Préface
p. 5-7
Texte intégral
1Saisis comme un enchaînement de trois obligations (donner, recevoir, rendre), composante de la vie sociale, le don et le contre-don, analysés par Marcel Mauss dès 1922, puis par Claude Lévy-Strauss et Maurice Godelier, sont devenus, depuis les années 1990, des objets à part entière de la recherche en histoire médiévale et moderne dans le cadre de la définition du « lien social ».
2Les historiens font, en effet, des concepts anthropologiques un usage que l’on peut qualifier de « raisonné ». Il ne s’agit pas tant de transposer tels quels à la matière historique des outils et autres modèles explicatifs empruntés à d’autres sciences sociales que d’ouvrir de nouveaux champs de réflexion méthodologiques qui permettent d’aborder différemment les sources. Ainsi en va-t-il notamment du concept de don/contre-don dans son acception fondatrice de l’échange social. Les études menées, par exemple, sur l’échange de biens, matériels ou symboliques, dont les archives monastiques médiévales portent la trace1, ont bien montré que, dans le cadre documentaire particulier que sont les contrats agraires (précaires, livelli), le don impliquait toujours la mise en place d’une hiérarchie par l’affirmation d’un pouvoir (c’est la logique d’autorité du don), qui peut constituer la seule fin recherchée. Eliana Magnani Soares2, en soulignant combien la logique du don avait fini par imprégner toute forme de transaction contractuelle au Moyen Âge, a mis en exergue, quant à elle, la complexité des pratiques du don et des mécanismes idéologiques qui les sous-tendent. En conséquence, l’ethos du don, ainsi que ses pratiques, les modalités de réciprocité (réciprocité généralisée, équilibrée, négative, selon M. Sahlins) contribuent, désormais, à éclairer le fonctionnement des sociétés européennes d’Ancien Régime tout comme la sociabilité des mondes urbains et ruraux, la logique des familles et celle de la constitution des communautés.
3Les contributions rassemblées dans cet ouvrage, issues de communications prononcées lors de deux journées d’études organisées en 2006 et 2007 à la Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence, ou de personnes sollicitées pour ce projet de recherche, ambitionnent à la fois de donner un aperçu des différents champs actuels d’interprétation historique ouverts par l’usage du paradigme du don/contre-don et de souligner, par la mise en parallèle des méthodes et pratiques des historiens médiévistes et modernistes, les ambiguïtés et les difficultés auxquelles l’historien, quel que soit le type de documentation considéré, peut se trouver confronté dans l’usage heuristique de cette notion. Si le système d’échanges de dons figure, donc, comme un indicateur possible des comportements d’échanges sociaux et révèle les facteurs porteurs de sens et de dynamiques, à travers lesquels se dégagent les relations intersubjectives et leurs rapports avec l’objet de l’échange, l’octroi de dons et de contre-dons, ses circuits (générosité ou grâce du « Prince », aumônes, services, cadeaux, faveurs) semblent tracer des « frontières » de l’échange et du social souples, sujettes à des constantes réévaluations et hypothèses.
4Les réflexions et discussions nourries échangées à l’occasion de ces journées d’études firent également ressortir la nécessité d’aller au-delà du stade de la définition de ce que peut être le don dans les sociétés anciennes pour aborder celui de la complexité des relations à l’autre durant ces périodes, et finalement dépasser, en l’adaptant, le concept anthropologique de l’échange réciproque. Ainsi, la réflexion première, conduite en 2006, reprit-elle les thèses de Marcel Mauss, amendées entre autres par Maurice Godelier, pour les réexaminer sous des angles d’approches nouveaux, une méthode poursuivie en 2007, notamment dans le domaine de l’histoire politique. Au-delà des concepts de dons volontaires/obligatoires, gratuits/intéressés, conçus par le sociologue Mauss, on tenta, au cours de ces deux manifestations, de cerner la valeur de l’objet donné, accordée par celui qui l’a donné, le reçoit et le rend, les logiques à l’origine de cet acte, l’éthique fondant le lien social et celui de sujétion, et les approches à la fois théoriques et pratiques de l’échange. Il a été ainsi possible de faire ressortir la nécessité pour les historiens de dépasser l’opposition posée par les anthropologues et les sociologues entre le système tautologique du marché, qui repose sur une conception utilitaire et intéressée de l’échange, et celui du don, supposé gratuit et appuyé par une pulsion individuelle, pour atteindre aux réels mécanismes du don dans les sociétés anciennes3. L’outil méthodologique que constitue la théorie anthropologique du don offre, en effet, aux historiens un modèle d’interprétation de la façon dont le « lien social » a pu se tisser, mais également de ce qui peut en constituer les finalités : dans l’analyse que fait Mauss des sociétés non occidentales qui lui ont servi de terrain d’étude, le « système social » du don repose sur un élément en particulier – l’obligation de la réciprocité par le contre-don –, qui va fonder l’équilibre de la relation ainsi établie et, de la sorte, éviter les conflits en garantissant la paix sociale. Or c’est précisément cette idée d’équilibre instauré par l’échange, ayant trait aux biens matériels ou symboliques, qui pose problème aux historiens et rend le paradigme anthropologique du don/contre-don difficile à appliquer tel quel aux sociétés passées.
5L’économie de l’ouvrage tente, ainsi, de rendre compte tout autant des acquis méthodologiques que des interrogations suscitées par l’usage de ce concept en histoire médiévale et moderne, en proposant un bilan méthodologique et théorique sur ce sujet, puis un choix d’études des modalités pratiques et symboliques de ce type de relations appréhendé à partir de cas du Moyen Âge et de l’époque moderne.
Notes de bas de page
1 L. Feller, Les Abruzzes médiévales. Territoire, économie et société en Italie centro-méridionale du IXe au XIIe siècle, Rome, 1998.
2 E. Magnani S.-Christen, « Transforming Things and Persons. The Gift pro anima in the XI and XII century », dans G. Algazi, V. Groebner, B. Jussen (dir), Negotiating the Gift. Pre Modern Figurations of Exchange, Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte, 188, 2003, p. 269-284.
3 Jacques Godbout est revenu récemment sur ces questions en posant le principe d’une réhabilitation de la notion de don dans l’étude des mécanismes sociologiques de fonctionnement de nos sociétés occidentales actuelles. Voir J. T. Godbout, Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Seuil, 2007.
Auteurs
UMR TELEMME, Université de Provence
UMR TELEMME, Université de Provence
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