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« De la liberté cultuelle à la police des cultes : la première Séparation des Églises et de l’État en France »

p. 89-100


Texte intégral

1« Laïcité » n’est pas un mot de la Révolution française. Michel Vovelle ne l’a pas retenu dans ses 120 mots pour rendre compte de cette période1. On ne le trouve pas dans divers dictionnaires de la Révolution. Et, d’ailleurs, ce mot ne figure pas non plus dans le moindre article de la loi du 9 décembre 1905.

2Aussi peut-on s’interroger, en philosophe, avec Henri Pena Ruiz sur Qu’est-ce que la laïcité ? ou en historienne, avec Jacqueline Lalouette2, sur le cheminement de la loi établissant la laïcité de l’État, en étant sensible aux difficultés lexicales qui caractérisent chaque moment historique. Au delà des mots qui sont employés pendant la Révolution française, et qui retiendront notre attention, il y a aussi les faits. Car, les deux grands principes de loi de 1905 : d’une part, la liberté de conscience et, d’autre part, le refus de salarier aucun culte, ont déjà été proclamés et expérimentés pendant la Révolution française.

3Il ne s’agit point ici de développer la comparaison entre 1795 et 1905, car Albert Mathiez a consacré une magistrale étude sur le sujet en 1906-1907 en soulignant, notamment, au delà des principes idéologiques et politiques généraux, la différence majeure entre les deux périodes historiques, à savoir le fait que les lois de la Convention nationale et du Directoire ont été votées dans une période de guerre civile et de guerre étrangère, ce qui n’était pas le cas en 19053. Ainsi, ce que les historiens de la fin du XIXe siècle à nos jours appellent la première séparation de l’Église et de l’État, ce sont les sept années aux cours desquelles fonctionna ce « régime que nous appelons Séparation des Églises et de l’État »4.

4De l’abondante législation de 1794 à 1801, de la Révolution au Concordat napoléonien, il ne s’agit pas non plus de développer toute la chronologie des décrets en précisant leur contexte historique5, mais peut-être de reprendre certaines questions soulevées par les études récentes tant de Bernard Plongeron6, qui préfère parler de « laïcisme d’État plutôt qu’État laïc », que de Jacqueline Lalouette, remarquant l’absence d’une « définition et d’une conception strictes de la laïcité », ou bien d’en formuler d’autres.

5De fait, sous la Convention thermidorienne et le Directoire, l’État qui s’est proclamé laïc a défini, argumenté et explicité une police des cultes. Ainsi, au plan constitutionnel comme au plan législatif, la liberté cultuelle a impliqué une police des cultes. Comme en 1905, le libre exercice des cultes a été conditionné au maintien de l’ordre public. Ces « loi de circonstance », « loi de police » et, « surtout, loi de liberté » – pour reprendre les expressions d’Aulard – méritent d’être présentées.

6En tout cas, plusieurs points me semblent essentiels pour définir cette première laïcité française, à partir des textes du législateur : la question financière ou budgétaire, qui mène à définir la place de la religion dans l’État et à refuser de lui donner une fonction sociale et politique officielle ; les principes de liberté et d’égalité, qui conduisent à statuer pour tous les cultes, malgré la crainte d’un culte dominant, et de l’Église catholique en particulier ; la loi et l’ordre public, qui, au delà de la contradiction entre liberté et police, pose la question de la séparation du public et du privé.

7Commencer par souligner la question financière ou budgétaire, c’est privilégier une approche peut-être singulière dans l’historiographie, en tout cas politique. Car c’est bien en expert financier de la Convention nationale que Cambon, au nom du comité des Finances, propose de résoudre la « question des frais de culte et des traitements des prêtres » le deuxième jour des sans-culottides de l’an II (18 septembre 1794).

8Cambon propose ainsi le décret dont l’article 1 est : « la République française ne paie plus les frais ni les salaires d’aucun culte ». D’après Le Moniteur, ce projet de décret a été accueilli par acclamations et, après avoir été ensuite mis aux voix article par article7, a été accepté à l’unanimité.

9Dans son rapport devant la Convention, Cambon thermidorien de gauche, dresse l’état des problèmes et l’historique de la situation.

10Critique vis-à-vis de la Constituante, qui après avoir supprimé les privilèges du clergé a créé un clergé constitutionnel et a fait « de la prêtrise un état encore riche et influent » dont l’« influence funeste » a été le « germe ou le prétexte de plusieurs mouvements contre-révolutionnaires » dont « la guerre de Vendée », Cambon conclut : « Il sera donc prouvé que les opinions religieuses qui, dans tous les temps, ont occasionné des assassinats et des cruautés, auront fait verser des flots de sang dans le dix-huitième siècle ». Ensuite, il énumère les diverses lois votées par la Convention en 1792 et 1793, en soulignant leur aspect égalitaire (fixation d’un maximum des pensions, suppression ou réduction d’autres, secours progressifs accordés aux personnes âgées, interdiction de cumuler traitement et pension ou possibilité du cumul pour les revenus les plus faibles…) et constate la difficulté des administrations locales devant la confusion juridique entre un traitement et une pension, voire un secours public. L’application des lois par les administrations pose problème parce que la déchristianisation de l’an II a conduit un certain nombre de prêtres constitutionnels à abdiquer leurs fonctions publiques. Les prêtres abdicataires ne touchent donc plus de traitement, mais ceux qui n’ont pas abdiqué revendiquent un salaire. Cambon propose donc une décision claire, afin qu’il n’y ait plus de prêtres salariés, seulement des « pensionnaires de la République » qui recevront « un secours public ».

11Même si on peut remarquer que celui qui a été, de fait, le ministre des Finances ne peut chiffrer le montant exact des pensions ecclésiastiques (« une charge énorme », « une dépense annuelle considérable »…), on prend la mesure du poids d’une expertise financière dans les choix politiques en 1794 (comme en 1789 avec Talleyrand proposant la mise à la disposition des biens du clergé à la nation). Pour clarifier la situation des « ci-devant ministres du culte », en raison de la complexité des problèmes et de la confusion sur l’interprétation des lois de 1792 et 1793 par les diverses administrations locales, Cambon invite la Convention nationale à proclamer le principe de l’État laïc.

12Par ailleurs, le rapporteur ne tient pas seulement à régler les problèmes liés à la politique de la Constituante, à sa création d’une Église nationale, à la rémunération d’un clergé constitutionnel, mais en critiquant, aussi, la politique de Robespierre et le décret de la Convention reconnaissant l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme qui aurait conduit, selon lui, à salarier les « ministres desservant les temples dits de la Raison, de la philosophie ou de l’Être Suprême », il met en garde les députés contre toute politique religieuse de l’État :

« Proclamez un principe religieux, de suite il faudra des temples qui devront être gardés par des personnes qui s’en prétendront les ministres ; ils demanderont des traitements ou des revenus. S’ils réussissent dans leur première demande, ils élèveront bientôt de nouvelles prétentions, et sous peu ils établiront des hiérarchies et des privilèges ».

13C’est donc une rupture politique que Cambon préconise en souhaitant l’avènement d’une nouvelle ère.

14Pour autant, si la question majeure des frais du culte et du traitement des prêtres ne sera plus remise en question, il existe d’autres paramètres pour définir une politique laïque, dont la distinction entre la sphère privée et l’espace public, à travers notamment, les locaux du culte et les cérémonies religieuses.

15C’est Boissy d’Anglas qui, au nom des Comités de salut public, de Sûreté générale et de Législation réunis, présente devant la Convention nationale un rapport dans la séance du 3 ventôse an III (21 février 1795). Ce rapport intitulé « sur la liberté des cultes » organise, en fait, la police des cérémonies religieuses.

16L’article 3 du décret est fondamental : « La République ne fournit aucun local, ni pour l’exercice d’un culte, ni pour le logement de ses ministres ».

17Le premier article fait référence à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et à la constitution de 1793 : « l’exercice d’aucun culte ne peut être troublé », et le 2e à la loi de Cambon « la République n’en salarie aucun ».

18Cette loi complète la précédente : le rapporteur se félicite non de « la séparation » de l’Église et de l’État, mais de « l’expulsion de l’organisation politique » d’une puissance rivale et préconise « une tolérance éclairée, mais d’une indépendance parfaite » entre le culte et le gouvernement. Le thermidorien de droite, d’origine cévenole, considère que « la religion a vendu bien cher aux hommes les consolations qu’ils en ont reçues » en se référant aux « persécutions des empereurs, massacres de la Saint-Barthélemy, horreurs des Cévennes et tous les fléaux de la Vendée ». Il ne se contente pas d’évoquer la « lutte interminable entre prêtres constitutionnels et réfractaires », mais critique, après Robespierre, les fureurs de l’anticléricalisme et de la déchristianisation imputables, selon lui, à Hébert et Chaumette.

19C’est le « maintien de l’ordre public » comme la garantie de « la liberté de tous » qui conduit à refuser « toute existence publique », « tout établissement public », « tout monument public », « tout lieu public » à toute réunion d’hommes voulant constituer une « corporation » ou « une secte ».

20Boissy d’Anglas invite le législateur à ne considérer « la religion que comme une opinion privée ». Donc, « les cérémonies de tout culte sont interdites hors de l’enceinte choisie pour leur exercice » (art. 4), « aucun signe particulier à un culte ne peut être placé dans un lieu public » (art 7). Par ailleurs, les communes ne peuvent se substituer à l’État : il leur est interdit d’« acquérir ou de louer un local pour l’exercice d’un culte » et « il ne peut être formé aucune dotation perpétuelle ou viagère » pour acquitter les dépenses d’un culte.

21Ce confinement de la religion, ou des cultes, dans l’espace privé, ne sera pas remis en cause. Si « le libre usage des édifices non aliénés » est « provisoirement » laissé aux citoyens le 11 prairial an iii, suite au rapport de Lanjuinais, au nom des comités de gouvernement, il est précisé qu’en cas de concurrence entre plusieurs cultes, l’église serait partagée. Par ailleurs, la Convention exige des ministres du culte une promesse de soumission aux lois de la République.

22La grande loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) que Génissieux, au nom du comité de Législation, soumet à la Convention, codifie toutes les lois précédentes. Elle consacre les principes d’un État laïc : « les lois ne statuent point sur ce qui est du domaine de la pensée » et « ne peuvent avoir pour but qu’une surveillance renfermée dans des mesures de police et de sûreté publique ». Ce n’est pas seulement le pouvoir municipal qui est soumis aux lois de la République, mais aussi les associations cultuelles puisqu’aucune taxe ou dotation n’est licite pour les dépenses d’un culte.

Les principes de liberté et d’égalité, une question idéologique

23Pendant la décennie révolutionnaire, tous les débats législatifs font référence aux droits constitutionnels et aux Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen.

24Au principe du libre exercice des cultes qui n’allait pas de soi en août 1789 (cf. la rédaction alambiquée, mais claire néanmoins, de l’article 10) - et que les deux autres Déclarations et les trois constitutions ont reconnu et proclamé-, le mouvement révolutionnaire a promu le principe d’égalité d’une part, entre les cultes et, d’autre part, entre les citoyens (de l’octroi des droits de citoyenneté aux protestants le jour de Noël 1789, détail anecdotique, permettant toutefois à des Constituants catholiques de se définir comme chrétiens, jusqu’aux luttes victorieuses pour que tous les juifs obtiennent l’égalité civique avec les catholiques sous la Constituante).

25Au refus de considérer la religion catholique comme religion d’État (après tous les combats des philosophes pour la tolérance contre le clergé, premier ordre du royaume, sans même évoquer ceux des protestants, des jansénistes et autres dissidents), tout en admettant, à la fois, l’héritage gallican et le nouveau principe, celui de l’élection pour toute fonction administrative (principe électif promu par la Révolution qui implique le principe majoritaire8), il ne conviendrait pas d’oublier non plus le phénomène majeur de la laïcisation d’une société française profondément révolutionnée depuis 1789.

26En effet, de la condamnation pontificale de la Constitution civile du clergé et de la Déclaration « impie » des Droits de l’Homme et du Citoyen, en passant par la reconnaissance aux juifs des droits de citoyen comme par l’obligation aux ecclésiastiques de prêter un serment sous peine d’être considérés comme suspects de sédition, jusqu’au vote de la loi établissant un état civil laïque et instituant le divorce, à la veille de la proclamation de la République en France, il y a tout un cheminement idéologique, politique et mental.

27La République n’a pas seulement donné voix au chapitre à un anticléricalisme virulent, avec l’épisode marquant de la déchristianisation de l’an II (dépassant le prêche post mortem du bon curé Meslier) – que certains ont assimilé à une autre forme de fanatisme, en tout cas à d’autres cultes (Raison ou Être Suprême)9 –, elle a promu d’autres valeurs dont il conviendrait, d’ailleurs, d’étudier la complexité, à une échelle locale, en valorisant diverses sources. De fait, sous la République, la pluralité religieuse est un fait social et politique, y compris chez les catholiques, divisés entre anciens constitutionnels et réfractaires (ces derniers ayant obtenu la liberté de culte après la pacification de l’Ouest). Même si les cultes civiques ne sont pas mis sur le même pied que les autres. D’abord parce que l’enthousiasme pour les cultes décadaires est tombé avec la fermeture des clubs et sociétés populaires, en attendant celle des cercles constitutionnels, qui les animaient. Ensuite, l’organisation des fêtes de la République relève de dispositions spécifiques. Enfin, il est rappelé que « les lois qui fixent les jours de repos des fonctionnaires publics » ne sont pas remises en cause.

28Toujours est-il que le vocabulaire politique, au sein des Assemblées nationales (la Convention, puis le Conseil des Cinq-Cents et celui des Anciens sous le Directoire) ne connaît plus que le terme de « ministres du culte » pour désigner prêtres, pasteurs, rabbins ou promoteurs d’un autre culte.

29La constitution du 5 fructidor an III (22 août 1795) qui régit la vie politique sous le Directoire, proclame ainsi :

30« Art 352. La loi ne reconnaît ni vœux religieux, ni aucun engagement contraire aux droits naturels de l’homme. »

31« Art. 354. Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi.

32Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun. »

33Toutes les lois de police des cultes de cette période contiennent des dispositions relatives à ce libre exercice des cultes. Des peines d’amende et de prison sont énumérées pour garantir cette liberté, aussi bien contre les outrages faits aux objets de culte, aux lieux de culte, aux ministres du culte, que pour contraindre les personnes à célébrer certaines fêtes religieuses « en forçant à ouvrir ou à fermer ateliers, boutiques ou magasins » (vendémiaire an IV).

34La conception libérale et égalitaire qui inspire tous ces textes de lois est sous-tendue par la crainte d’un « culte exclusif ou dominant et persécuteur ». L’essentiel des dispositions concerne le cas de l’Église catholique. On peut les examiner d'abord dans la loi de vendémiaire an IV (septembre 1795), puis dans le projet de loi de Camille Jordan en prairial an V (juin 1797).

35Le titre IV de la loi (après les dispositions générales, la garantie du libre exercice de tous les cultes…), intitulé : « De la garantie contre tout culte qu’on tenterait de rendre exclusif ou dominant », comprend 13 articles (sur 32) regroupés en 4 parties : « les frais de culte » (pas de local communal, pas de dotation ni de taxe, pas de contribution forcée) ; « des lieux où il est défendu de placer les signes particuliers à un culte » (aucun signe extérieur, car générateur de troubles : uniquement dans l’enceinte destinée aux exercices de ce culte, ou dans l’intérieur des maisons de particuliers, dans les ateliers de marchands ou d’artistes, dans les édifices publics destinés à recueillir les monuments des arts) ; « des lieux où les cérémonies des cultes sont interdites » (tout autre lieu que celui de l’édifice destiné au culte ; dans les maisons des particuliers le rassemblement ne peut excéder 10 personnes, en plus des personnes domiciliées) ; enfin, « concernant les actes de l’état civil », il est interdit aux fonctionnaires publics de mentionner les cérémonies religieuses ou de reconnaître des attestations de ministres de culte (l’état civil n’est pas le registre paroissial).

36On pourrait ajouter à cet ensemble de mesures destiné à « prévenir, arrêter ou punir tout ce qui tendrait à rendre un culte exclusif ou dominant et persécuteur » (préambule), le titre V de la loi : « De quelques délits qui peuvent se commettre à l’occasion ou par l’abus de l’exercice du culte » et 4 articles qui interdisent la lecture et l’affichage public, hors de l’enceinte religieuse, d’écrit « émané d’un ministre du culte qui ne sera pas résidant dans la République française » (belle périphrase pour désigner le pape) « ou même d’un ministre du culte résidant en France »

37Le rapport de Camille Jordan sur la police des cultes fait devant le Corps Législatif, le 29 prairial an V (17 juin 1797) est resté célèbre. Juste après les élections législatives qui ont été un succès pour les royalistes, le député veut modifier l’ensemble des lois, dont celle de vendémiaire an IV (septembre 1795).

38En s’appuyant sur les pétitions des citoyens catholiques et sur la constitution, il réclame la mise en actes de la liberté cultuelle qui passe, selon lui, par l’abrogation de toutes les lois précédentes. Il demande à ses collègues « que la liberté que vous accordez à tous les cultes ne soit point en vous l’effet d’une égale indifférence, encore moins d’un égal mépris ». La Vendée est pour lui un « épouvantable monument des fureurs de la persécution et des excès du fanatisme ». Il s’adresse à ses concitoyens « catholiques, protestants, assermentés, insermentés », il ignore donc les juifs, sans parler des mahométans, libres penseurs et athées. Il critique le serment civique, car avant d’être un geste civique c’est « par essence un acte religieux ». De toute manière, le serment « d’obéissance aux lois » n’empêche pas les « infractions à la loi. Le fait de ne salarier aucun culte, invite à la totale liberté et rend inutile le serment exigé des prêtres, qui ne sont pas une catégorie spécifique de citoyens : « La loi n’a pas connu le prêtre pour l’honorer ; elle ne doit pas le connaître pour le soupçonner ». Il justifie le refus des « ecclésiastiques non soumissionnaires » non point parce qu’ils violent les lois ou appellent à la révolte, mais parce qu’ils revendiquent leur totale liberté. Toutefois, le serment civique n’est pas la seule chose critiquable : « la loi du divorce » est également condamnable, parmi d’autres lois.

39Jordan souligne « le caractère spécial de la religion catholique » : comme « elle se concilie avec toutes les formes de gouvernement, et respecte avant tout le gouvernement établi », elle éprouve « une répugnance à s’en séparer ». Le verbe « séparer » est la seule expression qui témoigne de la séparation de l’Église et de l’État.

40Considérant que les lois précédentes sur la police des cultes sont « insuffisantes, obscures et qu’elles renferment des dispositions devenues dangereuses pour la tranquillité publique », il demande l’abrogation de toutes les lois antérieures, le refus de toute déclaration ou promesse des ministres des cultes, la fixation par les citoyens des jours de leurs fêtes religieuses et chômées. On a retenu surtout de sa proposition de loi la jouissance de la sonnerie des cloches.

41Pour autant, il n’a pas remis en cause la surveillance des cultes par les autorités constituées, ni le refus de salarier un culte, ni l’interdiction du port du costume religieux sur la voie publique, ni celle d’une contribution forcée aux frais d’un culte ou l’entretien des ministres.

42Le rapport de Jordan ouvre donc un important débat, en messidor an V (juillet 1797), sur la liberté des cultes

43Au delà des plaidoyers en faveur « de la religion de nos pères », et de la résistance anticléricale qu’elle suscite dans le Corps législatif, on constate le peu de place consacrée aux cultes protestants et juifs.

44Toutefois, signalons l’opinion par exemple de Boulay de la Meurthe, le 21 messidor an V, sur cette pluralité des cultes. Adversaire du projet de Jordan et de la nouvelle majorité, il refuse d’accorder des privilèges aux prêtres catholiques, c’est-à-dire de les dispenser du geste civique qu’on exige des ministres de tous les cultes par le serment, car ce serait reconnaître un statut spécifique pour une religion, et constituer un État dans l’État. Il distingue « deux sectes principales, les chrétiens protestants et les catholiques romains, car il est inutile de parler de la secte juive, trop faible pour donner de l’inquiétude, et d’ailleurs ne demandant qu’à jouir paisiblement de la croyance religieuse, dans laquelle il ne se trouve aucun dogme qui l’empêche de donner à l’État toutes les marques de soumission et de dévouement qu’il pourrait exiger. Les protestants doivent moins encore inspirer de craintes ». Et d’ajouter : « les principes des protestants sont favorables à l’esprit de liberté religieuse et politique ».

La loi républicaine et l’ordre public, ou la police des cultes

45Si les lois peuvent être changées, le respect de la loi conditionne le maintien de l’ordre public.

46Or, la loi de vendémiaire an IV insiste sur « l’abus de l’exercice du culte » (titre V). Cet abus concerne essentiellement le rôle des ministres du culte, même s’il est fait référence dans le dernier article aux « sectateurs » qui, conjointement à eux, peuvent troubler les ministres d’un autre culte. Les abus sont oraux, « discours, exhortations, prédications ou prières », et écrits : ce sont les appels au rétablissement de la royauté, au meurtre, à la désertion, à la trahison, à la rébellion, à la destruction des arbres de la liberté, à l’avilissement des couleurs nationales, au discrédit jeté sur les citoyens qui s’arment pour défendre la liberté et la République.

47L’énumération des délits et des crimes, basés sur toute l’histoire passée et présente, justifie ou explique « la garantie civique exigée des ministres de tous les cultes » (titre III) : d’une part, une déclaration d’exercice auprès de la municipalité, d’autre part un serment d’obéissance aux lois de la République et à l’article 17 de la Déclaration des Droits et Devoirs de l’Homme et du Citoyen du 22 août 1795 (« la souveraineté réside essentiellement dans l’universalité des citoyens ») : « Je reconnais que l’universalité des citoyens est le souverain, et je promets soumission et obéissance aux lois de la République ». Les formules ont varié, et on sait que nombre de prêtres ont refusé de prêter un serment devant un pouvoir temporel.

48Dans le débat de messidor an V, parmi les orateurs qui interviennent contre la déclaration à exiger des ministres des cultes, on peut retenir par exemple celle d’Audouin. Il constate, en lisant la presse du jour, qu’il est fait état d’un « culte romain, des fonctionnaires de Rome, des hommes investis d’une autorité étrangère » et « qu’on doit espérer d’eux un engagement de soumission aux lois de la République ». Le député refuse cette discrimination négative : un tel « ministre du culte » n’est pas forcément « un citoyen dangereux, un perturbateur, un rebelle », il peut être « un homme vertueux ».

49Suite à ce débat parlementaire, la nouvelle majorité obtient, ainsi, le 24 août 1797 l’abrogation des mesures contre les prêtres réfractaires. Mais cette abrogation ne fut que momentanée.

50Il convient, sans entrer dans le détail de toutes les lois sécuritaires de la première République, de rappeler que l’expulsion de ceux qui refusent les lois est une vieille tradition française. Car les mesures de sûreté contre les prêtres émigrés constituent le volet sécuritaire de la police des cultes.

51Dès le 12 floréal an III (1er mai 1795), une mesure législative statue sur le cas des « individus qui, ayant été déportés, sont rentrés dans la République » et ordonne qu’ils « seront tenus de quitter le territoire français dans l’espace d’un mois ». Le 3 brumaire an IV (25 octobre) la Convention ordonne l’exécution des lois de 1792 et 1793 contre les émigrés et les prêtres réfractaires. De ce rappel périodique des lois de sûreté générale, on peut induire soit qu’elles n’ont pas été appliquées, soit qu’elles érigeaient les prêtres réfractaires en permanents fauteurs de troubles. Le fait est qu'elles étaient remises en cause par une nouvelle majorité politique : c’est le cas le 4 décembre 1796 ou le 24 août 1797 pour abroger la loi assimilant les réfractaires aux émigrés. Mais après le coup d’État du 18 fructidor, la loi abrogée est rétablie le 5 septembre 1797.

52Au delà de la polarisation sur des ministres du culte qui refusent de se soumettre aux lois de la République, et de toute une historiographie qui s’apitoie sur les victimes, il convient pour terminer de constater que le débat sur les cultes n’est point comparable à celui sur les clubs et les associations politiques. En effet, la discussion parlementaire sur le libre exercice des cultes et sur la police des cultes n’est pas, sous le Directoire, un sujet privilégié, ni un sujet de grand débat conflictuel.

53Les débats sur le droit de réunion et d’association politique sont beaucoup plus importants, par leur nombre comme par leur durée10. Pourtant, entre les deux sujets, il y une certaine résonance. Lorsqu’après avoir critiqué la loi contre les émigrés et les prêtres réfractaires, la majorité réactionnaire demande une loi pour interdire les sociétés politiques qui font revivre les sociétés populaires de l’époque jacobine, la minorité s’y oppose avec force en rappelant le rôle historique joué par les clubs pour fonder la République. Ainsi, lors du débat au Conseil des Anciens sur les sociétés particulières s’occupant de questions politiques, en juillet 1797, (le 7 thermidor an V, 25 juillet) un des trois projets s’interroge sur l’opportunité d’interdire les réunions politiques en ces termes :

« Si l’on croyait les sociétés particulières dangereuses pour la tranquillité publique, il convenait peut-être, pour être conséquent, de suspendre les réunions des cultes. Elles peuvent, autant que les sociétés, influer sur le repos de l’État ».

54La majorité fait alors remarquer la différence constitutionnelle entre la liberté de culte proclamée et la liberté de réunion seulement tolérée. Mais le coup d’État du 18 fructidor (4 septembre) interrompt les travaux de la session parlementaire.

55Pour conclure sur ces débats parlementaires et ces lois de la première République, il convient d’abord de constater que le principe de séparation de l’Église et de l’État, malgré les revendications de catholiques scindés en deux, entre gallicans et ultramontains, entre patriotes et réfractaires, entre les partisans de l’abbé Grégoire et les sectateurs de l’Église romaine, n’a pas été contesté pendant ces sept années. C’est bien le principe de laïcité de l’État qui émerge pendant la Révolution française.

56Ensuite, si le principe du libre exercice des cultes, impliquant leur pluralité, est resté conditionné au maintien de l’ordre public, c’est que la police des cultes a été surtout conçue pour contenir le culte dominant et, volontiers, exclusif. Les minorités religieuses n’ont jamais posé le moindre problème à une Révolution et à une République qui leur a permis de sortir du Désert ou du ghetto.

57Enfin, si la scission des catholiques a permis l’existence de cette première séparation de l’Église et de l’État, il ne conviendrait pas d’oublier que la laïcisation de l’état civil, du mariage, du calendrier etc. a profondément touché les consciences. Au-delà des lois et des débats parlementaires, il reste à souhaiter que des études historiques, portant sur des sources diverses, mettent en valeur la compréhension de cette déprise d’une conscience religieuse traditionnelle, qu’on a pu appeler, en Provence, la déchristianisation - même si certains historiens préfèrent employer le terme anglo-saxon, et européen, de sécularisation.

Notes de bas de page

1 M. Vovelle, Les mots de la Révolution, Toulouse, 2004.

2 H. Pena Ruiz, Qu’est ce que la laïcité ?, Paris, 2003, J. Lalouette, La séparation des Églises et de l’État. Genèse et développement d’une idée, 1789-1905, Paris, 2005.

3 Cf. notamment A. Mathiez, « Le régime légal des cultes sous la première Séparation », Revue politique et parlementaire, janvier 1907 ; « Le culte public et le culte privé sous la première Séparation (1795-1802) », Revue du Mois, 1907, réédité dans La Révolution et l’Église. Études critiques et documentaires, Paris, 1910, p. 221-269. Voir aussi, A. Aulard, « La séparation des Églises et de l’État a-t-elle existé réellement sous la Révolution française ? », La Grande Revue, 1928, réédité dans 1905 ! La loi de Séparation des Églises et de l’État, dir. Jean-Marc Schiappa, Paris, 2005, p. 15-24.

4 A. Aulard, Le christianisme et la Révolution française, Paris, 1925, p. 137.

5 Cf. J.-R. Suratteau, « Le Directoire avait-il une politique religieuse ? », AHRF, 1991, n° 1, p. 79-92.

6 B. Plongeron, « L’impossible laïcité de l’État républicain (1795-1801 », Histoire du Christianisme, J.-M. Mayeur, C. et L. Pietri, A. Vauchez, M. Venard (dir.), t. 10, p. 428.

7 Archives Parlementaires, tome XCVII, Paris, CNRS éditions, 1993, p. 264-268.

8 Cf. Les minorités politiques sous la Révolution (1789-1799), Christine Peyrard (dir.), Aix, PUP, 2008.

9 Cf. Michel Vovelle, La Révolution contre l’Église. De la Raison à l’Être Suprême, Paris, 1988.

10 Christine Peyrard, « Les débats sur le droit d'association et de réunion sous le Directoire », Annales Historiques de la Révolution française, 1994, n° 3, p. 463-478.

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