Idées et élites laïques dans la monarchie irakienne (1920-1958)
p. 103-119
Texte intégral
1C’est tardivement que la laïcité a vu le jour en tant qu’idée dans le monde musulman. Elle a commencé à prendre corps dans le courant du XIXe siècle, dans les pays passés sous la domination ou l’influence de l’Occident. Les loges maçonniques italiennes et françaises ont joué un rôle important dans la diffusion des idéaux laïques, notamment parmi la caste des officiers dans les académies militaires de l’Empire ottoman. C’est cependant au lendemain de la Première Guerre mondiale que la laïcité, préparée par les Comités Union et Progrès, a fait irruption avec les réformes brutales de Mustafa Kémal. La laïcité kémaliste a été un modèle pour tout le monde musulman. Son influence est visible dans les différentes réformes qui, au cours du XXe siècle, ont été introduites dans tous les pays, avec des formulations diverses et à des degrés variables. Ici pour développer un enseignement de type occidental, là pour améliorer la condition de la femme, séculariser ou réorganiser les waqf-s ou encore commencer à toucher au régime successoral. C’est encore à l’exemple du kémalisme que l’idée s’est de plus en plus répandue que l’État devait dominer la religion, et que l’on a pu assister à cette floraison d’idéologies nationalistes qui allaient chercher dans la race, la langue ou la volonté nationale, des principes d’union.
2De tous les pays arabes, l’Irak est celui qui a connu les manifestations les plus militantes en faveur des idéaux laïques : laïcité athée (parti communiste) ou de la foi au service d’un projet nationaliste (Baas). Ces engagements en faveur de la laïcité ont d’abord été le fait de forces politiques qui ont par la suite été marquées par un déclin subit, réduisant ainsi l’impact des idéaux laïques sur la société. Le cas irakien est une bonne illustration de cette laïcité autoritaire que les pays musulmans ont connue au cours du XXe siècle, à l’image de la Turquie kémaliste. Que ce soit en Irak, en Syrie, en Iran, ou même en Tunisie, le discours en faveur de la laïcité a été la légitimation de régimes autoritaires, souvent militaires et/ou confessionnels. Mais la laïcité irakienne y a ajouté une dimension particulière : elle a porté les stratégies des communautés, confessionnelles notamment, à un degré inconnu ailleurs. La période de la monarchie hachémite permet de saisir la genèse de la diffusion de ces idéaux, leur transformation au contact des réalités irakiennes, et l’identité de ses promoteurs.
L’État « anglo-sunnite » irakien
3Le système politique mis en place en Irak en 1920 par les Britanniques sur les ruines de l’Empire ottoman exprimait la convergence de deux projets : celui de la puissance mandataire, la Grande-Bretagne, et ce qu’il est convenu d’appeler le projet chérifien. Le projet chérifien était celui du Chérif Hussein de La Mecque qui s’était lancé, avec l’aide britannique du Bureau arabe du Caire, dans la Révolte arabe en 1916 contre les Ottomans au nom du droit des Arabes. Il visait à l’établissement d’un vaste royaume arabe sur les provinces arrachées à la domination ottomane. Les promesses faites au Chérif de La Mecque par les Britanniques furent trahies par les accords tenus secrets entre la Grande-Bretagne et la France, qui découpaient le Moyen-Orient arabe en mini-États, ensuite soumis à des mandats. En Irak, les élites chérifiennes étaient surtout composées d’ex-officiers de l’armée ottomane. Ceux-ci avaient été mis en contact avec les idéaux nationalistes et laïcisant dans les académies militaires d’Istanbul.
4En 1920, donc, après que le mouvement religieux chiite, opposé à l’occupation britannique et au mandat, ait été militairement vaincu, la Grande-Bretagne créa en Irak un État sur le modèle européen de l’État-nation. Se proclamant « arabe », cet État était fondé sur un nationalisme ethnique exclusif, une conception alors pratiquement inconnue sur les rives du Tigre et de l’Euphrate. Car, si la majorité était arabe, l’arabité y était conçue comme complémentaire de l’islam et non pas en opposition. En remplaçant progressivement la religion par une identité ethnique, les Britanniques excluaient les non-Arabes (notamment les Kurdes à partir de 1925), mais aussi l’immense majorité de la population chiite qui ne concevait pas l’arabité sans l’islam. Seules des élites arabes sunnites, peu nombreuses et qui, pour la plupart, avaient servi dans l’armée chérifienne au Levant, avaient, au contact de l’Empire ottoman, évolué d’un ottomanisme réformiste à un arabisme déclaré, où l’islam devait rapidement être réduit à un simple appendice culturel de l’arabisme. Ces élites passèrent sans transition du rôle de relais local du gouvernement ottoman à celui de fonctionnaires du nouvel État, considérant cet État comme leur propriété exclusive, tandis qu’elles légitimaient le mandat et l’occupation britanniques. Au confessionnalisme sunnite relativement distant de l’État ottoman allaient succéder une rationalisation et une systématisation de la discrimination confessionnelle (Luizard, 1991 ; 2004).
5Le 9 octobre 1924, la toute nouvelle assemblée constituante irakienne vota un code de la nationalité irakienne qui résume, à lui seul, le caractère discriminatoire du système politique fondé par les Britanniques. Selon ce code, seuls les Irakiens qui avaient eu la nationalité ottomane, ou dont les parents ou les grands-parents l’avaient eue, étaient considérés comme des citoyens irakiens de plein droit. Par Irakiens « authentiques », on entendait les Irakiens de « rattachement ottoman », c’est-à-dire les sunnites. Ils reçurent un certificat de nationalité « catégorie A » où il était mentionné qu’untel était le fils d’untel, lui-même citoyen ottoman (Haddawî, 1982, p. 80).
6Tous ceux qui n’avaient pu avoir la nationalité irakienne en 1924 durent en faire la demande et, pour cela, « prouver » leur « irakité », même si leur famille était en Irak depuis des générations. Or, il en était ainsi de l’immense majorité des chiites, qui constituaient plus des trois quarts de la population arabe de l’Irak : ils n’avaient pas eu la nationalité ottomane, les uns la considérant comme illégitime, parce qu’attachée au sunnisme, les autres, plus nombreux, parce qu’ils appartenaient à un monde tribal et rural échappant au contrôle du gouvernement, opposé au monde des villes, et qu’ils n’avaient souvent même pas l’idée de ce que pouvait signifier une nationalité. D’autres, enfin, avaient la nationalité persane, ou un de leurs parents ou de leurs grands-parents était persan. Ceux-là furent considérés comme de « rattachement iranien ». Parmi ces citoyens irakiens dits de « rattachement iranien », il y avait des Irakiens d’origine persane, religieux ou non, qui étaient installés en Irak depuis des siècles, mais la majorité écrasante d’entre eux était composée d’Arabes qui n’avaient d’autres racines que l’Irak : religieux et commerçants chiites, pour qui l’Iran demeurait la protectrice des chiites, ou qui avaient plus simplement opté pour la nationalité persane afin d’échapper à la conscription ottomane, ou encore tribus vivant à cheval sur la frontière. Ces derniers durent également « demander » la nationalité irakienne et, une fois naturalisés, ils reçurent un certificat de nationalité avec la mention « catégorie B », c’est-à-dire de « rattachement iranien » (Babakhan, 1994a, p. 79).
7Qu’ils aient été sans nationalité – l’immense majorité des chiites – ou de nationalité persane, beaucoup de ceux qui accédèrent à la nationalité irakienne après cette date fatidique du 6 mai 1924, ainsi que leur descendance, furent considérés comme des « Irakiens non authentiques ». Ainsi, les chiites, soupçonnés d’être une cinquième colonne persane, se virent contester non seulement leur « irakité », mais aussi leur « arabité ».
8Des situations aberrantes illustrent cet état de fait basé sur la discrimination : un Arabe non irakien, du seul fait qu’il était sunnite, avait davantage de droits qu’un Arabe chiite installé en Irak depuis des générations. La querelle entre al-Jawâhirî et al-Husrî, en 1927, est restée célèbre. Muhammad al-Jawâhirî (1899-1997), qui sera ensuite reconnu comme l’un des plus grands poètes irakiens, fut ainsi destitué de son poste d’enseignant de littérature arabe par Sâti’ al-Husrî, principal théoricien du nationalisme arabe. Ce dernier, né au Yémen et de nationalité syrienne, avait suivi Faysal en Irak et il y avait été nommé Directeur des établissements d’enseignement supérieur en 1923. C’est lui qui, accusant al-Jawâhirî de ne pas être Irakien, lui refusa le droit d’enseigner (Husrî, 1967, tome 1, p. 589-590). Al-Jawâhirî fut donc contraint de demander la nationalité irakienne, ce qu’il obtint, mais avec la mention « de rattachement iranien ». Al-Jawâhirî déclara ensuite : « J’ai visité la plupart des pays arabes, ainsi que d’autres pays dans le monde, mais je n’ai trouvé nulle part un tel scandale, à savoir que des citoyens puissent devenir étrangers dans leur propre pays (Jawâhirî, 1980, tome 1, p. 145 ; Alawi, 1989, p. 164-171).
9La discrimination confessionnelle et ethnique, visible aux yeux de tous, n’empêchera pas la Société des Nations de considérer que la Grande-Bretagne avait rempli son devoir de mandataire : l’Irak fut officiellement déclaré indépendant en 1932 et devint membre à part entière de la SDN. Le code de la nationalité irakienne de 1924 ne représenta que la partie immergée d’un système de discrimination qui fut ensuite occulté en tant que tel par le caractère moderne et séculier du système politique. Mais, dans le contexte irakien, le discours sécularisant des élites au pouvoir, qui se voulaient les émules de Mustafa Kémal, cachait mal la haine confessionnelle : il était devenu l’arme privilégiée des élites arabes sunnites contre les chiites, mobilisés avant leur défaite par leurs dirigeants religieux autour d’un discours islamique et indépendantiste.
10Certes, la monarchie hachémite tira, à ses débuts, une part importante de sa légitimité de l’islam et le nouveau roi Faysal, intronisé par les Anglais en 1921, ne manquait pas de mettre ses titres religieux en avant pour amadouer les chiites. Mais, très vite, les élites religieuses sunnites, notamment soufies, qui avaient présidé aux premières années du nouvel État, laissèrent la place à la caste des officiers chérifiens, aux politiciens et aux effendis, les fonctionnaires de l’État, tous sunnites, ou aux rares enfants de cheikhs tribaux qui avaient été formés dans les académies militaires ottomanes. Tandis que les élites réformistes d’Istanbul se convertissaient à un nationalisme turc intransigeant, qui allait aboutir au nationalisme laïque kémaliste, les élites sunnites de Baghdad et Bassora se tournaient vers un même nationalisme, mais sous sa version arabe. Ces nationalismes divergents les opposaient aux Jeunes-Turcs, puis aux kémalistes, mais elles partageaient avec eux un même idéal : une nation ethnique, où l’islam devait céder la place qui était la sienne à l’époque ottomane, pour devenir une religion « nationalisée ». À l’instar de la laïcité kémaliste, les laïcités ou les discours laïcisants arabes ne prônaient pas une séparation de l’État et de l’islam, mais l’inféodation de l’islam et de ses institutions à l’État-nation arabe. C’est au nom de cet islam « nationalisé » que le gouvernement irakien, poussé en ce sens par les Britanniques, exigea en 1924 que les ulémas chiites en exil s’engagent à ne plus intervenir dans les affaires politiques s’ils voulaient être autorisés à revenir en Irak. Les Britanniques étaient ainsi devenus les meilleurs défenseurs de l’arabisme dans l’ancienne Mésopotamie ottomane (Luizard, 2004 et 2005). Alors que la majorité chiite s’était soulevée derrière ses mujtahid-s contre le mandat britannique au nom de l’islam, les conceptions nationalistes arabes étaient défendues en Irak par une infime minorité. En son sein, le petit parti Al-‘Ahd (Le Serment) rassemblait les ex-officiers chérifiens.
Le réformisme militaire
11L’armée irakienne a été fondée en 1921 sur une décision britannique prise à la conférence du Caire présidée par Churchill, ministre des Colonies. Il s’agissait de créer des forces armées destinées à suppléer, puis à remplacer l’armée britannique, contre tous ceux, et ils étaient nombreux, qui refusaient le nouvel ordre établi par la puissance mandataire. Comme l’avait été l’armée ottomane, elle devint le creuset des idéaux nationalistes et laïcisants. L’armée irakienne a, dès sa naissance, professé des idées analogues de celles de ‘Urâbî Pasha, des Jeunes-Turcs (notamment les membres du parti Al-‘Ahd) et de Mustafa Kémal. Elle devint le pivot du nouveau système politique, dont la base sociale était très réduite, « la colonne vertébrale de la nation », selon l’expression du roi Faysal. Elle s’imposera vite dans la vie politique. Selon les tenants du réformisme militaire, l’armée est la seule force susceptible de développer les pays arriérés et de propager la modernité. Il lui revient donc d’assumer le pouvoir directement.
12Grand admirateur de Mustafa Kémal et de Rezâ Khân, Bakir Sidqî avait été formé à l’école du réformisme militaire. Lui-même un Kurde arabisé, il se mit au service de l’État « arabe » avec un zèle qui lui fit inaugurer, en 1936, le premier des nombreux coups d’État que l’Irak allait ensuite connaître.
13Une personnalité, déjà évoquée, illustre bien la conversion rapide des élites ottomanes d’un réformisme ottoman modéré à des conceptions nationalistes arabes déclarées : Sâti’ al-Husrî (1880-1969). Né à Sanâ’a et originaire d’Alep, il avait reçu à Istanbul la formation d’un jeune officier de l’Empire ottoman. Il était devenu ministre de l’Éducation en Syrie en 1919-1920, sous le règne éphémère de Faysal. Faysal l’amena avec lui en Irak, où il occupa le poste de Directeur général de l’Éducation. Husrî est considéré comme le théoricien le plus important du nationalisme arabe moderne. Il développa une conception du panarabisme qui, tout en étant fondée sur la langue et l’histoire, et donc d’essence laïque, n’en intégrait pas moins l’islam comme composante fondamentale de l’identité culturelle arabe. Cette conception du nationalisme arabe et de ses rapports avec l’islam sera reprise par le chrétien syrien Michel ‘Aflaq (1910-1989). La primauté de l’arabisme sur l’islam, telle que Husrî la concevait, préparait la laïcité baassiste.
Le Baas et la laïcité au service de la nation arabe
14Les idées panarabes de Sâti’ al-Husrî ont été développées par Michel ‘Aflaq. Né en 1910 à Damas dans une famille grecque orthodoxe, celui-ci poursuivit dès 1928, après des études secondaires à Damas, ses études supérieures à La Sorbonne, s’intéressant particulièrement à la philosophie politique. Marx, Nietsche, Maurras, Bergson, et Emmanuel Mounier sont ses références préférées, en particulier Mounier, qui exerce sur lui une influence profonde. C’est à Paris que ‘Aflaq rencontre un autre Syrien, musulman, Salâh al-Dîn Bitâr, avec qui il fonde en 1939 un cercle d’études politiques sur la renaissance arabe (ba’th). Bien plus tard, en 1960, dans un exposé sur le « nationalisme progressiste », ‘Aflaq précise : « Une pensée simpliste voulait que la sauvegarde de la laïcité implique nécessairement une opposition entre le nationalisme et ce patrimoine spirituel qu’est l’islam. Nous ne voyons aucune opposition entre la laïcité et la reconnaissance de ce patrimoine. L’État laïque que nous voulons, c’est l’État qui, en libérant la religion de la politique et de ses péripéties, lui permet d’agir librement sur la vie des personnes et des sociétés pour la renaissance de la nation. Le Baas est un mouvement progressiste qui s’adresse à tous les Arabes, quelle que soit leur religion, et il considère toutes les doctrines avec respect et sur un pied d’égalité ».
15Confiner l’islam à la mosquée était une idée séduisante pour de jeunes intellectuels et diplômés qui, comme Renan, voyaient l’islam comme cause de l’arriération des pays musulmans. Cependant, à la différence des communistes, qui se tournèrent vers l’athéisme, les baassistes affirmaient vouloir éviter de se couper des masses les plus traditionnelles, tandis qu’ils s’efforçaient d’utiliser l’islam comme d’une force politique au service du nationalisme arabe.
16On imagine difficilement aujourd’hui que le Baas irakien à ses débuts ait pu être dirigé par des chiites et qu’il ait attiré en ses rangs nombre de ceux-ci. La branche irakienne du Baas fut fondée en 1949, à un moment où les sentiments nationalistes arabes étaient exacerbés par l’affaire de Palestine. C’est sous l’impulsion de Fu’âd al-Rikâbi, un chiite de Nâsiriyya, qu’il commença à apparaître dans la vie politique. En 1952, la participation du Baas contre le renouvellement de l’accord avec l’Iraq Petroleum Company, dominée par les Britanniques, fut sa première apparition sur la scène politique. On sait que l’hostilité entre le Baas et le premier régime républicain, après la chute de la monarchie en 1958, était en partie motivée par le parti pris « irakiste » de Qassem et de ses alliés communistes et kurdes. Parce qu’il ne voulait pas rompre avec Qassem, Fu’âd al-Rikâbî sera remplacé par un autre chiite. Et, sous le régime de Qassem (1958-1963), c’est un triumvirat chiite à la tête du Baas qui œuvrera à la chute du za’îm. Mais, déjà, les divergences au sein du Baas entre civils (chiites) et militaires (sunnites) annonçaient le divorce brutal entre le Baas et les chiites, qui sera consommé avec la défaite des civils en 1963. Le Baas deviendra alors un parti sunnite et l’idéal nationaliste arabe une affaire essentiellement sunnite.
17Dans les années 1980, Saddam invitera les militants à « procéder à une lecture baassiste de l’histoire ». Cette lecture exclut que l’on fasse remonter la naissance de la nation arabe à l’avènement de l’islam, en décrivant la période anté-islamique comme une ère de ténèbres. Certes, précise Saddam, « entre la foi et l’athéisme, nous ne sommes pas neutres ; nous sommes pour la foi ». Mais le baassiste doit soutenir que « l’histoire de la nation arabe remonte aux temps les plus reculés et que les Arabes, qui ont une seule et même origine, se reconnaissent pleinement dans les grandes civilisations qui ont vu le jour au sein de leur nation ». L’islam « est l’âme de la nation arabe ».
Les communistes et la difficulté d’être athée
18La manifestation la plus massive de la laïcité en Irak a été promue par le parti communiste irakien. Avant lui, certains partis représentants des élites « éclairées » professaient des idées en faveur d’un « socialisme démocratique ». Le parti Ahâlî, constitué en 1931, s’accordait sur la nécessité de réformes libérales dans l’esprit de la Révolution française, mais en étant modérément panarabes. Il se prononçait pour « un Irak sans distinctions fondées sur la naissance, la fortune, ou la religion ; mais aussi sans luttes des classes, ni violences, et sans léser la religion ni la famille ». Le Parti national démocrate de Kâmil Chârderchî lui succédera et aura sur le régime de Qassem une importance relative pour un certain nombre de réformes laïcisantes. Mais la constitution provisoire irakienne de 1958 reconnaît l’islam comme religion d’État. Elle est donc plus « traditionaliste » que les constitutions de la Turquie, de la Syrie et de la Tunisie. En 1961, Qassem stipule que l’islam est la religion officielle de l’État. Le statut personnel reste réglé par les tribunaux religieux. Le domaine sacré de la famille est le dernier bastion du droit musulman auxquels les modernistes osent toucher.
19Le parti communiste irakien diffère radicalement des partis à éclipses ou des clientèles de la monarchie. C’est le premier parti politique irakien à avoir recruté sur des bases réellement politiques et, qui plus est, à avoir recruté en masse. Enfin, il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il a constitué le plus important pôle de regroupement des chiites irakiens, le parti qui a bénéficié de l’adhésion la plus massive d’une part significative de la communauté chiite. Cette identification de nombreux chiites au communisme a été la manifestation tangible d’une volonté chiite qui a parfois eu tendance à apparaître floue à cette époque. C’est d’autant plus remarquable que le PCI n’a jamais recruté sur des bases confessionnelles.
20Comment le PCI a-t-il pu exprimer ainsi les aspirations des chiites irakiens ? C’est vers la fin des années 1920 que s’étaient formés les différents groupes qui allaient donner naissance au PCI en 1935. À Baghdad, de jeunes communistes s’étaient regroupés dès 1926 au sein du club Al-Tadâmûn (La Solidarité). Le club allait s’illustrer pour la première fois en 1927 lors de l’affaire Anîs al-Nusûlî. Ce dernier était un enseignant syrien dans une école secondaire de Baghdad. Il publia en janvier 1927 un ouvrage sur l’histoire des Omeyyades où ‘Alî n’était pas présenté sous un jour favorable. Les leaders chiites se plaignirent auprès du ministère de l’Éducation de ce qu’ils considéraient comme un sacrilège. Le gouvernement fit retirer l’ouvrage de la circulation afin de ne pas envenimer ses rapports déjà difficiles avec les chiites. Certains chiites ne s’estimèrent pas satisfaits. À Nadjaf et à Kerbéla, les religieux commencèrent à dénoncer le gouvernement, accusé d’être à l’origine de la campagne anti-chiite. Le bruit se répandit alors que le roi Faysal avait licencié Nusûlî. Quelques jours plus tard, trois enseignants de l’école d’al-Nusûlî protestèrent publiquement contre les mesures du ministère envers leur collègue. Ils furent immédiatement licenciés. Les six cents élèves de l’école manifestèrent alors dans la rue pour soutenir leurs enseignants, au nom de la liberté d’expression et contre la « bigoterie ». L’école fut fermée dix jours, mais les trois enseignants furent réintégrés. Le club Al-Tadâmûn était à l’origine du mouvement de protestation étudiant. C’était déjà le signe du refus de tout sectarisme confessionnel et d’un clivage qui, au sein de la communauté chiite, allait opposer les communistes aux religieux et aux partisans de la tradition. Comme dans toutes les sociétés dotées d’un clergé puissant, la société chiite sécrétait alors un vigoureux anticléricalisme dont le parti communiste fut le principal bénéficiaire.
21Dans les années 1940, la composition du PCI commença à se modifier. D’un parti majoritairement arabe à ses débuts, il se transformait en une organisation plus représentative de la mosaïque ethnique et confessionnelle de l’Irak. Le poids relatif des Arabes sunnites et des chrétiens diminuait, notamment à la direction du parti, tandis que certaines minorités comme les juifs d’abord, au début des années 1940, puis les Kurdes ensuite, vers la fin de ces mêmes années, faisaient une entrée en force dans les hautes instances du parti. Numériquement parlant, les chiites étaient la majorité. Cela apparaît clairement si l’on regarde les régions où les adhésions au PCI ont été les plus massives : Bassora, ‘Amâra, Nâsiriyya, Hilla, Kerbéla, la province des Muntafik étaient des réservoirs importants de recrutement du parti.
22Les raisons de l’adhésion en masse des chiites au mouvement communiste tiennent essentiellement à l’aggravation des conditions de vie dans les campagnes et dans les villes. Les paysans sans terre, qui formaient la majorité de la communauté, n’avaient pour survivre qu’une alternative : quitter leur région pour les grandes villes où ils allaient grossir la population misérable des nouveaux quartiers qui, à Baghdad et à Bassora, se constituaient pour les accueillir. Les Shâragwa (les Orientaux, en dialecte irakien), originaires des provinces de ‘Amâra et de Kût, constitueront rapidement le premier groupe dans la capitale, avec l’immense quartier auquel les communistes donneront le nom de Madînat ath-Thawra (La Ville de la Révolution), aujourd’hui rebaptisé Madînat al-Sadr (Sadr City). Face à une armée peu sûre, le pouvoir royal avait finalement trouvé dans la classe des cheikhs tribaux un allié indispensable. Les cheikhs en avaient profité pour accaparer ce qui restait des terres des tribus ainsi que celles de leurs rivaux. L’urgence d’une réforme agraire n’était jamais parue aussi pressante. Dans les villes, une classe ouvrière combative s’était développée, notamment à partir des industries introduites par les Anglais. Les gros bataillons du prolétariat irakien se trouvaient au port de Bassora, dans les chemins de fer, ainsi qu’à Kirkouk, près des installations pétrolières. Les ouvriers des chemins de fer avaient été les premiers à former un syndicat en 1929. Les chiites constituaient l’immense majorité des adhérents aux syndicats. S’ils formaient la base du recrutement du PCI, les chiites n’occupaient toutefois pas dans le parti toute la place qui aurait dû leur revenir au regard de la majorité qu’ils étaient dans le pays. Leur nombre à la base du parti et dans les échelons intermédiaires, quoiqu’en constante augmentation, ne représentait guère plus de 38 % dans les années 1940. Cette sous-représentation relative, ainsi que leur rôle secondaire à la tête du parti, amènent à nuancer l’opinion selon laquelle le communisme en Irak n’aurait été qu’une version nouvelle et moderne du chiisme. Il est vrai que de nombreux points étaient communs au dogme chiite et à l’idéologie communiste : la défense des opprimés, la lutte contre l’injustice, l’opposition au pouvoir, la haine de la domination étrangère et même un certain goût pour le martyrologe. Jusqu’au mot shuyû’î (communiste), que certains apparentaient à shî’î (chiite). Il est incontestable que ces similitudes ont favorisé la pénétration communiste en milieu chiite et que les militants ont joué sur cette ambiguïté des mots et des thèmes mobilisateurs, notamment auprès des paysans illettrés et sous l’influence de la religion. Le drapeau rouge n’était-il pas aussi l’étendard de la révolte lancée par l’Imam Husayn face au tyran omeyyade ?
23Le début des années 1950 correspond à l’ascension des Kurdes dans les plus hautes instances du parti. Parallèlement, la proportion de chiites, déjà majoritaires, ne cesse d’augmenter à tous les échelons de l’organisation. Pour la première fois, les chiites occupent au sein du PCI une place équivalente à leur poids numérique dans la société irakienne. En milieu chiite, les communistes remplissaient le vide laissé par un clergé chiite en pleine chute d’influence depuis les années 1930. Ils le faisaient d’autant mieux que la communauté chiite avait peu à peu connu une polarisation croissante hostile aux cheikhs tribaux, aux propriétaires terriens – même s’ils étaient chiites – et au gouvernement (Batatu, 1978).
24L’insurrection de Nadjaf et de Hayy en 1956 allait illustrer de façon éclatante la pénétration du communisme en milieu chiite. L’agression tripartite contre l’Égypte fut le détonateur. Mais la haine des Anglais et de Nûrî Sa’îd1, le désir d’une plus grande liberté, ainsi que la dégradation de vie dans les campagnes, étaient les raisons profondes du mouvement. À Nadjaf, la première ville sainte du chiisme, les communistes organisèrent d’immenses manifestations dans un lieu normalement consacré aux rassemblements religieux. Le clergé chiite était défié dans sa propre ville, et son influence sur le cours des événements apparut nulle. La répression sanglante des manifestations de Nadjaf provoqua un mouvement insurrectionnel qui s’étendit à Hayy, plus au sud. La première ville sainte du chiisme était devenue un bastion communiste. La puissance des communistes à Nadjaf s’explique par la nature même de la ville. La plus grande richesse et la misère la plus noire s’y côtoyaient. La ville restait le lieu où se rencontraient les conceptions les plus traditionalistes et les idées les plus révolutionnaires. Aucune ville en Irak n’est plus indépendante et rebelle. Le brassage avec les pèlerins la met en contact avec les idées les plus révolutionnaires du temps. Beaucoup de communistes à Nadjaf étaient membres de familles religieuses. Les sayyid-s avaient en effet investi de nombreux postes de responsabilité au sein du parti, jusque dans les plus hautes instances. Les solidarités de clans fonctionnaient en faveur du parti. Ainsi, Sayyid ‘Alî al-Sayyid ‘Abbûd al-Sayyid Salmân, responsable du PCI pour Nadjaf, était membre d’une famille qui dirigeait traditionnellement le clan des Zugurt à Najaf (dans le quartier de Huwaysh). Il en était de même pour Husayn al-Radî, futur premier secrétaire du PCI de 1955 à 1963, année où il mourra sous la torture entre les mains des putschistes baassistes. Husayn Muhammad al-Shabîbî, membre du comité central et du bureau politique jusqu’en 1947, année où il fut arrêté, et qui sera pendu deux ans plus tard, était aussi un Nadjafi membre d’une célèbre famille de sayyid-s. Le poète Muhammad al-Jawâhirî, déjà cité, et qui était acquis aux idées du parti, était également fils de sayyid et de religieux de Nadjaf.
25De façon générale, les sayyid-s étaient nombreux aux postes de direction du parti. On peut citer Muhammad Husayn Abû al-’Is, de Kâzimiyya, qui sera au comité central en 1958. Les fils de religieux n’étaient pas moins nombreux, tels Ahmad Jamâl al-Dîn de Nâsiriyya, Muhammad Râdhî Shubbar, de Kâzimiyya, membre du comité central dans les années 1950, ou encore les dirigeants communistes Mahdî Hâshim, l’un des fondateurs du PCI, et ‘Abdallâh Mas’ûd. Confrontés à la dégradation de leur statut religieux, ces sayyid-s et fils de religieux retrouvaient au sein du PCI la fonction dirigeante traditionnelle de leur famille. De nombreux leaders communistes étaient donc fils de religieux, et pas seulement parmi les chiites : Bahâ’ al-Dîn Nûrî, qui dirigea le PCI à la fin des années 1940 et au début des années 1950, était fils d’un mudarris à Shah ‘Abdallâh Rahîmayn, une mosquée de Sulaymâniyya au Kurdistan ; le père de ‘Amer ‘Abdallâh était muezzin dans la ville sunnite ‘Ana ; celui de ‘Azîz Sharîf était khatîb à la même mosquée. Et bien d’autres encore… (Batatu, 1978)
26Pourtant, l’influence de la religion demeurait, comme l’atteste le débat dans le journal communiste clandestin Kifâh al-Sijjîn al-Thawrî (Le combat révolutionnaire du prisonnier).
27Dans ce journal diffusé clandestinement par des détenus communistes dans la prison de Ba’qûba, dans un numéro daté du 2 février 1954, le débat fut lancé par un article traitant de la religion. Le débat tournait autour de arba’îniyya al-husayniyya, la cérémonie en mémoire du retour de la tête de l’Imam Husayn, le 40e jour après sa mort, le 20 safar. « Souvent, les libres penseurs et révolutionnaires honnêtes reprennent à leur compte des conceptions féodales… sans le réaliser. Ceci est rendu possible par l’ancrage séculaire de ces conceptions, qui ont pénétré la vie partout. Vous voyez ainsi certains révolutionnaires qui attachent de l’importance à participer aux processions de l’arba’îniyya de Husayn et, bien qu’ils se mêlent à la foule dans l’espoir de l’infiltrer et d’avoir des signatures pour la paix, vous verrez qu’ils n’ont aucun désir de libérer les masses de ces traditions archaïques, sans réaliser que la grande affluence à ces cérémonies est en soi une grande victoire pour les ennemis du peuple ».
28Trois mois plus tard, le point de vue précédent trouvait une réponse brutale dans le même journal sous la plume du « camarade Nasser ». Sous le titre « Quelle est notre attitude envers les processions husaynites ? », il poursuivait :
« Cette question a soulevé une importante controverse dans notre organisation… Le problème est de savoir si nous devons faire la guerre à ces processions et agir en vue d’y mettre fin, ou chercher à les transformer d’une arme entre les mains de l’ennemi en une arme du mouvement révolutionnaire ? Pour pouvoir répondre, je pense qu’il est nécessaire de prendre en compte que ces processions existent que nous le voulions ou pas… et tout indique qu’elles ne disparaîtront pas ou qu’elles ne déclineront pas de sitôt. Au contraire, elles ont pris une importance croissante d’année en année (!!!) et elles persisteront certainement, même après l’établissement d’une démocratie populaire en Irak. En fait, en Russie, elles ont perduré plus de quinze années après l’avènement du pouvoir soviétique. En nous opposant à des croyances qui seraient, le cas échéant, défendues becs et ongles plutôt qu’abandonnées librement, nous ne ferions que nous isoler des masses laborieuses du peuple. »
« Si, donc, il n’est pas possible d’éradiquer les processions husaynites, pouvons-nous au moins les utiliser dans l’intérêt du peuple ? Ou, pour poser une question plus pertinente : est-ce dans notre intérêt – actuellement au moins – d’affaiblir ces processions et en particulier celles de Kerbéla et Nadjaf ? Sans aucun doute, les communistes – et les révolutionnaires de façon générale – ont la capacité d’influencer une partie des masses et de les persuader de ne plus aller à Kerbéla, Nadjaf et Kâzimiyya. Serait-ce là la bonne conduite à tenir ? Je ne le pense pas pour les raisons suivantes :
- Lénine a dit : ‘Agissez là où sont les masses.’ ; et je doute que les masses puissent se regrouper en un tel nombre ailleurs en Irak sinon dans ces lieux de pèlerinages.
- Dans un pays comme l’Irak, où les lois réactionnaires et fascistes interdisent les rassemblements et les manifestations, à l’exception de celles pour des raisons religieuses… il nous incombe de penser sérieusement à utiliser ces possibilités légales dans l’intérêt du mouvement démocratique et pour la cause de la paix. Par crainte de susciter la colère des cercles réactionnaires, le gouvernement hésitera longtemps avant de réprimer ces processions…
- Les constitutionnalistes de Nûrî Sa’îd et les partisans de Salâh Jaber2 ont exploité les processions dans leur sens… et ont récemment réussi, dans certaines villes, à diviser les pèlerins en deux factions opposées. Dans ces circonstances, n’avons-nous pas le devoir de sauver les masses de ces bandes, et de les retourner contre leurs maîtres actuels ?
- L’histoire de notre mouvement révolutionnaire… témoigne de l’importance de ces rassemblements comme moyen de soulever les masses contre l’impérialisme… Dans de telles occasions, les Partisans de la Paix3 distribuent leurs tracts, récoltent des signatures et diffusent leurs idées… et je n’oublie pas… comment ces processions permettent d’unifier les slogans… ce qui a facilité et nourri le soulèvement populaire de novembre 1952… »
« Il y a aussi un autre aspect à cette question… Considérons le bénéfice pour le paysan qui n’a jamais pensé aller dans la ville voisine ni à quitter son village, mais qui ferait des centaines de kilomètres pour visiter Kerbéla… Son horizon s’élargit soudainement… Il peut alors se libérer de certaines superstitions qui fleurissent dans son environnement féodal et cesser de croire aux fables des mollahs ignorants… Il apprendra même qu’il existe un monde plus vaste, avec d’autres musulmans… et leurs luttes… Husayn ne s’est-il pas lui aussi révolté contre l’injustice ?… Ceci sans compter tout ce qu’il pourra apprendre de son contact avec les révolutionnaires. »
« En conséquence, la bonne conduite pour nous est de transformer les processions en armes du mouvement révolutionnaire sans négliger de combattre les pratiques les plus réactionnaires et les traditions qui y sont associées ».
29Les éditeurs de Kifâh al-Sijjîn al-Thawrî, qui étaient aussi les dirigeants du comité du parti de la prison, firent grand cas de la réponse du « camarade Nasser » et firent valoir que ses remarques étaient « un étonnant condensé de conceptions erronées du double point de vue de nos principes et de la prise en compte de la réalité objective… »
« En premier lieu, le camarade nous met devant deux alternatives : nous opposer aux croyances religieuses ou les soutenir, les utiliser ou tenter de les éradiquer. Nous nous demandons s’il s’agit là d’une interprétation réaliste de notre attitude bien connue envers les croyances des gens ? Sommes-nous réellement condamnés à un choix entre ces deux options ?
En second lieu, nous sommes surpris… de la façon dont il applique les enseignements de Lénine envers les processions religieuses…
Troisièmement, au regard de « l’utilité » de ces manifestations… il faut dire que tous ceux qui manifestent par des slogans révolutionnaires lors de telles occasions ne les ont pas appris sur la tombe de Husayn, mais grâce aux militants révolutionnaires qui les encadrent dans leurs usines ou leurs villages. Cela aboutit alors au contraire à les détourner du tombeau de Husayn.
Enfin, citer Husayn à propos de la lutte contre l’injustice, comme semble l’affectionner le camarade Nasser, mérite une condamnation totale. »
30Avec une telle sentence, le débat fut clos. En évoquant « notre attitude bien connue envers les croyances des gens », les éditeurs du journal avaient en tête la politique du PCI d’éviter de heurter la religion ou les autorités religieuses et, de façon générale, d’éviter à tout prix d’avoir à aborder le problème publiquement.
31Un tel débat illustrait bien le dilemme de nombreux communistes chiites. Parmi eux, le nombre croissant de sayyid-s et de fils de religieux avait contribué à relancer la question de la religion. On était loin alors de la question qui divisa les bolcheviques de Russie dans les années 1920 : devaient-ils soutenir les mujtahid-s chiites d’Iran et d’Irak contre les Britanniques ou apporter leur soutien à Rezâ Khân, alors en peine ascension vers le pouvoir absolu ? Lénine était partisan d’une alliance avec les forces de la religion musulmane engagée dans un combat anti-impérialiste, mais Staline imposa vite ses représentants à Téhéran, qui tous soutenaient Rezâ Khân et l’installation d’un pouvoir fort en Iran. Dans les années 1950, il ne s’agissait plus d’une quelconque alliance avec un clergé chiite qui n’apparaissait plus alors que comme un bastion de la réaction. Cependant, tout en étant laïque et athée, le PCI ne dédaignait pas d’utiliser la rhétorique religieuse chiite (le martyre de Hussein dans sa lutte contre la tyrannie). Toutefois, l’hostilité entre le PCI et les religieux s’exprimait ouvertement. Dans les années troublées qui suivirent Al-Wathba (1948)4 et l’intifâda de 1952, l’influence de la religion fut utilisée par les gouvernements et les Britanniques contre le parti communiste. Ce fut la raison du contact pris le 6 octobre 1953 entre sir John Patrick, l’ambassadeur britannique à Baghdad, et le chef des mujtahid-s de Nadjaf, cheikh Muhammad Husayn Kâshif al-Ghatâ’. Il lui rendit visite à son école et lui fit valoir qu’ils avaient un « ennemi commun » dont « la propagande pernicieuse a diffusé si largement son poison que de nombreuses cellules, comprenant de nombreux jeunes hommes déterminés, agissent en son nom aujourd’hui dans le centre même de l’islam et de la sainteté ». Les communistes n’ignoraient pas les tentatives de mobiliser les forces religieuses contre eux et ils évitaient scrupuleusement d’offenser les sentiments religieux de la population. Cependant, les relations se tendirent avec l’avènement du premier régime républicain. Le statut personnel de 1959, plus favorable aux droits des femmes, sera en grande partie acquis grâce aux communistes. L’atteinte partielle au caractère religieux de ce statut suscita l’opposition véhémente de Nadjaf. Le marja’ Muhsin al-Hakîm sera alors régulièrement accusé par les communistes d’être un « agent de la réaction et du Chah d’Iran ». La renaissance religieuse chiite date de cette époque : face à la domination des idées communistes en milieu chiite, de jeunes ulémas (Muhammad Bâqir al-Sadr en tête) entreprendront un vaste mouvement de reconquête au nom d’un islam chiite moderne, précurseur de la révolution islamique en Iran et de l’islamisme chiite d’aujourd’hui.
32Après la chute de la monarchie, le PCI sera dirigé par Husayn al-Radî, un chiite de Nadjaf, que les nationalistes arabes accusèrent vite d’être « un Persan hostile à l’arabisme ». Car l’avènement du régime de Qassem libéra des forces longtemps muselées et correspondit à un retour en force de la question irakienne, que bassistes et communistes avaient cru pouvoir occulter : au sommet des illusions nationales irakiennes, l’émancipation nationale et sociale était regardée comme le seul moyen de dépasser les discriminations ethniques et confessionnelles. Mais l’engagement massif des chiites au sein du parti communiste était aussi la manifestation d’une volonté chiite de mettre l’Irak au premier plan. Les communistes soutiendront Qassem et les « irakistes » contre les nationalistes arabes qui, après 1963, auront une identité sunnite prononcée. Pour les Arabes sunnites d’Irak, parler au nom de la nation arabe, où ils sont majoritaires, était une façon de nier leur statut de minorité sur les rives du Tigre et de l’Euphrate. Pour les chiites, au contraire, professer un patriotisme irakien et préserver la personnalité de l’Irak au sein du monde arabe, était une façon d’affirmer leur prédominance démographique dans le pays où naquit le chiisme. Après les Assyriens, les Sabéens, les Juifs et les Kurdes, les chiites, qui avaient été traités comme une minorité par les gouvernements irakiens successifs, voyaient dans le communisme l’expression autant d’un combat social que d’un patriotisme local et communautaire.
33Ni le mandat britannique, ni le système politique mis en place en 1920 ne faisaient évidemment référence à la laïcité et encore moins à une quelconque séparation de l’État et de l’islam. Et, quand, en 1935, le poète Ma’rûf al-Rusâfî (1875-1945), d’origine kurde, alors député, proposait « la séparation de l’Église et de l’État », il s’agissait davantage d’une figure de rhétorique : le même Rusâfî dira, le 7 juin 1937 : « Je suis communiste, mais mon communisme est islamique, car il est écrit dans le Livre sacré, comme l’a énoncé le Prophète : ‘Prenez aux riches pour restituer aux pauvres.’ » L’islam était la religion officielle de la monarchie et les apparences pouvaient faire croire à une répartition pacifique des rôles entre un État séculier et des religieux cantonnés aux questions du culte et du statut personnel. Mais, dans les faits, la défaite des chiites face aux forces britanniques dans les années 1910 et 1920 fut aussi celle du mouvement islamique indépendantiste. Parce qu’ils avaient été les dirigeants du plus important mouvement armé contre une occupation européenne dans la région, les dirigeants religieux chiites furent contraints ensuite d’entamer une longue traversée du désert durant laquelle ils n’apparurent que rarement sur la scène politique. C’est donc bien un système marqué par une sécularisation croissante dont il s’agissait, à défaut de laïcisation déclarée. Ce contexte permit le développement de partis ouvertement laïques. Le parti communiste et le parti Baas exprimeront l’espoir de pouvoir dépasser les injustices du système politique en place par une série de réformes sociales et une émancipation par rapport à la Grande-Bretagne. Mais les fondements de la discrimination ethnique et confessionnelle ne disparaissaient pas pour autant. Ces partis furent vite rattrapés par la question irakienne, au point que la laïcité des uns et des autres en arriva à n’être plus que l’expression de stratégies communautaires. Le divorce définitif entre le Baas et les chiites, après 1963, sonna le glas des illusions « nationales », tandis que le mouvement religieux reprenait peu à peu sa place au sein de la communauté chiite.
34L’action du parti communiste et du Baas, tout comme celle de l’État sécularisé, a suscité l’émergence d’élites laïcisées qui, comme en Turquie, sont aujourd’hui confrontées à un mouvement religieux en pleine expansion. Mais, à la différence de la Turquie, ces élites sont faibles en Irak. Elles se sont divisées à partir des années 1970 : une partie s’est « convertie » à l’islam, comme c’est le cas d’un certain nombre de cadres du mouvement islamiste actuel, où l’on retrouve d’anciens marxistes et nationalistes arabes, une autre s’est ralliée à l’ancien ennemi américain, par crainte du mouvement religieux.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
Alawi al- H. (1989, 1ère édition), Al-Shî’a wa al-dawla al-qawmiyya fî al-‘Irâq, 1914-1990 (Les chiites et l’État-nation en Irak, 1914-1990), CEDI, Paris.
Babakhan A. a (1994), L’Irak : 1970-1990, La déportation des chiites, Paris.
Babakhan A. b (1994), Les Kurdes d’Irak, Paris.
Batatu H. (1978), The Old Social Classes and the Revolutionary Movements of Iraq, Princeton University Press, Princeton-NewJersey.
Haddawî al- H. (1982, 4ème édition), Al-jinsiyya wa markaz al-ajânib wa ahkamiyyâtuhu fî al-qânûn al-‘irâqî (La nationalité et le statut des étrangers : dispositions dans la loi irakienne), thèse de doctorat, faculté de droit de l’université de Bagdad, Bagdad.
Husrî al- S. (1967), Mudhakkirâtî fî al-‘Irâq (Mes souvenirs d’Irak), tome 1 (1921-1927), Beyrouth.
Jawâhirî al- M. M. (1980-1991), Dhikrayâtî (Mes mémoires), 2 volumes, Éditions Al-Râfidayn, Damas.
10.4000/books.editionscnrs.1417 :Luizard P.-J. (1991, réédité en 2002), La formation de l’Irak contemporain. Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la fondation de l’État irakien, CNRS-Editions, Paris.
(2004), La question irakienne, Fayard, Paris.
(2005), La vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par son fils, La Martinière, Paris.
Kifâh al-Sijjîn al-Thawrî (Le combat révolutionnaire du prisonnier), première année N° 13, 2 février 1954, p. 8.
seconde année, N° 3, 30 mai 1954, p. 5-7.
Glossaire
khatîb : prédicateur dans une mosquée.
marja’ : désigne chez les chiites le mujtahid pris comme « référence » ou « source d’imitation », auquel les croyants chiites doivent obligatoirement se référer.
mudarris : enseignant dans une école coranique.
mujtahid : religieux autorisé par sa science à pratiquer l’ijtihâd, l’effort d’interprétation des textes sacrés par l’exercice de la raison.
sayyid : descendant du Prophète.
Notes de bas de page
1 Nûrî Sa’îd était le politicien le plus haï des Irakiens. Considéré comme « l’homme des Anglais », il fut à la tête du gouvernement à de nombreuses reprises sous la monarchie.
2 Salâh Jaber fut, en 1947, premier ministre. Il était le premier chiite à accéder à ce poste.
3 Les Partisans de la Paix étaient une des organisations « de masse » satellites du PCI.
4 Al-Wathba (Le Sursaut) désigne le mouvement insurrectionnel le plus important de la monarchie. Il permit de faire avorter le traité de Portsmouth, qui aurait lié l’Irak à la Grande-Bretagne pour de nombreuses années.
Auteur
CNRS, EPEH, GRSL
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008