Une civilisation du don ? Les usages d’un paradigme à l’époque moderne
p. 59-97
Texte intégral
Les uns veulent faire croire qu’il y en a une [une des Trois Grâces] pour adresser le bienfait, une autre pour le recevoir, une troisième pour le rendre ; selon d’autres, il y aurait trois sortes de bienfaisances qui consistent respectivement à obliger, à rendre, à recevoir et rendre tout à la fois. Pourquoi les mains sont-elles entrelacées en cette ronde qui revient sur elle-même ? Parce que le bienfait forme chaîne et, tout en passant de main en main, ne laisse pas de revenir à son auteur, et que l’effet d’ensemble est détruit s’il y a quelque part solution de continuité. Elles ont un air joyeux, comme ordinairement celui qui donne ou celui qui reçoit ; elles sont jeunes, parce que le souvenir des bienfaits ne doit pas vieillir ; vierges, parce que les bienfaits ne sont à aucun degré un lien, une gêne ; aussi les robes qu’elles portent n’ont-elles pas de ceintures, et elles sont transparentes, parce que les bienfaits ne craignent pas les regards.
Sénèque, De Beneficiis1
1Les recherches conduites sur le don et le contre-don, dans la seconde moitié du XXe siècle, doivent beaucoup, sinon tout, aux travaux des sociologues et des anthropologues de la première moitié du siècle : à Marcel Mauss qui avait écrit et publié, en 1923-24, l’ouvrage intitulé Essai sur le don, soulignant que dans « bon nombre de civilisations archaïques […], les échanges et les contrats se font sous la forme de cadeaux en théorie volontaires mais en réalité obligatoirement faits et rendus », d’où l’existence de dons volontairement accordés, à la fois libres et gratuits, contraints et intéressés2.
2Selon M.-J. Gérard-Segers3, l’essai de Mauss a contribué à éclairer la question de la subjectivité implicite aux concepts de négociation et de médiation, rendant perceptible la place accordée par les sociétés archaïques à l’au-delà de l’intérêt, du marchandage, de l’individualité, de la durée, de concepts, tels que mana, hau, potlatch. Cet essai permit de définir la vie sociale comme étant un mode de rapports symboliques au sein desquels le renvoi utilitariste paraît fonctionner de façon absurde, voire antinomique, à l’image du potlatch, dont l’autorité et le prestige ne sont accordés qu’à celui qui parvient à détruire le plus grand nombre de biens précieux. Ces sociétés archaïques préfèrent tout laisser reposer sur les rapports symboliques, le don, échange humain représentant un fait social total4.
3Le don en appelle un autre en retour, dans une séquence temporelle continue, au sein de sociétés ne connaissant pas de marchés commerciaux spécifiques, où les biens sont échangés et redistribués. Sans doute est-ce à ce prix que la paix a été finalement maintenue tout comme la solidarité, l’amitié, le statut social. La perspective évolutionniste de Mauss a dû rendre difficile les recherches sur un tel paradigme au cours de la première modernité. Les échanges de dons, marqués par les signes de la modernité et par un mouvement évolutionniste irréversible, de nature européocentriste, avaient évolué et perdu leurs traits initiaux (Claude Lévi-Strauss) : aussi l’économie de la prestation totale, caractérisée par des échanges de présents entre divers groupes (marchés, crédits, contrats, arbitrages, alliances matrimoniales, invocations des dieux), avait-elle été dépouillée de ses traits originels par des marchés se développant selon des modalités nouvelles, à l’instar de la pratique du prix en argent et de celle des contrats individuels. L’économie de la prestation totale, fondée sur le principe de la triple obligation (donner, recevoir, donner en retour), l’esprit du don unissaient les individus et les objets d’une façon intime. Les donateurs accomplissaient leurs rituels sous le regard de Dieu et offraient un peu de leur être, un danger pour le donataire qui ne répondrait pas. Le droit et la religion, dès l’époque romaine, avaient apporté, selon Mauss, des modifications profondes et irréversibles, en détruisant du coup l’esprit archaïque du don, lequel connut, dès les années 1990, un renouveau d’intérêt des anthropologues et des sociologues, soucieux de comprendre l’évolution de son économie en fonction de la triple obligation. Les études réalisées en sciences sociales semblent prouver que les thèses de Mauss consacrées aux sociétés archaïques existent aussi dans l’Europe des années 1980-1990, certains secteurs de la vie sociale fonctionnant selon la logique d’un tel système. Claude Macherel, à la suite de Mauss, de Lévi-Strauss et de Sahlins, rappelle que
« les hommes ont inventé deux manières d’échanger, deux grands mécanismes régulateurs de l’échange. Le don d’abord, ce geste en apparence libre et gratuit, en réalité contraint, et qui oblige celui qui reçoit à donner à son tour d’une manière qui paraîtra, elle aussi, volontaire et désintéressée. C’est le mécanisme le plus ancien ; la plupart des spéculations sur l’origine de la vie sociale en font un élément essentiel du passage de l’état de nature à l’état de société […]. L’autre mécanisme est le marché, et c’est une institution relativement récente »5.
4Le don vu par les historiens a été trop souvent confondu avec la tendance à archaïser de façon artificielle son image6. Pourtant, un tel paradigme, étudié par les anthropologues et les sociologues, n’est pas une clef de lecture prétendument secrète censée ramener les chercheurs à un monde archaïque détenteur de significations partagées et d’harmonie préétablie7, récemment rappelées par des sources qui ne cessent de renvoyer à des dons bons ou mauvais, à des donations et à des cadeaux, à des bribes et à des bienfaits8. Un tel lexique, une telle sensibilité à l’intention et à l’acte de donner ne tendent-ils pas à souligner que les dons traduisent l’existence d’un niveau médian de l’action sociale, engageant les chercheurs à cerner la façon de gérer la polysémie de ce mot ? Les processus de négocier, le sens des transactions sociales ne sont pas limités, ni arbitraires. Ils visent à se rapprocher des registres culturels et rendent perceptibles les interactions fondées sur des lexiques et des modes d’applications précis, permettant ainsi au don de s’inscrire dans le champ historique, les répertoires culturels, les usages reconstruits par les individus et leurs propres perceptions de l’acte de donner. Il s’avère, en effet, que les dons font appel à de nombreuses définitions considérées comme autant d’actes de transfert qui ne s’inscrivent pas, de prime abord, dans un échange de marché ou une offre obligatoire. Sans doute fondamental, l’intérêt est de se concentrer sur la forme de l’échange, en insistant sur la réalité multiple et variable du don, qu’il soit réciproque ou unique, échangé entre des membres de même rang ou de statut inégal, libre ou obligatoire, voire les deux en même temps ; sur la propension des acteurs historiques à gérer librement le don dans des registres, des modèles et des contextes différents. Mauss proposa d’utiliser les dons comme des formes, leurs usages revêtant des traits multiples et complémentaires fondés sur des principes variés ou sur des allusions aux dons, lesquels ne peuvent être soustraits aux formes culturelles, mais sont différents et contradictoires, insérés dans des logiques de situations particulières dues à des traditions spécifiques ayant trait à ce mot et à ce geste9. Une telle histoire des usages du don, toujours renouvelée selon les époques et les espaces, permet d’envisager le fonctionnement de la société et de la politique, d’en présenter une analyse, même partielle et limitée dans le temps10. Aussi convient-il d’historiciser les concepts théoriques du don en prêtant attention à leur formation dans des contextes historiques précis, une approche favorisant une lecture nouvelle de ce paradigme qui ne se limite plus à des grilles de questions stimulantes, mais abstraites et privées de leur environnement (social, politique, économique, religieux, culturel, institutionnel). Le lexique utilisé peut, du reste, faire l’objet d’erreurs, car des mots tels que don, donum, gabe, schenk, ne sont pas dénués d’équivoque, des distinctions survenant sans cesse.
5Pouvoir, réciprocité, patronage, dynamique de l’accumulation et de la dispersion du pouvoir princier, construction des réciprocités, contre-services non déclarés, autorité consolidée dans la négation de la réciprocité sont à même de confirmer le caractère sans doute très subversif des dons purs qui ignorent apparemment le principe de la réciprocité et de l’interdépendance. Les modèles forgés par l’anthropologie et la sociologie, pour stimulants qu’ils puissent être, demandent à être repris, puis dépassés par les historiens, sensibles à la reconstruction de contextes multiples et différenciés, aux traditions, aux cultures et aux diversités de l’espace européen. L’intérêt prêté aux dons incite à les traiter comme des constructions relationnelles qui dépendent de la place détenue par les modèles d’échange, sujets aux modifications et aux structures de la pratique même du don, ainsi qu’au traitement transactionnel des relations sociales. Une telle étude propose une lecture plurielle et différenciée, à la fois réaliste et métaphorique, marquée par une chorégraphie du don (N. Zemon Davis), un concordat du don et du cœur (J. Nagle) et une affection stratégique (I. Thoen), qui relèvent de l’anthropologie politique et familiale, de l’économie et des liens sociaux, du sentiment affectif et de l’amitié. Qu’il s’agisse de l’échange, rituel ou symbolique, ou de don dans l’économie des émotions et des marchés, le lien – social et politique – s’en trouve réaffirmé, reconsidéré et renforcé.
6Depuis Mauss, le don sollicite l’attention des chercheurs en sciences sociales et humaines, en raison des profondes modifications économiques qui ont marqué le XXe et le début du XXIe siècle, les répercussions sur le champ politique, social et culturel ayant bouleversé la nature du lien social : individus, groupes d’individus, familles, parentés, communautés, dominants, dominés, religions et États peuvent dès lors servir de clef de lecture pour comprendre l’échange de dons. Préoccupés par un tel paradigme, son interprétation et sa possible réactualisation dans le monde contemporain, les anthropologues et les sociologues cherchent à reprendre, à affiner, à élargir, à contredire, voire à confirmer, la célèbre thèse de Mauss : Claude Lévi-Strauss, Maurice Godelier, Jacques T. Godbout, Alain Caillé, Pierre Bourdieu, Marshall Sahlins, Annette B. Weiner, James G. Carrier, Aafke E. Komter, Mark R. Anspach, Alain Testard, Philippe Chanial11, entre autres, n’ont pas manqué de soulever les difficultés à décrire un tel concept et à multiplier les approches, afin d’en mesurer la validité, la pertinence et l’actualité, l’analyse se portant sur les lieux du don, sur les formes du lien social (le lien interpersonnel, le rôle de l’État comme substitution au don, le don entre étrangers, la marchandise, le don dans la société libérale), sur le passage du don archaïque au don moderne. Mauss pensa avoir jadis découvert l’universalité du don dans les sociétés anciennes se rapportant à toutes les sociétés et à la totalité de chacune d’entre elles.
7Les historiens de la première modernité ont utilisé les théories de l’échange de dons, en démontrant que, derrière le marché de l’échange et de rétribution automatique, se trouve un champ d’explorations immense, certains essayant d’utiliser les théories issues de la sociologie et de l’anthropologie. L’Essai de Mauss repose, pourtant, sur une enquête à la fois théorique et historique différente, soumettant aux historiens et aux ethnographes des « objets d’enquêtes », qui ne se présentent pas comme un modèle, retenu insuffisamment incomplet par l’auteur lui-même, mais porteurs d’indications et de questions destinées à être poursuivies et approfondies12. Le message de Mauss invite ainsi les chercheurs à étudier l’objet de son essai pionnier, lesquels se sont engagés à considérer l’économie du don : de l’Antiquité, dès 1954, grâce à l’étude de Moses Finley (Le Monde d’Ulysse), dans laquelle il avait été possible de mettre en lumière la circulation des biens et des services grâce au don et à la réciprocité (butin de guerre distribué aux soldats, taxes, amendes, domestiques rétribués par des dons, commerce élaboré en termes de bénéfices réciproques). Puis, Georges Duby qui saisit les sociétés européennes des VIIe et VIIIe siècles comme étant construites sur la guerre et le don. Toutefois, les résultats obtenus montraient que de nouvelles formes de donation apparaissaient et que, dès 1180, l’esprit du profit faisait reculer l’esprit de largesse, réalité perceptible aussi à l’époque moderne, selon des modalités modifiées. Dans La Grande Transformation [1944]13, qui concerne l’économie pré-moderne, Karl Polanyi soulignait le passage d’un système de réciprocité et de redistribution du don à un système de marché autorégulé global. Dans le cadre de la modernité européenne, de nouvelles études ont permis de reprendre le débat et de restituer, voire de recomposer, un système de don mis à mal par la volonté de chercher une mutation qui distinguerait le monde occidental des sociétés archaïques. Depuis les années 1980-1990, la perception des relations sociales, comprises à travers l’idée du don, du cadeau, du présent, a changé. L’édification de l’État moderne, sujet apparemment classique de l’historiographie, ainsi que le patronage étatique exercé dans des domaines divers (arts, lettres, société, politique, économie, religion) ont incité notamment Natalie Zemon Davis14, Alain Guéry15, Sharon Kettering16, Alexander Nagel17, Jean Nagle18, Jean Starobinski19, Jutta Gisela Sperling20, Marcello Fantoni21, Gadi Algazi, Valentin Groebner et Bernhard Jussen22, à dépasser la modélisation traditionnelle, élaborée au cours de la première moitié du XXe siècle, et à proposer des clefs de lecture nouvelles sur le fonctionnement subtil des sociétés d’Ancien Régime23.
8Alors que Mauss considérait de façon subsidiaire le lien existant entre le don et le pouvoir, les historiens sont parvenus à exposer une théorie du don qui dépasse celle de l’économie. Il apparaît que la formation de l’État moderne n’a pas rejeté les transactions médiévales de dons, mais les a utilisées, en augmentant leur nombre, jusqu’à ce que le thème de la corruption apparaisse comme un élément constitutif du gouvernement centralisé. L’octroi de dons et de contre-dons est nuancé et dépasse la classique dichotomie volontaire – obligatoire, gratuit – intéressé. La réalité est plus sensible aux fluctuations humaines et aux tempéraments des individus qui peuvent jouer sur différents registres, comme ce fut le cas entre Michel-Ange et Vittoria Colonna, noble poétesse romaine, tous deux ouverts à la pensée évangélique, qui s’échangèrent des dons, non sur le principe d’un quelconque échange de patronage, mais sur celui de l’amitié désintéressée. L’histoire de l’art, dans ce cas, a permis de pallier des lacunes provenant de la recherche historique, nourrie par la sociologie et l’anthropologie.
9Trois approches possibles du don et de la réciprocité peuvent être saisies pour l’époque moderne : d’abord, les modalités (ou registres) du don – et non une modélisation refusée par Natalie Zemon Davis ; puis, les liens entre le don et la politique ; enfin, ceux tissés entre l’amitié, la faveur et la grâce.
Les configurations du don
10Au XVIe siècle, l’existence de deux croyances centrales ancestrales paraît prédominer, celle du don humain uni aux dons divins et celle de la réciprocité, la première soulignant que le bien possédé par l’individu n’est qu’un don de Dieu, le bien obtenu sous forme de don qui doit être ensuite réparti sous une forme analogue. Les textes sacrés traitent, du reste, de dons spirituels (sagesse, justice, vertu d’Isaïe, mesure de foi, grâce de la Rédemption du Christ), mais le monde créé à l’image de Dieu, gouverné par lui, pouvait être également retenu comme un don divin censé augmenter le nombre des humains. Aussi les individus ne pouvaient-ils y répondre qu’en se montrant reconnaissants envers Dieu, en exprimant leur gratitude envers le donateur et en augmentant le don, les termes bibliques émaillant les propos des hommes et des femmes au XVIe siècle. Le don offert à autrui appelait en retour le don au donataire, selon la morale chrétienne. À cet impératif liant Dieu aux individus s’ajoutait celui de la réciprocité (dons, bénéfices, production, marché), le symbole le plus courant pour exprimer ce don, distribué et redistribué, étant mis en valeur par les Trois Grâces – symbole de la chaîne du bienfait, passant de main en main, revenant toujours au bienfaiteur, détruite si une fois elle s’arrête, mais dans son prix et dans sa beauté, si les anneaux se suivent et se succèdent sans interruption –, traduction de la bienfaisance selon Sénèque et des avantages mutuels du don – donner, recevoir, rendre –, qui faisaient ressortir le caractère naturel de la gratitude. Le lien à Dieu (rapport vertical du don) et les besoins sociaux (circulation horizontale des bienfaits répartis entre les hommes) étaient conçus selon un rapport de complémentarité, l’idée de contrat et de propriété sous-tendant l’interaction individuelle. Du coup, l’image des Trois Grâces trouve sa légitimité dans la gratitude retenue nécessaire au bon fonctionnement de la société, à l’instar des pressions coercitives ou des contrats écrits, ces derniers étant perçus comme l’expression du souci commun, destinés à rééquilibrer l’inégalité des choses établie entre les hommes, dans la mesure où chacun tend à respecter des règles en principe mutuellement acceptées. Au XVIe siècle, la réciprocité du don et le contrat formel sont intégrés dans un espace moral identique. Les mots employés pour qualifier les dons ne sont pas nombreux, les plus couramment utilisés étant ceux de l’ancien don, d’une acception formelle, et le médiéval présent, connoté de façon moins formelle, mais les deux termes étaient parfois utilisés ensemble comme en 1539, lors de la visite de Charles Quint à Orléans, à l’occasion de laquelle les conseillers municipaux employèrent les mots présent et don. Le terme gréco-romain xenium – cadeau destiné à lier une amitié avec un étranger – n’avait pas d’équivalent en français, tandis que cadeau désignait en France, au XVIe siècle, seulement la lettre capitale ornée. Aux termes don et présent s’ajoutent l’aumône : ainsi, les donataires, considérés comme pauvres, du moins vivant dans des conditions difficiles, suscitant la pitié, la commisération, recevaient tout en aumône, pour aumône ou par aumône. Le lexique est même plus nuancé, certains biens étant appelés présents à l’occasion de moments précis de la vie d’un individu ou d’un groupe ; le legs, une libéralité octroyée par voie testamentaire ; une offrande, ce qui était offert à Dieu et à l’Église au cours du service religieux ou après les prières ; les étrennes, les cadeaux remis à une personne pour le nouvel an ; la bienvenue, une fête célébrée par les collègues lors de l’arrivée d’un nouveau membre ou de sa promotion à une autre position, de tels termes s’intégrant dans un espace mental particulier, souple, mais moins facile à cerner, car le don pouvait recevoir un label distinctif approprié à un contexte précis, à la phrase, au geste, au mot accompagnant le geste, lequel consent au donateur et au récipiendaire d’appréhender une situation à travers le don établi entre les parties, l’esprit du don reposant aussi bien sur les noms que sur les contextes dans lesquels s’effectuait la relation interpersonnelle. Les règles de conduites et le jeu de la réciprocité reposent au XVIe siècle, en France, sur quatre types de comportements qui se confondent parfois : la charité chrétienne, préoccupation ancienne, élaborée au Moyen Âge, prenant néanmoins des traits particuliers et irréversibles à l’époque moderne ; la noble libéralité, les faveurs de l’amitié et la générosité de voisinage. Réalisée dans la vertu, le désintéressement total, le respect des lois divines et de la miséricorde, sous les auspices de Dieu, qui octroie un juste retour, la charité s’exprimait envers les amis, la famille, les voisins, la compassion et la pitié, caractérisant ceux qui vivaient dans l’embarras et l’affliction. Les services rendus étaient d’ordre spirituel ou matériel (aumônes, les sept actes de la miséricorde), mais le don charitable était attendu, car les actes de miséricorde étaient les commandements de Dieu et celui qui ne répondait pas à ceux-ci encourait le péché, par exemple, celui d’avarice pour quiconque se refusant de donner à une personne en danger de mort. Toutefois, la charité nécessitait un regard moins désintéressé, sacré, voire désenchanté, car le donateur s’assurait que ceux bénéficiant de l’aumône étaient de vrais nécessiteux, le don étant accordé en cas de ressources insuffisantes aux pauvres voisins. Rien n’était indiqué sur les promesses de services de ceux ayant reçu l’aumône, le principe de réciprocité du don charitable reposant sur le sentiment de gratitude du récipiendaire, lequel devait se rappeler des dons reçus, louer son bienfaiteur et rendre des services. Un tel contre-don profitait au donateur, mais si celui-ci était anonyme, il prenait une autre orientation, le retour devenant asymétrique, le donataire pauvre n’ayant que sa voix et son corps pour exprimer sa gratitude, à l’origine d’un réel déséquilibre. À la réalité chrétienne du don charitable s’ajoutait la valeur séculière et éthique de la libéralité, laquelle cumulait les idéaux médiévaux d’hospitalité, de largesse, les concepts de bienfaits et de générosité, destinés au monde princier, la littérature, parfois critique à l’égard de la profusion de biens24, relayant l’existence de pratiques de munificence, notamment à travers le célèbre conte de Mélusine, où la profusion de nourriture, de vins, de dons, de bijoux, d’objets de grande valeur, scellait son mariage avec Raimondin. Un tri des obligations engagées s’imposait néanmoins, la restitution du don libéral se réalisant selon une modalité fondée sur la dette d’un don qui attend son contre-don dans un délai non précisé, induit par l’engagement du don. Distribués par cette libéralité nobiliaire, les dons et les bénéfices créent des liens qui sont ceux de l’amitié, dont la valeur est plus élevée que l’argent. Contrairement à la charité, qui est anonyme, le don libéral engageait des individus qui se connaissaient, le geste devenant une aide, non une nuisance, car la requête n’était pas formulée dans le style du mendiant, ni dans celui de la bénédiction médiévale, dont l’attribution était accordée sans que soit dit ce qui était voulu (« Sire, octroyez-moi une faveur »). Il fallait alors spécifier la nature du don, se servir des formules de politesse des services rendus, des besoins réels et de leur valeur, ainsi que de la gratitude attendue25. Malgré la source de tensions évidentes entre ces deux types d’idéaux – charitable et libéral – dans leurs relations au don et dans les modalités à ces formes d’attributions, les individus les confondaient souvent au XVIe siècle. Le mot ami avait un sens extensible, utilisé dans l’intimité conjugale – le mari et l’épouse signant leurs lettres en amitié affectueuse, mais aussi dans une sphère étendue aux parents et amis, autorisés à donner un avis, notamment au sujet du contrat de mariage d’un orphelin ou de relations conflictuelles lors d’une situation impliquant un étranger menaçant, les amis étant également répartis en fonction de l’échelle sociale, quoique le terme ait été adressé par les membres issus des classes supérieures à leurs pairs. L’amitié naissait de l’amour et de la sympathie, non de l’utilité, mais elle reposait néanmoins sur des services mutuels, des bénéfices, des obligations, intégrant les dons, gages de l’amitié. Forme d’anticipation du rituel de l’amitié et de la sincérité, les faveurs de l’amitié étroite étaient dictées par une logique de réciprocité du don stricte, les choses devant être données avant d’avoir été demandées. L’appréhension de ce sujet reste, selon les espaces sociaux envisagés, difficile à cerner : les actes notariés, qui impliquent un nombre élevé de clients et de témoins testamentaires, peuvent donner un éclairage sur ces liens affectifs, souvent considérés comme acquis pour l’existence d’une communauté26. Maurice Aymard a contribué à approfondir ce sujet pour l’Europe, en prêtant son attention sur la France, surtout pour les XVIIe et XVIIIe siècles27. Le voisinage reste également un terrain propice à la recherche, privilégié par les études se rapportant à l’histoire des mentalités (sorcellerie, criminalité, répression des délits par les autorités laïques et ecclésiastiques). À l’opposé, la générosité de voisinage (la maisonnée paysanne, artisanale, bourgeoise) présente un éventail d’événements étendu et diversifié. Aussi est-il question d’amour familier, les chrétiens et les juifs, selon les saintes Écritures et les proverbes de l’époque qui insistaient sur les avantages pratiques d’un tel amour, étant appelés à ne pas laisser partir un voisin les mains vides.
11Charité, libéralité nobiliaire, affection, amitié, bonnes relations de voisinage tissent les liens sociaux au sein d’une communauté urbaine ou rurale, créant des catégories destinées à mesurer les nombreuses relations d’échange au XVIe siècle, tout comme les sentiments et les vertus censés être traduits par elles. Toutefois, les cas de figure liés au don et à sa pratique ne sont pas complets et ne rendent pas perceptible l’offrande sacrificielle et le don révérencieux qui dévoilent la crainte comme l’admiration. En dépit de la richesse et de la diversité des contextes dans lesquels se déploient les dons, il existe un fil rouge susceptible de donner un sens à ces multiples formes d’échange, un discours commun se retrouvant dans les traités de morale publiés au XVIe siècle, dans lesquels tout manquement à diverses formes de dons sont attribués à l’avarice, rendu manifeste dans les livres de comptes où il est possible de trouver le verbe donner utilisé pour les pensions honorifiques, les dons coutumiers, les cadeaux de famille et de modestes aumônes, alors que, sur un registre nouveau, des dons figuraient parfois sous l’intitulé dons, prix et bienfaits. Chaque don attendait sa contrepartie, mais les modalités de l’échange soulevaient des sentiments à l’origine de tensions très fortes.
12L’attribution de don était déterminée par des attentes tout comme elle était modélisée par des pratiques fréquentes, scandées par les échanges. L’intérêt se porte ainsi sur les objets et les services circulant comme dons, au temps de cette circulation et aux acteurs du don, quel que soit leur rôle, donateur ou récipiendaire. Quoique les dons soient à l’origine de l’amitié, ils coexistent avec les règles du marché et le contrat de type formel, un certain nombre de dons étant conçu selon le calendrier annuel, suivant le rythme des saisons. La nouvelle année, par exemple, qui se situait au centre de festivités de douze jours marquant la période de Noël, figure comme la journée la plus importante de don public de l’année. Deux traditions du don caractérisaient cette période, l’une remontant aux Romains, l’autre aux Druides, du moins d’après les érudits français du XVIe siècle. Les étrennes – les strenae romaines – étaient des dons de bon augure et, malgré les critiques de l’Église primitive, ont été conservées pendant des siècles, données en petites quantités aux groupes subalternes de la population rurale et urbaine, quoiqu’il n’ait pas été rare que des étrennes généreuses fussent accordées par des nobles ou le monarque. De même, des écrivains n’hésitaient pas, à l’occasion du Nouvel An, à dédier leurs écrits à des personnages influents, à des amis, offrant au lecteur un poème ou un livre entier perçu comme des étrennes qui connaissaient une évolution à la fois verticale et horizontale : vers le haut et le bas, selon les groupes d’âge et de rang, confondant les bons augures et la reconnaissance des services rendus dans l’attente de leur perpétuation ou de la réalisation de nouveaux dons. Réalisés au sein du même milieu social, certains renforçaient l’idée de réciprocité dans le groupe, des jeunes gens célibataires, accompagnés parfois de jeunes femmes, jouant de la musique, chantant et sollicitant des présents (nourriture, pièces d’argent). Si le voisinage ne participait pas à cette forme de générosité populaire, la mauvaise fortune et la mauvaise réputation pouvaient s’abattre sur lui. De telles formes de célébration et de réciprocité païennes avaient été pourtant combattues par l’Église jusqu’au XVIIe siècle. Les dons publics les plus fréquents, assimilés à des thèmes chrétiens, étaient le Carême et Pâques, les présents provenant de laïcs qui les offraient au clergé ou à des institutions paroissiales, le mouvement de charité passant des laïcs au clergé, des riches aux pauvres, mais la vie quotidienne était ponctuée par d’autres formes de don qui accompagnaient le cycle de vie de l’individu et de la famille, selon des modalités plus complexes (fiançailles, mariage, naissance, mort, parenté spirituelle, rites de passage28), avec des échanges de dons symétriques, sauf dans le cas de rites de passage où il fallait plutôt donner que recevoir des cadeaux, afin de remercier tel ou tel saint d’avoir vécu une année de plus ; de même, le nouveau membre d’un corps professionnel offrait sa bienvenue à ses pairs et à ceux de sa corporation. La donation entre vifs permettait également aux femmes donataires de léguer à qui elles voulaient leurs biens à leur gré, en passant devant notaire. Liés aux cycles de la vie, les dons paraissent mettre au jour une structure plus systémique que ceux caractérisés par le calendrier, la comptabilité entre les deux domaines n’étant pas rigoureuse, car il existait une sorte de chorégraphie des dons, certains étant mesurés, d’autres privés ; certains réalisés une seule fois, d’autres – tels le legs ou la dot – se distribuant sur plusieurs années. Le principe du don et du contre-don n’exprime pas le cercle des relations d’échange des familles au sein d’une communauté, les champs mouvants d’actions de donations, à l’origine ou le résultat des liens entre groupes, étant déterminants.
13Les cadeaux passent d’une personne à l’autre et rendent perceptible une histoire complexe des obligations et des attentes entre les individus et les familles, qui disposent du même statut, et entre les gouvernants et les gouvernés, les enjeux étant en majorité sociaux et économiques, même si les cadeaux laissent entrevoir d’autres réalités relationnelles, dans lesquelles l’idée du contrat est exprimée. Les cadeaux étaient en mesure d’entretenir des relations dans lesquelles s’intégraient les paiements et les pensions régulières, un tel caractère économique soulignant la présence d’une frontière où se côtoient le don, la vente, le salaire et toute autre forme de paiement contractuel formel. Mais cet aspect pose la question, soulevée par les anthropologues, les sociologues et les historiens, de la portée réelle du don face aux marchés économiques. La distinction entre le don et la vente est déjà un élément de discussion au XVIe siècle, mais ce sont les interactions entre les systèmes du don et ceux du marché qui prévalent, certaines ayant pu bloquer le déploiement du don, d’autres le favoriser et l’engager dans des voies différentes. Une telle mutabilité du système était acceptée, quoique discutée, et constituait la trame des relations interpersonnelles dans les mondes urbain et rural. Fondé sur la gratitude, la réciprocité, la propriété, le don paraissait au plus grand nombre comme une atteinte à la morale de délivrer des services contre le prix ou un paiement préétabli, ceux qui avaient été rendus dans les arts libéraux et les professions libérales n’étant pas strictement réglés et accompagnés d’une revendication de reconnaissance, exprimée soit par des présents, soit par des paiements rémunérés, car tout travail mérite salaire (Luc, 10, 7). Ainsi, il est possible de traiter de paiements déguisés, les membres d’une corporation offrant des dons à l’occasion d’un nouveau reçu (docteurs licenciés à l’université, facultés de médecine et de théologie, collèges des notaires et des juges en Italie) ; les paiements déguisés ayant une double valeur, à la fois le renforcement de l’idée ancienne que le savoir était un don divin et devait ainsi être rendu par le jeu de la réciprocité grâce aux dons et à la gratitude, et la solidarité corporative et le prestige des théologiens, des médecins, des hommes de loi, des dons qui s’inscrivent dans un rite de passage des jeunes gens à un statut nouveau. Les considérations matérielles et symboliques du livre éclairent la valeur du don et de l’échange. Les idées centrées sur le Livre ou les livres, dépositaires du savoir, considéré comme étant un don de Dieu, modifient légèrement la situation. Auteurs, éditeurs, propriétaires de livres avaient hérité de l’ancienne idée selon laquelle la propriété d’un livre était à la fois collective et privée, Dieu ayant quelque droit sur l’objet. D’où le don de livres, d’une vente qui n’excède pas un juste prix, d’un objet qui ne doit pas être thésaurisé. Une telle perception souligne que sa production, ainsi que sa vente, paraissaient moins commerciales que d’autres produits, l’auteur étant identifié par sa dédicace et ne bénéficiant d’aucun droit d’auteur formel. Les livres imprimés au XVIe siècle témoignaient de la vente et du don, la dédicace de l’auteur, du rédacteur et du traducteur étant insérée à l’intérieur de l’ouvrage, censée créer une relation de don, le livre comprenant sa propre histoire, marquée par des enjeux, des symboles, des transmissions (livre vendu, cédé en legs, conservé, distribué).
14Dans le cadre des formes les plus courantes de la vie économique, où le champ du savoir était moins privilégié, les paiements et certaines formes de présents circulaient à chaque échelon de la hiérarchie sociale. Les officiers du roi recevaient des gages et pouvaient obtenir des pensions annuelles (pension considérée d’abord comme un présent en récompense des services rendus, puis comme un salaire et un gage), la frontière entre le don et la récompense étant vague mais perceptible dans le langage de l’époque. Même dans le monde du travail manuel et artisanal, le flou domine. Aussi est-il souvent question de sentiments et d’espoirs exprimés dans les contrats notariés, d’engagements mettant au jour le jeu d’échange de gratitudes et d’obligations dans le registre du don. À cela s’ajoutent les pourboires (du patron, des clients) et d’autres formes de rétributions supplémentaires (gibier, poisson, fruits, vin) qui conféraient une double autorité à l’employeur, reconnue d’abord par le contrat de vente, ensuite par l’esprit du don, fondé sur la réciprocité, permettant à l’employé de jouer un double rôle défini par le travail rendu et par la relation de services personnels. Néanmoins, le monde du travail engageait des rapports particuliers qui autorisent de distinguer, sinon l’esprit du don, du moins son espace : dans un tel échange, il existe une relative incertitude ayant trait au temps et à la valeur, car il est difficile de savoir quand le retour du don intervient (ni rapidement au risque de pécher par orgueil, ni tardivement sous peine d’humilier le donateur), mais il fallait laisser passer du temps. Au contraire, dans le cadre de l’échange commercial, l’affaire signée et le paiement réalisé, une fin était possible, les deux parties n’ayant plus de compte à se rendre.
15Selon une logique reposant sur l’harmonie sociale, le don est l’ordonnateur des relations sociales, établit des dispositifs, détermine le statut de chaque individu, maintient une sorte de cohésion communautaire au sein de laquelle chaque membre détient sa place. La relation entre le don et le marché paraît avoir été tendue, d’où le passage d’un état idéal – le don témoignant de l’amitié et de la gratuité du geste – à celui conflictuel, le don pouvant échouer, sujet de grandes préoccupations au XVIe siècle. Le premier cercle dans lequel peuvent apparaître des conflits est la famille, où se construisent les destins sous le regard des parents qui décident, les clauses des testaments rendant perceptible l’existence de dissensions familiales (désignation du successeur, attribution des biens, conditions de l’héritage). La théorie chrétienne du don et des Trois Grâces enseignaient que le donateur était tenu d’offrir sans attendre en retour quoi que ce soit, le donataire devenant son obligé. Les testaments et les donations anticipaient le don en retour ou le mentionnaient avec force détails, afin d’éviter un retour incertain, peu respectueux des intentions du testateur, le doute subsistant entre gratitude attendue et ingratitude possible de l’héritier. De la famille on passe au groupe, cercle élargi, quoique déterminé par des logiques comportementales importantes et codifiées : du don et d’une réponse inaboutie ou inattendue peuvent découler des difficultés importantes dans le cadre de l’amitié et de ses semblables. Cette situation de la relation du don public peut être décrite par Montaigne qui les vécut avec tourments et décrivit l’ambivalence que tous devaient ressentir, mais en silence, personne ne voulant l’exprimer29. Aussi trouve-t-on opposés, d’une part, la clarté du contrat, le caractère impersonnel d’une loi se voulant juste et l’économie de la conversation honnête ; d’autre part, les ambiguïtés, les dépendances et les excès des obligations supposées par les échanges.
16Le don a été saisi sous une approche sociale globale qui intègre les liens verticaux et horizontaux, le monde professionnel et les corporations, la famille, la parenté, le voisinage, les choix familiaux pour l’héritage et la tâche que les fils se voient attribuer dans la Maison et la société, avec la liste des dons heureux et de ceux qui le sont moins, probablement plus nombreux. Mais, du point de vue de la configuration sociologique, quelle est la place des femmes dans la relation entretenue avec le don ? Elles se signalent dans toutes les phases du don : circulation de la nourriture, de vêtements, de bijoux, de donations entre vifs, de bénéfices, de présents, d’aumônes destinées aux différents groupes de la société, éviction de certains à l’héritage, révocation des dons ou adjonction de nouvelles conditions. Cependant, quoique présentes et actrices de cette pratique, elles ne semblent pas se manifester au sujet du coût et des contraintes du registre et du système du don. Il est vrai que les traités sur le courtisan laissent une place mineure aux femmes, prétendument caractérisées par la dissimulation, la recherche du luxe, et leur rôle officiel dévolu les cantonnait, en principe, dans celui du mariage. Néanmoins, elles étaient actives dans le don moins pour elles-mêmes que pour les membres de leurs familles, assumant un rôle d’intercession, de médiatrice, en faveur de la maisonnée (mari, frères, fils). Dans le cadre des dédicaces d’ouvrages publiés, un autre aspect est mis en lumière par les femmes écrivains, leur préoccupation réelle étant non un malaise au sujet du don qu’elles géraient, mais leur autorité en tant que femmes exposées au public des lettrés, ainsi que l’exigence d’obéissance qui apparaît dans la forme d’échange. En dépit de la thèse universaliste de Marcel Mauss et de Claude Lévi-Strauss, de leurs dédains pour les choix individuels et la manipulation des structures de pouvoir, les analyses qu’ils ont proposées offrent un cadre conceptuel fondamental pour l’étude des structures familiales, légales, politiques et sociales qui, en restreignant l’action individuelle, la rendent possible, à l’intérieur de laquelle prennent place les luttes pour le pouvoir.
17Les dynamiques de l’échange peuvent ainsi être appréhendées dans une recherche réalisée sur les nonnes à Venise aux XVIe et XVIIe siècles30, tenues depuis longtemps pour des victimes marginalisées et passives d’un système moralement corrompu et tyrannique, la définition de l’échange de dons, comme compétitif et spéculatif, pouvant être détournée. Comment expliquer le taux extrêmement élevé de religieuses issues du patriciat entre 1550 et 1650, quel type de facteurs (politique, économique, social, religieux, culturel) a pu amener la majorité des patriciennes à prendre le voile, que relève un tel phénomène social, de masse, une telle entrée forcée dans les ordres des patriciennes ? Claude Lévi-Strauss avait relevé que, dans une société patriarcale, comme c’est le cas à Venise à la Renaissance, les femmes étaient échangées comme des dons : le système de la dot facilitait la circulation des fiancées parmi les hommes de rang et de statut similaires ; le caractère de l’échange nuptial conduisait à une inflation des dots, à l’hypergamie et à l’augmentation du nombre de femmes célibataires à l’échelon le plus élevé de la société. Selon J. G. Sperling, l’entrée au couvent constitua une forme d’échange et le caractère compétitif de l’échange du don contribua à la mobilité sociale au sein d’un corps politique en principe homogène. Le concept de potlatch, saisi comme un phénomène social renfermé, un service total, présente l’intérêt d’élargir la perspective d’analyse dans le cas vénitien et de cerner les entrées en religion des patriciennes comme un problème d’une portée plus grande que celle, habituellement retenue, de nature économique, la pratique des vocations forcées étant au cœur de la politique et de l’idéologie républicaine, longtemps reléguée à la fin d’une chaîne d’explications causales. Les vocations forcées doivent être appréhendées dans un contexte de dépenses manifestes, rendre perceptible la nécessité des patriciens à afficher la magnificence aristocratique au sein de l’élite et éclairer les effets destructeurs de la lutte pour l’honneur et le prestige, les dimensions politiques des entrées forcées en religion figurant comme le jeu total des stratégies du patriciat à se reproduire en entité politique authentique et sans tache. L’analyse de J. G. Sperling révèle que les vocations forcées cernées comme pratique sociale parurent réaliser ce que les théoriciens politiques exigèrent d’une classe dirigeante aristocratique, afin de passer réellement pour noble. Les historiens estimèrent, récemment, que la contrainte d’afficher l’honneur par le biais de l’échange réciproque et important de dons, loin d’être associée à une pensée économique rationnelle et moderne, façonna le comportement des élites dirigeantes en Italie. Le processus de fermeture du patriciat de Venise était spécifique et de genre, la pureté du corps étant définie par l’interdiction des patriciennes à prendre un époux, tandis que les femmes de rang inférieur pouvaient se marier si elles compensaient leur absence de prestige par des dots très élevées. L’écart entre l’endogamie masculine et féminine menaçait le principe constitutionnel vénitien de l’échange équitable. En effet, la formation de l’héritage d’une classe dirigeante républicaine fondée sur l’endogamie féminine supposait l’existence d’une définition légale des droits politiques identiques parmi les patriciens, droits reposant sur la pratique sociale de l’échange de patriciennes comme si elles étaient de valeur égale. Des lois d’héritage asymétriques autorisant les patriciens, mais non les femmes, à assurer une descendance patricienne, malgré la conclusion de mésalliances, bouleversa l’équilibre et accéléra la différenciation en termes de richesse et de statut, dont l’uniformité, pourtant essentielle, n’était rien de plus qu’un idéal de nature constitutionnelle. L’échange compétitif et honorable de femmes et de dons, le déploiement de la magnificence à l’occasion des fiançailles, l’interaction entre la fermeture aristocratique et les modèles d’héritage agnatique expliquent un système de mariage patricien restreint. L’inflation de la dot et les pratiques d’enfermement de nombreuses patriciennes dans les couvents furent les conséquences d’une telle dynamique, l’honneur patricien exigeant que les femmes ne puissent pas toutes revenir « avec intérêt », puisqu’elles étaient de fait retirées du marché matrimonial.
18À l’origine, les recherches tendirent à faire ressortir que la pratique de la vie religieuse à Venise constituait un moyen de préserver les patrimoines familiaux menacés par l’inflation de la dot, reprenant l’explication, de nature le plus souvent apologétique, des contemporains eux-mêmes. Or une telle théorie ne parvenait pas à expliquer pour quelle raison les pères acceptèrent des dots élevées, ne jugèrent jamais nécessaire de réduire la part d’héritage des fils et évitèrent de marier leurs filles avec des gens du commun sur la base de dots basses, si l’argent était justement tout ce dont ils avaient besoin pour éviter que leurs filles ne meurent pauvres31. Le refus des patriciennes, riches et pauvres, à épouser des hommes de statut inférieur à une époque où l’entrée dans les ordres atteignait des taux extrêmement élevés laisse supposer que la logique du gaspillage honorable, inhérent à tous les systèmes de don, orienta le mouvement vers les espaces conventuels à la fin du XVIe siècle. À l’opposé des femmes de l’aristocratie de Sicile et de Naples, où les stratégies relatives à l’entrée dans les ordres faisaient partie intégrante des nouvelles formes de noblesse, exprimant les aspirations dynastiques des familles nobles du sud de l’Italie par l’étalage de la magnificence, les patriciennes de Venise prenant le voile accomplissaient un acte de sacrifice patriotique, une attitude qui avait une signification civique essentielle. Selon la conception du potlatch, la forme de la compétition est l’expression de la destruction massive de richesses, le gaspillage rituel des capacités de reproduction des patriciennes. Dans les sociétés du don, le prestige est défié et maintenu par le retour de dons « avec intérêt ». Le don « compétitif » est une forme domestiquée d’agression, un mécanisme d’exclusion, les occasions d’avancement et d’insertion étant limitées, et l’endogamie du patriciat vénitien et la circulation compétitive des femmes pouvant ainsi être saisies comme un système de don réciproque, dans lequel les habitudes de dépense et de reproduction de l’aristocratie étaient pratiquées en offrant des femmes « avec intérêt », usage propre à la compétition politique des élites. Corps républicain supposé égalitaire, le patriciat était pourtant incapable de concilier son image d’entité homogène avec les effets différenciés de l’inflation de la dot, du prestige et de la légitimité de l’autorité du patriciat reposant sur la conviction que chaque patricien était doté de qualités et de vertus propres. Les modes du don de la classe dirigeante républicaine étaient ainsi censés attendre que les biens reçus soient rendus par des objets de valeur similaire, les lois somptuaires, les efforts pour définir une somme légale maximale pour les dots devant être compris dans cette optique. Mais les patriciens donnaient en retour, « avec intérêt », facilitant la différenciation sociale déjà très forte au sein de la classe dirigeante. Le potlatch paraît offrir une solution à la situation contradictoire qui caractérisa le patriciat vénitien, féru de ses valeurs républicaines. L’incapacité à restituer le don d’une fiancée par un fiancé de prestige et de richesse analogue ou supérieure traduit le profond déséquilibre auquel était parvenu le patriciat, qui menaça de bloquer le système de circulation endogamique. L’impasse due au fossé entre le statut et les dots disponibles fut atténuée en écartant du marché matrimonial les femmes qu’il n’était pas possible d’échanger, et rendit compte d’un système politique en crise. Ne pouvant fonctionner comme des dons, elles étaient sacrifiées à leur époux spirituel dans une cérémonie religieuse qui les engageait dans une autre forme d’échange nuptial. Seule l’entrée forcée au couvent permit d’atténuer l’embarras provenant d’un système de don paralysé qui figurait au cœur de l’ordre politique de Venise au temps de la Renaissance. Métaphores des qualités mythiques de la noblesse, les nonnes patriciennes furent les dépositaires des valeurs aristocratiques, les couvents et le corps des religieuses devenant les espaces où l’honneur, la pureté et la distinction nobiliaire résidaient en tant que groupe. Aussi le sacrifice des patriciennes au service de Dieu peut-il être perçu comme le contre-don du patriciat envers la reconnaissance de la grâce divine concédée à la cité en 421, le jour de l’Annonciation de Marie et date de naissance de Venise.
Le don et le lien politique
19La pratique des présents était fréquente, voire banale, dans la vie politique au début des temps modernes, mais elle soulevait la difficulté de reconnaître le bon présent du mauvais, et celle du sens à donner à la réciprocité politique dans un système monarchique. Les dons abondent également dans l’espace d’une ville mineure et majeure, non seulement en faveur du roi, mais aussi auprès des notabilités municipales, lors de la prise de possession d’une fonction, lesquelles distribuaient vins, olives, fruits confits, fromages, gibier. Aussi les cadeaux donnés à des juges, par exemple, étaient-ils d’un usage courant, mais déconcertant, comme en 1541 à Lyon, quand le chancelier refusa d’accepter ce que les consuls citadins lui offrirent. Pourtant, en 1494, puis en 1528 et en 1560, des édits avaient été promulgués, afin d’interdire aux gouverneurs et aux autres officiers de rang élevé, en particulier dans les États provinciaux, d’accepter des cadeaux. Divers édits, celui de 1560, témoignèrent des efforts du roi à contrôler les officiers judiciaires, à s’assurer de leur loyauté et à entendre les plaintes de ses sujets. Toutefois, les dons en nature (nourriture, vin, denrées périssables) étaient maintenus dans les rapports sociaux et politiques, quoique l’édit 1561 ait interdit cette pratique (sauf pour le gibier provenant des forêts des seigneurs). Ces manifestations soulevaient de sérieuses critiques, lorsque le politique cherchait à se préserver de toute collusion possible avec des individus influents ou des groupes de pouvoirs. Dans le monde du don où se créaient des formes d’amitiés et des obligations de reconnaissance, il s’agissait de savoir quand commençait la corruption.
20En France, il n’existe pas de terme spécifique pour la désigner, alors qu’en Angleterre, le terme bribe avait des connotations péjoratives, qualifiant au début du XVIe siècle un présent destiné à corrompre un jugement ou à soutirer des faveurs politiques32. En revanche, en France, le mot bribe qualifie, encore aujourd’hui, un petit morceau de pain, le mot pot-de-vin, péjoratif au XIXe siècle, exprimant au XVIe siècle une certaine quantité de vin commandée lors d’un dîner ou servant de boisson amicale entre des marchands à l’occasion d’un accord de vente (aussi s’agissait-il du vin de marché). Les dons et les présents étaient évalués, selon le contexte, comme un don bon ou mauvais, une telle pratique soulevant de vifs débats. Cette réalité n’échappe pas aux autres États européens, à Venise qui combattit le broglio – achat de voix par les patriciens quand il s’agissait de voter au Grand Conseil33 ; au sein de la Confédération helvétique, où des usages analogues existaient34 ; à Berne, qui rend perceptible l’existence d’un système de sociabilité, de clientèles, de parenté et des réseaux de connaissances en 1500 ; à Bâle où les cadeaux pouvaient être qualifiés de « dangereux »35, distinguant le cadeau du pot-de-vin, réalisé en public ou en privé. Si celui-ci était offert en public, il devenait un don, car il était visible dans l’espace politique, alors que les pots-de-vin entraient dans la sphère négative, puisqu’ils n’étaient pas visibles, restaient cachés, étaient tenus secrets. De telles pratiques de la représentation, dans le champ politique, participent des ambiguïtés inhérentes au don, faisant ressortir les éventuelles manœuvres qui ont pu caractériser le monde dirigeant bâlois entre les dernières décennies du XVe siècle et les premières décennies du XVIe siècle, mais aussi les cadeaux affectifs, rapports ambivalents marqués par l’obligation (étude des rituels, de la politique et du langage de la corruption à Bâle). Dans le cas des villes allemandes de la fin du Moyen Âge, les cadeaux témoignent de l’existence d’une asymétrie entre donateurs et donataires, les cadeaux, envisagés comme le résultat à la fois d’une émotion et d’une forme tyrannique des relations de dépendances difficiles à exprimer ouvertement, sorte de substitut destiné à apaiser des tensions sociales, génératrices d’ordre et de consensus, figurent comme des formes d’expression qui remplacent les gestes forcés et violents.
21Le pouvoir politique s’appuie sur le don royal, très fréquent, dont le rôle est central et en crise à partir du XVIe siècle36 : dons en tant que tels, confirmations de dons réalisés par le précédent souverain, proche ou lointain, révocation de dons, restitution de dons confisqués ou révoqués, le roi étant tenu de gérer tous les dons anciens et présents – qualifiés également à l’époque de récompense, gratification, pensions, termes qui révèlent un profond changement dans la relation entre le donateur et le donataire –, de façon explicite, lorsque le souverain s’occupe des relations entretenues avec les grands, soit par la richesse, soit par le pouvoir. Pourtant préoccupés à ne pas détruire l’équilibre de forces parfois difficile à réaliser et renforcé par l’octroi de dons, les rois cherchent, au cours du XVIe siècle, à donner un cadre administratif aux dons, du moins aux plus importants d’entre eux, afin de pouvoir en régler à la fois l’usage et l’application, les mesures adoptées (entre autres, celles de 1515, 1516, 1517, 1535 et 1539) soulignant que les souverains, malgré une attitude ambiguë et la nécessité de rester fidèle à ce type d’échanges, souhaitaient restreindre le nombre de prestations ou d’exemptions. Difficile à actualiser dans les faits, cette volonté témoigne de deux conceptions du pouvoir et de la société, celle qualifiée de segmentaire de la société dont le don s’avère un enjeu fondamental, réservé au roi et aux grands seigneurs, et celle désignée de solidaire qui conçoit le corps social et le corps politique comme une même entité marquant une première crise de l’échange de don. Mais le pouvoir royal ne peut ignorer le rôle des finances et les liens créés entre le souverain, qualifié de dépensier, et le système financier français sous l’Ancien Régime, l’exercice de la fonction royale et du pouvoir nécessitant des dépenses, d’où une notion d’échange saisie aussi bien dans son acception économique (désignant les modes de transfert de biens et de services réalisés) que dans celle associant une intention réciproque, un engagement de la volonté, entre plusieurs parties : le donataire possède la faculté de faire des dons et d’en recevoir, le don figurant comme un fait de civilisation. Le roi donne d’abord et ce qui est accordé engage le récipiendaire à la fidélité, l’échange se réalisant entre le bien et le pouvoir. Aussi le prince s’illustre-t-il par la largesse, la libéralité, dont la place détenue est importante dans l’idéal éthique monarchique37.
22Cependant, un tel rapport ne semble pas aller de soi, car il souligne un usage impliquant des forces sociales, des pouvoirs, celui du souverain, et la libéralité ne va pas sans poser d’autres questions, notamment celles des dépenses excessives aliénant la population appauvrie. La libéralité signifie gouverner ses sujets, leur accorder des biens en vue de s’assurer, en retour, leur fidélité et leur loyauté. Le don accordé ne peut l’être sans une quelconque attente. Aussi donner signifie-t-il montrer son pouvoir, être identifié comme dominant, attribuer des dons (terres, objets de luxe, domestiques), être puissant et détenir les leviers des pouvoirs publics. L’échange de dons qui caractérise le Moyen Âge et l’époque moderne commence à être critiqué par des auteurs qui s’interrogent sur le lien établi entre dons et pouvoirs, et soulèvent l’existence d’un autre lien, celui instituant les rapports sociaux. S’il est vrai que la libéralité, la générosité, la largesse du prince sont vantées, de tels gestes ne constituent plus, néanmoins, une vertu, ni un bon principe de gouvernement, alors que l’impôt retient l’attention des sujets, les dépenses excessives, le faste, l’ostentation, le luxe, la vie de cour somptueuse, étant critiqués. Il convient alors de retenir les frais engagés et d’éviter une diminution des richesses, la dépense d’apparat renvoyant à une forme de potlatch, dans laquelle la rivalité n’existe plus, tandis que la dépense fastueuse – un moyen d’éblouir le roi voisin ou concurrent, à l’instar des dons entre souverains – soutient le rang dans un esprit de concurrence avec ceux de même niveau. Signes de reconnaissance, d’amitié, de liens entre États, les dons entre les rois soulignent l’existence de l’altération. C’est ainsi que la France passe du « don à l’impôt »38, une opposition caractérisant l’éthique sociale du roi et de la noblesse, dont l’attitude repose sur le rang et sur les dépenses de prestige, et celle de la bourgeoisie professionnelle, soucieuse de gérer celles-ci sur ses revenus, de dépenser moins qu’elle ne parvient à gagner, fondant sa richesse sur le gain qui provient de l’activité professionnelle et de la compétence. Le don peut être lu sous l’angle de la formation de l’État moderne, lorsque, appréhendé au nom de l’engagement réciproque, il figure comme un procédé politique qui émane du pouvoir, est vanté, puis critiqué par les théoriciens, puisqu’il suppose l’existence de la contrainte, forme de règle du pouvoir. Tout concourt à assurer au roi le monopole de la contrainte et de la violence, un monopole qui accompagne celui de l’impôt et laisse émerger une autre façon de concevoir les problèmes économiques, au-delà du rapport instauré jusqu’alors par le don ou la largesse, habituellement inscrit dans un échange et un principe de pouvoir, fondé sur l’idée d’une abondance, une idée qui souligne et accentue une inégalité sociale dénoncée aussi bien par les humanistes que par les réformateurs au siècle des Lumières. L’impôt altère le jeu de l’échange libéralement octroyé, reposant sur un principe de réciprocité tacitement accepté et volontairement suivi. Une monarchie désormais sans lien, une contrainte exercée sur la population (impôt), des dépenses royales excessives qui ne tiennent pas compte des ressources de la couronne, créent un profond déséquilibre de nature politique et déterminent un changement du paradigme du don.
23La politique se nourrit aussi du lien “cordial”, analysé par Jean Nagle du XIIe au XIXe siècle qui propose de cerner l’histoire du sentiment politique en France par une approche anthropologique du cœur, une notion qui a joué un rôle essentiel dès le Moyen Age en Occident et a été considérée comme un « organe » des noblesses européennes, correspondant à l’établissement d’un système du don caractérisé par la prière, la requête préliminaire et la reconnaissance obligée. Sollicitant l’obtention d’un fief, le vassal formule une prière et promet son cœur – au centre des vertus nobles, vrai fondement du groupe des chevaliers, monnaie du fief ainsi obtenu en échange duquel il doit reconnaissance et fidélité –, dans l’espoir du bienfait et du cœur du seigneur. Expression du système féodal, l’acte de fidélité et l’hommage du vassal composent à la fois la phase de la demande de fief et l’offre du don de la personne (dépendance à son seigneur, reconnaissance de son statut hiérarchique inférieur, égalité recouvrée par le serment de fidélité conclu par le « baiser en bouche »39), récompensée par le donataire à travers un contre-don (investiture de fief). Le langage métaphorique du don sous l’Ancien Régime, authentique « concordat symbolique du cœur et du sang »40 – tel qu’il ressort de la description livrée, dès la fin du XIe siècle, par Adalbéron de Laon –, prévaut dans les rapports tissés au sein de la société française à l’époque moderne. Tout paraît dépendre d’un équilibre symbolique, accepté, intériorisé, les trois ordres, sous l’autorité de l’Église et du monarque, se reconnaissant à l’intérieur d’un jeu de don et de contre-don, dans lequel le clergé, la noblesse et le tiers-état composent le corps politique du royaume, le noble cœur qui domine jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, et l’ordre qui repose sur le règne secret des cœurs (disposition à l’humilité et à la reconnaissance) et sur l’expression manifeste – et externe – de l’ordre intime du cœur. Une telle ostentation codifiée (tenue vestimentaire réglée, ordre processionnel, hiérarchique, théâtral rigoureusement suivi) doit contenter Dieu, rend perceptible le respect d’une alliance, éloigne la probable et redoutée colère divine (famine, peste, guerre). Le thème du cœur et du sang crée le discours politique et le lien social, le souverain et le cœur royal, source de bienfaits et de grâces, garantissant l’amour, la paix, la concorde, la reconnaissance, l’harmonie, l’accord des cœurs, la cohésion de l’État royal. Issue du don, la reconnaissance fabrique les liens du corps politique : quel que soit le champ envisagé, elle rappelle la force de la société vivant dans la valeur du cœur. L’obligation, la dette reposent sur la libéralité de Dieu, du roi, du seigneur, de la famille, de l’ami et supposent une réponse nécessaire au don par le contre-don, le système intégrant la loi de reconnaissance qui provient d’un « bon cœur »41 tout comme d’un excès de contre-don, marque explicite de la fidélité et de la loyauté42. Aussi le pouvoir royal est-il farouchement défendu par le monarque qui ne supporte pas de voir son rôle remis en cause ou limité : ses décisions ne peuvent, en effet, souffrir d’aucun refus émis par les élites. Ainsi Henri III veut, en 1586, que les dons relèvent de son ressort et soient signés de sa main, sans passer par les secrétaires d’État.
24La vénalité des offices constitue dès lors un élément réel et important d’altération des liens tissés entre le roi et ses sujets, le souverain ou le seigneur perdant leur liberté de choix dicté alors par l’argent (octroi d’office, de terre), la dette morale que suppose le don attribué s’affaiblit aux dépens du donataire et met en crise les liens. L’esprit du don, la notion du cœur actualisée par la reconnaissance du geste dépendent, aux yeux du roi, d’une grâce concédée généreusement, les lettres de provision soulignant la valeur et la force de l’acte du don de l’office jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. En retour, le pouvoir consolide le lien personnel en réclamant aux officiers le paiement d’un droit de confirmation au début de chaque règne. Henri III ne voulut-il pas raviver la reconnaissance devant lui échoir par la création du droit de marc d’or des offices, signe de gratitude que l’officier exprimait au roi lors de son entrée en fonction, l’argent recueilli étant destiné à entretenir les chevaliers du Saint-Esprit, issus de la noblesse et dévoués à la religion du royaume ? Cependant, le langage métaphorique du don, le « concordat symbolique du cœur et du sang » s’épuisèrent au cours du XVIIIe siècle, malgré la noblesse qui parvint, peut-être, à intégrer le cercle du don. Les sujets en quête de faveurs, de pensions, de bienfaits, se manifestèrent auprès des grands et du roi, mais l’échange symbolique changea, une partie de la noblesse étant forcée de demander, acte ressenti comme humiliant et avilissant, et de recevoir, alors qu’elle ne comptait plus rendre, l’idéal pour le donataire étant de recevoir sans être amené à demander, voire à quémander. L’attitude royale s’avère singulière, car tout se donne désormais selon le mérite de l’individu, qui remet en question le don et la libéralité, puisque le souverain n’en a plus la maîtrise, les ministres et les chefs de bureaux ayant acquis au XVIIIe siècle la compétence dans le domaine des bienfaits et la dépense étant évaluée en fonction du revenu. La faveur, la libéralité, la naissance déclinent à l’avantage de l’économie et du mérite, et altèrent le principe même de la grâce du don.
25Le politique se légitime par le don sous une forme qui peut être ritualisée, telle les entrées solennelles en France du XVe au XVIIe siècle qui traduisent l’existence d’un lien aux multiples contours définissant un type de communication entre plusieurs partenaires43. Les entrées royales constituent une manifestation symbolique de la monarchie française, à l’instar d’autres événements (funérailles, sacre, lit de justice), et proposent une sorte de dialogue politique. Les entrées solennelles ritualisées, à caractère identitaire, au cœur de la formation et de la consolidation de l’État moderne, obligeant le roi envers Dieu et ses sujets, mobilisant l’affection de tous, s’organisent selon une dramatisation du don, mécanisme intégré dans un registre de comportements censés fonder et maintenir les relations interpersonnelles, en dépit du statut détenu par chaque « acteur » de ces entrées, lesquelles perdent, sous le règne de Louis XIV, les traits de réciprocité et d’obligation royale, car tout est centré sur la personne du souverain absolu. Les dons articulent un rituel de réciprocité, dont l’objectif est la mise en place d’une affection, qui repose sur le discours du cœur vantant le sentiment de l’amour réciproque, fixe des liens sociaux et affectifs marqués par la dilection, dépasse les simples rapports gouvernants – gouvernés.
Amitié, faveur, grâce
26L’espace curial a joué un rôle important dans la mise en scène du registre du don et les liens tissés entre le prince et ses sujets. Selon Norbert Elias, la cour est une pièce essentielle dans la stratégie monarchique de reproduction des tensions, l’équilibre entre les différents groupes sociaux de force à peu près équivalente et l’attitude ambiguë de chacun d’entre eux face au maître central, une attitude qui ne provient pas de la création d’un roi déterminé. Mais, le jeu des interdépendances et des dissensions ayant atteint un tel degré de rivalités, il revient au souverain, en l’occurrence Louis XIV, maître du jeu interrelationnel, de le maintenir dans son instabilité. Tout en préservant l’aristocratie comme groupe social distinct et en la soumettant au prince, la cour détient le principal mécanisme autorisant les rois de France à perpétuer leur pouvoir, l’antagonisme entre l’aristocratie et la robe, entre la noblesse d’épée et les détenteurs de charges étant tel que l’équilibre des tensions recherché constitue la condition à la construction du pouvoir absolu. Interdépendants et solidaires, mais adversaires, ces deux groupes ne peuvent entrer ensemble en conflit avec le souverain, celui-ci étant toujours plus fort que chaque groupe pris isolément, d’où sa victoire certaine, le roi réussissant à réguler les désaccords, à établir l’équilibre des tensions en attribuant aux deux ordres des droits presque similaires, à ne laisser aucun des deux groupes l’emporter sur l’autre, procédés censés permettre au roi d’agir en pacificateur et d’instaurer le calme. Il est dans l’intérêt du souverain de perpétuer cette rivalité, afin que l’équilibre des tensions soit assuré par lui, processus en mesure de lui garantir le monopole de domination, dont l’impôt, l’armée et l’étiquette de cour constituent les trois instruments définissant conjointement cette forme sociale originale qu’est la société aulique. Dans les sociétés des États dynastiques, composées des élites curiales, les sphères privées et publiques se mêlent, le sentiment d’une obligation envers un homme puissant pouvant susciter la crainte. Les liens familiaux, les rivalités, les amitiés ou les inimités figurent comme des facteurs intégrés dans le traitement des affaires de gouvernement et dans le reste des affaires officielles.
27Le don en appelle ainsi en retour un autre dans une séquence temporelle continue, au sein de sociétés qui ne connaissent pas de marchés commerciaux spécifiques, où les biens sont échangés et redistribués. Sans doute est-ce à ce prix que la paix est maintenue au même titre que la solidarité, l’amitié, le statut social. Une telle attention présente des intérêts multiples liés aux configurations sociales et politiques spécifiques des régions, des États, des villes et des arrière-pays pris en examen. Selon l’espace politique envisagé, les caractéristiques et les résultats de l’analyse peuvent ainsi varier, et mettre au jour des normes et des pratiques pertinentes censées éclairer le rapport des échanges symboliques et matériels. Si l’on aborde le cadre des échanges et le monde politique, dans une dimension élargie qui puisse englober la société et l’institutionnel, avec ce qui peut s’ensuivre (distribution et redistribution de biens accordés libéralement, recherche de faveurs, de pensions, de facilités, de patronage) dans une République italienne ayant évolué peu à peu d’un système seigneurial à un État à structure monarchique comme Florence, il est possible de traiter des relations interpersonnelles subtiles établies entre une famille – les Médicis – et les autres membres des élites florentines. Il s’agit d’envisager ce temps long du point de vue des pouvoirs et de leur distribution, susceptibles d’appréhender des échanges aussi bien symboliques que matériels, et les liens de dépendances établis.
28La date officielle de la prise de pouvoir des Médicis est l’année 1434, lorsque Côme, revenant de son exil forcé, réussit, grâce au soutien de la Seigneurie, à réintégrer le corps politique citadin. La force des Médicis repose sur leur puissance financière, en mesure de leur assurer une autorité certaine dans la République et sur la mainmise d’un réseau d’associés et de clients qui peuvent devenir leurs alliés politiques44. Profitant de ses richesses et de ses réseaux de clientèles, Côme a su attaquer la faction opposée et mettre des hommes dévoués à la cause de sa famille. Les usages du pouvoir permirent aux Médicis d’obtenir un consensus politique authentique, le système électoral ayant été ainsi manipulé par Côme dans le respect apparent des institutions républicaines, en s’appropriant le pouvoir des accoppiatori, collège détenant un pouvoir exécutif, composé d’hommes fidèles aux Médicis qui contrôlaient une phase essentielle du système électoral florentin. Néanmoins, les Médicis n’eurent jamais le contrôle absolu du gouvernement et furent confrontés régulièrement à la concurrence d’autres grandes familles de Florence, mais leur force était puisée dans la manipulation du système politique citadin, dans le prétendu respect des institutions de la République. Un tel système de gouvernement, qui n’était pas officiel, exigeait l’élaboration d’un réseau de connaissances, familiales et diplomatiques, censé leur garantir l’appui politique des familles d’oligarques. Côme, le premier, eut recours aux liens de patronage personnel, politique, économique et artistique qui transformaient des groupes d’intérêts en clientèles, sur la base des parents, des voisins, extension naturelle du cercle parental, consolidé par une politique de concessions de prêts et de donations aux familles du patriciat et aux artisans, et des amis, la plupart des citoyens influents, compétents, dont le rôle politique est primordial. Les Médicis ont cherché à leur offrir des charges publiques, des bénéfices ecclésiastiques, des déductions fiscales et, en échange, attendaient de leurs protégés la gratitude et le soutien. Le patronage assuré a été, en réalité, plus étendu et a concerné également les confréries, des établissements religieux, des artistes et des intellectuels. C’est ainsi que Marsile Ficin, Donatello, Brunelleschi, Botticelli furent des protégés des Médicis. Véritable forme d’investissement politique, le mécénat médicéen permit de créer des dettes de reconnaissance morale qui renforcèrent le rôle joué par cette famille. Laurent le Magnifique ne fit qu’amplifier, dès 1469, le mouvement jadis initié par Côme, en se comportant en véritable prince de la Renaissance italienne : le patronage des fêtes urbaines, de la culture et des arts, contribua à nourrir le mythe médicéen que ne manqua pas de célébrer, plus tard, le juriste et historien François Guichardin. Au mécénat et au patronage qui étaient accordés aux artistes, aux intellectuels et aux écrivains s’ajoute un autre élément constitutif du don : les cadeaux, dont la nature contractuelle demeure essentielle. Ce pouvoir princier dans un État républicain se poursuit, une fois les Médicis au pouvoir, élevés au statut de duc, puis de Grand-duc, dès la seconde moitié du XVIe siècle, désireux de se constituer une cour, à l’instar des autres États monarchiques d’Europe.
29Les usages du don par les Grands-ducs de Toscane englobent une casuistique de prestations assez étendue, caractérisées par le maintien de la domesticité, le contrôle des carrières de la bureaucratie et de la cour45. Ces gratifications qui marquent la vie curiale des Médicis régulent les équilibres sociaux et politiques, car tout se trouve inséré dans la sphère de l’exercice du pouvoir et dans les normes qui fixent l’étiquette. La nature du transfert des biens, les motivations, les circonstances, les gestes du don et le niveau social dans lequel survient l’échange constituent des clefs de lecture pour saisir les dynamiques auliques en Toscane. Aussi la valeur du don augmente-t-elle en fonction du rang détenu par le bénéficiaire, selon une échelle de prestige croissante, allant de la compensation à la rétribution et à l’attribution de privilèges, de titres et de charges politiques, le don étant dès lors un indice des interactions de dépendances sociales et politiques. Les liens tissés grâce au don permettent à la fois de dévoiler la volonté du Grand-duc de gérer le statut des courtisans et de confirmer la place du souverain lui-même, dont le rôle s’avère fondamental dans la distribution des dons, puisqu’il en est l’auteur dans 95 % des cas. L’exemple des vœux présentés au Grand-duc contribue aussi à appréhender la pratique des échanges46. Comme l’a analysé J. Boutier, dans les sociétés de l’époque moderne fondées sur l’inégalité sociale, légitimées par le statut social et juridique, les lettres de vœux sont rédigées par des personnes ayant un statut « inférieur » qui leur rappelle les liens de fidélité et d’allégeance qui les font dépendre des dominants, dans l’intention de souligner le respect dû au seigneur, de renforcer et de maintenir de tels liens qui figurent comme un retour des faveurs octroyées47. Sans doute apparues en Italie dès la seconde moitié du XVIe siècle, ces lettres font partie des pratiques épistolaires habituelles en Europe occidentale au XVIIe siècle, reposent sur des modèles rhétoriques qui se distinguent en fonction de leurs destinataires, rappelant ainsi le statut de l’expéditeur, l’intention de la lettre, les modes littéraires qui caractérisent la période où s’affirme une telle pratique sociale et expriment le « langage de la fidélité »48. Même si elles donnent du prince l’image d’un dispensateur de faveurs, la faveur convoitée ne relève pas, néanmoins, du don (objet, pension, office) que le souverain est censé attribuer. En tout cas, l’usage du destinataire face à la réponse du Grand-duc soulève l’hypothèse, selon Norbert Elias, qu’une telle lettre était un « fétiche de prestige », expression reprise par M. Fantoni sur le don à la cour médicéenne49, des dons divers s’intégrant dans les hiérarchies et les équilibres des pouvoirs au sein de la société des courtisans.
30Valeur emblématique du système politique monarchique, la faveur permet d’éclairer les rapports interpersonnels et l’histoire des échanges au sein de la société de la première modernité. Les exemples offerts par la cour des derniers Valois contribuent à recentrer l’analyse de l’économie du don, de la faveur accordée par le Prince, exercée dans une perspective sociale et politique50. L’apport de la sociologie, celle d’Elias, aide à lire le cadre des échanges dans une optique se situant dans le domaine des représentations et des réponses données à ces formes de dialogue qui rendent manifeste la réalité des échanges. Quelle signification de la politique de faveur exercée par le souverain convient-il de trouver ? L’examen de la pratique de la faveur, sa théorisation, le système des signes, prennent un contour significatif des usages du politique au cours du XVIe siècle en France. Il est ainsi possible de saisir l’évolution des relations entre le pouvoir royal et la noblesse au cours d’une période qui s’annonce essentielle dans la formation et la construction de l’État moderne, les mignons tant décriés figurant comme des instruments de pouvoir censés exprimer autant l’image de la majesté que les signes de cette puissance. L’étude du favori éclaire cette dimension à la fois politique et sociale, perçue sous l’angle anthropologique, de la libéralité, de la faveur accordée à autrui, avec des objectifs précis et rationnels, l’entourage du prince se situant au cœur du monde aulique, instrument et reflet de sa puissance souveraine. Rétribution souvent ostentatoire d’honneurs symboliques ou matériels, celle-ci autorise les favoris à concentrer et à monopoliser la grâce du souverain qui s’exprime par la forme du don gratuit du regard et de la bienveillance de sa liberté. La faveur doit être ainsi appréhendée comme une situation de pouvoir informel qui n’est pas fondé sur le statut social ou les offices, mais sur un lien de nature dilective, traduction d’une relation volontaire et affective avec des individus choisis. Reprenant un lexique propre à Bourdieu, il est possible d’avancer que le favori est un individu marqué par la plus grande capitalisation de signes de l’exception (prérogatives symboliques, dignités, récompenses), lesquels rappellent l’existence de rapports de dépendance qui dévoilent la force et la légitimité du pouvoir royal en la personne d’Henri III, l’exercice de la grâce permettant d’exalter la souveraineté et jouant en faveur d’une intégration politique qui associe la noblesse au pouvoir royal en des temps aussi troublés que ceux de la deuxième moitié XVIe siècle. Une histoire politique de la faveur permet de tisser les fils d’un discours sur la royauté dans le dernier tiers du XVIe siècle, période où la faveur se concentre entre les mains d’un groupe restreint d’individus qui constituent autant d’agents d’un processus à la fois de réintégration politique du royaume et de consolidation du pouvoir monarchique, et forme autant d’indices sur l’histoire d’une pratique qui passe d’une économie de la faveur à une autre différemment conçue, fondée sur un rapport de type privé et dilectif.
31Si la cour connaît un développement particulier sous Henri III, celle-ci est déjà marquée, dans la première moitié du XVIe siècle, par une politique royale qui repose sur le principe de la justice et tend à privilégier le connétable Anne de Montmorency, clé de voûte du système de rétribution, distributeur unique des ressources de l’État et organisateur de l’appareil de gouvernement. La conception prise par l’exercice du bon gouvernement, articulé initialement sur une économie familiale de l’État, expression même du principe de la justice, est à l’origine de la faveur royale. La grâce du prince est conçue comme une harmonie partagée entre les sujets selon le modèle d’une équitable répartition des biens et de l’image de la famille (l’affection du père pour ses enfants). Dans cet idéal domestique du gouvernement, la cour est un espace assez ouvert où les élites du royaume parviennent à négocier leur participation à la sphère de l’autorité publique. Aussi le pouvoir du connétable de Montmorency s’exerça-t-il dans ce contexte marqué par des valeurs d’équilibre.
32Le paradigme de la faveur connaît une histoire qui n’a pas été linéaire. Dès le milieu du XVIe siècle, la faveur se trouve équilibrée par la notion de concorde, le début des guerres civiles bouleversant les structures de pouvoir, jadis caractérisées par un système participatif traditionnel. La reine mère Catherine de Médicis tend, dès 1559, à exclure la faveur selon l’idéal de l’association des sujets au souverain. Cherchant à se rattacher les membres des différentes factions opérantes à la cour et ceux des partis religieux, elle se fonde sur les ressources de la couronne (gratification en argent, distinctions honorifiques, commandements). Cette politique se justifie par une idéologie de l’amitié ou de l’harmonie qui suppose l’exercice du don, la faveur étant légitimée par ce discours saisi comme un lien social généralisé qui rassemble les élites. Mais dès le début des guerres civiles, ce modèle, qui fonde les rapports entretenus entre le roi et ses sujets, en particulier les nobles, fait émerger l’idée de la perversion du modèle familial et économique du gouvernement reposant sur une répartition équilibrée des honneurs et des faveurs. Un tel système domestique de gouvernement connaît de sérieuses entraves avec la faveur royale, celle-ci figurant comme un don gratuit qui exprime la valeur créatrice de la majesté, les rapports interpersonnels ne se concevant pas sur le modèle lignager au centre duquel le souverain est le maître suprême et naturel, mais au contraire sur la force de la grâce émanant de la personne royale.
33La notion de faveur se fonde sur un lien vertical de la relation prince – courtisan, et un débat nouveau apparaît à l’époque qui privilégie la réflexion sur la grâce princière, des textes comme celui de Baldassar Castiglione constituant une des sources essentielles. Chez Castiglione et ses émules, la faveur est le lien privilégié entre le prince et son entourage, selon le modèle de la grâce divine qui établit une tension entre Dieu et l’homme dans la perspective du Salut, le vocabulaire rendant compte de la prégnance de cette faveur entendue comme grâce. Le mot faveur apparaît dans la langue française en 1130, avec le sens de don ou de bienfait ; favoriser, mentionné dès le XIVe siècle, signifie donner faveur et favorer, censé accorder des choses précieuses, existe au XVe siècle, favori n’apparaissant qu’à partir du milieu du XVIe siècle. Le Dictionnaire de Robert Estienne [1549] fait état des termes faveur, favori, favorable et favorablement qui englobent 44 entrées. La cour – du prince ou de la justice – reste un espace où s’exprime une forme d’autorité cristallisée par la faveur, paradigme polysémique, alors qu’il existe un troisième emploi de ce mot rendant manifeste l’idée d’une faveur divine, d’une force transcendante. Dès le début des guerres civiles, l’usage de faveur se libère du champ politique et désigne soit des objets matériels, constituant autant de signes de la faveur (bague, cordon, écharpe, ruban…), soit une expression incarnée de la faveur dans une dimension possessive (mon favorit, ma favorite), tandis que favori se rattachait à la personne du roi (le favori du roi). Selon les théoriciens de la noblesse française, la faveur connaît à l’époque une connotation particulière et supplémentaire qui se rapporte au lien privilégié unissant la noblesse à son souverain et à l’honorabilité du noble dans le bon fonctionnement de la société. Il fait partie de la grâce et de la générosité équitable, modèle d’échanges où rien n’est attendu en contrepartie, soulignant sa caractéristique mystérieuse et arbitraire, une axiologie qui demeure positive jusqu’au milieu du XVIe siècle en France. Modèle de l’acte souverain, fondée sur la notion de l’amour en Dieu et le don gratuit et universel, la faveur exclut l’idée de favoritisme et met en jeu l’honneur du prince – Seigneur par l’attribution de sa grâce, laquelle ne repose pas sur le rang, le statut et les qualités morales de ses bénéficiaires. Du coup, l’exercice figure comme un risque possible de dérèglement de la juste répartition des honneurs, car la faveur et le don sont susceptibles de menacer les équilibres existants, s’ils ne sont attribués qu’à un groupe minoritaire. L’économie du don royal fixe une relation verticale inégalitaire qui renforce l’autorité du donateur, intégré dans un réseau d’obligations dépendant de la réponse attendue et différée du contre-don. La concorde, l’association, la pratique d’une amitié généralisée entre le souverain et sa noblesse, l’économie humaniste de la faveur sont abandonnées en 1572, après le massacre de la saint Barthélemy, au profit de la consolidation de l’autorité monarchique fondée sur l’exercice de la grâce : dans ce registre, le futur Henri III excelle et impose une nouvelle conception de la cour et de la politique, restreignant à ses sujets l’accès à la personne royale, véritable gestionnaire des réseaux de clientèles. Unique dispensateur de la grâce, le souverain est alors le seul organisateur de la réintégration politique, le maître à la fois des ressources de l’État, en mesure de rémunérer les fidèles, et de la hiérarchie des honneurs, distribués selon des objectifs et des procédés précis lui permettant de devenir un roi de justice absolu.
34Le binôme amitié – majesté contribue à réaliser une lecture particulière des échanges dans la société de la première modernité qui témoigne de la difficulté à associer ces deux concepts pour les auteurs de l’époque : les amitiés et les relations affectives jouent un rôle primordial dans la vie publique au XVIe siècle, structurant aussi bien la sociabilité nobiliaire que les mécanismes de l’organisation politique fondés sur des vecteurs émotionnels. Reposant sur la notion de réciprocité interactionnelle, le concept de philia forme le modèle des relations humaines et fait ressortir, selon les idées de l’amitié d’Aristote et de Cicéron, un lien de société qui est dicté par l’exercice de la raison et de la vertu. Aussi la philia présente-t-elle plus des aptitudes morales que des fondements affectifs, un mode de cohérence et d’intégration dans la Cité, en faisant appel à l’idée de concorde. Cependant, une difficulté subsiste et rend les configurations sociales particulières : une amitié authentique ne peut exister que s’il se vérifie une égalité de condition sociale entre les individus. Or le rang du roi est supérieur à celui de ses sujets, même nobles, lesquels ne sont que des instruments d’une politique royale qui les dépassent, l’idée de faveur paraissant ardue à intégrer dans les formes publiques de l’amitié, car elle perturbe le cadre habituel des rapports entre le souverain et ses sujets, le prince ayant le droit d’accorder sa confiance et son affection à des favoris qui figurent comme des images de lui-même, dans la mesure où les intérêts de l’État sont absents de leurs préoccupations. Le droit du prince à la félicité dépend seulement de ces affaires privées ou domestiques, mais de telles relations ne doivent influencer en aucun cas les devoirs qui reviennent au chef de l’État, encore moins l’intégrité de sa majesté.
35Rythmée par la caresse et la louange, dispensée à certains sujets, la faveur royale peut faire l’objet d’interprétations et de malentendus multiples, parfois entretenus en temps de troubles, la faveur pouvant être accompagnée de signes qui ne sont pas forcément perçus de façon positive51. Les caresses décrites au XVIe siècle, constituant un langage et une manière de se comporter récurrents dans le cadre des rites d’interaction sociale et politique, sont censées alimenter des discours sur les relations interpersonnelles. Exprimée à la fois dans la correspondance et les propos, dans une intention le plus souvent stratégique, destinée à entretenir de bons rapports, la caresse est employée dans l’éloge, la louange, le compliment, le panégyrique, à l’intérieur du jeu de la compétition politique. Qu’il s’agisse de tromperies ou de trahisons, celles-ci entretiennent des liens sociaux, peut-être illusoires, mais nécessaires dans le monde curial et l’entourage royal, le souverain lui-même, tel Henri III, ne se privant pas d’utiliser de tels procédés en public envers ses différents interlocuteurs, les gestes d’amitiés, les accolades, les embrassades destinées à scander – même de façon symbolique – le rapprochement du monarque vers autrui. Soucieux de publicité, le roi prodigue des caresses – face pourtant cachée servant les intérêts de celui (le roi ou, alors, de ceux) qui s’emploie dans ce registre –, afin que tous puissent le voir et l’entendre, comme en août 1588, lors de la réconciliation entre Henri III et le duc de Guise, le souverain s’étant montré bienveillant envers le duc, une attitude qui fut saisie comme une faveur royale rare accordée à son adversaire d’hier et qui modifia la place et la dignité de Guise à la cour. Ces manifestations sont des signes d’une amitié retrouvée, rendue perceptible par de tels gestes et paroles, une amitié qui devient une réelle obligation pour le duc, désormais redevable envers le monarque, obligation qui en appelait d’autres dans le royaume, lien instrumentalisé destiné à amadouer le duc de Guise, ultracatholique, jadis farouche opposant au roi, et à donner éventuellement naissance à des différends au sein des réseaux à la tête desquels était le nouvel obligé. Les caresses des courtisans et des conseillers du souverain passaient souvent pour des flatteries dans de nombreux textes (pièces satiriques, œuvres poétiques, écrits sur les troubles civils), dénonçant leur rôle tenu pour méchant, trompeur, mauvais et flatteur, qui masquait des intentions parfois guère avouables. Pourtant très décrié à l’époque, le danger provenait des artifices du flatteur jouant sur les apparences de l’amitié, afin d’obtenir ce qu’il convoitait, une amitié feinte dont le souverain devait savoir se prémunir.
36Dieu étant l’ordonnateur de toute chose, partie intégrante de tous les dons, en sa qualité de donateur originel, spectateur des transactions de dons et, parfois, de donataire, il n’est pas possible d’occulter le rôle joué par le divin dans les sociétés d’Ancien Régime. Ainsi les relations de don dans les institutions religieuses jouèrent un rôle particulier, car elles contribuèrent à donner le ton pour les offrandes à effectuer. Mais les exemples souffrent des crises religieuses que connaît l’Europe au XVIe siècle, et le système du don se trouve impliqué dans cette réflexion qui divise les tenants du catholicisme et du protestantisme. Aussi les doutes sur la réciprocité ont-ils gagné la France au cours du XVIe siècle. Le poids de l’obligation trouva une expression angoissée dans la critique protestante des voies catholiques du salut. Les réformes religieuses au XVIe siècle figurent comme une querelle sur le don, sur la question de savoir si les individus pouvaient faire preuve de réciprocité envers Dieu, s’ils pouvaient obliger Dieu et connaître la valeur réelle des dons que se faisaient les uns et les autres. Cette querelle, toutefois, évolua de façon autonome, selon ses propres termes, mais en même temps que la dispute sur les obligations du roi envers ses sujets.
37Le système catholique du don reposait sur l’ancienne considération que les choses sacrées ne pouvaient être vendues (simonie). L’idée était établie que l’Église était une institution dans laquelle circulaient des dons, qui était fondée sur une réciprocité intense, allant de la simple cire de bougie à la foi, sur un échange entre les vivants et les morts, entre les laïcs et le clergé, les laïcs donnant calices, vêtements de prêtre, argent, tandis que le clergé faisait des prières et des intercessions liturgiques, les biens circulant également au sein du clergé lui-même (prêts, financement de messes, cire de chandelle). Mais les laïcs et les clercs donnaient aussi des dons aux pauvres, souvent dans un cadre sacré (nourriture, vêtement, aumônes, dots, repas, draps) et les dons à Dieu, l’aumône étant déjà un don fait à Dieu. La messe représentait l’élément central de cette symbolique chrétienne, en l’honneur de Dieu, alors qu’elle était critiquée par la communauté protestante. Pour les catholiques, ce culte symbolisait la réciprocité du don entre les humains et Dieu, et entretenait l’espoir des hommes en la faveur divine. C’est au cours du glissement des dons usuels vers des paiements exigés que se mesure la grave crise affectant l’Église catholique de l’intérieur, par les jésuites souvent très critiques, comme de l’extérieur, par les protestants qui s’opposaient à certains usages tenus pour impropres à l’Église primitive : sont ainsi évoquées, parfois avec une forte insistance, la simonie et la réciprocité restreinte pratiquées par les catholiques pour des groupes limités (enfants, frères et sœurs spirituels, parents, serviteurs). Qu’en est-il de l’usure perçue du point de vue du sacré, l’usure censée relever du pur intérêt financier, de l’égoïsme de l’homme d’affaire préoccupé à tirer profit d’un prêt accordé et à établir un rapport impersonnel entre lui et le client ? Les idées exprimées en Espagne aux XVIe et XVIIe siècles, qui privilégient la catholicité moderne par une nouvelle lecture de l’Église, de l’idée du don et de la grâce, prennent une ampleur singulière grâce à l’examen de l’usure52. L’antidora, expression du contre-don, est le système grâce auquel le surplus suivant la restitution de l’emprunt effectué est légitimé par la volonté de rendre perceptible la relation d’amour que le prêt accordé a fixé entre les deux parties. Aussi le thème de la rétribution du prêt peut-il être envisagé dans le cadre de la réciprocité sociale et de l’interaction, une telle économie des échanges sociaux s’intégrant dans un contexte culturel dominé par la doctrine du droit commun catholique et le lien familial. S’affirme une théologie de l’amour pour une anthropologie des proportions : lorsque le calcul se confond avec les sentiments et traduit une réalité marquée par la nuance et des valeurs sociales fortement enracinées à l’époque, l’usure identifie un système de grâces qui génèrent des obligations individuellement libres, mais collectivement contraintes. L’antidora est opératoire dans un double registre naturel, à la fois obligatoire et libertaire. Comment l’expliquer ? Le prêt, en fait, ne peut se réduire à un acte de libéralité, car il manquerait dès lors l’exigence d’égalité. Mais il n’est pas enfermé dans le domaine de la justice au sens strict, car la possibilité du bénéfice ferait défaut. Le premier registre respecte la proportion, l’ordre essentiel de relations sociales, alors que l’autre rend possible l’amitié qui forme un lien social fondamental. Aussi est-il possible de renouveler l’histoire et la perception des phénomènes apparemment si sûrs, si classiques et si déterminés que sont la religion et le don, saisis sous l’angle de la grâce53. L’appréhension de la nature du don s’enrichit si elle est considérée par rapport à d’autres formes de l’échange. Que le don soit une sorte de transaction n’empêche personne de comprendre que la valeur des choses ne correspond pas à leur valeur économique, aucune équivalence n’étant réellement envisageable entre les dons offerts et ceux reçus, car tout repose sur la valeur des individus concernés et le prix fixé (ou la valeur attribuée à l’objet), la frontière entre le don et les formes de l’échange étant ainsi difficile et peu rigide54.
38Le phénomène ainsi enclenché par le système de don et de contre-don semble inscrit dans des perceptions le plus souvent cohérentes et tracées, dont les résultats s’avèrent apparemment uniformes et prévisibles, et renforcent la valeur du lien social. Les recherches récentes, conduites par les historiens, tendent à souligner d’autres aspects de ce paradigme polysémique. Entre le donateur et le récipiendaire qui fonde la pratique du don apparaît, en réalité, des incertitudes et, partant, des risques. La notion de négociation contribue à dégager la capacité de reconstruire la logique de l’action des hommes et des femmes du passé, tâche ardue nécessitant une analyse du contexte et l’acceptation que le hasard peut également dicter l’action sociale. Les tensions relevées rappellent que les dons peuvent parfois échouer. Les pratiques de la représentation, notamment dans la sphère politique, participe des ambiguïtés naturelles du don, assumant un rôle particulier, censé distinguer le cadeau du pot-de-vin, réalisé en public ou en privé, déterminant son caractère légal ou illicite. Les processus de modernisation des relations économiques, sociales et politiques liées aux usages multiples et redéfinies du don, ne doivent-ils pas être, en définitive, compris dans la différenciation des modes de l’échange, lesquels mériteraient à juste titre d’être distingués, opposés et associés ? Les changements se vérifiant dans le lexique politique (passage du don au pot-de-vin, du don à l’impôt), ainsi que dans les stratégies de diversion et de conversion, contribuent à donner un sens nouveau et modifiable aux transferts des objets dans les sphères de l’échange et du don qui s’annoncent imprévisibles. Théologie de l’amour pour une anthropologie des proportions, langage métaphorique du don, concordat symbolique du cœur et du sang, chorégraphie des dons, affection stratégique, participent du lien social, selon des modalités, des usages, des discours, des perceptions et des contextes qui diffèrent d’un État à l’autre, d’une époque à l’autre. Le système de réciprocité, le potlatch « à la vénitienne », la mana, le hau, aident à cerner les multiples formes que peut assumer le don et le contre-don à l’époque moderne, et à tisser le lien social.
Notes de bas de page
1 Sénèque, De Beneficiis, Paris, Les Belles Lettres, trad. Prichac, 1972, Livre I, 3, 2-5.
2 M. Mauss, « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Année sociologique, seconde série, 1923-1924, tome I, mais dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 2001 [1ère éd. 1950]. En ce qui concerne les recherches historiques, lire G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003 ; J. F. Bestor, « Marriage Transactions in Renaissance Italy and Mauss’s Essay on Gift », Past and Present, 164 (1999), p. 6-46 ; J. Boutier, « Adresser ses vœux au grand-duc. Pratiques épistolaires entre recherche de la grâce et expression de la fidélité dans l’Italie du XVIIe siècle », J. Boutier, S. Landi, o. Rouchon (dir.), La politique par correspondance. Les usages politiques de la lettre en Italie (XIVe-XVIIIe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 249-274 : 250 ; J. G. Carrier, Gifts and Commodities. 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Starobinski, Largesse, Paris, Gallimard, 2007 [nouvelle édition revue et corrigée ; 1ère éd. 1994] ; I. Thoen, Strategic Affection ? Gift Exchange in Seventeenth-Century Holland, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2007 ; R. Trexler, Public Life in Renaissance Florence, Ithaca, Cornell University Press, 1980, p. 270-330 ; M.-F. Wagner, L. Frappier, C. Latraverse (dir.), Les jeux de l’échange : entrées solennelles et divertissements du XVe au XVIIe siècle, Paris, H. Champion, 2007.
3 M.-J. Gérard-Segers, « Réflexions psychanalytiques à propos du droit négocié », Ph. Gérard, F. Ost, M. van de Kerchove (dir.), Droit négocié, droit imposé ?, Bruxelles, 1996, p. 313-337 : 323.
4 M.-J. Gérard-Segers, op. cit., p. 324.
5 C. Macherel, « Don et réciprocité… », p. 151-166 : 151.
6 G. Algazi, « Doing Things with Gifts », G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003, p. 13.
7 G. Algazi, « Doing Things with Gifts », G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), op. cit., p. 9-27 : 13.
8 G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), op. cit., passim ; J. T. Noonan, Bribes, New York-Londres, MacMillan Publishing Company, 1984, p. 137-424 (chap. II-III).
9 M. Mauss, « Essai sur le don… ».
10 G. Algazi, « Doing Things with Gifts », G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), op. cit., p. 15.
11 M. Mauss, « Essai sur le don… », passim, ainsi que P. Bourdieu, « La double vérité du don », Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997 ; M. R. Anspach, À charge de revanche. Figures élémentaires de la réciprocité, Paris, Seuil, 2002 ; A. Caillé et alii, Ce que donner veut dire. Don et intérêt, Paris, La Découverte, 1993 ; A. Caillé, Don, intérêt et désintéressement. Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris, La Découverte, 2005 [nouvelle édition augmentée ; 1ère éd. 1994] ; J. G. Carrier, Gifts and Commodities : Exchange and Western Capitalism since 1700, Londres-New York, Routledge, 1995 ; Ph. Chanial (dir.), La société vue du don. Manuel de sociologie anti-utilitariste appliquée, Paris, La Découverte, 2008 ; S. Coleman, « The Charismatic Gift », Royal Anthropological Institute of Great Britain and Ireland, 10 (2004), p. 421-442 ; J. T. Godbout (en collaboration avec A. Caillé), L’esprit du don, Paris, La Découverte, 2000 [1ère éd. 1992] ; Id., Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil, 2007 ; « De la reconnaissance. Don, identité et estime de soi », Revue du MAUSS, 23 (2004) ; M. Godelier, L’énigme du don, Paris, Flammarion, 1996 ; Id., Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004 ; Id., Au fondement des sociétés humaines. Ce que nous apprend l’anthropologie, Paris, A. Michel, 2007 ; A. E. Komter (dir.), The Gift : An Interdisciplinary Perspective, Amsterdam, Amsterdam University Press, 1996 ; C. Macherel, « Don et réciprocité en Europe », Archives européennes de sociologie, 24 (1983), p. 151-166 ; A. Offer, « Between the Gift and the Market : The Economiy of Regard », Economic History Review, 50 (1997), p. 450-476 ; M. Sahlins, Stone Age Economics, Londres, Tavistock, 1978 ; A. Testard, Critique du don. Études sur la circulation non marchande, Paris, Études Syllepse, 2007. Cf. l’étude critique de M. Sahlins intitulée « The Spirit of the Gift : une explication de texte », J. Pouillon, P. Maranda (dir.), Échanges et communications : mélanges offerts à Claude Lévi-Strauss, Paris-La Haye, Mouton, 1970, t. 2, p. 998-1012 ; B. Schwartz, « The Social Psychology of the Gift », A. E. Komter (dir.), The Gift, op. cit., p. 69-80 ; A. Smart, « Gifts, Bribes, and Guanxi : A Reconsideration of Bourdieu’s Social Capital », Cultural Anthropology, 8 (1993), p. 388-408 ; A. B. Weiner, Inalienable possessions. The Paradox of Keeping-While-Giving, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1992.
12 M. Mauss, op. cit., p. 273-274 : « Qu’on nous permette encore une remarque de méthode à propos de celle que nous avons suivie. Non pas que nous voulions proposer ce travail comme un modèle. Il est tout d’indications. Il est insuffisamment complet et l’analyse pourrait encore être poussée plus loin. Au fond, ce sont plutôt des questions que nous posons aux historiens, aux ethnographes, ce sont des objets d’enquêtes que nous proposons plutôt que nous ne résolvons un problème et ne rendons une réponse définitive. Il nous suffit pour le moment d’être persuadé que, dans cette direction, on trouvera de nombreux faits ». Ce passage fondamental et subtil est également cité, en anglais, par Gadi Algazi, « Doing Things with Gifts », G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), op. cit., p. 9-27.
13 K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, trad. C. Malamoud, préface de L. Dumont, Paris, Gallimard, 1983.
14 N. Zemon Davis, op. cit.
15 A. Guéry, « Les finances de la monarchie française… », p. 216-239 ; Id., « Le roi dépensier… », p. 1241-1269 ; Id., « La crise politique des dons royaux. », A. Burguière, J. Goy, M.-T. Tits-Dieuaide (dir.), op. cit., p. 154-162 ; Id., « Du don à l’impôt… », Ph. Chanial (dir.), op. cit., p. 257-271.
16 S. Kettering, « Gift-Giving and Patronage… ». p. 131-151.
17 A. Nagel, « Art as Gift : Liberal Art and Religious Reform in the Renaissance », G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), op. cit.
18 J. Nagle, op. cit.
19 J. Starobinski, op. cit.
20 J. G. Sperling, op. cit.
21 M. Fantoni, op. cit.
22 G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), op. cit.
23 Voir également le récent ouvrage de M.-F. Wagner, L. Frappier, C. Latraverse (dir.), op. cit., passim.
24 Voir, par exemple, les Éthiques d’Aristote, les Offices de Cicéron, les Bienfaits de Sénèque.
25 Voir les analyses de S. Kettering au sujet des relations patron – clients aux XVIe et XVIIe siècles, lesquelles font ressortir trois traits du don décrit par Mauss : l’échange entre le patron et le client était destiné à créer un lien personnel ; il existait une réciprocité qui était dictée, de façon tacite, par les règles et le langage de la courtoisie. L’usage du don et du contre-don relève de l’euphémisme, volontaire, désintéressé, mais obligatoire et intéressé pour le patronage, la protection et l’assistance matérielle du patron, le clientélisme étant le service à la fois personnel et affectif qui ne se produisait pas dans toutes les relations interindividuelles. L’échange de politesse et de compliments entre les nobles autorisaient du coup une régulation et scellait une réciprocité dans l’échange ainsi exprimé, à l’origine du lien social. S. Kettering, « Gift-Giving and Patronage. ». p. 131-151.
26 Voir, par exemple, L. Faggion, « Le lien social en Terre Ferme vénitienne au XVIe siècle. Amitié, amour et droit du sang », G. Buti, A. Carol (dir.), Comportements, croyances et mémoires. Europe méridionale, XVe-XXe s., Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2007, p. 109-118 ; Id., « Le notaire et le consensus à Trissino (Vénétie, 1575-1580) », G. Audisio (dir.), L’historien et l’activité notariale. Provence, Vénétie, Égypte, XV-XVIIIe siècles, Toulouse, Presses Universitaires de Toulouse Le Mirail, 2005, p. 112-127 ; Id., « Les femmes, la famille et le devoir de mémoire : les Trissino aux XVIe et XVIIe siècles », Rives nord-méditerranéennes, n° 24 (2006), p. 53-62.
27 M. Aymard, « Amitié et convivialité », P. Ariès, G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. 3 : De la Renaissance aux Lumières, Paris, Seuil, 1986, p. 455-499.
28 Dans le cadre de la parenté spirituelle, du parrainage, du compérage et des formes de dons qui s’y rattachent, voir l’ouvrage fondamental de G. Alfani, Padri, padrini, patroni. La parentela spirituale nella storia, Venise, Marsilio, 2007.
29 Cf. N. Zemon Davis, op. cit., p. 115-117.
30 J. G. Sperling, Convents and the Body Politic, op. cit., p. 18-71 (chapitre intitulé « Potlatch alla Veneziana : Coerced Monachization in the Context of Patrician Intermarriage and Conspicuous Consumption »).
31 J. G. Sperling, Convents and the Body Politic, op. cit., p. 18-71.
32 J. T. Noonan, op. cit., p. 137-424.
33 D’où le mot français imbroglio à connotation péjorative.
34 S. Teuscher, Bekannte, Klienten, Verwandte, Cologne, Böhlau, 1998.
35 V. Groebner, « Gemein und Geheym. Pensionen, Geschenke, und die Sichtbarmachung des Unsichtbaren in Basel am Beginn des 16. Jahrhunderts », Revue Suisse d’Histoire, 49 (1999), p. 445-469 ; Id., Gefährliche Geschenke, op. cit. ; Id., « Accountancies and Arcana… », E. Cohen, M. D. De Jong (dir.), op. cit. ; Id., « The City Guard’s Salute… », G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir.), op. cit., p. 247-268.
36 Voir note 16.
37 Voir J. Starobinski, op. cit., passim.
38 Voir note 16.
39 J. Nagle, op. cit., p. 48-49.
40 Ibid., p. 74.
41 Ibid., p. 236.
42 Ibid., p. 237.
43 B. Paradis, L. Roy, « “Le cueur craintif est de tout danger seur, puisque Titan en ce pays arrive”. Le don dans les entrées solennelles en France aux XVe et XVIe siècles », M.-F. Wagner, L. Frappier, C. Latraverse (dir.), op. cit., p. 105-140 ; J. Provence, « La comptabilité de l’éphémère : l’exemple des entrées troyennes », Ibid., p. 158-162.
44 J. Boutier, S. Landi, O. Rouchon (dir.), Florence et la Toscane, XIVe-XIXe siècles. Les dynamiques d’un État italien, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004.
45 M. Fantoni, op. cit., p. 97-137.
46 J. Boutier, « Adresser ses vœux au grand-duc. Pratiques épistolaires entre recherche de la grâce et expression de la fidélité dans l’Italie du XVIIe siècle », J. Boutier, S. Landi, O. Rouchon (dir.), La politique par correspondance. Les usages politiques de la lettre en Italie (XIVe-XVIIIe siècle), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009, p. 249-274.
47 Voir, également, pour l’espace néerlandais au XVIIe siècle, I. Thoen, Strategic Affection ?…, op. cit.
48 Expression que Jean Boutier reprend chez A. L. Herman, « The Language of Fidelity in Early Modern France », Journal of Modern History, 67 (1995), p. 1-24.
49 M. Fantini, « Feticci di prestigio : il dono alla corte medieca », S. Bertelli, G. Cripò (dir.), Rituale, cerimoniale, etichetta, Milan, 1985, p. 141-161.
50 X. Le Person, « Practiques » et « practiqueurs ». La vie politique à la fin du règne de Henri III (1584-1589), Genève, Droz, 2002 ; N. Le Roux, La faveur du roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, Champ Vallon, 2000.
51 X. Le Person, op. cit., p. 523-547.
52 B. Clavero, La grâce du don. Anthropologie catholique de l’économie moderne, Paris, A. Michel, 1996 ; première édition en langue espagnole à Milan, Antidora. Antropología católica de la economia moderna, Giuffrè, 1991.
53 B. Clavero, op. cit., passim.
54 L. Fontaine, L’économie morale. Pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008, p. 258-263, mais aussi C. Muldrew, The Economy of Obligation. The Culture of Credit and Social Relations in Early Modern England, New York, Palgrave, 1998.
Auteur
Université de Provence
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