De la tolérance à la laïcité : l’obstacle du théologico-politique
p. 63-80
Texte intégral
1L’article 1 de la loi de 1905 (Titre premier : principes) stipule que « la République assure la liberté de conscience ». Il est donc accordé à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense pourvu qu’il ne mette pas en cause la paix et la sécurité publique, « l’ordre public », comme le formule la suite de la loi. Chacun peut donc professer – entre autres, car ce n’est qu’un des aspects de la liberté de conscience – la religion qui lui parait la plus apte à lui procurer le salut. Mais la République ne se contente pas d’admettre la liberté de conscience, encore moins de la tolérer. Elle l’assure. Elle en est garante. Ce qui veut dire qu’elle ne la rejette pas dans une sphère privée dans laquelle elle n’aurait pas à intervenir. Il s’agit certes d’une liberté personnelle, la plus personnelle des libertés mais il s’agit aussi d’une liberté politique puisque c’est à la République de l’assurer.
2L’espace des cultes qui entre dans ce cadre a donc un statut paradoxal. Il est protégé sans être reconnu officiellement. « La République ne reconnaît aucun culte » (article deux), car cette reconnaissance ferait entrer les cultes dans l’espace politique proprement dit alors qu’il s’agit de maintenir la séparation de l’Église et de l’État. Mais l’existence des cultes engage le principe de la liberté de penser, ce qui entraîne la deuxième affirmation de l’article 1, complémentaire de la première, selon laquelle « la République garantit le libre exercice des cultes ». Car ces cultes ne sont pas seulement une des formes de la liberté de conscience. Ils sont aussi une manifestation publique, qui se fait dans des établissements publics (les « établissements publics du culte », l’expression apparaît dès l’article deux), et qui est un exercice public du culte (expression de l’article 13). C’est donc tout à fait logiquement qu’il y a une police des cultes (intitulé du titre V) et que cette police n’est pas exercée par chaque responsable des cultes, mais par la République puisque selon l’article 25 (premier article du titre V) : « Les réunions pour la célébration d’un culte tenues dans des locaux appartenant à une association cultuelle ou mis à sa disposition sont publiques ». Elles restent donc « placées sous la surveillance des autorités dans l’intérêt de l’ordre public ».
3Si la liberté de conscience est individuelle, l’exercice de cette liberté sous la forme d’un culte n’est pas seulement collective, car le collectif pourrait ressortir d’une association privée. Elle est publique. La loi n’a pas à s’expliquer sur cette considération qui la fonde, sauf à se lancer dans une argumentation philosophique mal venue sur un terrain aussi complexe et polémique. Mais elle se démarque ainsi d’une des formes principales de la pensée de la tolérance qui fait de la croyance une affaire privée, et veut que la République n’intervienne pas dans ce qui est considéré comme une affaire personnelle. Elle confirme que le problème tel qu’il a été posé dans l’histoire, sous forme parfois sanglante, ne concerne pas seulement les consciences individuelles. Il est lié à l’existence d’associations qui organisent le culte, mais peuvent aussi investir le champ du politique jusqu’à le mettre sous tutelle en se faisant, par exemple, le garant de sa légitimité. Le rapport de ces associations au pouvoir politique devient alors un problème que l’on peut qualifier, de manière générale de théologico-politique.
4En somme, la diversité des consciences est un fait. On peut plaider pour l’acceptation de ce fait, et en particulier pour l’acceptation de ceux qui ont la mauvaise idée, le mauvais goût, de ne pas penser et croire correctement, c’est-à-dire de ne pas penser et croire comme nous. Il s’agira alors de tolérance. Mais la diversité des consciences est également médiatisée par des associations – des communautés de croyants, des Églises – dont la puissance n’est plus seulement privée, mais publique, et qui peuvent avoir, localement ou globalement, des tentations hégémoniques que la notion de tolérance est impuissante à appréhender. La tolérance essaie de résoudre le problème de la diversité des consciences, et de leur regroupement dans des associations religieuses par une distinction du public et du privé. Elle se heurte à ce que l’on peut appeler l’obstacle du théologico-politique, qui vient du fait que ces associations, d’une manière ou d’une autre, investissent l’espace public et le champ du politique.
5Cet obstacle est à l’origine de la notion de laïcité. Il apparaît dans les premiers efforts systématiques de réflexion sur cette question au XVIIe siècle, moment où émerge l’idée de tolérance et où se déclenche la polémique sur le théologico-politique. Ces deux mouvements de pensée s’incarnent particulièrement dans deux philosophes qui mettent en place les notions sur lesquelles s’enrouleront les polémiques et les politiques des siècles suivants : Locke et Spinoza. Locke et Spinoza sont nés la même année (1632), et ont été confrontés tous les deux, dans leurs histoires respectives, à l’obstacle que peut constituer pour la liberté de penser un pouvoir théologico-politique. Ils ont même pour second point commun d’avoir vu leur vie menacée pour cette raison. Spinoza a échappé à un attentat perpétré par un fanatique1 et gardait chez lui, dit-on, le manteau déchiré par le couteau qui avait failli lui ôter la vie. Locke, quant à lui, lors de son exil à Amsterdam (1685), figurait sur la liste noire de présumés coupables de complot contre le roi, et dut se cacher sous un faux nom (Van der Linden). Moins anecdotiquement, ils sont les auteurs de deux œuvres politiques majeures, le Traité du gouvernement civil, pour Locke, et le Traité politique pour Spinoza. Mais les axes de leur réflexion comme de leur existence sont très différents. Locke exerce dans sa vie des fonctions officielles et est partie prenante d’une histoire nationale alors que l’existence de Spinoza est plus retirée, même s’il n’est pas sans influence sur son temps.
6Ce ne sont pas ces œuvres politiques auxquelles nous allons nous attacher ici. Elles ne portent pas vraiment sur la question de la laïcité ou de la tolérance, et traitent du gouvernement civil comme s’il était institué à partir d’une société civile (bien que le terme n’existe pas encore) sans que des problèmes de cet ordre existent. Mais ces œuvres sont possibles dans la mesure où Locke et Spinoza ont également écrit des textes qu’on pourrait dire latéraux, qui permettent de libérer la réflexion politique de la question religieuse, et sont plus ancrés dans leur contexte historique. Il n’est pas anodin que ces œuvres soient celles qui aient le plus contribué, parfois contre la volonté de leurs auteurs, à leur notoriété. Il s’agit de la Lettre sur la tolérance de Locke, et du Traité théologico politique de Spinoza. Il me semble important de montrer comment se constitue, à partir de ces deux ouvrages, une problématique dont les débats actuels sont encore tributaires, et qu’on peut qualifier d’archéologie de la laïcité.
La Lettre sur la tolérance
7La vie de Locke est marquée dans un premier temps par une carrière universitaire qui l’amène, en 1668, à être élu membre de la société royale et de l’académie britannique des sciences. Secrétaire de Lord Ashley, comte de Shaftesbury, il remplit diverses fonctions publiques. Il rédige en 1667 l’Essai sur la tolérance. Il cesse ses fonctions officielles en 1675 et séjourne plusieurs fois en France.
8Shaftesbury, dont il est le protégé, quitte l’Angleterre pour la Hollande en 1681 à cause de son opposition à Charles II. Locke l’y rejoint en 1683. Jacques II, frère de Charles II, continue une politique autoritaire. Locke doit changer plusieurs fois de résidence en Hollande. Il y rencontre le théologien Philippe Van Limborch, professeur de théologie au collège des Remontrants et chef de l’Église fondée par Arminius en 1612. Il rédige la Lettre sur la tolérance en 1686. Il revient en Angleterre en 1689, année de la parution de la Lettre sur la tolérance, et des deux Traités. Il y occupe diverses charges jusqu’à sa mort, en 1704.
9La politique, pour Locke, vient de l’obligation de régler l’existence d’individus obligés de composer entre eux à partir du moment où ils forment une société. S’ils s’associent sans pour autant négliger leurs intérêts, qui deviennent alors des intérêts civils, c’est parce que ces derniers sont mieux préservés par la formation d’un État que par son absence.
« L’État, selon mes idées, est une société d’hommes instituée dans la seule vue de l’établissement, de la conservation et de l’avancement de leurs intérêts civils.
J’appelle intérêts civils, la vie, la liberté, la santé du corps ; la possession des biens extérieurs, tels que sont l’argent, les terres, les maisons, les meubles, et autres choses de cette nature »2.
10Le pouvoir de l’État s’exerce sur ces domaines et seulement sur eux. Il ne peut de toute façon pas les dépasser. L’argumentation de Locke est d’abord basée sur le fait qu’il est impossible que le pouvoir s’exerce dans le domaine spirituel, celui du salut de l’âme, qui ne peut faire partie des intérêts civils. « Il est comme impossible qu’un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d’un autre, soit prince ou sujet, le choix de lui prescrire la foi ou le culte qu’il doit embrasser ».
11Que le magistrat civil ne doive pas s’occuper du soin des âmes est donc dû en fait à l’impossibilité dans laquelle il se trouverait de le faire. Ce principe est également fondé, en droit, dans le caractère de la mission qui lui a été fixée, qui consiste à se borner à la force extérieure. Enfin, et cet argument rejoint les deux premiers, parce que la contrainte, fût-elle efficace, n’aurait aucune valeur religieuse. L’institution politique suppose donc la séparation des Églises et de l’État de façon tellement logique que les traités politiques n’y font pas allusion. Ce n’est pas leur objet.
12On pourrait donc à ce stade parler d’indifférence plus que de tolérance si les regroupements humains destinés à favoriser le salut n’avaient une fonction sociale aussi importante. Or la tolérance suppose la séparation des Églises et de l’État, mais suppose néanmoins une reconnaissance de ces Églises, parce que ces Églises peuvent avoir du pouvoir.
13Car s’il est « comme impossible » qu’un homme abandonne à un autre le soin de son salut, cela n’empêche pas les hommes, et en particulier les dignitaires religieux, de céder à la tentation de s’occuper du salut des autres et de vouloir faire leur bonheur, au besoin malgré eux. D’où, les passions humaines s’en mêlant, les conflits et les guerres de religion aussi navrantes qu’inutiles. Il semble donc du bon sens le plus élémentaire de considérer que s’il est loisible d’essayer de persuader autrui qu’il devrait suivre la voie que nous estimons bonnes, nous ne devons absolument pas l’y obliger, encore moins le sanctionner s’il s’y refuse. Or c’est là, Locke le souligne bien en s’appuyant sur les conflits passés, la tendance naturelle de toute croyance. Elle ne peut exister que si elle s’imagine détenir la vérité, et peut difficilement admettre que d’autres, tout aussi convaincus, professent d’autres croyances, sans parler de ceux qui n’en professent aucune. Cette tendance n’a rien à voir avec les objectifs de l’institution politique mais peut la parasiter dans la mesure où les conflits religieux vont l’amener sur des chemins qui ne sont pas les siens.
14Il est donc indispensable d’instituer une tolérance qui laisse place aux diverses croyances. Cette tolérance fonctionne à plusieurs niveaux : le pouvoir politique tolère certaines croyances compatibles avec l’ordre public, et il oblige en même temps ces croyances à se tolérer entre elles pour préserver la paix civile. Par sa position supérieure de « tolérant », il empêche qu’elles débordent sur lui. Par son autorité, il les empêche de se nuire mutuellement. La tolérance, dans un contexte troublé par des guerres de religion, est une des conditions d’existence du politique.
15Dans un Traité sur la tolérance (publié en 1997), qui se place dans la lignée de Locke et analyse dans cette perspective les différents régimes politiques, le philosophe américain Michael Walzer expose bien le double mouvement engendré par la tolérance et la séparation. « L’objectif central de la séparation de l’Église et de l’État dans les régimes modernes est d’enlever le pouvoir politique à toutes les autorités religieuses en vertu de l’hypothèse réaliste selon laquelle elles sont toutes, fut-ce en puissance, intolérantes. Le caractère effectif de cette privation de pouvoir devrait les amener à faire l’apprentissage de la tolérance ou, plus vraisemblablement, à faire comme si elles possédaient cette vertu »3.
16La tolérance repose donc en partie sur une fiction nécessaire à la paix publique : faire comme si les Églises étaient tolérantes, et se donner la puissance nécessaire au maintien de cette fiction
17Cette fiction est d’autant plus nécessaire que, si rien n’empêche les hommes de se regrouper pour parvenir au salut, et se livrer pour cela aux rites et pratiques qui leur paraissent souhaitables, ces Églises forment pour Locke de véritables sociétés. Par Église, écrit-il, « j’entends une société d’hommes, qui se joignent volontairement ensemble pour servir Dieu en public, et lui rendre le culte qu’ils jugent lui être agréable, et propre à leur faire obtenir le salut »4. L’Église est donc une société, non une association, et si le but qu’elle se fixe est le bien intérieur, contrairement à l’État qui est fondé pour la préservation des biens extérieurs, le moyen d’obtenir ce bien passe par des manifestations publiques dont les contours ne sont pas faciles à définir : jusqu’où s’étend le culte qu’on estime propre à faire obtenir le salut ? Il y a les cérémonies, bien évidemment. Il peut aussi y avoir la nourriture, le vêtement, les spectacles et les lectures. Il peut enfin y avoir l’éducation, en particulier celle donnée aux enfants. Dans ces sociétés, et tant que les rites n’enfreignent pas les lois de l’État (mais comment les enfreindraient-ils puisque l’Église légifère sur le salut des âmes, et l’État sur les biens matériels ?), la liberté d’organisation est totale, mais la question des répercussions que peut avoir cette liberté sur le reste de la société n’est pas réglée. Il faudrait par exemple que l’éducation soit empreinte de tolérance. Mais comment être tolérant quand on est certain de détenir la vérité, et que l’on peut suspecter ceux qui professent des opinions contraires ? Que lire ? Et comment commenter les lectures ?
18Pour éviter les conflits, la tolérance devrait donc être non seulement le principe de l’État mais également celui des Églises elles-mêmes, et c’est là qu’intervient la fiction. Les hiérarchies ecclésiastiques doivent obéir aux lois mais cela ne saurait suffire. « Il ne suffit pas, dit Locke, aux ecclésiastiques de s’abstenir de toute violence, de toute rapine et de toute persécution : il faut qu’ils se chargent d’instruire les peuples, il faut qu’ils leur enseignent à conserver la paix et l’amitié avec tous les hommes, et qu’ils exhortent à la charité et à la douceur et à la tolérance mutuelle les hérétiques et les orthodoxes, tant ceux qui se trouvent de leur opinion que ceux qui en diffèrent »5. La tolérance est donc un principe actif au sein de la société. Elle suppose, une fois établie la coupure entre l’institution politique et les sociétés religieuses que constituent les Églises (on ne peut évidemment parler de société civile et de sociétés religieuses) que chacun prenne en charge cette tolérance. Ce qui va en sens inverse de l’option réaliste selon laquelle chaque Église peut tendre à l’intolérance et va vers l’abolition de la nécessité de la tolérance. Si tout le monde est tolérant, en effet, il ne sert plus à rien de prôner une tolérance communément vécue. Mais on sait bien qu’il ne s’agit que d’une hypothèse, d’un comme si. La fiction de la tolérance qui se construit ainsi amène plusieurs conséquences.
19La tolérance joue sur le rapport des « sociétés » tolérées à ce qui leur est extérieur. Elle en renforce également la cohésion interne et y rend possible l’exclusion. En effet, chaque société religieuse étant fondée sur la libre adhésion de ses membres, elle a le droit d’exclure ceux d’entre eux qui s’écarteraient trop manifestement de son orthodoxie. Il n’y a pas de tolérance interne et l’excommunication est possible puisque l’excommunié n’est pas chassé de toute société, simplement de celle dont il « pêche contre les lois », sans que ses autres droits soient mis en question. Un des exemples pris par Locke est d’ailleurs très lié à la propriété. « L’excommunié ne reçoit aucune injure civile si, dans la célébration de la Cène du seigneur, le ministre d’une Église lui refuse du pain et du vin, qui n’ont pas été achetés de son propre argent »6.
20Si l’Église est une société, et non une association, elle possède donc le redoutable pouvoir d’exclusion, qui peut être une exclusion sociale, certes partielle mais bien réelle. Ce n’est pas une persécution, dit Locke, si elle ne lèse pas les intérêts civils du sujet, c’est-à-dire par exemple si elle ne s’accompagne pas d’expropriation, de sévices physiques, etc. Mais cette exclusion peut s’accompagner d’une stigmatisation sociale, d’une privation des liens et du statut social lourds de conséquences et pas forcément compatibles avec « la paix et l’amitié ». Jusqu’où tolérer la puissance sociale d’une Église est le problème ouvert par les conséquences de la « libre adhésion des membres ». C’est cet aspect de la tolérance qui est à la source des débats sur le communautarisme.
21Le but de la tolérance étant la paix civile, la question se pose également de savoir si l’on va tolérer ceux qui professeraient l’intolérance s’ils détenaient le pouvoir, et en particulier ceux qui basent cette intolérance sur l’obéissance à un souverain qu’ils placent au-dessus du pouvoir politique ou auquel ils confèrent un pouvoir politique suprême. Il s’agit pour Locke des catholiques qui reconnaissent le pouvoir du pape et sont appelés en conséquence les « papistes ». S’ils n’admettent pas le principe général de la tolérance, dit Locke, il serait déraisonnable de les tolérer. « Les papistes ne doivent point jouir des bienfaits de la tolérance parce que, lorsqu’ils détiennent le pouvoir, ils s’estiment tenus de le refuser à autrui. Il serait en effet déraisonnable de concéder le libre exercice de sa religion à quelqu’un qui n’accepte pas le principe général qui exige qu’on ne doit pas persécuter ni molester autrui sous prétexte que sa religion diffère de la nôtre »7. Quand la fiction de la tolérance échoue, il n’est plus possible de tolérer. Mais n’est-ce pas alors l’échec de la tolérance ? N’est-ce pas un aveu de faiblesse politique ?
22On retrouve cette polémique sur la tolérance, décalée pour ce qui est des camps en présence mais reposant sur le même schéma, avec la lutte contre le cléricalisme dans les premières années de la troisième République. Certaines positions de l’Église, et en particulier le Syllabus de Pie IX (1864), sont en effet ouvertement intolérantes. On trouve par exemple les articles suivants.
« Anathème à qui dira :
ART. XI : Il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après les lumières de la raison.
Anathème à qui dira :
Art. LXXIX : En effet, il est faux que la liberté civile de tous les cultes, et le plein pouvoir accordé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs idées et toutes leurs opinions, contribuent à corrompre les mœurs, à pervertir l’esprit des peuples, et à propager le fléau de l’indifférentisme »8.
23Doit-on tolérer ceux qui professent de telles opinions ? Pour Littré qui s’exprime dans des articles publiés dans la Philosophie positive à partir de 18729, le parti républicain a pour lui la supériorité morale parce qu’il aime et pratique la tolérance. Il ne doit jamais céder à la tentation, pourtant bien naturelle, d’appliquer aux cléricaux les règles posées par eux : « ce serait du talion, et la justice par le talion n’est pas une bonne justice ».
24Or, c’est là une attitude morale certes, mais irréaliste pour Renouvier qui fonde la Critique philosophique en 1872. Le catholicisme constitue pour lui un péril plus grand que jamais : il y a deux France, et le catholicisme, depuis 1870, n’est plus que le papisme. Littré, selon Renouvier, fait un métier de dupes en exhortant sans cesse les Républicains à la tolérance. Il oublie trop cette maxime de Locke, « la tolérance n’est point obligatoire vis-à-vis des intolérants », principe lockien amène Renouvier, en 1873, à envisager le rapprochement avec la religion protestante, de façon à éloigner la foi religieuse des excès et les superstitions du catholicisme. On tolère donc seulement les tolérants, ce qui pose en permanence l’épineux problème des frontières de la tolérance.
25La tolérance, enfin, suppose le terrain commun de la croyance. Que faire alors de ceux qui n’en professent aucune ? L’intolérance légitime par rapport aux intolérants se trouve aussi justifiée envers les incroyants pour des raisons qui sont au fond pour Locke des raisons pratiques : l’incroyant ne peut mener une existence sociale normale. « Ceux qui nient l’existence d’un Dieu ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les services et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut qu’introduire aussitôt le désordre et la confusion générale »10.
26L’intolérance envers les incroyants est une forme de principe de précaution avant la lettre. L’incroyant présentant un risque grave pour la société, il doit en être écarté préventivement.
27Cela s’explique pour Locke par une raison fondamentale qui révèle le principe transcendant de la tolérance. La véritable souveraineté, pour lui, reste la souveraineté de Dieu. « Les hommes étant tous l’ouvrage d’un ouvrier tout-puissant et infiniment sage, les serviteurs d’un souverain maître, placés dans le monde par lui et pour ses intérêts, ils lui appartiennent en propre »11. Et si l’on veut fonder la tolérance, on a besoin d’une base religieuse. L’idée sera reprise par Guizot en 1821-1823 dans Philosophie politique : de la souveraineté12. Pour Guizot, placer la souveraineté sur terre, dans une instance humaine visible, c’est de l’idolâtrie. Et c’est parce que Dieu, et lui seul est le véritable souverain que personne ne peut prétendre le représenter exclusivement et que ne peuvent être tolérés, symétriquement, ceux qui ont cette prétention (les papistes) et ceux qui ne le reconnaissent pas (les incroyants). La tolérance balise ainsi paradoxalement l’espace public puisqu’elle s’exerce entre ceux qui se reconnaissent différents sur la base de mêmes principes de société et exclut ceux qui refusent ces principes, n’entrent dans aucune des sociétés qui les reconnaissent et deviennent ainsi des « sans » au statut problématique.
28Malgré la « privatisation partielle du religieux »13 qu’il tente d’opérer, Locke se contredit donc en précisant avec netteté que l’État doit s’abstenir de dicter des normes dans le domaine des options spirituelles, puis en précisant que ni les papistes (les catholiques), ni les athées ne doivent être tolérés. Locke en reste à une problématique de la tolérance juridique, avec une autorité qui tolère, et des options tolérées ou non tolérées par l’effet d’un pouvoir qui prétend les surplomber et régir, et qui est un pouvoir de nature religieuse.
29D’où la tentation et le paradoxe, pour résoudre ce problème, d’une religion civile. Tentation puisque la religion civile fournirait un lieu où pourraient se retrouver les extérieurs/exclus des religions traditionnelles. Paradoxe puisque cette religion civile ne saurait remplacer les religions historiques et ne réussit, comme le remarque Walzer, qu’en étant aussi peu religion que possible. « Les religions civiles sont pour la plupart suffisamment avisées pour trouver des compromis avec une religiosité vague, peu élaborée et latitudinaire, une religiosité plus portée aux récits et aux jours de fête que fondée sur de claires et solides croyances »14.
30La notion de tolérance telle qu’elle s’élabore au XVIIe siècle reste donc fortement empreinte de religiosité, religiosité qui pèsera par la suite sur son utilisation. On peut certes envisager une extension de la tolérance aux catholiques et même aux athées, mais l’ambiguïté demeure sur le socle initial de la tolérance, et la possibilité qu’elle puisse être utilisée comme arme par les intolérants. La tolérance maintient le problème religieux à l’intérieur de l’espace politique. Elle peine, en ce sens, à séparer la religion de la politique comme le fait plus nettement, à la même époque que Locke, l’œuvre de Spinoza.
Le Herem, l’excommunication
31La famille de Spinoza fait partie de la communauté juive portugaise établie à Amsterdam dans le premier quart du XVIIe siècle. La Hollande de cette époque a pu sembler un havre de tolérance, et c’est d’ailleurs pour cette raison que Descartes, entre autres, choisit de s’y établir, mais elle n’est pas exempte de conflits politiques aussi bien que religieux, qui fournissent une matière importante à la réflexion de Spinoza.
32Dans la Hollande des années 1650, la question religieuse se posait de façon aiguë. Les calvinistes orthodoxes espéraient voir se constituer un État régi selon des principes théologiques, et s’inquiétaient de la montée du catholicisme et de l’augmentation du nombre des congrégations protestantes non réformées. Les remarques les plus violentes sont toutefois destinées aux juifs. « Ces blasphémateurs ne devaient pas être autorisés à pratiquer publiquement leur religion où que ce fut dans la république », disent-ils lors de la grande assemblée qui se réunit à La Haye au début de 1651.
33Spinoza, né en 1632, est issu d’une famille de commerçants qui tient une place honorable dans la communauté juive d’Amsterdam. Son père Michael est élu à plusieurs des instances dirigeantes regroupées plus tard en un conseil de direction, le Mahamad, chargé de multiples fonctions comme fixer les impôts de la communauté, régler les différents d’affaires, distribuer les secours, contrôler la célébration des fêtes religieuses, etc.
34Après le décès de son père en 1654, Spinoza reprend l’affaire familiale. Son éducation prend en même temps un caractère profane inquiétant pour les rabbins. Il n’est sans doute pas inutile de revenir à ce propos sur un épisode de la vie de Spinoza qui a sûrement pesé sur son œuvre autant que sur sa vie même si, de toute évidence, il ne suffit pas à l’expliquer.
35Le 27 juillet 1656, le Mahamad prononce contre lui l’excommunication la plus sévère de l’histoire de la communauté. « À l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté. Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit (...). Veuille l’Éternel ne jamais lui pardonner ». Elle dépasse largement le domaine religieux et se termine par l’avertissement suivant : « sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits »15. La raison de cette excommunication semble résider dans les « mauvaises opinions » de Spinoza, et en particulier dans sa négation de l’immortalité de l’âme (il n’y a donc rien à craindre ni à espérer en termes de châtiments éternels), plus que dans son éducation philosophique proprement dite.
36Il est vraisemblable que l’excommunication rentre dans le souci général de constituer une communauté unifiée et uniforme dont l’une des fonctions était d’intégrer les nouveaux arrivants au sein de la foi orthodoxe16. En ce sens, et dans un vocabulaire contemporain, Spinoza est victime d’une forme de communautarisme particulièrement efficace, basée sur une double crainte : que les dissensions et opinions hérétiques fassent éclater la communauté, et que la tolérance hollandaise ait des limites et saisisse le moindre désordre dans la communauté pour s’y attaquer. La tolérance globale et l’intolérance interne participent ici d’un même système, tel que Locke l’a conçu.
37Cet épisode déterminant de son existence renforce vraisemblablement la conviction de Spinoza qu’il est nécessaire de se pencher sur le statut des croyances à l’intérieur de la société, et sur le rôle qu’elles jouent par rapport au pouvoir politique. La question devient suffisamment urgente, une dizaine d’années après, pour qu’il interrompe la rédaction de ce qui est pour lui son ouvrage essentiel, l’Éthique, et se consacre à l’écriture du Traité théologico-politique.
Le Traité théologico politique
38Il explique ses intentions dans la lettre 30 à Oldenburg. « Je compose actuellement un traité sur la façon dont j’envisage l’écriture et mes motifs pour l’entreprendre sont les suivants : 1) Les préjugés des théologiens ; je sais en effet que ce sont ces préjugés qui s’opposent surtout à ce que les hommes puissent appliquer leur esprit à la philosophie ; je juge donc utile de montrer à nu ces préjugés et d’en débarrasser les esprits réfléchis. 2) L’opinion qu’a de moi le vulgaire qui ne cesse de m’accuser d’athéisme : je me vois donc obligé de la combattre autant que je pourrai. 3) La liberté de philosopher et de dire notre sentiment : je désire l’établir par tous les moyens : l’autorité excessive et le zèle indiscret des prédicants tendant à la supprimer ».
39Le point de départ de Spinoza est donc, pourrait-on dire, beaucoup plus offensif que celui de Locke. Il ne s’agit pas de se demander comment, et jusqu’où peuvent coexister des individus se réclamant de croyances et de pratiques différentes, mais d’éviter que ces croyances et ces pratiques servent à légitimer, à partir de la crainte sur laquelle elles se fondent, une entreprise de domination et d’entrave de la pensée. Le second motif indiqué par Spinoza est loin d’être anecdotique. L’accusation d’athéisme est en effet un moyen de s’attaquer à la liberté de penser. Il s’agit donc de combattre cette accusation autant que de la réfuter. Peu importe ici que Spinoza soit ou non l’athée « de système » présenté par Bayle dans l’article « Spinoza » de son dictionnaire. L’accusation d’athéisme est l’arme de la superstition plus que le moyen, pour les croyants, de distinguer ceux qui ne partagent pas leur foi. Spinoza énumère dans le chapitre XIV du Traité théologico politique les « dogmes fondamentaux de la foi universelle, c’est-à-dire les points fondamentaux qui sont la visée de l’écriture universelle ». Mais parler de dogmes, de foi, de piété et de charité, employer le terme de Dieu n’empêche pas d’établir la séparation radicale de la philosophie et de la théologie et la primauté de la lumière naturelle. L’écriture n’a de valeur que par son accord avec cette lumière et son autorité ne peut être surnaturelle. En conséquence, elle ne peut concurrencer l’autorité politique, sinon en manipulant les esprits par la superstition.
40Pour Spinoza, la présence du religieux au sein du politique n’a donc rien de religieux, et la séparation du politique et du religieux s’impose. Les questions théologiques et la diversité des pratiques religieuses ne doivent pas entrer dans le domaine politique. Il peut s’accorder en ce sens avec la pensée de la tolérance mais l’entrée du religieux dans la politique doit être également prise en compte, afin de montrer qu’elle est une stratégie de domination et non l’expansion d’une vérité révélée.
41Spinoza le dit dès la préface du Traité théologico politique. « Si le plus grand secret du gouvernement monarchique et son intérêt principal consistent à tromper les hommes et à masquer du nom spécieux de religion la crainte qui doit les retenir, afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut (...), on ne peut au contraire rien imaginer, rien essayer de plus funeste dans une libre république ; car il est tout à fait contraire à la liberté commune que le jugement de chacun soit subjugué par des préjugés, ou contraint de quelque façon ».
42Il y a donc deux religions, ou du moins deux façons de se présenter comme religion pour Spinoza. D’une part celle qui sert de masque à une entreprise de domination politique d’autant plus puissante qu’elle réussit à inscrire l’asservissement des individus dans leur propre esprit et à faire qu’ils se battent pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur salut. D’autre part, la foi universelle qui peut s’incarner dans toutes les religions, sur la base d’un être suprême qui aime la justice et la charité, à qui tous sont tenus d’obéir pour être sauvés. Le culte que l’on doit rendre à cet être suprême est celui de la charité et de la justice envers le prochain (il le précise au chapitre XIV). De quelle manière doit-on procéder pour ce culte ? Si les principes éthiques en sont généraux, les formes particulières, surtout en ce qui concerne les rites et cérémonies, sont tributaires de l’histoire de chacun et de ce que Spinoza nomme sa complexion, c’est-à-dire de la façon dont s’ordonnent ses idées et ses sentiments. La question est donc déplacée. Elle ne consiste plus à savoir si ce sont les bons rites et les bonnes cérémonies, et si les autres doivent être tolérés mais s’ils s’accordent avec la lumière naturelle, et surtout s’ils n’amènent pas à la servitude. En dehors de ce cas où ils doivent être combattus, ils n’ont rien à voir avec l’organisation politique de la multitude.
La séparation du théologique et du politique
43La fiction d’une tolérance mutuelle contre la tendance naturelle à l’intolérance est donc inutile dans la mesure où elle maintient le théologique à l’intérieur du politique. Il faut distinguer et séparer rigoureusement les deux domaines, même si tous les esprits n’y sont pas préparés. Certains risquent en effet de comprendre cette séparation comme une action antireligieuse, et d’accuser l’auteur d’intolérance, d’hérésie ou d’athéisme. Pensant ces malentendus inévitables, Spinoza n’imagine pas que son livre convienne à tous les esprits. « La foule et ceux qui souffrent des mêmes passions que la foule, je ne les invite pas à lire ces pages ; mieux encore, je souhaiterais qu’ils négligent entièrement ce livre plutôt que d’être importuns en l’interprétant de travers, comme ils en ont l’habitude »17. Le temps n’est en effet pas encore arrivé, où l’on trouve des croyants catholiques ou protestants qui défendent le caractère laïque de l’État.
44Il publie donc le livre sans nom d’auteur, bien que cet anonymat ne trompe pas grand monde, et s’oppose à sa parution en néerlandais (le texte est en latin). Une publication en langue vulgaire serait prématurée et risquerait d’entraîner une interdiction. Il préfère prudemment ne pas courir ce risque.
45Cela n’évite pas, on s’en doute, les interprétations « de travers ». Elles consistent à voir dans la séparation du théologique et du politique une attaque de la religion, alors qu’il s’agit d’abord de dénoncer son détournement en entreprise de domination. Les premières attaques sont lancées l’année même de la parution du Traité. Et Willem van Blijenbergh, ancien correspondant de Spinoza, écrit en 1674 que « c’est un livre plein d’abominations appliquées et une accumulation d’opinions qui ont été forgées en enfer, ce que toute personne raisonnable, en fait tout chrétien, devrait trouver abominable »18. Leibniz lui-même jugeait que « les écrits de cette sorte tendent à saper la religion chrétienne, consolidée par la sueur et le sang précieux des martyrs »19.
46Si nombre de croyants ont pu se sentir ainsi attaqués par l’idée générale de la séparation du théologique et du politique, c’est qu’elle se forme à partir de l’examen des rapports de pouvoir exprimés par les querelles théologiques et leurs conséquences dans l’histoire, et qu’on a fini par assimiler ces rapports de pouvoir à la religion et les penser nécessaires. Or il s’agit bien pour Spinoza d’une déformation de la religion. « La religion s’est réduite pour le peuple à tenir les ministères de l’Église pour des dignités, et à professer le plus grand respect pour les pasteurs »20, autrement dit à reconnaître une autorité. Et l’autorité que confère le pouvoir ecclésiastique a alors attiré des individus dont les motivations étaient loin de la religion. « Un immense désir d’administrer les charges sacrées s’est aussitôt emparé des plus méchants et l’amour de propager la divine religion s’est transformé en ambition et en avarice sordide »21.
47Les conflits de pouvoir prennent alors la forme de l’exclusion. Les schismes, en effet, ne procèdent pas d’une recherche de la vérité mais du souci de la détenir en exclusivité. Face à ces appétits, l’appel à la tolérance risque de ne pas être d’un grand secours. « Les schismes ne naissent pas d’un grand zèle pour la vérité (ce zèle est au contraire une source de bienveillance et de mansuétude) mais d’un grand appétit de régner ». Inutile dans ce cas de vouloir la tolérance. Spinoza le montre en laïcisant la notion de schisme. « Par là il est établi avec une clarté plus grande que la lumière du jour, que les schismatiques sont bien plutôt ceux qui condamnent les écrits des autres et excitent contre les auteurs le vulgaire turbulent que les auteurs eux-mêmes qui, le plus souvent, écrivent pour les doctes seulement et demandent le secours de la seule Raison »22. Le schisme politique consiste à déclarer l’anathème de façon déraisonnable mais intéressée, sous les apparences du schisme religieux.
48Ce qui est dénoncé n’est donc pas la religion proprement dite mais la forme qu’elle prend quand elle confère un pouvoir très vite susceptible de devenir un pouvoir politique. Qu’il s’agisse là d’un phénomène largement répandu explique qu’il puisse passer pour naturel, sauf dans les rares lieux où la liberté de penser permet de prendre du recul. La Hollande, « l’exception hollandaise », en fait partie et ce n’est pas seulement par prudence que Spinoza écrit qu’il jouit de la « rare félicité de vivre dans une libre république, où l’on reconnaît à chacun d’exercer son libre jugement et d’honorer Dieu »23. La Hollande lui fournit le lieu à partir duquel il peut montrer que cette félicité devrait être universelle, et lui impose de le faire car cette félicité y est incontestablement menacée.
49Pour qu’elle soit préservée, il faut établir que « nul ne peut obéir correctement à Dieu s’il n’accorde pas le culte de la piété (auquel chacun est tenu) avec l’utilité publique, et par conséquent s’il n’obéit pas à tous les décrets du souverain »24. L’obéissance au souverain est donc une condition première. Elle pourrait être liée à une autorité religieuse, mais on courrait alors le risque mentionné ci-dessus, de voir la religion se transformer en ambition de pouvoir, et cela d’autant plus que la pluralité religieuse multipliera les conflits. Cette pluralité doit donc être un droit assuré par l’État, et non une tolérance.
50La pensée de Spinoza est toutefois exprimée dans un vocabulaire qui peut être lié à un cadre théologique : Il parle de Dieu, de charité, de piété. Mais ces termes sont renvoyés au niveau moral et à l’accord qui peut être établi sur les conditions minimales de vie en commun. Ses lecteurs critiques (et parfois violemment critiques) n’ont pas manqué d’y voir, sous le vocabulaire, un démantèlement dangereux de la religion. Si l’on prête à la religion des ambitions politiques, c’est effectivement le cas, mais pas si l’on maintient la religion dans le domaine éthique. Ce n’est alors plus de tolérance qu’il convient de parler, mais de libre exercice de la liberté de penser.
« Chacun dispose du droit souverain et de l’autorité suprême de juger librement de la religion, et par conséquent de l’expliquer et de l’interpréter pour soi »25.
51Il ne s’agit donc pas de tolérer que chacun juge librement de la religion, mais de constater que ce droit et cette autorité de chacun sont la condition d’une libre république, et que l’exercice de ce droit ne peut faire l’économie d’une entreprise de critique et de combat contre la superstition. Spinoza ne se sert pas pour l’établir de la notion de laïcité, qui est bien plus tardive comme on le sait. Il en pose incontestablement les fondements en séparant radicalement les querelles théologiques de l’autorité politique, en amenant le fondement de l’association politique en dehors de toute référence religieuse. Il le pense de manière purement immanente, en recourant uniquement aux forces humaines. Le citoyen n’aura ainsi, comme l’écrit plus tard Condorcet, « d’autre autorité que celle de sa raison, d’autre supériorité que celle de ses talents, d’autre grandeur que celle de ses actions »26.
Conclusion
52Le déplacement du théologique à l’extérieur du politique n’en reste pas moins difficile à opérer, et peut aboutir à des situations paradoxales. On peut terminer par un exemple qui en illustre la difficulté.
53L’article 4 de la loi de 1905 prévoit de transférer des bâtiments aux associations qui se conforment « aux règles générales du culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». Or, les « règles générales du culte » font forcément référence à des Églises instituées, et ces dernières ne sont pas reconnues par la loi. Les règles générales de la pratique religieuse sont donc reconnues sans que soit reconnue l’autorité qui les garantit et les authentifie du point de vue religieux. Cela s’explique par le fait qu’il ne s’agit pas de tolérer les religions mais de s’occuper de l’exercice du culte. Les associations désignées par la loi sont destinées à faire entrer les pratiques religieuses dans un cadre républicain, et le but de la loi n’est pas de susciter de nouvelles formes de religiosité, fussent-elles plus « républicaines » que les précédentes. Les associations doivent donc être une articulation des pratiques religieuses et de la République, et non une nouvelle source de conflit. La création d’associations conformes à la loi mais contraires aux Églises risquerait, en ce sens, d’aller contre les intentions de la loi en restant conforme à sa lettre, et poserait ainsi véritablement problème, comme cela va se produire dans quelques cas.
54Dans le Pas-de-Calais, par exemple, à Saint-les-Fressin et Torcy, une association cultuelle se crée conformément aux dispositions réglementaires de la loi. Elle obtient la disposition des deux Églises. Le desservant est là depuis 1899 et continue à officier, mais l’évêque d’Arras s’y oppose : en fondant une association cultuelle alors que le pape vient d’interdire d’obéir à la loi de séparation, l’abbé Jouy, le desservant, conteste sa hiérarchie. Il ne peut plus être en communion avec son évêque, qui nomme un autre desservant. Ce nouveau desservant, bien entendu, ne crée pas d’association cultuelle. Le conseil d’État, sollicité pour dire lequel des deux doit légitimement rester en place, attribue les deux Églises au desservant nommé par l’évêque. « C’est la non-conformité avec l’Église catholique qui a fait tomber Jouy. Il est donc illégal d’attribuer les anciens biens de l’Église à une association cultuelle lorsqu’elle n’est pas capable de remplir son objet : l’exercice du culte catholique »27.
55Un desservant qui se refuse à appliquer la loi est autorisé à déloger un autre desservant qui, lui, s’y est parfaitement conformé. Est-ce étonnant ? Du strict point de vue de l’application de la loi, bien sûr. Mais ce peut être aussi le refus de la République de favoriser, fut-ce par la voie de l’obéissance à la loi, la formation de nouvelles communautés religieuses. Ces nouvelles communautés pourraient être d’autant plus redoutables qu’elles pourraient se targuer d’être plus républicaines que les autres, et réintroduire de cette manière la question religieuse au sein du politique sous la pire des formes, celle du schisme. Or, le but de la loi n’est pas de former des religions républicaines, mais de donner une forme républicaine aux religions. L’application de la loi, dont cet épisode est un exemple, n’est donc pas exempte de moments paradoxaux, et d’évolutions de la République aussi bien que de l’Église. Elle maintient toutefois l’exigence de séparation définitive de la théologie et de la politique en écartant toute perspective d’une religion civique, et cette exigence se trouve régulièrement confrontée à l’obstacle du théologico-politique. De ce point de vue, les débats et problèmes qui ont précédé le centenaire de la loi montrent que la laïcité a une histoire qui est loin d’être terminée.
Notes de bas de page
1 Jean Colerus, La vie de B. de Spinoza (1706), Paris, Éditions Allia, 1999, p. 16.
2 Locke, Lettre sur la tolérance, Éditions Garnier Flammarion, p. 168.
3 Michael Walzer, Traité sur la tolérance, Paris, Gallimard, 1998, p. 119-120.
4 Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 171.
5 Idem, p. 180.
6 Idem, p. 176.
7 Locke, Essai sur la tolérance, Paris, Garnier Flammarion, 1992, p. 126.
8 Articles cités dans le recueil d’Henri Pena-Ruiz, La Laïcité, Paris, Garnier Flammarion, 2004, p. 92
9 Cité par Georges Weil, Histoire de l’idée laïque en France au XIXe siècle, Paris, Hachette pluriel, 2001 (1929), p. 261.
10 Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit., p. 206.
11 Locke, Traité du gouvernement civil, chap. 2, § 6.
12 Édité dans Guizot, Histoire de la civilisation en Europe, Paris, 1985.
13 L’expression est utilisée par Henri Pena-Ruiz à propos de Locke dans le recueil sur La laïcité, op. cit., p. 157.
14 Michael Walzer, Traité sur la tolérance, op. cit., p. 114.
15 Idem, p. 148.
16 Idem, p. 179.
17 Spinoza, Traité théologico-politique, préface. La traduction citée est celle de Pierre-François Moreau, Paris, PUF.
18 Nadler, Spinoza, op. cit., p. 346.
19 Idem, p. 354.
20 Spinoza, Traité théologico-politique, préface.
21 Idem.
22 Idem, chap. XX.
23 Idem, préface.
24 Idem, chap. XIX.
25 Idem, chap. VII.
26 Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, Paris, Garnier Flammarion, 1994, p. 273.
27 Mgr Kerlévéo, L’Église catholique en régime de séparation, Aisne-sur-la-Lys, 1957.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Les sans-culottes marseillais
Le mouvement sectionnaire du jacobinisme au fédéralisme 1791-1793
Michel Vovelle
2009
Le don et le contre-don
Usages et ambiguités d'un paradigme anthropologique aux époques médiévale et moderne
Lucien Faggion et Laure Verdon (dir.)
2010
Identités juives et chrétiennes
France méridionale XIVe-XIXe siècle
Gabriel Audisio, Régis Bertrand, Madeleine Ferrières et al. (dir.)
2003
Des hommes à l'origine de l’Europe
Biographies des membres de la Haute Autorité de la CECA
Mauve Carbonell
2008