Une archéologie de la laïcité en France, xvie-xvie siècle
p. 43-52
Texte intégral
1La laïcité paraît actuellement l’une des rares valeurs qui demeurent, surtout dans un contexte où violence et conflits paraissent souvent empreints de connotation voire de fanatisme religieux, dans un monde qui s’éloigne de plus en plus des valeurs qui naguère encore étaient officiellement reconnues et structurantes de la société d’hier : patrie, religion, famille, travail… Largement partagée, à la fois à l’intérieur du pays et, de plus en plus, sur plan international, la laïcité connaît cependant des conceptions très différentes de par le monde, même si, parfois et même souvent, nous la pensons meilleure dans sa version française que dans ses applications en usage ailleurs. Il m’a paru expédient, et sans doute pas inutile, de présenter une réflexion sur les antécédents de la laïcité, abordant ainsi le champ chronologique des XVIe et XVIIe siècles. En effet il me semble que, contrairement à ce qui se fait le plus souvent, pour expliquer cette laïcité à la française, qui constitue une spécificité en Europe et même dans le monde, il convient de remonter très en amont de la Troisième République et même de la Révolution.
2Comme souvent, les changements de grande ampleur s’expliquent dans des mutations de longue durée, perspective qui représente chez les historiens d’Aix une véritable tradition historiographique. Je crois ainsi pertinent de rechercher les racines de la loi de séparation des Églises et de l’État, dont nous commémorons le centenaire, en situant notre démarche à la fois dans le temps long et autour d’un événement que j’estime majeur : la réception en France des décrets du concile de Trente.
Les suites du concile : le problème
3Le concile de Trente, supposé rassembler les évêques du monde entier, mais en réalité ceux de la catholicité, s’était ouvert en 1545. Il ne s’était pas tenu de façon continue, mais interrompu à deux reprises, il siégea de 1545 à 1549, puis de 1551 à 1552, enfin de 1562 à 1563. Les puissances temporelles catholiques y avaient été invitées ès qualités ; elles y avaient délégué officiellement leurs ambassadeurs. Ces délégations elles-mêmes, par la qualité et le nombre de leurs membres, voulaient signifier à la fois le rang que leur pays tenait dans le monde tout autant que l’importance accordée par leur souverain à l’instance la plus solennelle du catholicisme. La rivalité entre elles avait été évidente, et les querelles de préséance permanentes, ainsi entre Français et Espagnols, dont les pays étaient alors en guerre entre eux. Par ailleurs, le plus souvent en coulisses et suivant le programme des questions en débat, d’âpres tractations voire des marchandages, pas toujours limités au domaine religieux, avaient eu lieu entre les délégations laïques d’une part et les représentants du concile et de la papauté de l’autre. Démonstration, s’il en était besoin, que le concile n’était pas considéré comme une affaire ecclésiastique seule, mais concernait bel et bien souverains, chefs d’État et nations. L’acte de clôture du concile de Trente fut adopté par les pères conciliaires le 4 décembre 1563. Suivant une procédure quelque peu laborieuse, le pape ratifia seulement le 30 juin 1564 les décrets conciliaires, mais par une bulle datée du 26 janvier. Le rapprochement entre la date réelle et la date retenue pour la signature signale à lui seul que l’affaire n’était pas allée sans difficulté, au sein même du monde clérical et en ses plus hautes instances. Par ailleurs, comme, chacun sait, dans la société d’ancien régime, l’application des décrets et, par conséquent, l’efficacité du concile dépendaient des pouvoirs civils. Le « bras séculier », autrement dit l’alliance du trône et de l’autel, était indispensable au maintien d’une société chrétienne.
4Dans les États de l’Église, aucun problème ne surgit, le pape y étant à la fois chef d’État et chef d’Église ; les décrets conciliaires y furent donc reçus rapidement comme lois d’État. Il en alla de même dans les pays catholiques italiens, même pour le duché de Toscane et la République de Venise. Dès 1564 c’était également le cas pour l’Espagne en juillet, la Pologne en août, le Portugal en septembre. N’oublions pas qu’avec l’Espagne et le Portugal, par leur empire colonial, c’était une vaste partie du monde qui se trouvait ainsi concerné : outre leurs territoires européens (Milanais, Sicile et Sardaigne, Royaume de Naples, tous domaine de la couronne espagnole), partie de l’Inde et de l’Indonésie ainsi que l’Amérique du Sud. Pour les États catholiques du Saint-Empire, l’acceptation était liée à la communion sous les deux espèces, ce qui ralentit un peu la procédure mais ne la remit pas en cause, Rome n’hésitant guère à lâcher du lest pour éviter de nouveaux schismes. Oublions les pays protestants, sous les formes de la Réforme, et le monde orthodoxe qui ignorèrent bien entendu le concile. Restait un cas majeur, celui du royaume de France, la « Fille aînée de l’Église », dont le souverain était, selon l’appellation courante et habituelle des documents diplomatiques à Rome, le « Très Chrétien ». Or ici l’affaire traînait et s’annonçait en fin de compte plus délicate que prévu.
5Dès la clôture du concile, le cardinal de Lorraine se fit le champion de la cause. La conversion de ce puissant personnage à l’application du concile demeure un mystère, toutefois incontestable. Il fit même une affaire personnelle de la réception en France des décrets conciliaires : il mit toute son ardeur au service de la nouvelle réforme qu’il espérait pouvoir considérer comme son œuvre1. La Sorbonne, instance ecclésiastique ne l’oublions pas, tenta également plusieurs démarches auprès des rois successifs. Mais, faute de relais politiques, les souverains ne prirent guère tout cela au sérieux et, en tout cas, ne donnèrent pas de suite. En France, la seule vraie volonté politique était celle du nonce apostolique. C’est que, en 1562, la guerre civile, ordinairement nommée « guerre de religion », avait éclatée expliquant suffisamment cet atermoiement royal2. Telle était encore la situation en 1576.
6Aux États Généraux de Blois tenus cette année-là, réunis une fois encore par le roi pour obtenir des subsides supplémentaires, pour la première fois, les représentants du clergé, unanimes, demandèrent au roi d’adopter les décrets conciliaires comme loi du royaume, requête à nouveau formulée, avec vigueur cette fois, par l’Assemblée générale du clergé de France, réunie à Melun en 1579. Pour ne pas rester dans les généralités mais saisir concrètement la situation de l’Église de France, retenons l’exposé de la misère morale de son royaume que dut subir Henri III de la part du représentant du clergé, Arnauld de Pontac, évêque de Bazas, en juillet 1579 : 28 archevêchés, des évêchés, abbayes et prieurés « en nombre infini » avaient des titulaires laïques. Les églises se vendent, se troquent, se donnent en dot, s’hypothèquent. Dans les provinces de Gascogne et Guyenne, 36 diocèses se trouvent sans évêque. Les exemples précis ne manquaient pas : l’évêché de Lisieux avait été accordé à un laïc marié, le piqueux du duc d’Alençon, ce dernier s’étant vu refuser la confirmation de sa nomination par Rome ; l’évêché de Bayonne était accordé à un musicien, un laïc marié… Le seul remède : l’observation du concile de Trente. Henri III réunit des parlementaires. Tous ces derniers, dans la mouvance traditionnelle du gallicanisme, refusaient de lier la réforme nécessaire à l’introduction en France du concile, y voyant l’intrusion du pouvoir pontifical dans le royaume. En conséquence, le roi ne fit pas de réponse immédiate.
7Quelques jours plus tard, le surintendant des finances, Pomponne de Bellièvre, vint apporter la réponse à l’Assemblée : le roi désirait la publication des décrets mais, dès 1564, le Conseil du roi, sous Charles IX, avait signalé quinze ou seize articles contraires aux lois du royaume ; le roi n’était pas seul responsable de la situation, les ecclésiastiques y avaient leur part ; s’ils voulaient se réformer il leur suffisait d’appliquer les canons existant, que Trente d’ailleurs avait repris. Nouvelle ambassade cléricale auprès du roi, présidée une fois encore par Arnauld de Pontac. En réalité, sans que cela soit jamais dit, il s’agissait d’un réel marchandage : le concile de Trente contre les subsides réclamés par le roi. Si le roi refusait, le clergé réclamerait la réunion des États généraux. Sortant de chez le roi, la délégation s’en alla trouver le nonce, Girolamo Dandino. Peu à peu, aux yeux du clergé de France, la supériorité du pape sur le concile semblait s’être imposée, ce qui n’était pas une mince victoire pour le pontife romain3. Le contexte, avec la menace huguenote en ce mois d’août 1579, ne favorisait pas le clan clérical. Le Conseil du roi répondit aux Cahiers de Blois en précisant les points de réforme à appliquer. Finalement le roi refusa tout net la publication des décrets conciliaires, exigeant toutefois du clergé les contributions financières demandées, ayant même déclaré, selon le nonce Dandino : « Il faudra qu’ils payent, disait-il, par amour ou par force. » Une nouvelle entrevue avec le roi eut lieu en septembre : l’évêque de St-Brieuc, Nicolas Langelier, reprit le tableau que l’évêque de Bazas avait brossé deux mois avant. Finalement et après bien des tractations, le clergé promit de payer la somme annuelle de 1 300 000 livres, contribution contraignante et régulière qu’il fut convenu de nommer « don gratuit. » Le 20 février 1580, le jour de la signature du contrat, les représentants du clergé firent une dernière tentative en demandant l’acceptation des décrets de Trente ; le roi finit par promettre de publier le concile dès que les affaires du royaume le permettraient.
8Ces deux dates, les États généraux de 1576 et l’Assemblée du clergé de 1579 marquent un changement dans la mesure où, dès lors, le clergé de France, à l’exception toutefois des chanoines, s’était fait le champion de la réforme conciliaire ce qui, quelques années auparavant encore, était loin d’être acquis.
9Le 25 janvier 1580 le Parlement enregistra l’ordonnance royale q ui répondait aux États généraux de Blois, dont 66 articles réglementaient la discipline ecclésiastique, document connu sous le nom d’« ordonnance de Blois ». À Rome ce texte eut l’effet d’une bombe, car il était bel et bien schismatique, corrigeant, complétant ou même, sur certains points, contredisant le concile de Trente. Ainsi, entre autres dispositions, le roi de France portait à quatre le nombre des témoins requis au mariage ; il allongeait de trois mois le temps requis aux titulaires de brevets royaux pour se pourvoir des bulles alors que le concile n’en prévoyant que deux ; il permettait aux religieux de disposer de leurs biens ; il déclarait invalide le mariage des fils de famille contracté sans le consentement de leurs parents, prohibait les confréries, infirmait les dispenses éventuelles prévues par le concile… Même importantes, ces questions contentieuses demeuraient secondaires. La vraie difficulté restait le fondement même : Rome ne reconnaît pas aux laïcs, même souverains, le droit de légiférer en matière spirituelle ; le prince catholique, tout souverain qu’il puisse être quant au temporel est un fils de l’Église, non un de ses chefs. Certes la plupart des dispositions de l’ordonnance de Blois reprenaient les dispositions du concile, mais sans en nommer la source ; elles émanaient donc de la seule autorité royale ; pour Rome, c’était une usurpation. Pour les Politiques, en France, le roi se conformait à une longue tradition : beaucoup de ses prédécesseurs, dont saint Louis lui-même, avaient porté des ordonnances ecclésiastiques. Par ailleurs le roi s’érigeait en supérieur des évêques, leur donnant des ordres, les soumettant aux juges laïques, portant contre eux des sanctions, position contraire au droit canon. Grégoire XIII confia l’examen de l’ordonnance à une commission de six cardinaux, dont les travaux aboutirent à une lettre à Henri III et à une instruction au nonce ; le pape mettait hors de cause la bonne volonté du roi, lui montrait les points inacceptables et demandait la réception des décrets conciliaires en France. Quant au nonce, le souverain pontife lui fournissait un argumentaire pour combattre les dispositions royales.
10On peut dire que la question de la réception en France des décrets conciliaires à la fois n’avait guère avancé depuis plus de trente ans et qu’elle empoisonnait les relations du roi de France à la fois avec son clergé et avec la papauté.
La réception des décrets : la solution ?
11Pendant toute cette période, très régulièrement, l’Assemblée générale du clergé de France réclamait à sa majesté l’adoption du concile, ainsi encore celle de 1605 auprès d’Henri IV, qui répondit que « les considérations du monde combattent souvent celles du ciel », qu’il était prêt à donner « son sang et sa vie » pour le bien du clergé et le service de Dieu ; puis il engagea les députés du clergé au bon accomplissement des devoirs de leur charge. L’attentat de 1610, avec la mort du roi, suspendit les pourparlers.
12Certes, une fois de plus, l’assemblée du clergé, qui se réunissait désormais régulièrement tous les cinq ans, réitéra en 1610 sa demande de publication ; mais, sans insistance ni appui particulier, elle sembla plutôt une formalité. Avec les États généraux de 1614, le changement se mesure : non seulement les représentants du clergé, mais le Tiers, le Conseil, le nonce et Rome, tous se mettent en branle pour obtenir la publication du concile et, du coup, leurs adversaires entrent en lice. D’un côté donc le clergé, de l’autre les Politiques.
13Jamais le clergé français n’avait été aussi romain, passant alors par une phase d’ultramontanisme marquée. Les opposants, depuis quelques années, avaient construit tout un arsenal juridique et historique et avaient commencé à bâtir une véritable doctrine. Une série d’ouvrages avait ainsi paru depuis 1600, dans lesquels il était aisé de puiser des armes anti-conciliaires. Sans entrer dans le détail du combat par ouvrages interposés, retenons seulement la publication en 1610, en réponse au livre de Barclay sur le pouvoir indépendant des rois, du livre de Bellarmin La puissance du pape dans les choses temporelles, que le Parlement interdit d’imprimer le 26 novembre 1610. La régente et les ministres convoquèrent les présidents et les agents du Parlement, les réprimandèrent, mais ceux-ci résistèrent, liant leur décision à la défense de la monarchie, ce qui, au lendemain du geste de Ravaillac, prenait une ampleur particulière. Le Conseil suspendit l’arrêt « jusqu’à nouvel ordre de sa majesté ».
14Dans ce contexte un élément nouveau arriva, à la fin de 1611, avec la publication d’un petit livre, intitulé Libellus de ecclesiastica et politica potestate (Libelle sur le pouvoir politique et ecclésiastique), dont l’auteur, Edmond Richer, était le syndic de la faculté de théologie de Paris. Selon ce docteur, l’Église n’était une monarchie qu’en apparence, car Jésus-Christ avait confié le pouvoir et l’infaillibilité non pas à Pierre seul mais au collège des apôtres : « L’épiscopat est tout puissant, le pape est subordonné ; l’épiscopat est essentiel à l’Église, le pape est accessoire. » Richer nie en outre tout pouvoir de l’Église sur le temporel, étant une puissance toute spirituelle. Le Parlement s’empara de ces thèses ; les jésuites tout particulièrement. La régente, puis les évêques menés par le cardinal du Perron condamnèrent l’ouvrage. Un procès s’ensuivit, qui durait encore en 1613, le Parlement soutenant vigoureusement Richer. Le résultat, loin de ce que les Politiques escomptaient, fut que le clergé en sortit plus uni et plus romain que jamais.
15Telle était la situation à l’ouverture des États généraux de 1614. Le clergé comptait 140 députés, dont 5 cardinaux (du Perron, Joyeuse, La Rochefoucauld, Sourdis et Bonsi). Sans attendre la rédaction des cahiers, il décida de présenter au roi quelques articles ; le premier, adopté à l’unanimité, réclamait la publication du concile de Trente. Finalement le clergé, d’une seule voix, se déclara obligé de recevoir la doctrine intégrale du concile qu’il tenait pour inspirée du Saint Esprit et de la professer, tout en implorant sa sainteté d’accorder quelques dérogations.
16À la demande des représentants du clergé, la noblesse déclara qu’elle se ralliait à lui pour tout ce qui touchait la doctrine. Restait le Tiers. Ici l’article qui était en préparation était tout opposé, il déclarait que « le roy est reconnu souverain de son Estat, ne tenant sa couronne que de Dieu seul et qu’il n’y a puissance en terre, qu’elle quelle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son royaume » et il proposait de le déclarer « loy fondamentale du royaume ». La reine exigea le retrait de cet article. Il est clair que le but du Tiers était d’empêcher l’adoption de la résolution du clergé par les États. La majorité de la noblesse fut gagnée à la cause conciliaire. En revanche, au Tiers État, 7 provinces refusèrent tout net. Seule la Provence y fut à peu près favorable (20 février 1615). La demande resta donc d’abord et surtout celle du clergé, qui suggéra au roi d’approuver un petit Règlement spirituel, mettant en pratique les canons conciliaires en attendant leur publication ; c’était se mettre à l’abri de tout recours devant la justice royale. Le roi ne répondit pas.
17L’assemblée générale du clergé de 1615 constituait une espèce de continuation des États généraux. La démarche du clergé restait la même : il se réunit pour attribuer au roi les subsides pour les dix années suivantes, selon des modalités devenues une tradition, et entendait ne rien céder s’il ne recevait en retour satisfaction pour le spirituel. Mais peu à peu se fit jour une idée nouvelle : une commission fut créée, composée de l’archevêque d’Aix et de six autres évêques (Angers, Avranches, Grenoble, Nantes, Paris et le coadjuteur de Rouen) sous la présidence du cardinal de La Rochefoucauld. Deux évidences apparurent : d’une part jamais le roi ne consentirait à mécontenter les Politiques, les huguenots et une partie du Conseil, d’autre part il était urgent de trouver une conclusion pour l’application des décrets du concile. Ainsi germa l’idée que le clergé pourrait prendre lui-même cette responsabilité, en décharger ainsi le roi, le mettre en quelque sorte devant le fait accompli tout en le préservant. Le nonce approuvait, sans y croire vraiment. La régente, convaincue de l’utilité de la réforme, ne pouvait s’y opposer. C’était certes, pour le clergé, une solution de repli, mais ne valait-elle pas mieux que cette situation ?
18Finalement la commission termina ses travaux et, le 7 juillet 1615, soumit à l’assemblée l’acte suivant :
« Les cardinaux, archevêques, évêques, prélats et autres ecclésiastiques soussignés, représentant le clergé général de France, assemblés par la permission du roi au couvent des Augustins à Paris, après avoir mûrement délibéré sur la publication du Concile de Trente, ont unanimement reconnu et déclaré, reconnaissent et déclarent, qu’ils sont obligés par leur devoir et conscience à recevoir, comme de fait ils ont reçu et reçoivent, le dit Concile, et promettent de l’observer autant qu’ils peuvent, par leur fonction et autorité spirituelle et pastorale.
Et pour en faire une plus ample, plus solennelle et plus particulière réception, sont d’avis que les Conciles Provinciaux de toutes les Provinces métropolitaines de ce Royaume doivent être convoqués et assemblés en chacune Province, dans six mois au plus tard ; et que Messieurs les archevêques et évêques absents en doivent être suppliés par lettres de la présente assemblée, conjointes au présent article : pour en iceux Conciles Provinciaux être le dit Concile de Trente reçu, avec injonction de le recevoir par après aux Synodes de tous les diocèses particuliers, suivant la délibération des États généraux de ce royaume, dont l’article est inséré au pied du présent acte. Et qu’en cas que quelque empêchement retardât l’assemblée des dits Conciles Provinciaux, le dit Concile sera néanmoins reçu aux dits synodes diocésains premiers suivants, et observé par les dits diocèses. »
19La déclaration fut adoptée à l’unanimité. Marie de Médicis ne protesta pas ; le nonce exultait ; Rome se réjouit. Le Parlement partit en guerre. Le clergé venant prendre congé du roi le 8 août, ce fut le coadjuteur de Rouen, François de Harlay, qui fit le discours d’usage : plaintes sur les abus de l’Église de France, félicitations au roi pour le soutien apporté, enfin annonce de la décision du clergé d’appliquer les décrets conciliaires et vibrant appel à la puissance séculière d’assumer ses responsabilités en les recevant également. Quand le prélat eut terminé, le chancelier de France, Sillery, crut devoir protester : « Ma charge m’oblige à déclarer que l’Église gallicane a mal fait en acceptant le concile de Trente sans l’autorisation du roi. » Alors se leva le cardinal de la Rochefoucauld qui, de toute sa hauteur de grand seigneur et sûr de sa compétence autant que de sa qualité, répliqua à Sillery par une tirade qui mérite d’être à nouveau entendue :
« Monsieur, il est insupportable à l’Ordre ecclésiastique d’entendre un tel reproche d’une autre bouche que de celle du roi. Si le clergé de France a reçu le concile, il ne l’a point fait à l’insu de leurs Majestés. Aussi bien, recevoir un concile, et le publier pour qu’il ait force de loi, sont deux choses tout à fait différentes : la première ne dépend en rien de la connaissance ni de l’autorité royale ; elle ne regarde que les évêques. Quant à la seconde, c’est-à-dire à l’obligation, pour les juges, dans les procès qui pourront avoir lieu, de prononcer conformément au concile, nous savons qu’il est indispensable que Sa Majesté intervienne, et nous la prions d’intervenir. »
20Le roi et sa mère auraient approuvé le cardinal. Ainsi se soldait l’affaire de la réception du concile en France ; il avait fallu un demi-siècle pour aboutir à une solution partielle et certainement transitoire dans l’esprit des membres du clergé, eu égard aux usages du temps, mais en tout cas solution unique, qui créa une situation nouvelle. Ainsi s’élabora sans doute l’une des idées les plus importantes de l’époque moderne, dans ce domaine du moins, à laquelle il fut alors prêté peu d’attention : la séparation du spirituel et du temporel.
Les lendemains
21La solution était partielle car ce qui était attendu, et toujours espéré, était la ratification du roi. Elle aurait donné aux décrets conciliaires la valeur de loi du royaume et aurait obligé les parlements à s’y conformer dans leurs jugements. Or cette confirmation ne vint jamais, ni sous Louis XIII ni durant tout l’ancien régime. En 1622 et 1623 le nonce Corsini tenta vainement encore de l’obtenir et l’Assemblée du clergé de 1625 n’eut pas plus de succès. Ce fut la dernière fois, semble-t-il, que la requête en fut officiellement présentée.
22Ainsi se créa une situation ambiguë : les gallicans estimèrent que le concile n’était pas publié en France, tandis que Rome jugeait qu’il y était reçu. Les deux positions étaient d’ailleurs exactes. Le Saint Siège ne demanda plus sa publication. Or il importe de prendre la mesure de la conjoncture.
23Que le royaume de France soit régi selon les deux droits, civil et canon, ne constituait en rien une nouveauté, c’était même la tradition, comme dans toutes les nations officiellement catholiques. Cette double référence juridique suscitait d’ailleurs des difficultés et parfois des conflits, ainsi par exemple avec l’appel comme d’abus d’une sentence émise par un tribunal ecclésiastique auprès d’une juridiction royale, notamment le parlement. De même avec le traditionnel droit d’asile dans les églises, reconnu officiellement, pourtant de plus en plus irritant pour la justice royale. Mais le fait que le Concile de Trente soit reçu par l’Église de France seule, sans devenir une loi du royaume, allait accroître ces différends.
24Le cas du mariage est sans doute le plus clair et le plus aigu. En effet on sait que la législation royale, qui reconnaissait par ailleurs le sacrement de mariage, exigeait, comme condition de validité, l’accord parental, ce que l’Église refusa toujours d’admettre. Pour cette dernière le consentement des époux constituait une condition suffisante. On connaît le problème que posèrent au XVIIe siècle les « mariages à la gaulmine. »4
25Il me semble que cette décision du clergé, qui constituait donc une voie nouvelle en droit français, fut le premier pas dans la longue marche du pays vers la laïcité. Certes les clercs n’en eurent pas conscience. Mais, en décidant de se passer de l’autorisation du pouvoir politique, ils engagèrent une démarche et une réflexion qui induisaient l’existence d’un champ législatif religieux non seulement autonome, ce qui était déjà le cas avec le droit canon, mais indépendant du pouvoir civil, ce qui était inédit. Par voie de conséquence, ils admettaient du même coup qu’un champ législatif pouvait également exister hors du religieux, un domaine que l’on pourrait appeler « laïque ». En somme, je crois que le clergé de 1615 n’a pas mesuré l’ampleur ni les conséquences de sa décision : en se passant du roi, il admettait a contrario implicitement que le laïque pouvait se passer du religieux. Ainsi cette décision s’avère paradoxale et piquante puisque, d’origine cléricale, elle fut, à mon avis, l’amorce et la base d’une évolution de la société française vers la laïcité. Ainsi commença ce que l’on pourrait considérer comme l’archéologie ou les prémices de la laïcisation du droit français.
Notes de bas de page
1 Voir A. Tallon, La France et le concile de Trente (1518-1563), Rome, École Française de Rome, 1997, notamment p. 777-794.
2 Pour les faits, je suis V. Martin, Le gallicanisme et la Réforme catholique. Essai historique sur l’introduction en France des décrets du concile de Trente (1563-1615), Paris, 1919, reprints Genève, Slatkine, 1975.
3 Il s’agit de la thèse appelée « théorie concilaire » affirmant que le concile était supérieur au pape et officiellement proclamée par les conciles de Constance (1414-1418) et de Bâle (1431) que le pape n’accepta jamais. Elle constituait l’un des fondements du gallicanisme. Le Concordat de Bologne signé en 1516 entre la France et la papauté, qui régla les rapports entre les deux puissances pendant tout l’ancien régime, évita soigneusement d’aborder la question.
4 Au milieu du XVIIe siècle, un maître des requêtes nommé Gaulmin fit enregistrer son mariage par deux notaires et il fit signifier l’acte au curé de la paroisse. Il fit de nombreux émules, obligeant le pouvoir royal à intervenir à nouveau en 1697.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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