Présentation
p. 7-11
Texte intégral
1Le Centenaire de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 a donné lieu à de nombreuses rencontres scientifiques et débats sur la laïcité d’aujourd’hui. L’Université de Provence ou d’Aix-Marseille, dans l’ensemble de ses composantes et de ses centres de recherche, ne pouvait rester en marge de cette réflexion collective et a organisé deux colloques, l’un tenu à Marseille, l’autre à Aix-en-Provence1.
2L’originalité de ce livre est de rassembler des communications de spécialistes de différentes périodes historiques, rarement réunis à l’occasion d’un colloque, afin de réfléchir aux rapports qu’entretiennent, de l’Antiquité à nos jours, les pouvoirs politiques et le fait religieux, ainsi qu’aux phénomènes de laïcisation ou de sécularisation des sociétés, en particulier dans le monde méditerranéen. Car, si le concept de laïcité peut faire l’objet de débats et de prises de position (par exemple « laïcité ouverte » ou « laïcité inclusive » en France aujourd’hui, après l’échec du multiculturalisme, à l’anglo-saxonne notamment, contre le modèle républicain français2 ; ou, plus imposante encore, la défense dans les rues de la laïcité en Turquie par un formidable mouvement populaire contre l’intégrisme religieux au moment même, d’ailleurs, où des technocrates et des politiques délimitaient les frontières d’une certaine conception de l’Europe) qui nourrissent l’importance de l’héritage de 1905 dans nos sociétés, reste le fait que le communautarisme n’est pas uniquement le mal de nos banlieues. Ce décloisonnement de nos laboratoires de recherche, de nos périodes historiques et de nos aires géographiques, que souhaitait vivement l’UMR Telemme, a été permis, grâce à l’engagement de nombreux collègues3, autour de cette réflexion dans la longue durée sur l’existence de minorités dans la cité comme de pratiques rituelles ou civiques, d’idées neuves et de résistances à une idéologie dominante.
3Ainsi, ce livre explore diverses facettes de la séparation du civil et du religieux, à partir de moments historiques singuliers. Il n’est donc pas une histoire des relations entre pouvoir ecclésiastique et pouvoir séculier, autorités spirituelles et temporelles ; ni celle du gallicanisme à l’époque moderne, dans ses diverses acceptions, ni celle du « laïcisme » comme on l’entendait en France au milieu du xixe siècle ; enfin, il n’est pas non plus une histoire des représentations de la laïcité, d’autant que la majorité des contributions réunies ne peuvent s’appuyer sur ce champ lexical. En effet, le terme de laïcité ne s’impose en France qu’au moment de la Commune de Paris, avant d’être largement usité dès les débuts de la IIIe République.
4Une histoire plurielle, donc. Mais une réflexion non fragmentée, car confrontée aux interrogations majeures de cette rencontre : quelle place accorder aux minorités religieuses ? quelles pratiques rituelles ou civiques ? quels processus de laïcisation ou de laïcité ?
5Au-delà de recherches particulières sur une période historique circonscrite, ce livre ouvre, en effet, diverses pistes de réflexion dans la pluralité des mondes.
6En commençant par les difficultés à cerner un discours sur les minorités religieuses dans le cadre d’un empire romain où il n’existe pas de religion d’État, Giovanni Filoramo souligne autant l’absence d’idéologie véritable dans le polythéisme romain que l’intégration culturelle et religieuse des provinces dans l’Empire. Par ailleurs, les rites civiques et le pluralisme religieux constituent autant d’aspects d’une sécularisation qui n’engendre point d’adhésion individuelle. Mais la rupture introduite par le code théodosien dans la tradition jurisprudentielle du droit romain aboutit à la codification de principes religieux, à la définition de l’hérésie comme partie intégrante de l’identité chrétienne et au crime d’apostasie qui implique une nouvelle catégorie d’exclus.
7Si le christianisme d’État marque la fin d’une période, il génère aussi la multiplication des dénonciations d’hérésies qu’Élisabeth Malamut analyse sous le règne d’Alexis Commène. Mettant en évidence une série de procès contre de multiples hérésies, elle s’interroge, au-delà de la défense de l’orthodoxie religieuse, sur les raisons de cette publicité. La légitimation du pouvoir royal apparaît comme la raison majeure à cette dénonciation de rébellions. Un nouvel ordre moral et social en résulte, avec une fermeture à toute idée nouvelle et l’éradication de toute renaissance pendant plusieurs siècles.
8Bon provocateur, Gabriel Audisio, en s’interrogeant sur les antécédents de la laïcité en France, choisit de traiter la réception du Concile de Trente. Il montre le souhait du clergé d’accueillir les décisions conciliaires, au moment où l’opinion gallicane passait du pouvoir ecclésiastique au pouvoir monarchique. Dans cette longue lutte, où le clergé a cherché à promouvoir comme loi d’État les décisions du Concile, il a également promu la séparation des autorités spirituelles et temporelles en se faisant, en quelque sorte, l’apôtre d’un champ religieux autonome.
9Toutefois, la philosophie européenne, singulièrement dans les pays protestants, a proposé une réflexion d’une autre envergure. Pierre Pasquini s’attache au passage conceptuel de la tolérance à la laïcité au xviie siècle, de Locke à Spinoza, de La Lettre sur la tolérance au Traité théologico-politique. Au-delà de la séparation entre pouvoir civil et pouvoir spirituel, condition fondamentale pour la vie en société et la paix civile, Locke pose clairement la question de tolérer les intolérants, en l’occurrence, les catholiques, et répond par la négative. Spinoza, quant à lui, attaque les préjugés des théologiens, combat l’opinion commune et montre le bien fondé de la liberté de philosopher. Sa conclusion n’est pas la tolérance, mais la séparation des autorités politiques et religieuses.
10Autre précurseur de cette séparation, sans doute méconnu aujourd’hui, figure Anarchasis Cloots. Le parcours de ce baron prussien qui s’enthousiasme pour la Révolution française, auquel s’attache Michel Vovelle, est typique de ces intellectuels d’Europe et d’Amérique. Non seulement il illustre l’internationalisme révolutionnaire, mais encore l’Orateur du genre humain développe une approche singulière des rapports entre l’État et les religions. Dès le printemps 1790, à l’avant-garde du mouvement républicain, il plaide pour une République universelle.
11Parmi les grands combats de la Révolution française, contre le premier ordre du royaume, pour affirmer les droits naturels de l’homme, y compris de ceux qui ne sont pas catholiques, pour la laïcisation de l’état civil, du mariage et de la mort, Christine Peyrard présente les grandes lois de la première séparation de l’Église et de l’État en France. En effet, à partir de 1794 jusqu’en 1801, le refus de salarier aucun culte et la liberté de conscience, qui sont les deux grands principes de la loi de 1905, ont trouvé une première expérimentation en France. Ainsi, de la liberté cultuelle, constamment proclamée dans les trois constitutions, est-on passé à la police des cultes en raison des problèmes posés par les prêtres réfractaires dans la société et dans la République.
12L’étude de l’application du Concordat napoléonien à Marseille permet à Elsa Bruschi de s’intéresser aux cultes juif et protestant. En soulignant les principaux problèmes de ce régime concordataire – à savoir le statut d’une religion dominante face aux minorités religieuses reconnues, protestante et israélite, et face aux cultes non reconnus –, elle montre que l’organisation des cultes a permis une relative liberté. Sans ignorer les frictions communautaires, ni la question d’une tutelle pesante et/ou protectrice, elle conclut sur l’intégration de ces minorités dans la cité.
13Hors de France, plusieurs contributions s’attachent à l’exportation de la laïcité. Du mot d’abord, comme par exemple, bien sûr, dans la Turquie et sa constitution grâce à Mustapha Kémal, grand connaisseur de la culture française. De ses valeurs ensuite (désacralisation de la fonction impériale, suppression de confréries musulmanes, contrôle du clergé, interdiction de signes ostentatoires, code civil et non loi religieuse dans le droit privé, etc.). Même si la laïcité kémaliste établit un contrôle de l’État sur la religion, prolongeant le système ottoman, un système original a été mis en place. Ainsi, Pierre-Jean Luizard, analysant la politique de l’Irak sous la monarchie de 1920 à 1958, met en lumière le processus général de laïcité. Son étude valorise particulièrement la politique de la communauté internationale avec les mandats, donnés par les grandes puissances (France et Angleterre) après le démembrement de l’empire ottoman. Par ailleurs, la sécularisation des élites sunnites depuis le xixe siècle, issues des écoles publiques, favorise la pénétration des idées laïques. Enfin, les partis politiques, communiste et bassiste, ont joué un rôle très important en Irak.
14Chokri Ben Fradj explore la modernité dans le regard d’une laïcité excentrée, avec le cas de la Tunisie coloniale de 1881 à 1955. En affirmant que la laïcité n’est pas une valeur universelle, mais occidentale et française, il relève le poids de la colonisation dans l’exportation de ses valeurs. Il analyse la perception de la laïcité à partir des actes officiels du pouvoir colonial, comme à partir des textes de la section de la SFIO en Tunisie, et conclue sur l’impossible rencontre des cultures.
15Si Robespierre avait dit jadis : « personne n’aime les missionnaires armés », l’étude approfondie de Jean-Louis Triaud permet de dégager les diverses étapes des relations entre l’islam, la laïcité et la colonisation en Afrique de l’Ouest. Dans une région caractérisée par une marqueterie religieuse, islamisée au Nord et très peu au Sud, l’administration française a été confrontée à de nombreuses difficultés avant et après la loi de 1905. Le temps de la conquête coloniale est caractérisé par une certaine bienveillance à l’égard de l’islam ; la Première Guerre mondiale a été une épreuve de vérité pour une religion dont la dimension internationale a toujours été un facteur inquiétant, car le courage et la loyauté des troupes musulmanes ont été sans failles ; enfin, des relations de type concordataire ont été mises en place, en pariant notamment sur un islam noir coupé de toute racine arabe. À la veille des indépendances, l’impuissance à éradiquer l’expansion de l’islam est certaine.
16Au terme de cette invitation à la lecture, l’Histoire apparaît comme une science nécessaire à la compréhension des temps présents. La pluralité des cultes, la diversité des pouvoirs institués, les formes de l’intervention politique permettent d’offrir, non seulement des regards croisés pour identifier des communautés, valoriser des spécificités ou promouvoir des actions publiques, mais surtout des échanges féconds pour nourrir l’universalité de grands principes à partir des processus de civilisation, de l’émergence d’un humanisme civique et d’une prise de conscience des droits de l’homme et de la femme.
Notes de bas de page
1 Le colloque 1905-2005. Cent ans de laïcité. Des chemins pour l’avenir, s’est tenu à Marseille les 9 et 10 décembre 1905, dont un DVD, édité par la MMSH en 2007, a rendu compte des interventions et débats. Le colloque Politique, religion et laïcité, s’est tenu à la Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme à Aix les 18 et 19 novembre 2005.
2 Cf. notamment Jean Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, Paris, Le Seuil, 2006.
3 Nos remerciements vont en particulier à Bernard Cousin, alors directeur de l’UMR 6570, mais aussi – et elles et ils se reconnaîtront – à toutes celles et tous ceux qui, membres d’autres laboratoires comme le CCJ, l’IREMAM, le CPAF, le SICMA ou le LAM, l’IEA ou le CEMAf, ont œuvré au succès de cette rencontre.
Auteur
UMR TELEMME, Université de Provence - CNRS
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