L’impossible régénération. La soumission du roi d’Espagne à Napoléon
p. 37-54
Texte intégral
1La relation personnelle entre Napoléon et Ferdinand VII s’étend sur une brève période, de sept ans seulement (entre 1807 et 1814), qui fut de nature très variable. Il conviendrait, en l’étudiant du point de vue de la situation espagnole, de distinguer quatre périodes.
- Celle où Ferdinand est prince des Asturies. Elle se caractérise par les efforts que lui-même et son entourage direct déploient afin d’obtenir l’appui de l’Empereur ainsi que par l’attitude ambiguë de ce dernier. Napoléon ne s’adresse jamais directement à l’héritier de la couronne d’Espagne, pas plus qu’il ne répond à ses nombreuses offres. Néanmoins, Ferdinand est bercé par l’illusion qu’il bénéficie de la protection personnelle de l’Empereur.
- Le « premier règne » de Ferdinand VII (du 19 mars au 6 mai 1808). C’est l’époque de la soumission inconditionnelle de Ferdinand et, en dépit de cela, l’Empereur se refuse à le reconnaître en tant que roi d’Espagne. La conséquence en sera l’abdication de Ferdinand VII.
- Le temps de la guerre, jusqu’en décembre 1813. Ferdinand vit à Valençay sous le contrôle de l’Empereur, envers qui il fait montre d’une extrême docilité. Napoléon, pour sa part, met à profit cette situation pour apparaître auprès des autres monarques européens comme le protecteur du roi d’Espagne et non comme son bourreau.
- La négociation du Traité de Valençay (décembre 1813). Ferdinand VII accepte les projets napoléoniens ayant trait à sa personne et à la monarchie espagnole et en vient à sceller un accord qui, compte tenu de la conjoncture, va à l’encontre des intérêts de l’Espagne et de l’opinion des Cortès. Napoléon, pour la première fois, le reconnaît en tant que roi d’Espagne et tente de l’utiliser comme instrument diplomatique afin de tirer l’Empire de la difficile situation où il se trouve.
2Ces quatre moments sont déterminés par deux constantes. La première est l’évidente dépendance de Ferdinand vis-à-vis de Napoléon : l’Espagnol, qui n’a jamais l’initiative, agit en fonction des circonstances ou au gré de son interprétation des intentions de l’Empereur. La seconde est l’utilisation par Napoléon de la personne de Ferdinand afin d’en tirer le plus grand bénéfice politique. Avant que n’éclate la guerre entre l’Espagne et la France, Napoléon se sert de Ferdinand pour en finir avec Godoy qui constitue alors un obstacle aux projets impériaux sur l’Espagne1. L’empereur utilise en outre le prince comme un instrument lui permettant d’accroître la crise de la monarchie espagnole et ce, dans le but de favoriser le changement de dynastie. Une fois le conflit amorcé, Napoléon s’efforce de tirer le plus grand profit de la « défection » du roi d’Espagne et orchestre une campagne publicitaire, destinée tout autant aux Espagnols qu’aux cours européennes, par laquelle il tente de démontrer que le prince espagnol n’est pas captif à Valençay mais qu’il s’y est retiré de son propre chef. À la fin de la guerre, lorsque Napoléon constate la notoire décomposition de son empire, il prétend se servir de l’impuissant Ferdinand pour éviter une alliance entre l’Espagne et l’Angleterre grâce à la signature du traité de Valençay.
3Pour des raisons de temps et d’espace, il s’avère impossible d’aborder ici les quatre étapes qui déterminent les rapports entre Napoléon et Ferdinand VII. De ce fait, et afin de nous ajuster à la période objet de ce colloque, nous nous limiterons aux deux premières, autrement dit, à l’époque où Ferdinand est prince des Asturies et à son premier règne. Les considérations qui suivent s’inscrivent donc chronologiquement dans la période qui va de la fin 1807, où le prince espagnol entre pour la première fois en contact direct avec Napoléon, au 18 mai 1808, date de l’arrivée de Ferdinand (accompagné de son frère Charles-Marie Isidore et de son oncle Antoine) à Valençay.
Ferdinand, prince des Asturies
4Jusqu’aux derniers mois de 1802 le prince Ferdinand ne prit pas une part active à la vie politique. Depuis sa naissance, en 1784, sa vie s’était déroulée de façon parfaitement anodine. Son existence était régie par une rigoureuse étiquette imposée par ses précepteurs et, selon la thèse la plus répandue, il fut volontairement écarté de la vie publique par ses parents et Godoy2. Tout changea en octobre 1802, suite au mariage du prince des Asturies avec Marie-Antoinette de Naples. L’ambition de cette dernière et la forte influence exercée sur elle par sa mère, la reine Marie-Caroline (sœur de Marie-Antoinette, reine de France) firent des appartements du prince des Asturies le centre d’une intense activité politique ayant un double objectif : éloigner Godoy du pouvoir et rompre l’alliance hispano-française établie en 1796, afin de faire entrer la monarchie espagnole dans l’orbite britannique. La mort prématurée de la princesse des Asturies en 1806, les mesures préventives prises par Godoy et le détrônement des Bourbons de Naples anéantirent ces plans3.
5Pendant les presque quatre années de son mariage avec Marie-Antoinette, le prince Ferdinand, de nature extrêmement influençable, n’avait fait que suivre les opinions de son épouse, qui elle-même les tenait de sa mère, la reine de Naples. Cette situation changea radicalement en 1807. Le poste d’homme de confiance du prince des Asturies fut alors occupé par le chanoine Juan Escoiquiz, son ancien précepteur, qui exerça sur lui une emprise totale et le manipula à sa guise. Aux dires du comte de Toreno, le chanoine « fut toujours un admirateur inconditionnel de Bonaparte »4, mais en marge de cette appréciation sur les positions personnelles d’Escoiquiz, personne ne doutait alors, compte tenu de la conjoncture, que Napoléon était le seul à pouvoir offrir à quelqu’un des garanties sur ses aspirations politiques. C’est ainsi que les deux clans en lice pour s’emparer du pouvoir à la cour espagnole, à savoir, les partisans de Ferdinand et ceux du binôme Charles IV-Godoy, jugaient indispensable de se rapprocher de l’Empereur afin de gagner sa protection et pouvoir ainsi s’imposer face au camp adverse. Par ailleurs, la rivalité entre les deux factions espagnoles, devenue une affaire capitale débordant largement le cadre de la cour, était alors d’une telle intensité que chacun s’accordait à reconnaître que le problème ne pourrait être résolu que par le recours à un arbitre extérieur qui, évidemment, ne pouvait être que Napoléon.
6De ce fait, Escoiquiz fit tout son possible, en étroite collaboration avec le prince Ferdinand, pour favoriser un rapprochement vis-à-vis de la France. Dans ce but, il entra en contact, fin aout 1807, avec l’ambassadeur de France à Madrid, François de Beauharnais, et tous deux convinrent que le prince des Asturies écrirait à l’Empereur afin de demander la main d’une princesse de sa famille, en témoignage d’amitié personnelle et comme garantie d’une alliance pérenne entre les deux États. L’Empereur ne répondit pas à cette missive, dont on précisera plus tard le contenu, mais Escoiquiz et le prince se montrèrent satisfaits des garanties verbales dispensées par Beauharnais quant aux bonnes dispositions de Napoléon envers ce projet5.
7Ladite lettre, signée par Ferdinand le 11 octobre 18076, peut être considérée comme sa première marque de soumission. Le ton extrêmement adulateur dont il fait montre dès le début met parfaitement en évidence son total dévouement à l’égard de l’Empereur des Français. Après avoir exprimé « les sentiments de respect, d’estime et d’affection que lui ont inspirés un héros qui efface tous ceux qui l’ont précédé », il vante, sans plus de détails, les « Vertus » de l’Empereur et affirme que « son cœur est empli d’admiration et de la plus sincère amitié » envers lui. Et il implore aussitôt après sa protection : déplorant « l’état dans lequel [il se] trouve depuis longtemps », il déclare être « empli de l’espoir que la magnanimité de [Sa] Majesté lui vaudra la plus puissante des protections ». Mais le Prince ne se limite pas à demander de l’aide et n’hésite pas à critiquer ouvertement Charles IV qui, dit-il, est droit et généreux mais agit sous l’influence de personnes « artificieuses et malignes ». La conclusion est évidente : la situation désastreuse dans laquelle se trouve l’Espagne, à cause du gouvernement de Godoy et de l’erreur dans laquelle se trouve Charles IV, ne pourra être corrigée que par « la seule autorité de V. M. I. ». Une telle affirmation, proférée par l’héritier de la couronne d’Espagne, est plus que compromettante, mais le prince va encore plus loin en sollicitant l’honneur de se « marier avec une Princesse de l’auguste famille » de l’Empereur. Il affiche ainsi clairement sa volonté de lui être totalement fidèle. La lettre s’achève sur une surprenante déclaration : « j’en suis réduit à un seul recours, qui est de refuser, ce que je ferai avec une constance inaltérable, toute union, quelle qu’elle soit, sans le consentement de V. M. I. ».
8L’audace dont témoigne l’héritier de la couronne d’Espagne en franchissant un pas de cette nature sans l’autorisation de son roi, ce qui pourrait bien être perçu comme une trahison, montre combien il s’en remet entièrement et totalement à Napoléon. Et il convient d’interpréter cet acte comme une sorte de renoncement de la part de Ferdinand à la tutelle de son père, remplacée par celle de l’empereur des Français.
9Du fait de la gravité de l’affaire, diverses hypothèses ont été émises sur ceux qui furent à l’origine de la rédaction de cette lettre. Dans ses Memorias, Escoiquiz en attribue l’initiative aux Français et, pour le démontrer, il publia une autre lettre adressée par le prince Ferdinand à l’ambassadeur de France, datée du même jour que celle destinée à Napoléon. Ferdinand y affirme avoir écrit à l’Empereur car ce dernier le lui avait demandé par l’entremise de son ambassadeur en Espagne (Beauharnais lui-même) et y présente son courrier à Napoléon comme « un témoignage bien sincère de [son] respect et de [son] affection envers son auguste personne, que les circonstances dans lesquelles [il] se trouve [lui] rendent aussi nécessaire qu’agréable », phrase qui peut être perçue comme une tentative d’atténuer la portée de ladite lettre à Napoléon. Le prince y rajoute qu’Escoiquiz bénéficie de toute sa confiance pour traiter avec le représentant de la France des affaires les plus graves et insiste sur son désir d’épouser une princesse de la famille de Napoléon. Mais il nuance aussitôt ses propos en précisant que la demande de mariage a été formulée « sous réserve de l’accord et approbation de mes bien-aimés parents, le Roi et la Reine, sans manquer en aucune façon au respect et affection que je leur dois et sans que mes pourparlers avec S.M.I et avec vous n’outrepassent jamais les limites d’une simple conversation confidentielle qui ne m’engage en rien tant que je n’aurai pas obtenu l’approbation de mes parents »7.
10Il est évident qu’en publiant cette lettre à Beauharnais, Escoiquiz s’efforçait d’éluder la responsabilité du prince Ferdinand et du même coup la sienne, car le fait de solliciter un mariage auprès d’un monarque étranger sans y avoir été préalablement autorisé par le roi ne pouvait être considéré par quiconque comme digne de l’héritier d’une couronne. Par ailleurs, de telles précautions étaient nécessaires, en 1814, lorsque le chanoine édita ses mémoires. En revanche, on peut douter que le texte reproduit par Escoiquiz soit véritablement celui de la lettre de Ferdinand à Beauharnais en date du 11 octobre. Dans sa célèbre histoire du Consulat et de l’Empire, Adolphe Thiers en offre une version bien différente, que certains historiens espagnols, comme le très influent Modesto Lafuente et le fort bien informé Manuel Izquierdo Hernández, estiment authentique. Cette dernière est très différente de celle publiée par Escoiquiz et il y manque l’essentiel : l’allusion à l’obtention de l’accord de Charles IV pour demander la main de toute princesse. Dans ce courrier, le prince Ferdinand mentionne la « correspondance secrète et indirecte » échangée entre lui et Beauharnais qu’il remercie de lui avoir servi d’intermédiaire « afin de manifester au Grand Empereur votre Maître, directement et sans réserves, les sentiments pendant si longtemps contenus dans mon cœur ». Il prie l’ambassadeur de l’excuser auprès de l’Empereur pour « les fautes de style et d’expression qu’il trouvera dans sa lettre », à mettre sur le compte de l’incommodité dans laquelle il se trouvait pour l’écrire, entouré d’espions y compris dans ses appartements, et il insiste sur le fait qu’il est tout disposé à maintenir des contacts secrets à travers « ladite personne » qui s’en est jusqu’alors chargée (Escoiquiz), afin de fournir des preuves solides de sa fidélité à l’Empereur et d’obtenir sa protection8.
11Pour Lafuente, qui s’appuie sur cette correspondance ainsi que sur les contacts établis entre Escoiquiz et Beauharnais pendant l’été 1807 (contacts secrets, ce que reconnaît le prince lui-même, comme nous venons de le voir), il ne fait aucun doute que la fameuse et imprudente lettre à Napoléon du 11 octobre est bien le fait du Prince des Asturies9. Cependant, compte tenu de la gravité de l’affaire, on peut difficilement concevoir que Ferdinand et son conseiller particulier Escoiquiz aient osé entreprendre une action aussi risquée sans compter, pour le moins, sur une promesse de soutien de la part des Français. De toute évidence, tout fut orchestré par l’ambassadeur de France ou du moins convenu avec lui. Escoiquiz affirme que l’idée de marier le Prince des Asturies avec une princesse française lui fut suggérée par Beauharnais lors de conversations secrètes qu’ils eurent en aout 1807 quelque part dans le Retiro de Madrid et il ajoute qu’il tenait du diplomate Pascual Vallejo, très proche de Beauharnais, que Napoléon souhaitait le mariage de l’héritier du trône avec une princesse française ou d’un pays intimement allié à la France10. Escoiquiz laisse donc entendre que d’une manière ou d’une autre, cette idée ainsi que celle d’en faire état par écrit à l’Empereur n’avaient émané ni de lui, ni du prince, ce qui, en plus de la volonté d’offrir a posteriori une justification, est la thèse la plus vraisemblable. Le comte de Toreno émet la même supposition. À ce sujet, il écrit : « Tout indique que l’ambassadeur [Beauharnais] œuvra en suivant les instructions de son maître, et s’il est vrai que ce dernier se refusa à reconnaître comme siens les procédés du premier, il est improbable que M. Beauharnais se fût risqué, avec un souverain si peu permissif, à prendre des initiatives d’une telle importance sans son accord préalable »11.
12Dans l’attente des éclaircissements que pourraient apporter de nouvelles recherches, tout semble indiquer que ce fut Ferdinand qui, sur les conseils d’Escoiquiz, prit l’initiative d’approcher l’ambassadeur de France. Mais une fois le contact établi, Beauharnais exerça une profonde influence sur l’un et l’autre et leur suggéra de prendre des initiatives compromettantes (comme celle qui vient d’être commentée), ce à quoi tous deux se prêtèrent volontiers, estimant que c’était là le moyen le plus adapté pour obtenir la protection de Napoléon. La lettre du Prince à l’Empereur en date du 11 octobre fut peut-être l’une de ces suggestions émises par l’ambassadeur de France qui, à son tour, s’efforça par ce biais de se tirer à bon compte de la situation dans laquelle lui-même se trouvait. À cette même époque, Beauharnais avait informé son gouvernement des excellentes dispositions du Prince des Asturies à l’égard de la France, ce qui, fort logiquement, étonna le ministre des Affaires étrangères, Champagny. Parfaitement au fait du peu d’inclination de Ferdinand envers Napoléon et de ses antérieures tentatives de rapprochement vis-à-vis de l’Angleterre, il exigea de Beauharnais des preuves flagrantes du changement d’orientation du Prince. Le 9 septembre de cette même année, 1807, le ministre avait demandé instamment à son ambassadeur de justifier la véracité de ses rapports : « Il [le Prince des Asturies] sollicite à genoux, dites-vous, la protection de l’Empereur ; comment le savez-vous ? Est-ce lui qui vous l’a dit ? »12. Rien de mieux pour répondre à cette embarrassante question que la lettre de Ferdinand à Napoléon.
13Il est donc fort possible que l’acte le plus patent de la soumission de Prince des Asturies à Napoléon, avant le renoncement de Bayonne, soit la résultante des efforts combinés du binôme Ferdinand-Escoiquiz et de l’ambassadeur de France. Tous, pour des motifs il est vrai différents, avaient intérêt à s’attirer la bienveillance de Napoléon. Ce dernier, évidemment, les laissa faire, mais il ne se prononça pas clairement. Bien sûr, il ne répondit pas à la lettre du Prince des Asturies, mais, pour lors, il ne désavoua pas davantage son ambassadeur qui demeura en contact avec Escoiquiz et avec tous ceux qui constituaient le noyau initial du parti de Ferdinand et tout particulièrement le duc de l’Infantado. Cette indétermination de l’Empereur facilita la collaboration de son ambassadeur avec ce parti afin d’en finir avec Godoy, ce qui joua un rôle primordial dans le processus de décomposition de la monarchie espagnole en 1807-180813. Par ailleurs, la détermination de Napoléon à laissez croire, avec une bonne dose de cynisme, qu’il demeurait en marge des disputes espagnoles internes favorisa, de fait, le parti de Ferdinand. Le 11 novembre 1807, l’ambassadeur d’Espagne à Paris, le prince de Masserano, informa Pedro Cevallos, secrétaire d’État espagnol, que l’Empereur était fort contrarié parce que Charles IV avait dénoncé par écrit la participation de l’ambassadeur de France dans la conspiration de l’Escurial. D’après Masserano, Napoléon lui ordonna de transmettre à la cour d’Espagne le message suivant : « dès aujourd’hui je prends le Prince des Asturies sous ma protection ; si l’on s’en prend à lui de quelque manière, ou si l’on insulte mon Ambassadeur, ou si l’Armée réunie ne marche pas immédiatement sur le Portugal comme il a été convenu, je déclarerai immédiatement la guerre à l’Espagne »14.
14Cette nouvelle, livrée par l’ambassadeur d’Espagne et largement répercutée par Cevallos auprès des personnes adéquates, eut un profond impact auprès des partisans du Prince des Asturies qui y virent la confirmation de ce que Ferdinand, et non Godoy, avait obtenu la protection de Napoléon. Mais ce fut un nouveau mirage car, au même moment, Napoléon fit naître chez Godoy l’illusion qu’il bénéficiait de l’appui impérial pour concrétiser son rêve de gouverner le Portugal en souverain, comme le stipulait l’une des clauses du traité de Fontainebleau, négocié précisément alors même que Ferdinand écrivait à l’Empereur la lettre à laquelle nous avons fait référence. En somme, l’Empereur laissait entendre aux uns et aux autres que, attentif à leurs requêtes, il assumait son rôle de médiateur dans le contentieux espagnol.
15Mais ce qui semblait se limiter à une querelle dynastique entre Charles IV et son successeur prit une tout autre dimension après le soulèvement d’Aranjuez et l’explosion d’allégresse qui s’ensuivit dans l’ensemble du territoire de la monarchie espagnole. Tout cela mit en évidence que l’affrontement entre « fernandins » et « godoystes » avait un profond impact social. Il s’agissait d’un véritable affrontement politique où pour des raisons diverses, et parfois contradictoires, se trouvait impliquée la quasi-totalité de la société. Napoléon, pour sa part, estima qu’on était allé trop loin, ce qui altérait ses projets pour l’Espagne, d’où le changement tactique évoqué au début de ces pages et, pour ce qui nous intéresse maintenant, son manque de considération envers Ferdinand qu’il ne reconnut pas en tant que roi lorsque, le 19 mars 1808, il accéda au trône suite à l’abdication de son père.
Le premier règne de Ferdinand VII
16Le soulèvement d’Aranjuez renforça la conviction chez nombre d’Espagnols que Napoléon était le seul médiateur capable de résoudre les problèmes de l’Espagne et l’on pensa, en outre, que le nouveau roi jouissait de sa protection. Mais pour Napoléon l’objectif de sa médiation n’était plus de réconcilier les Bourbons d’Espagne, et encore moins de conforter Ferdinand sur le trône, mais de procéder à un changement de dynastie afin de régénérer la monarchie. Le concept de « régénération » fut abondamment utilisé par Napoléon pour justifier son intervention dans les affaires d’Espagne. Mais cette régénération s’avérait à ses yeux impossible tant que les Bourbons demeureraient sur le trône. C’est pourquoi il ne voulut pas de Ferdinand comme roi d’Espagne. Les diplomates et les généraux français avaient beau laisser entendre que l’Empereur était fort bien disposé à l’égard de « Son Altesse Royale le Prince Ferdinand », ce dernier et son entourage prirent conscience de l’extrême gravité de la situation. Mais, au lieu de s’opposer à Napoléon, ils se mirent plus que jamais à sa disposition. Les actes qui le démontrent abondent et expliquent la facilité avec laquelle, le moment venu, Ferdinand lui remit sa couronne.
17L’action de Ferdinand pendant son premier règne fut régie par son obsession d’être reconnu par Napoléon comme roi d’Espagne et par sa volonté d’en finir, y compris physiquement, avec Godoy. En fait, tout étant conditionné par ce double objectif, il ne gouverna pas alors, et ce, en dépit de l’impérieuse nécessité de faire face à de nombreux et graves problèmes. Autrement dit, Ferdinand VII, acclamé depuis le 19 mars parce qu’il apparaissait comme le régénérateur d’une monarchie dévastée par la politique de Godoy, ne fit absolument rien en ce sens, car pour lui l’essentiel était d’atteindre les deux buts qu’il s’était fixés. La régénération de la monarchie, invoquée par tous, se trouvait, en fait, entre les mains de l’Empereur des Français, car le monarque espagnol était dans l’incapacité de l’entreprendre.
18De par une docilité prononcée, Ferdinand favorisa la stratégie de Napoléon. Non seulement il ne s’opposa pas aux mouvements des troupes françaises qui devaient occuper des positions clés dans la Péninsule, mais il donna l’ordre aux maires et aux autorités provinciales d’apporter à l’armée française toute l’aide matérielle nécessaire (aliments, moyens de transport, logement, etc.) et, placé devant le fait accompli, il accepta même, sans protester, des actes tels que, la prise par les Français (qui usèrent parfois de la menace) d’armes et de poudre appartenant à des détachements espagnols15. Cette attitude ne fut pas sans conséquences, car si depuis la fin 1807 Godoy avait permis aux troupes françaises de franchir les Pyrénées, en revanche il avait amorcé en mars 1808 un changement de tactique16.
19En outre, Ferdinand ne fit rien pour éviter que Murat ne devienne le véritable souverain de Madrid après s’y être installé le 23 mars. Progressivement, et sans la moindre objection de la part des autorités fernandines, Murat s’empara de la Gazeta de Madrid, le principal organe de communication officiel de la monarchie ; il demanda et obtint immédiatement l’épée de François Ier, tout un symbole quant à la soumission des Espagnols ; il fit opérer à ses troupes, sans rencontrer la moindre résistance, des mouvements stratégiques afin de s’assurer le contrôle de la ville, comme ce fut le cas avec l’occupation de la Casa de Campo, où se trouvait une colline permettant l’installation d’artillerie contre Madrid, ce que souligna avec malice Juan Antonio Llorente, et, ce qui est peut-être le plus important, il obtint que les autorités espagnoles ne réagissent pas aux altercations entre les troupes françaises et la population civile espagnole17. La situation est parfaitement résumée dans cette phrase adressée par Murat à Napoléon le 24 mars : « Sire, l’armée de V. M. a occupé hier Madrid »18.
20La gravité des faits énoncés est notoire, mais le plus important fut la totale prédisposition de Ferdinand et de ses conseillers à seconder les plans politiques de Napoléon. Et ils en offrirent une preuve éclatante lorsqu’ils décidèrent que le roi d’Espagne irait à la rencontre de l’Empereur, pour le complimenter, ce qui, de fait, impliquait d’abandonner le gouvernement de la monarchie. Il ne nous semble pas sans importance, compte tenu de la question qui nous occupe maintenant, de déterminer d’où surgit l’idée de ce voyage. Cette question a suscité débat, mais diverses données indiquent que les Français en sont à l’origine, même s’il ne fait aucun doute que Ferdinand l’accepta d’emblée et sans résistance. La suggestion fut peut-être émise, une fois de plus, par Beauharnais, comme on peut le déduire de la lettre que Ferdinand VII lui écrivit le 26 mars 1808 alors qu’il ne régnait que depuis sept jours. Il y disait ce qui suit : « J’ai fort pesé vos justes raisons ; nos sentiments sont d’avoir le bonheur de voir S.M.I. et Royal et de suivre en tout ses conseils ; je suivrai les vôtres et je suis prêt à partir à la rencontre de l’Empereur et je connais [sic] que vos conseils sont d’un ami sincère qui n’a d’autre but que ma félicité laquelle vous souhaite [sic] votre ami. Ferdinand ». Et il ajouta en post-scriptum qu’il n’attendait pour entreprendre ce voyage que l’arrivée à la cour d’Escoiquiz, qui devait avoir lieu le jour même ou au plus tard le lendemain19.
21Cette lettre, peu citée par les historiens, nous semble fondamentale, surtout en raison de la date de sa rédaction. Ferdinand venait de monter sur le trône et il faisait déjà montre d’une totale soumission aux autorités françaises d’occupation, car le roi se plia docilement à la suggestion, ou plutôt à l’« ordre », de l’ambassadeur de France et il le fit immédiatement savoir à Murat. Le 28 mars, ce dernier informa Napoléon qu’il avait traité avec le ministre d’État Pedro Cevallos des besoins matériels de l’armée française et il ajouta : « Il m’a demandé si V. M. était entrée en Espagne, ou quand elle devait y entrer, le Prince des Asturies devait aller au-devant de vous »20. Le roi d’Espagne demandait l’autorisation de voyager dans son royaume (on pensa initialement que son itinéraire se limiterait au territoire espagnol) au commandant des troupes occupant la capitale. Il est donc évident que ni Murat ni d’autres agents français n’eurent à déployer de grands efforts pour convaincre Ferdinand VII de l’opportunité d’aller à la rencontre de l’Empereur, et ce fait crucial devait conduire le monarque espagnol dans le piège de Bayonne. Par ailleurs, il conviendrait de nuancer la portée du rôle joué par Savary lors de son entrevue avec Ferdinand VII à Madrid le 7 avril. La mission de Savary ne consistait pas tant à convaincre le roi d’entreprendre ce voyage (car il en avait déjà pris la décision et Napoléon, comme nous venons de le voir, le savait), qu’à le surveiller lui et son entourage tout au long du trajet afin d’éviter toute action de leur part à l’encontre des intérêts français ou qu’ils ne succombent à la tentation de ne pas aller jusqu’à Bayonne21. Par ailleurs, on peut s’étonner que Ferdinand VII ait entrepris son voyage seulement trois jours après son entrevue avec Savary, fait inusuel compte tenu de la lourdeur des préparatifs inhérents à un déplacement royal et qui montre bien qu’on devait s’en être préoccupé préalablement.
22Après avoir pris la décision d’aller à la rencontre de Napoléon, Ferdinand se justifia en reprenant à l’identique les arguments de la propagande napoléonienne. Autrement dit, il quittait la capitale afin de complimenter son allié et traiter avec lui de questions fondamentales intéressant les deux puissances. Ces « questions fondamentales » étaient, d’après ce que l’on laissa entendre, la résolution de la dispute avec son père et la consolidation de l’alliance avec la France, afin de pouvoir entreprendre la régénération dont la monarchie avait tant besoin après le désastre où l’avait plongé le mauvais gouvernement de l’odieux Godoy. La réalité, cependant, était tout autre. Il s’agissait d’obtenir la reconnaissance de Napoléon, en échange de quoi, Ferdinand était disposé à faire des concessions territoriales et/ou à offrir à la France des facilités quant au commerce avec l’Amérique22. En dépit de cette équivoque intentionnelle, le message diffusé à l’unisson par l’entourage de Ferdinand VII et par Murat trouva écho auprès des Espagnols et rares sont ceux qui doutèrent de l’opportunité de ce voyage23.
23Le message politique propagé par l’entourage de Ferdinand à partir du 10 avril 1808, date de son départ de Madrid, incluait un autre élément, extrêmement important, et par ailleurs inspiré par Napoléon. Il s’agit de l’appel lancé à la population espagnole afin qu’elle gardât son calme et évitât tout affrontement avec les troupes françaises. Diverses instances, toutes liés à Ferdinand VII, firent de même en avril et mai 1808 et c’est assurément ce qui contribua très largement à retarder le soulèvement des Espagnols24.
24Une fois commencé le voyage, Ferdinand VII ne manqua pas de douter sur l’opportunité de le poursuivre, mais son obsession d’obtenir la reconnaissance de l’Empereur fut la plus forte et il continua à fournir des preuves de son extrême soumission, de manière de plus en plus claire et personnelle. Le 14 avril 1808, peu avant de franchir la frontière pyrénéenne et alors que ses doutes avaient probablement gagné en intensité, Ferdinand VII, qui se trouvait à Vitoria, s’adressa par courrier à l’Empereur sur un ton si plaintif et servile qu’il illustre parfaitement tout ce qui a été dit à ce sujet jusqu’alors. Le roi se plaint de ce que les autorités françaises (il cite expressément Murat et l’ambassadeur Beauharnais) ne l’aient pas félicité lors de son accession au trône, fait qu’il n’attribue pas à leur propre initiative mais à l’absence d’ordres supérieurs. Cependant, loin d’insister sur ce point, qui constitue un reproche à l’encontre de Napoléon, il se focalise sur l’exposé des services qu’il a rendus. Dès le premier instant, j’ai offert à l’Empereur - affirme-t-il – des « témoignages clairs et aucunement équivoques de ma loyauté et de mon affection envers sa personne » Et il précise « que sa première disposition fut d’ordonner le retour au Portugal des troupes qui avaient reçu l’ordre de s’en retirer pour s’établir dans les environs de Madrid ; que [ses] premiers soins furent l’approvisionnement et le logement des troupes françaises en dépit de l’extrême précarité dans laquelle [il] avait trouvé les finances et les faibles ressources des provinces où elles étaient stationnées ; et qu’en outre [il] a donné à [Sa] Majesté la plus grande preuve de [sa] confiance en ordonnant à [ses] troupes de quitter la capitale pour les remplacer par celles de [Sa] Majesté »25. Il évoque, à la suite, certains faits mettant en évidence son désir de consolider l’alliance (l’envoi de trois grands d’Espagne à la rencontre de Napoléon lorsqu’il sut que son intention était de se rendre en Espagne, et immédiatement après, avec le même but, de son frère Charles) et conclut, après s’être plaint de ne pas avoir reçu la moindre lettre de l’Empereur, en le suppliant de « bien vouloir mettre un terme à l’angoissante situation où le plonge son silence et de dissiper, par une réponse favorable, les inquiétudes qu’endureront [ses] fidèles vassaux tant que subsistera le doute »26.
25Napoléon répondit par une autre lettre, datée deux jours plus tard de Bayonne. C’était la première fois que Napoléon s’adressait, directement et par écrit, à Ferdinand VII, auquel il continuait évidemment à réserver le titre de Prince des Asturies, et il le fit en lui adressant toute une série de reproches virulents, en raison de la manière dont il avait accédé au trône et de son attitude envers Godoy, comme nous verrons plus loin27. La lettre de l’Empereur arriva à un moment critique, alors même que diverses personnes s’efforçaient de dissuader Ferdinand de franchir la frontière des Pyrénées et lui soumettaient même des plans visant à le transférer quelque part en Espagne où il échapperait à la vigilance des Français. Le monarque demeura sourd à de telles suggestions et décida de poursuivre son voyage. Jusqu’au dernier moment, il eut la possibilité d’échapper à la tutelle de l’Empereur, ou du moins de tenter de le faire, mais il ne voulut pas, ou ne se décida pas, à franchir ce pas, ou bien encore se laissa gagner par les craintes de ses partisans les plus intimes (Escoiquiz ainsi que les ducs de l’Infantado et de San Carlos). Il semblerait qu’en 1808 Ferdinand était incapable d’envisager une option qui ne fût pas celle de sa totale soumission à l’Empereur.
26Cependant, cette soumission ne fut en aucun cas sincère. Comme il le démontrera en bien d’autres occasions au cours de son règne, Ferdinand VII agit en 1808 avec dissimulation. Il afficha publiquement certaines intentions, mais, en réalité, il n’obéissait qu’à ses propres intérêts, faisant fi de ceux de la monarchie. Il haïssait les Français et leur Empereur, qui le savait parfaitement (tout comme Charles IV, d’ailleurs, qui lui en fit le reproche, par écrit, le 2 mai28), mais il était incapable ne serait-ce que de tenter d’échapper à la tutelle de Napoléon. L’explication d’un tel comportement est fournie par Juan Escoiquiz, son principal conseiller en 1808: tout fut régi par la crainte que Napoléon ne restituât le trône à Charles IV, ce qui était possible par le recours à la force, et les Espagnols étaient à même de l’accepter si Napoléon écartait la reine des affaires publiques et ordonnait la poursuite du procès contre Godoy. La conséquence en serait la prison (ou condamnation) de Ferdinand VII et de tous ses partisans ainsi que la réouverture du Procès de l’Escurial. Évidemment, Escoiquiz et l’ensemble des partisans les plus importants de Ferdinand étaient disposés à tout essayer pour éviter cela29. Cette façon d’agir déboucha sur l’abdication au trône, acte culminant de la soumission de Ferdinand à Napoléon.
27Cependant, la soumission de Ferdinand VII face à Napoléon, pour ce qui est de la période qui nous occupe, offre une exception en ce qui concerne le sort personnel de Godoy. Jusqu’au dernier moment Ferdinand refuse de se plier aux injonctions de Napoléon portant sur la libération de Godoy et la suspension de son procès criminel, annoncé le 3 avril. Fort tardivement en la circonstance, le 18 avril, Ferdinand écrivit à l’Empereur, depuis Vitoria, qu’il ne pouvait accéder en la matière aux demandes de Murat et de l’ambassadeur de France à Madrid, qui, en outre, insistaient pour que le sort de Godoy fût laissé entre les mains de l’Empereur. Ferdinand affiche sa détermination quant à la poursuite du procès criminel et ne fait qu’une concession : « …si V. M. prête intérêt à la vie de don Manuel Godoy, je vous donne ma parole royale que, si, après l’examen le plus rigoureux, il devait être condamné à la peine de mort, je le gracierai, en considération de la médiation de V. M.I. »30.
28Cette lettre a double valeur : elle concerne la seule question où le roi d’Espagne ne suit pas à la lettre les suggestions de l’Empereur et elle est écrite deux jours après réception du courrier particulièrement dur de l’Empereur, en date du 16 avril, déjà cité. Napoléon lui disait : « Je ne suis pas juge de ce qui s’est passé et de la conduite du prince de la Paix ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il est dangereux pour les rois d’accoutumer les peuples à répandre du sang et à se faire justice eux-mêmes ». Après lui avoir rappelé à la suite que Godoy est « un prince qui a épousé une princesse du sang royal et qui a si longtemps régi le royaume » et que, de ce fait, intenter un procès contre lui équivaudrait à le faire contre le Roi et la Reine, il lui signale que, lui, Ferdinand, a pour seul droit au trône celui qu’il tient de sa mère, et Napoléon de conclure : « Elle [Votre Altesse] n’a pas le droit de juger le prince de la Paix ; ses crimes si on lui en reproche, se perdent dans les droits du trône » En conséquence, Napoléon demande l’exil de Godoy hors d’Espagne et se propose de lui offrir refuge en France31.
29Comme on pouvait s’y attendre, en dépit du refus de Ferdinand, Napoléon ordonna à Murat de libérer le prisonnier, ce qui fut fait le 21 avril, alors que le roi d’Espagne se trouvait déjà à Bayonne, autrement dit, lorsque lui-même était tombé sous la coupe de Napoléon, sans qu’il soit pour autant officiellement reconnu comme prisonnier. Mais cinq jours plus tard, Ferdinand adressa en secret un décret royal surprenant au Conseil de Castille, où il laissait entendre que le procès contre Godoy devait se poursuivre. Il faisait allusion aux continuelles demandes en faveur de sa libération formulées par le Grand-duc de Berg, l’ambassadeur de France, le général Savary et, finalement, Napoléon (il faisait là référence à sa lettre du 16 du mois courant) et soulignait qu’il était exclusivement disposé à gracier le prisonnier si le tribunal espagnol le condamnait à la peine de mort32. Lorsque ce décret royal parvint à Madrid, Godoy se trouvait déjà à Bayonne, ce qui nous amène à nous interroger sur les véritables intentions de Ferdinand VII lorsqu’il le rédigea. Ignorait-il que Godoy était sorti de prison ou s’agissait-il une fois encore d’un acte équivoque afin de démontrer que personnellement il n’avait rien à voir dans la libération de l’homme, qui était alors le plus haï par les Espagnols ? Du fait de la propension de Ferdinand à utiliser les moyens les plus sinueux pour justifier sa conduite, tout est possible. En tout état de cause, sa fermeté dans l’affaire Godoy, qu’elle fût réelle ou simulée (peu importe), permet de bâtir des hypothèses sur ce qui aurait pu advenir si Ferdinand avait adopté une attitude similaire sur d’autres questions, car en 1808 les Espagnols étaient disposés à suivre avec le plus grand enthousiasme les indications de leur souverain.
30Pour ce qui est des actes que nous avons étudiés, il ne convient pas de disculper Ferdinand VII, en en rejetant l’exclusive responsabilité sur ses conseillers les plus proches ou sur la Junte de Gouvernement qui demeura à Madrid et qu’il chargea le 10 avril des affaires courantes pendant le voyage devant le mener jusqu’à l’Empereur. Du 19 mars au 6 mai, cette Junte, ainsi que l’ensemble des autorités espagnoles, obéirent aux ordres du roi, régulièrement transmis par le secrétaire d’État Pedro Cevallos qui le suivit dans son voyage. Autrement dit les institutions espagnoles et les Espagnols ne firent qu’adopter des décisions ratifiées par le roi. La situation changea à partir du 6 mai, date à laquelle le Grand-duc de Berg se proclama président de la Junte de Gouvernement. Dès lors Ferdinand VII perd toute autorité sur cette Junte, sur le Conseil Royal et sur toutes les autres institutions de la monarchie33.
31En définitive, l’« Innocent et vertueux roi », dans lequel les Espagnols avaient déposé tous leurs espoirs au lendemain de l’héroïque révolution d’Aranjuez (c’est ainsi que la propagande fernandine qualifiait le soulèvement d’Aranjuez) n’entreprit jamais la régénération de la monarchie si vivement souhaitée. Comme nous l’avons vu dans ces pages, Ferdinand fit passer avant toute autre chose l’obtention de la reconnaissance impériale et le châtiment de Godoy. La régénération de la monarchie espagnole, de ce fait, ne pouvait venir de l’intérieur. Elle ne serait possible que si elle était entreprise par une autorité extérieure (telle était l’opinion de ceux qui rejoignirent Josef I) ou si se produisait à l’intérieur un changement radical, autrement dit une révolution politique, et c’est ce que fit finalement une partie des Espagnols à Cadix. Cependant, pendant les années que dura la Guerre d’Indépendance un secteur non négligeable de la société espagnole, du moins quantitativement, continua à croire que Ferdinand avait pris les bonnes décisions et que son échec était dû à la perfidie de Napoléon. Cette thèse est parfaitement rendue dans nombre d’opuscules, dont El Filósofo en su quinta, l’un des plus diffusés en 1808 et des plus cités par les actuels historiens34. Si Ferdinand fit montre de tant d’égards envers Napoléon, y est-il dit, c’est parce qu’il croyait qu’il partageait sa joie suite à la chute de Godoy et parce que « son cœur [celui du jeune monarque] était incapable de receler le moindre soupçon de fourberie ». Ferdinand VII, au « cœur noble et sans duplicité », pensa que celui de Napoléon l’était également.
Notes de bas de page
1 Dès la fin 1806, suite à l’échec des négociations avec la Quatrième Coalition contre Napoléon, Godoy se montra fort docile face aux indications de l’Empereur des Français pour renforcer le blocus continental contre l’Angleterre, ce qui impliquait, notamment, l’attaque du Portugal (Cf. Carlos Seco Serrano, « La política exterior de Carlos IV », in Historia de España, fundada por Menéndez Pidal, t. XXXI.2, Madrid, Espasa-Calpe, 1988, p. 695-697). Cependant, d’après ce que Godoy expose minutieusement dans ses Memorias, au début de 1808 Napoléon modifia ses projets vis-à-vis de l’Espagne. La guerre contre le Portugal ne lui suffisait plus. Il souhaitait désormais occuper les provinces espagnoles frontalières de la France et formaliser par ailleurs un traité de commerce favorable aux intérêts français en Amérique. En contrepartie, Napoléon offrit à Charles IV le royaume du Portugal, une fois conquis (Manuel Godoy, Memorias, ed. de Emilio La Parra y Elisabel Larriba, Alicante, Publicaciones de la Universidad de Alicante, 2008, p. 1492 ss. Cf. en outre, André Fugier, L’Espagne et Napoléon, Paris, Alban, 1930, t. II, p. 434 y 439).
2 Parmi les historiens offrant des données biographiques sur Ferdinand VII, c’est un lieu commun que d’évoquer l’isolement auquel il fut contraint par ses parents et Godoy. Cependant, cette thèse mériterait d’être corroborée par des faits probants, car nous avons l’impression que l’on confond parfois la rigidité de l’étiquette de la cour de Charles IV avec une intention délibérée d’écarter le prince des affaires publiques. Les meilleures pages écrites à ce sujet, dans l’attente de nouveaux travaux bien documentés, sont celles de Manuel Izquierdo Herñandez, Antecedentes y comienzos del reinado de Fernando VII, Madrid, Ediciones Cultura Hispánica, 1963, p. 149-223.
3 Sur l’activité déployée dans les appartements du Prince des Asturies pendant qu’il fut marié avec Marie-Antoinette de Naples, voir Carlos Seco Serrano, Godoy. El hombre y el político, Madrid, Espasa-Calpe (col. Austral), 178, p. 152-158 et Emilio La Parra, Manuel Godoy. La aventura del poder, Barcelona, Tusquets, 2002, p. 350-358.
4 Conde de Toreno, Historia del levantamiento, guerra y revolución de España, Pamplona, Urgoiti Editores, 2008, p. 55.
5 Ces agissements, comme on le sait bien, constituent le prologue de la Conspiration de l’Escurial.
6 Lettre reproduite dans Juan Escoiquiz, Memorias, Madrid, BAE, 1957, p. 96-97. Escoiquiz soutient qu’il l’écrivit lui-même car le prince « ne maîtrisait pas suffisamment la langue française » (op. cit., p. 30).
7 « Carta del Príncipe de Asturias al Embajador de Francia monsieur de Beauharnais, remitiéndole inclusa la precedente al Emperador », El Escorial, 11-10-1807 (Juan Escoiquiz, Memorias, op. cit., p. 97-98) : « supuesto el beneplácito y la aprobación de los Reyes mis amados padres, sin faltar de modo alguno a todo el respeto y ternura que les debo y sin que mi trato con S.M.I. y con Vm. pase jamás de los límites de una mera conversación confidencial que a nada me obligue hasta que haya conseguido la mencionada aprobación de mis padres ».
8 Adolphe Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, Paris, Paulin, 1849, t. VIII, p. 294-296 ; Modesto Lafuente, Historia General de España, Barcelona, Montanerb y Simón, 1922, t. 16, p. 167-169 ; Manuel Izquierdo Hernández, Antecedentes y comienzos del reinado de Ferdinando VII, Madrid, Cultura Hispánica, 1963.
9 Modesto Lafuente, op. cit., p. 166, note.
10 Juan Escoiquiz, op. cit., p. 30. Évidemment, insistons sur ce point, Escoiquiz prétend s’ôter toute responsabilité personnelle dans cette affaire que lui-même qualifie de « grave manque de respect » en des circonstances normales, tout en s’empressant de préciser qu’on pouvait difficilement qualifier de la sorte la situation d’alors.
11 Toreno, op. cit., p. 11-12 : « Todo da indicio de que el embajador [Beauharnais] obró según instrucciones de su amo, y si bien es verdad que éste desconoció como suyos los procedimientos de aquel, no es probable que se hubiera Mr. de Beauharnais expuesto con soberano tan poco sufrido a dar pasos de tamaña importancia sin previa autorización ».
12 Lettre de Champagny à Beauharnais, 9-9-1807, in Adolphe Thiers, op. cit., p. 292-293.
13 Tout indique que François de Beauharnais joua un rôle déterminant dans les actions développées par le parti de Ferdinand en 1807 et dans les premiers mois de 1808 afin de renverser Godoy, en incluant le soulèvement d’Aranjuez. Comme on le sait, Napoléon désavoua son ambassadeur après le soulèvement, mais il s’agissait là d’un simple artifice de sa part afin de ne pas être compromis, au regard de l’opinion publique européenne, dans un événement de cette nature qui discréditait toute personne y ayant pris part.
14 Juan Pérez de Guzmán, El Dos de Mayo de 1808 en Madrid, Madrid, Sucesores de Rivadeneyra, 1908, p. 73 : « desde hoy tomo al Príncipe de Asturias bajo mi protección ; que si se le toca en la menor cosa, o si se insulta a mi Embajador, o si el Ejército reunido no marcha inmediatamente a Portugal según lo convenido, declararé al instante la guerra a España ».
15 Cf. Juan Pérez de Guzmán, op. cit., et Emilio de Diego, « De Fontainebleau al 2 de Mayo », Actas del Congreso Internacional Antecedentes y consecuencias del Dos de Mayo…, op. cit., p. 243-268.
16 En mars 1808 Godoy en était arrivé à la conclusion que les troupes françaises étaient entrées en Espagne avec la ferme intention de la conquérir, d’où son projet de déplacer la cour au sud de la Péninsule et d’y rassembler les forces militaires disponibles. Comme chacun sait, le refus opposé au plan de Godoy par Ferdinand et ses partisans (essentiellement des aristocrates) fut le détonateur immédiat du soulèvement d’Aranjuez.
17 Juan Nellerto, [Anagramme de Juan Llorente], Memorias para la historia de la revolución española, con documentos justificativos, Paris, 1814, t. I, p. 24-29 ; Gérard Dufour, « Les autorités françaises et la Gaceta de Madrid à l’aube de la Guerre d’Independance », in El Argonauta Español, 1 (2004), http:/argonauta. imageson.org/document42.html.
18 Lettre de Murat à Napoleón, 24-3-1808, in Prince Murat, Lettres et documents pour servir à l’histoire de Joachim Murat, 1767-1815, Paris, Plon, 1911, t. V, p. 375.
19 Ferdinand VII à Beauharnais, 26 mars 1808, Archives Nationales, Paris, AFIV, 1680 (reproduite par Manuel Izqierdo, op. cit., p. 327, qui attire l’attention sur la signature : seulement Ferdinand, sans aucun titre). Escoiquiz se trouvait alors au monastère du Tardón (Cordoue) où il avait été banni après le procès de l’affaire de l’Escurial.
20 Murat à Napoléon, Madrid, 28-3-1808, in Murat, op. cit., t. V., p. 397.
21 L’historiographie espagnole a mis l’accent sur les stratagèmes mis en œuvre par le « fallacieux » et « manœuvrier » Savary afin de convaincre Ferdinand VII d’entreprendre ce voyage. Au vu de ce qui vient d’être dit, cette vision de la mission de Savary apparaît plutôt comme une excuse ou une manière de justifier les agissements du jeune et inexpérimenté monarque espagnol.
22 Ce sont les thèmes qu’avait annoncés Eugenio Izquierdo, l’envoyé extraordinaire de Godoy à Paris des années auparavant, dans une lettre en date du 24 mars 1808, que reçut Cevallos (on trouvera le texte de cette lettre, ainsi qu’un commentaire avisé dans Manuel Izqierdo, op. cit. , p. 333-336).
23 Avant que Ferdinand ne quitte Madrid, le 10 avril, Escoiquiz et le duc de l’Infantado, ses proches conseillers, reçurent diverses mises en garde sur les intentions des Français, ce qui n’incitait pas au voyage. Une fois à Vitoria, Urquijo et plusieurs militaires firent leur possible pour éviter que le cortège de Ferdinand VII ne franchisse les Pyrénées, mais sans le moindre résultat (cf. Emilio La Parra, « Fernando VII : impulso y freno a la sublevación de los españoles contra Napoleón », in Mélanges de la Casa de Velázquez, 38-1 (2008), p. 39-40.
24 Sur ce sujet, voir Emilio La Parra, « Fernando VII : impulso y freno… », op. cit.
25 « testimonios claros y nada equívocos de mi lealtad y de mi afecto a su persona ; que la primera providencia fue mandar que volviesen a Portugal las tropas mandadas salir de allí para las cercanías de Madrid ; que mis primeros cuidados fueron la provisión, el alojamiento y las subsistencias de las tropas francesas a pesar de la escasez extrema en que hallé mi real hacienda y de los pocos recursos de las provincias en que se hallaban aquellas ; y que además he dado a Vuestra Magestad la mayor prueba de mi confianza, mandando salir de la capital las tropas mías para colocar en ella las de Vuestra Majestad ».
26 Juan Nellerto, op. cit., t. II, p. 102-104, dit traduire le Moniteur du 5 février 1808 (il semble s’agir d’une erreur, car la date correcte est 1810) : « que se sirva poner término a la situación congojosa en que me ha puesto su silencio y disipar por medio de una respuesta favorable las inquietudes que mis fieles vasallos sufrirán con la duración de la incertidumbre ».
27 Napoléon à Ferdinand, prince des Asturies, à Vitoria, Bayonne, 16 avril 1808 (Correspondance de Napoléon Ier publiée par ordre de l’empereur Napoléon III, Paris, Plon, t. 17, p. 10-11).
28 Lettre de Charles IV à Ferdinand, in Juan Nellerto, op. cit., t. II, p. 143-150.
29 Juan Escoiquiz, Idea sencilla de las razones que motivaron el viaje del rey don Fernando VII a Bayona en el mes de abril de 1808, Madrid, BAE, 1957, p. 195. Manuel Izquierdo, op. cit., p. 346-347, insiste sur le fait que ces raisons sont celles qui expliquent la conduite de Ferdinand VII et de ses conseillers depuis le 19 mars jusqu’à l’entrée en France de Ferdinand le mois suivant.
30 Fernando a Napoleón, Vitoria, 18-4-1808, en Pedro Cevallos, Exposición de los hechos y maquinaciones que han preparado la usurpación de la Corona de España y los medios que el Emperador de los Franceses ha puesto en obra para realizarla, Madrid, BAE, 1957, p. 183-184 : « “… si V. M. se interesa por la vida de don Manuel Godoy, yo le doy mi palabra real de que, en el caso de que, después del examen más detenido, sea condenado a la pena de muerte, yo le indultaré de ella, por consideración a la mediación de V. M.I. »
31 Napoléon à Ferdinand, prince des Asturies, à Vitoria, Bayonne, 16 avril 1808, loc. cit.
32 Décret Royal de Ferdinand VI, signé à Bayonne le 26 avril 1808 (AHN, Consejos, 5525, exp. 4).
33 Juan Nellerto, op. cit., t. I, p. 60, dit que le premier acte effectué en Espagne « contre l’autorité de Ferdinand VII » eut lieu le 6 mai lorsque le Grand-duc de Berg fit en sorte que la Junte, réunie avec les présidents des Conseils, le reconnaisse comme président.
34 [Martínez Colomer], El Filósofo en su Quinta, o Relación de los principales hechos acontecidos desde la caída de Godoy hasta el ataque a Valencia, Valencia, Salvador Faulí, 1808, p. 21-24.
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