa chute aussi, due à la Fortune (mort de son père, Alexandre VI, sa propre maladie), mais aussi à son erreur, en favorisant l’élection de Jules II. Pour l’ancien secrétaire florentin, César Borgia est le prototype du prince nouveau et il propose aux gouvernants, aux Médicis notamment, d’imiter le duc dans sa réussite, mais de prendre garde aux facteurs de sa chute. Ce prince nouveau sera le rédempteur de l’Italie, celui qui chassera de la péninsule l’envahisseur étranger, même si la question de l’unité de l’Italie ne se pose pas encore.
14Il s’agit maintenant d’analyser comment l’idée du don entre dans cette problématique du Prince, tout d’abord à travers le don de l’opuscule que Machiavel fait lui-même aux Médicis, puis dans les conseils qu’il prodigue, et nous déterminerons ce que donne le prince et le but recherché.
15La dédicace du Prince est significative de la notion du don. Elle est adressée à Laurent le Jeune, appelé encore Laurent duc d’Urbin (1492-1519) : « Nicolaus Maclavellus Magnifico Laurentio Medici Iuniori Salutem »16. Fils de Pierre II, il gouverna à Florence à partir du printemps 1513, mais en réalité le pouvoir était aux mains de Léon X. En fait, Le Prince était tout d’abord adressé à Julien de Médicis, duc de Nemours, frère du cardinal Jean, qui devenu pape le nomma gonfalonier de l’Église. On ignore la date du changement de dédicace, de Julien à Laurent, le neveu à qui l’on avait confié le pouvoir des Médicis à Florence, tout comme les raisons de ce changement de destinataire. Aucune allusion spécifique à l’un ou à l’autre des dédicataires ne se trouve d’ailleurs dans le texte, aucun document relatif à la présentation du livre à Laurent n’est connu, mais il existe une anecdote apocryphe selon laquelle Machiavel se serait plaint de l’attitude de Laurent envers lui qui s’était montré « meno amorevole » qu’avec une personne qui lui avait offert un couple de chiens17.
16Quoi qu’il en soit, la dédicace a été écrite entre septembre 1515 et septembre 1516. Postérieure au Prince, elle est littéraire et courtisane. Adressée par un demandeur d’emploi à un prince, elle ne peut que l’encenser. Machiavel fait allégeance : il donne au duc le titre de « Magnificenza vostra », entend lui offrir un témoignage de sa dévotion. Les gens, précise-t-il, offrent ce qu’ils ont de plus cher au monde ou ce que le souverain apprécie davantage : des chevaux, des armes, des tissus d’or, des pierres précieuses et « semblables ornements dignes de (sa) grandeur ». Lui aussi offre ce qu’il a de plus cher, à savoir « la connaissance des actions des grands hommes », qu’il a apprise par une « longue expérience des choses modernes et une continuelle lecture des anciennes »18. Il les a longuement pensées et examinées, ajoute-t-il, puis « réduites en ce petit volume ».
17Le présent s’accompagne de déclarations de révérence et de soumission, selon le schéma traditionnel des rapports entre l’intellectuel et le pouvoir. Il entend d’ailleurs s’offrir lui-même : « Désirant donc pour ma part m’offrir à Votre Magnificence… », écrit-il. Il trouve son œuvre indigne d’être présentée à lui, mais compte sur son humanité, sur sa bienveillance pour apprécier le don. D’ailleurs, il ne pourra pas lui faire des présents plus grands que celui-ci : en peu de temps, il permet au souverain de comprendre ce que lui, Machiavel, a mis tant d’années à faire, et avec autant de désagréments que de dangers. Il n’a pas souhaité orner son œuvre ni utiliser un style ampoulé, car il a voulu que seule la matière et la gravité du sujet honorent le duc et lui soient agréables. Il fait acte de soumission, se considère de basse condition pour oser « examiner et régler le gouvernement des princes »19 et craint de ne paraître présomptueux. Pour être plus persuasif, il utilise la métaphore du paysage : pour dessiner les montagnes, le peintre doit se placer en contrebas et, inversement, se placer sur les montagnes pour peindre les lieux situés en bas ; ainsi, continue-t-il, pour bien connaître la nature du peuple, il faut être prince et, pour bien connaître celle des princes, il faut être du peuple.
18Il enjoint le duc à accepter son ouvrage qu’il qualifie de « petit présent » (« piccolo dono »), l’invite à le lire en excitant sa curiosité. Puis, il lui souhaite la « grandeur » qui lui est promise par la Fortune et par les autres qualités qu’il possède. Il lui demande de daigner regarder vers le bas pour considérer la condition indigne de l’auteur : « Et, si votre Magnificence du faîte de sa hauteur, tourne parfois les yeux vers ces lieux bas, elle apercevra combien il est indigne que je supporte une grande et continuelle malignité de la fortune »20. La dédicace s’achève donc sur la misérable condition de l’auteur, sans responsabilités politiques, exilé dans une campagne où il meurt d’ennui. Machiavel compte sur le duc pour pouvoir retrouver sa condition antérieure. Il fait donc œuvre de courtisan.
19Cependant, quelques années plus tard, la dédicace du Discours sur la première décade de Tite-Live n’est plus adressée aux princes, mais à ses amis Zanobi Buondelmonti et Cosimo Rucellai. Le premier fut l’organisateur des rencontres tenues dans ses jardins, les Orti Oricellari ; le second fréquenta le cercle et fut ouvertement républicain. Ici, Machiavel laisse transparaître son amertume :
« Ils ont en effet pour habitude d’adresser leur ouvrage à quelque prince et, aveuglés comme ils le sont par l’ambition et la cupidité, d’en louer toutes les vertus, quand ils devraient en blâmer tous les défauts. C’est pourquoi, ne voulant pas, pour ma part, commettre cette erreur, j’ai choisi non des princes, mais des hommes qui par leurs qualités mériteraient de l’être : non pas ceux qui pourraient me couvrir de charges, d’honneurs et de richesses, mais ceux qui, ne le pouvant pas, voudraient le faire »21.
20Toutefois, le chant XXVI du Prince reprend la dédicace et dépasse les enjeux personnels du don, puisqu’il s’agit d’une exhortation à libérer l’Italie des Barbares. Machiavel s’adresse à l’illustre Maison Médicis et en particulier au dédicataire. Il lui déclare que les temps sont mûrs désormais pour qu’un prince nouveau fasse la rédemption de l’Italie et qu’il revient aux Médicis de jouer ce rôle essentiel :
« Que votre illustre maison assume donc cette tâche avec le courage et l’espérance que l’on met aux justes entreprises, afin que sous son drapeau notre patrie soit ennoblie, et que sous ses auspices se vérifient ces paroles de Pétrarque :
Vaillance contre fureur
Prendra les armes ; le combat sera bref,
Car l’antique valeur
Dans les cœurs italiens n’est pas morte encore »22.
21Le Prince se termine donc avec une citation du chant XXVIII, Italia mia, vv. 93-96, du Chansonnier de Pétrarque. Cependant, le don est largement utilisé en politique intérieure comme en politique extérieure. En politique intérieure, Machiavel prend l’exemple des villes allemandes, capables de donner du travail au peuple pendant une année entière, dans les occupations qui sont « le nerf de la cité », dans les métiers dont se nourrit le peuple : tout ce qui concerne le boire, le manger, la possibilité de se chauffer23. Il conseille également au prince de donner de son temps, de participer aux réunions des différentes corporations, pour donner des exemples d’humanité et de magnificence, mais en maintenant toujours la majesté de son rang24. En outre, donner des fêtes et des spectacles tient le peuple occupé25. Le prince doit aussi montrer qu’il aime les talents en donnant l’hospitalité aux artistes, en honorant ceux qui excellent dans leur profession26. En cas d’attaques, si la population voit brûler ses propriétés, il doit lui donner l’espoir que ses malheurs ne seront pas de longue durée27. Mais ce sont surtout les armes que le prince doit donner à ses sujets. Machiavel dénonce les armées mercenaires tout comme les armées auxiliaires. Les premières n’aspirent qu’à leur propre grandeur28, les secondes sont nuisibles. On l’a vu : l’Italie a été envahie par Charles VIII, pillée par Louis XII, violée par Ferrando et déshonorée par les Suisses29, précise Nicolas. Il donne au duc la définition des « armes propres : ce sont celles qui sont composées ou de sujets ou de citoyens ou de vos créatures : toutes les autres sont ou mercenaires ou auxiliaires »30. Cela dit, le prince doit donner une confiance particulière aux ministres qu’il s’est choisi, les honorer, les enrichir, pour qu’il y ait entre eux une confiance réciproque31 :
« […] le prince, pour le conserver dans ses qualités, doit penser à son ministre, en l’honorant, en l’enrichissant, en le faisant son obligé, en le faisant participer aux honneurs et aux charges, afin qu’il voie qu’il ne peut exister sans lui, et que l’abondance des honneurs ne lui fasse pas désirer plus d’honneurs, l’abondance de richesse ne lui fasse pas désirer plus de richesses, l’abondance des charges ne lui fasse craindre les changements […] ».
22Sur le plan international, Machiavel conseille de donner son soutien en cas de conflit et, surtout, de ne jamais rester neutre. Il démontre que prendre parti ne présente que des avantages32. Au sujet des territoires récemment conquis, il convient d’y installer des colonies « qui soient comme des chaînes pour cet État » ; on enlève les terres à certains et on réquisitionne leurs habitations pour les donner aux nouveaux habitants. Mais en fin de compte, on lèse peu de personnes et les autres, soit ne sont pas lésées et se calment, soit ont peur de commettre une faute, de crainte d’être spoliés33. Le bon prince doit également donner à ses sujets un bon gouvernement, par tous les moyens, comme le fit César Borgia en Romagne34. Le pays étant « plein de brigandages, de dissensions et de toutes espèces de violences », il y préposa Remirro de Orco, homme cruel et expéditif, à qui il confie les pleins pouvoirs. Celui-ci ramène en peu de temps le pays à la paix et à l’union avec une grande réputation. Cependant, craignant que cette autorité ne devienne odieuse, César met en place dans chaque ville un tribunal civil. Puis, pour effacer les haines engendrées à son égard et se gagner totalement le peuple, il montre que si cruauté il y avait eu elle venait non de lui, mais de la nature cruelle de son ministre. Il le fait donc exécuter sur la place publique, à Cesena.
23Si le prince offre à ses sujets des richesses, des honneurs et des armes, dans quel but le fait-il ? Armer ses sujets les rend dévoués, fidèles, même si auparavant certains d’entre eux étaient suspects, ils deviennent les obligés du prince, alors que les désarmer serait les offenser et engendrerait leur haine. Machiavel dit bien que « la meilleure forteresse qui soit [est] de ne pas être haï du peuple »35. Il sera d’ailleurs facile au prince de conserver l’amitié du peuple, puisque ce dernier ne demande qu’à ne pas être opprimé. Aussi, quelqu’un qui devient prince contre le peuple et avec la faveur des grands, doit-il avant tout chercher à se gagner le peuple, ce qui sera aisé à condition de le prendre sous sa protection36. C’est la raison pour laquelle les violences doivent être faites toutes à la fois pour qu’elles fassent moins mal ; au contraire, les bienfaits seront distillés, afin d’être mieux savourés37.
24Honorer les personnes en leur donnant des commandements, des gouvernements, de gros subsides permet de les ranger de son côté, d’en faire ses partisans. C’est la méthode employée par César Borgia pour gagner à sa cause les partisans des Orsini et des Colonna. Le résultat fut spectaculaire : en quelques mois, l’affection pour leur parti s’éteignit dans leur esprit et se tourna tout entière vers le duc38. Il convient aussi de récompenser quiconque pense d’une façon ou d’une autre à développer sa cité, en embellissant une propriété ou en ouvrant un nouveau trafic39, car il est très utile au prince de donner de soi des exemples exceptionnels, pour qu’on en parle abondamment. En somme, les présents comme les bienfaits ne sont jamais gratuits, mais servent à s’attacher les hommes, à se forger une bonne réputation, enfin à obtenir la gloire.
25Toutefois, Machiavel définit clairement les limites de la libéralité. En effet, tant que le prince fait du bien, les hommes sont à lui et lui offrent leurs richesses, leurs gains, leur vie, leurs enfants, mais quand le besoin s’approche du prince, ils se détournent et le prince s’effondre40. De plus, les amitiés que l’on acquiert à prix d’argent et non par grandeur et noblesse d’âme, on les achète, mais on ne les possède pas41. En outre, il ne faut pas croire que, chez les grands, les nouveaux bienfaits font oublier les vieilles injures. Et ce fut l’erreur du Valentinois qui n’aurait pas dû consentir à la nomination de cardinaux auxquels il avait nui et qui, devenus papes, dussent avoir peur de lui. C’est dans l’élection de Jules II (Giuliano della Rovere) qu’il se trompa42. L’autre limite à la générosité du prince est l’arrière-pensée de celui-ci. Ainsi, César Borgia surmonta avec grand péril la révolte d’Urbin et les troubles de la Romagne, causés par la conspiration de la Magione, fomentée par les Orsini. Après avoir retrouvé sa réputation, César se tourna vers la ruse, raconte Machiavel. Il dissimula si bien ses pensées que les Orsini se réconcilièrent avec lui, par l’intermédiaire de Paolo Orsini, qui rencontra le Valentinois à Imola le 25 octobre 1502. Avec Paolo Orsini, César ne manque aucun égard pour le rassurer. Il lui offre de l’argent, des vêtements et des chevaux. Il endort si bien ses ennemis que « leur ingénuité les (conduit) à Sinigalia entre ses mains », le 31 décembre 1502. Le duc possède maintenant toute la Romagne avec le duché d’Urbin43.
26Dans le chapitre XVI, intitulé « De la libéralité et de la parcimonie »44, Nicolas pose bien des garde-fous à la politique du prince. Il serait bon d’être tenu pour généreux, déclare-t-il, néanmoins la libéralité pratiquée au point d’en avoir la réputation nuit au prince, car, à vouloir conserver parmi les hommes la réputation d’être généreux, il ne faut négliger aucune sorte de somptuosité. De telle sorte, un prince dépensera toutes ses richesses et sera contraint de taxer son peuple. Il lui deviendra donc odieux. Et même, pour ne pas avoir à voler ses sujets, pour pouvoir se défendre, pour ne pas devenir pauvre et méprisable, pour ne pas être forcé de devenir rapace, un prince doit faire peu de cas d’encourir le nom de ladre, car c’est l’un des vices qui le fait régner. Il distingue cependant deux cas : si le prince est parvenu au gouvernement, la libéralité est dommageable ; mais s’il est en voie d’acquérir le pouvoir, il est nécessaire qu’il soit réputé généreux. Trop de miséricorde nuit et l’un des exemples qu’il donne est celui de Scipion, homme exceptionnel selon Machiavel, mais dont les armées se révoltèrent, car il avait donné à ses soldats plus de licence qu’il ne convenait à la discipline militaire. Néanmoins, la simulation et la dissimulation constituent également une limite, dans la mesure où le prince doit seulement paraître posséder les qualités comme la miséricorde, la bonne foi, la droiture et l’humanité. C’est toute l’argumentation du célèbre chapitre XVIII, « Comment les princes doivent tenir leur parole »45, où Machiavel conseille au prince sage d’user de l’homme et de la bête, du lion et du renard, de ne pas observer sa parole si un tel comportement risque de se retourner contre lui et qu’ont disparu les raisons qui le firent s’engager. Il doit savoir farder sa nature, être grand simulateur et dissimulateur. Et Machiavel achève ainsi son raisonnement :
« Qu’un prince donc s’efforce de vaincre et de conserver son pouvoir, les moyens seront toujours jugés honorables et loués de tous, car le vulgaire est convaincu par les apparences et par l’issue des choses. Dans le monde il n’y a que le vulgaire […] ».
27Bref, le prince doit faire en sorte qu’on perçoive dans ses actions du courage, de la fermeté, de la grandeur ; il doit donner de lui cette image qui lui confère une grande réputation. Rien n’est donc gratuit.
28En conclusion, le concept du don, du bienfait entre ainsi totalement dans la problématique du Prince. Il n’est jamais gratuit, mais apparaît comme un instrument de l’art de gouverner, dans le sens où il sert surtout à s’attacher les hommes, à les manipuler et donne une nouvelle image du prince idéal, bien loin de la conception humaniste du siècle précédent. Et nous pouvons laisser le mot de la fin à Christian Bec qui déclare que le Prince ouvre la voie aux traités sur le prince idéal, qu’il contient les germes d’une culture qui sera finalement contrainte d’ignorer les faits pour servir les puissants46.
Notes de bas de page
1 A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1998, tome 1, p. 1120.
2 Niccolò Machiavelli, Il Principe, Turin, Einaudi, 1995, 214 p. N. Machiavel, Œuvres, traduction de l’italien par Christian Bec, Paris, Laffont, 1987, p. 95-178.
3 Conférence du 7 décembre 2006, université de Lyon III.
4 C. Bec, op. cit., p. 97.
5 Ibid.
6 Ibid., p. IV.
7 Le Prince, dédicace, p. 109-110.
8 Le Prince, op. cit., chap. XV, p. 148-149.
9 Ibid., chap. XVII, p. 151-153.
10 C. Bec, op. cit., p. 173.
11 Ibid., p. XIII.
12 Le Prince, chapitre XVI, p. 149-151.
13 Op. cit., chapitre XII, p. 139-143.
14 Ibid., chapitre XI, p. 137-139.
15 Discours, I, 12, C. Bec, op. cit., p. 215-217.
16 Machiavelli, Il Principe, op. cit., p. 3.
17 Ibid, p. XI.
18 C. Bec, op. cit., p. 109.
19 Ibid., p. 110.
20 Ibid.
21 Ibid., p. 185.
22 Ibid., p. 176.
23 Ibid., chap. X, p. 136.
24 Ibid., chap. XXI, p. 169.
25 Ibid.
26 Ibid., p. 168.
27 Ibid., chap. X, p. 136.
28 Ibid., chap. XII, p. 140.
29 Ibid., chap. XIII, p. 143.
30 Ibid., chap. XIII, p. 145.
31 Ibid., chap. XXII, p. 170.
32 Ibid., chap. XXI, p. 167-168.
33 Ibid., chap. III, p. 113.
34 Ibid., chap. VII, p. 127.
35 Ibid., chap. XX, p. 163.
36 Ibid., chap. IX, p. 134.
37 Ibid., chap. VIII, p. 132.
38 Ibid., chap. VII, p. 126.
39 Ibid., chap. XXI, p. 169.
40 Ibid., chap. XVII, p. 152.
41 Ibid.
42 Ibid., chap. VII, p. 129.
43 Ibid., chap. VII, p. 126.
44 Ibid., chap. XVI, p. 149-153.
45 Ibid., chap. XVIII, p. 153-155.
46 C. Bec, op. cit., p. XXXII.
Auteur
Université de Provence
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Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008