Être mère et être femme dans le monde du travail contemporain pour les femmes brésiliennes en vulnérabilité socio-économique
Résumés
L’évolution du monde du travail au Brésil oblige aujourd’hui à planifier un large panel d’actions humaines. Ainsi, les femmes habitant les favelas de ce pays se voient contraintes de s’adapter à un mode de vie devant lier les nouvelles conditions d’insertion socio-professionnelle à leur devenir en tant que mère, ce qui reste, pour une grande majorité d’entre elles, l’idéal suprême pour toute femme. Malgré leur pleine conscience du risque socioprofessionnel qu’induit une naissance non planifiée, de très nombreuses femmes affirment ne pas avoir planifié leurs grossesses. Le discours social contemporain mettant en avant un projet de vie conscient a comme conséquence majeure deux paradoxes. Sur le plan psychique, il impulse une parole maternelle qui se centre amplement sur une future grossesse non planifiée. Sur le plan sociologique, il provoque deux formes d’existence radicalement différentes : d’un côté des femmes sans enfant qui poursuivent sans répit leur parcours professionnel, et pour qui tout émoi amoureux ou sexuel représente un danger potentiel et, de l’autre côté, des mères qui se dédient aux tâches domestiques de moins en moins valorisées. Ainsi, l’enjeu du contrôle de la fertilité, supposé permettre aux femmes issues des favelas de mieux organiser leur vie professionnelle, peut être compris de la façon suivante : à la moralité traditionnelle, qui impose des comportements restrictifs aux femmes, se superpose désormais une moralité moderne rendant le contrôle du corps encore plus exigeant.
La evolución del mundo laboral en Brasil requiere hoy planificar un amplio abanico de acciones humanas. Así, las mujeres que viven en las favelas de este país se ven obligadas a adaptarse a un modo de vida que debe vincular las nuevas condiciones de inserción socio-profesional con su devenir como madre, lo que permanece, para una gran mayoría de ellas, el ideal supremo para toda mujer. A pesar de su plena conciencia del riesgo socio-profesional que induce un nacimiento no planificado, un gran número de mujeres afirma no haber planificado sus embarazos. El discurso social contemporáneo, poniendo por delante un proyecto consciente de vida, tiene por principal consecuencia dos paradojas. Desde un punto de vista psíquico, impulsa un discurso maternal que se centra ampliamente sobre un futuro embarazo no planificado. Desde un punto de vista sociológico, provoca dos formas de existencia radicalmente distintas: por un lado, mujeres sin niño que siguen sin tregua su carrera y para quien cualquier emoción amorosa o sexual representa un potencial riesgo y, por otro lado, madres que se dedican en las tareas domésticas las cuales son cada vez menos valorizadas. Así, la apuesta del control de la fertilidad, supuesto permitir a las mujeres de las favelas organizar mejor su vida profesional, puede entenderse de la siguiente manera: a la moralidad tradicional, que les impone comportamientos restrictivos a las mujeres, ahora se sobrepone una moralidad moderna que hace el control del cuerpo aún más exigente.
The evolution of the world of work in Brazil requires today to plan a wide panel of human actions. Thus, women living in favelas are obliged to adapt their lives in order to link the new conditions of socio-professional integration with their future motherhood which remains, for a large majority of them, the supreme ideal of womanhood. Despite their full awareness of the socio-professional risks that an unplanned birth implies, many women assert they had not planned their pregnancies. The contemporary social discourse, which puts forward a conscious life project, has for major consequence two paradoxes. On a psychological level, it fosters a maternal speech which focuses largely on the fear related to an unplanned pregnancy. In sociological terms, it brings about two radically different forms of existence: on the one hand, childless women who pursue unabated their professional path, and for whom any romantic or sexual affair represents a potential threat; on the other hand, mothers who dedicate themselves to domestic tasks, aspiring that their own children will complete the career they themselves could not finalize. Thus, the challenge of birth control, which is supposed to allow women living in favelas to better organize their professional lives, can be understood as follows: the traditional morality, which imposes explicit restrictive behaviour to women, is now completed by a modern morality – to which today’s world of work fully participates – that makes the control of the body even more oppressive: women are themselves obliged to practice and incorporate "self-control" in order to match the typical profile of the ‘‘modern’’ woman.
Entrées d’index
Mots-clés : Désir d’enfant, monde du travail, contrôle des naissances, favela, moralité moderne
Keywords : Desire for children, world of work, birth control, favela, modern morality
Palabras claves : Deseo de niño, mundo laboral, control de la natalidad, favela, moralidad moderna
Texte intégral
Introduction
1L’évolution économique et sociale au Brésil oblige à planifier et à anticiper un panel d’actions humaines de plus en plus large. Il incombe à tout citoyen de mettre en place un projet de vie très détaillé, en accord avec les exigences dictées par des changements sociaux de plus en plus pressants. En cela, les femmes habitant des favelas brésiliennes se voient contraintes de s’adapter à un mode de vie devant lier le fait de devenir mère et les nouvelles conditions d’insertion socioprofessionnelle, ce qui reste jusqu’à présent, pour une grande majorité d’entre elles, l’idéal suprême. Comment intègrent-elles alors la mise au monde de l’enfant dans un ordre social qui ne leur permettrait plus d’être uniquement mères ? Comment se positionner dès lors à la fois en tant que mère et à la fois en tant que femme indépendante ? Et cela d’autant plus que le partenaire et potentiel père de l’enfant représente dans leur discours un élément instable et fréquemment absent, ne représentant que très difficilement un pilier solide dans la structure familiale contemporaine.
2Dans le cadre de cette étude, nous nous intéressons à la manière dont les femmes lient leur condition de mère à leur condition de femme indépendante. Planifient-elles leur vie reproductive pour que celle-ci puisse s’accorder avec l’évolution du monde du travail contemporain ? Quelles sont les exigences de ce monde du travail contemporain ? Quels sont les moyens matériels et subjectifs propres aux habitantes des favelas pour assumer aujourd’hui leur maternité ? Une vingtaine d’entretiens semi-directifs, menés avec des mères, et une vingtaine d’entretiens semi-directifs avec des femmes sans enfant, toutes habitantes des favelas de Babilonia et du Viradouro à Rio de Janeiro, tentent d’apporter des réponses à ces questions1. Ces entretiens ont été réalisés dans le cadre de notre recherche doctorale par une méthode qualitative qui se base sur la grounded theory.
Les femmes dans le monde du travail d’aujourd’hui
Les transformations récentes du monde du travail à travers l’exemple des domestiques
3Au Brésil, on constate depuis plusieurs années un changement important dans le monde du travail des femmes issues des classes socio-économiques défavorisées2. Une illustration parlante est un article de la revue hebdomadaire Epoca, publié en 2012 et intitulé « Ce pourquoi la domestique a disparu », lequel évoque le fait que le développement économique actuel du pays accélère la transformation du métier de domestique. Soumises auparavant à la « bienveillance » des patrons, les domestiques semblent acquérir désormais des droits et une revalorisation salariale. Représentant jusqu’à ce jour le secteur qui offre le plus grand nombre d’emplois aux femmes brésiliennes, le travail de domestique se voit disputé depuis quelques années sa place dominante par les emplois appartenant au secteur du commerce et des services à la personne (salon de beauté, restauration, etc.). Lié depuis toujours aux femmes issues de classes socio-économiques défavorisées, à la recherche d’un emploi ne requérant aucune qualification préalable, le travail de domestique a fait l’objet de nombreuses études et critiques, car il prolongerait le système esclavagiste d’antan3. Ainsi, beaucoup de domestiques étaient obligées de vivre auprès de leurs patrons sans bénéficier de protection liée au code du travail. En réponse à ces abus, l’État brésilien a récemment promulgué une loi proclamant les droits des travailleuses et travailleurs domestiques4. Durant la décennie précédente, nous observons une chute importante du nombre de femmes actives de la nouvelle génération à joindre ce secteur : de 1999 à 2009, la part des femmes âgées de 18 à 24 ans travaillant en tant que domestique a baissé de 21,7 % à 11,1 %5. Parallèlement à cette baisse, le secteur du commerce et des services à la personne a presque quadruplé son effectif d’employés, passant en 2003 de 260 000 à 919 000 en 20116. Selon l’article cité supra, ce changement annonçant « la fin du travail domestique rémunéré depuis le XXe siècle, est une très bonne nouvelle. Le pays devient meilleur et plus riche avec des femmes se dédiant à des activités professionnelles plus productives qui requièrent un niveau d’études supérieur ».
Le capital humain dans le monde du travail contemporain
4Cette évolution du marché du travail s’accompagne d’une augmentation certaine du niveau d’instruction pour les femmes issues des classes les plus défavorisées, c’est-à-dire se situant dans les catégories sociales D et E7. La croissance rapide des emplois dans le secteur du commerce et des services à la personne requiert des formations de plus en plus spécialisées, cela devient donc très important pour les femmes cherchant un emploi de disposer de diplômes attestant de compétences spécifiques. Comme le mentionne le site officiel du gouvernement brésilien, « le marché du travail est de plus en plus compétitif. Pour cela, le citoyen doit être vigilant sur certains points lui permettant d’avoir accès au marché et de se distinguer8 ». Cette compétitivité accrue semble s’indexer sur l’impératif d’accumulation du capital qui, sur le marché du travail, expose les travailleuses et les travailleurs à des pressions concurrentielles très fortes. Elle induit au Brésil des phénomènes contrastés : malgré des résultats de croissance économique positifs durant plusieurs années, l’étude effectuée en 2008 par Reginaldo Bezerra de Menezes da Silva et Marina Silva da Cunha montre que « la part [dans le marché du travail] des travailleurs avec un niveau de scolarité faible (moins de quatre ans) diminue tandis que les personnes avec un niveau de scolarité moyen (entre cinq et onze ans) augmente9 ». Cette étude mentionne également le fait que le chômage concerne davantage les femmes et les jeunes. Tandis que le chômage s’accroît pour les travailleurs peu qualifiés, il s’amoindrit pour ceux qui ont suivi un cursus professionnel solide. Dans cet état de fait, l’esprit du travailleur contemporain pourrait se résumer par cet impératif formulé sur le site Internet Vilamulher qui s’adresse à un public féminin :
les connaissances et la formation seront de plus en plus valorisées, mais en plus, développez votre capital ! Par exemple, n’attendez pas de votre entreprise qu’elle vous propose des aides pour financer vos études. Demandez-les vous-même, car la probabilité que votre supérieur prenne en compte votre demande est grande si vous savez tirer profit de votre marketing personnel, et si vous lui montrez que vous avez une grande ambition d’évoluer, ce qui peut contribuer à la croissance de l’entreprise10.
5Ce capital humain géré par l’homo œconomicus renvoie aux notions de « biopouvoir » et de « biopolitique » forgées par Michel Foucault dans les années 197011. Elles marquent l’intérêt croissant du corps humain et de son contrôle dans les sociétés occidentales depuis le XVIIIe siècle. Dans cette configuration, il serait résolument indispensable pour tout acteur économique d’intégrer dans ses calculs « rationnels », afin d’acquérir une visibilité socio-économique valorisée, non seulement la maximisation de ses compétences et de ses connaissances mais également la fabrication d’un profil type correspondant à la demande du marché. Puisque le capital fait corps avec le travailleur, comment dès lors penser le travail ? Le travail s’entend ici comme une accumulation de capital dépassant largement la notion de « temps de travail », car il requiert pour cela la gestion des investissements dans toutes les relations humaines (mariage, amitié, etc.) et dans des domaines variés (la santé, l’éducation, etc.). Il s’agit ici du cumul d’une vie toute entière, et cela dès la naissance (construction des relations affectives, d’abord avec ses parents, ensuite avec ses pairs, afin de constituer un réseau économique efficace). Pour cela, les configurations culturelles, sociales et politiques font partie intégrante de la logique du marché économique, désormais présenté par celui-ci comme visée première et ultime de toute action et réflexion humaine.
La question du désir d’enfant dans le monde du travail d’aujourd’hui
Le choix rationnel du désir d’enfant
6Ce paradigme économique inclut également le désir d’enfant pour les femmes brésiliennes : « l’enfant désiré » fait référence à la démarche consciente qui s’intègre dans un plan de vie lié aux idéaux sociaux, culturels et familiaux, et pouvant alors aboutir à son refus. Ce refus conscient dans de nombreuses sociétés occidentales s’accompagne d’une demande insistante en ce qui concerne le « droit à l’enfant ». Des recherches et des débats publics autour de la lutte contre l’infertilité, des recours à des techniques médicales de plus en plus sophistiquées, ainsi que des revendications concernant de nouvelles formes d’adoption, se multiplient de manière exponentielle ces dernières années. À ce sujet, la philosophe Marie Gaille s’interroge sur les raisons de l’émergence du désir d’enfant sur la scène publique avec autant de force. Selon elle, le dispositif médical et technologique, institutionnel et juridique de l’assistance médicale à la procréation mettrait en question notre conception classique de la condition humaine en donnant lieu à des configurations sociotechniques inédites12. L’accès généralisé à la contraception et à l’information sexuelle exige aujourd’hui un « projet d’enfant conscient », qui doit s’insérer dans un « projet de vie et professionnel » plus large, et il devient quasiment impossible de penser que la naissance pourrait échapper à la planification. Les débats actuels sur le désir d’enfant, en lien avec les moyens technologiques et les subjectivations contemporaines inédits, semblent s’adresser en premier lieu aux femmes appartenant aux classes socio-économiques privilégiées. Celles issues des classes socio-économiques défavorisées sont, quant à elles, la cible constante de propositions politiques destinées à réduire leur taux de fécondité. On suppose implicitement que leur désir d’enfant, du fait que de très nombreuses grossesses dans les zones précaires ne sont pas planifiées, est peu existant, voire inexistant. Depuis de nombreuses années, il existe une volonté politique explicite de contrôle du taux de fécondité dans des zones d’habitation précaires : via l’implantation massive de dispensaires médicaux dans beaucoup de quartiers pauvres13, l’ordre public s’attaque frontalement à la tâche ardue d’établir un planning familial efficace pour tout le monde, mettant en avant le fait que le projet d’enfant ne peut se penser qu’au sein d’un projet professionnel. Ainsi, le désir et son expression sous forme de grossesse devront s’adapter au calcul effectué sur les possibilités économiques.
Le désir et la contrainte économique chez les femmes dans les favelas
7Pendant de nombreuses années, plusieurs articles et travaux de recherche se sont basés sur cette logique de calcul pour expliquer la naissance d’enfants chez les femmes en vulnérabilité socio-économique. Ainsi, le fait de disposer d’une assurance-vieillesse pour l’avenir à travers son enfant, de recevoir une aide gouvernementale, ou de se voir aidées financièrement par le père de l’enfant ou par sa propre famille motiverait de nombreuses femmes à avoir un enfant. Cette même logique de calcul se révèle également opérationnelle, même si de manière moins visible, dans des explications sociologiques plus récentes. On peut citer à cet endroit les chercheuses Marie-Thérèse Letablier et Zsuzsanna Makay pour qui « […] être mère procurerait un statut social aux femmes les moins favorisées, à défaut de pouvoir prétendre à ce statut par l’intermédiaire d’un emploi valorisant14 ». De même, Brígida García, dans son ouvrage collectif Women, Poverty and Demographic Change, qui regroupe de nombreuses recherches effectuées en Amérique latine, en Afrique et en Asie, se félicite de relativiser l’importance donnée à la raison purement économique de l’enfantement pour des femmes en situation de pauvreté. Elle propose d’intégrer d’autres dimensions qui expliqueraient mieux le désir d’enfant chez ces femmes : le statut social central d’être mère pour une femme, ainsi que la croyance dans le fait que la responsabilité quant à la contraception incombe au partenaire15. Même si ces auteurs se distancient des explications simplistes qui interprètent le taux élevé de fécondité16 des femmes pauvres en termes de relation sexuelle « insouciante » et non protégée, ou d’ignorance concernant les moyens de contraception, leurs recherches supposent que le désir d’enfant s’explique principalement par défaut de projet professionnel ou par des contraintes culturelles, sociales et économiques.
La naissance d’enfants à l’encontre des impératifs professionnels
Le désir inconscient d’enfant
Une lecture psychodynamique du désir nous permet de comprendre que le projet conscient est parsemé de significations surgissant du désir inconscient, qui n’est le propre d’aucune classe sociale particulière. Il possède une persistance indestructible, car il est au-delà de toute demande possible et n’appelle pas à la satisfaction du besoin. Le désir d’enfant se construit dans la relation à autrui, à partir de désirs incestueux et meurtriers profonds17. De fait, le projet conscient inexistant ne protège pas nécessairement d’une naissance complètement inattendue ; l’effet de surprise, comme le montre l’acte manqué, peut révéler l’expression du désir. Dès lors, la venue d’un enfant traduit la mise en corps du désir inconscient. Comme nous l’indique la psychanalyste Monique Bydlowski,
avant toute réalisation, l’enfant est imaginaire. […] Imaginé, l’enfant est supposé tout accomplir, tout réparer, tout combler : deuils, solitude, destin, sentiment de perte. Il est le lieu de passage d’un désir absolu. L’enfant imaginé est l’objet par excellence. Il s’agit moins d’un bébé concret que de la réalisation du plus vivace des souhaits infantiles. Lorsque, à la naissance, l’enfant prend corps, il n’est pas le corps du désir qui l’a précédé, il en est le rejeton, la nouvelle pousse dont le désir d’enfant a été la souche […]. Son propre enfant ressemble toujours à un autre18.
8L’enfant imaginaire n’est pas à confondre avec l’enfant réel. L’enfant imaginaire se construit chez l’humain dès le plus jeune âge de manière inconsciente, tandis que l’enfant de réalité ne représente que sa forme incarnée (plus ou moins décevante). Cynthia, âgée de 26 ans et mère de six enfants, nous raconte :
ma première grossesse a été horrible (elle rit). Très mauvaise ! C’était mon premier accouchement. J’avais 18 ans. C’était le pire. Aucune des grossesses n’a été planifiée. Elles sont arrivées, tu comprends ? Quand j’ai su que j’étais enceinte, j’étais heureuse. Comme c’était mon premier fils. Mais sur le moment même… c’était horrible. Les grossesses n’étaient pas planifiées, mais toutes étaient désirées, clairement ! Au début, pas tellement. Mais une fois que mon fils est arrivé… oui, j’étais heureuse de voir mon fils naître. C’était une très belle sensation. Quand je les ai aperçus… tous, des surprises !
9Et Sylvia, âgée de 34 ans et mère de trois enfants, d’ajouter :
je crois que je suis tombée enceinte à 24 ans et je l’ai eue à 25 ans. Je suis tombée enceinte de mon petit ami. On était ensemble depuis quatre ans et elle est arrivée. Je ne savais pas que je pouvais tomber enceinte, car on m’avait enlevé les ovaires du côté droit, et du côté gauche. De 10 %, on m’a laissé 1 %. J’avais 18 ans à cette époque. On m’a laissé 1 %, et cet ovaire a survécu. Et je suis tombée enceinte. C’était une surprise. Je suis allée à l’église et j’ai remercié Dieu. J’étais très heureuse ! Je voulais tomber enceinte mais je ne savais pas que je pouvais tomber enceinte. Et maintenant, j’en ai déjà trois (elle rit) ! […]. Le dernier, c’est mon mari qui en voulait. Il avait une vasectomie mais pas complète. On en discutait toujours : ah, va voir le médecin pour lui dire que tu veux un enfant ! Mais on voulait construire la maison. On discutait beaucoup : ah, ayons un enfant ! Je crois que dès qu’on a commencé à en parler, je suis tombée enceinte. Avant même de construire la maison !
10Comme nous l’avons affirmé précédemment, le terme de désir ne peut pas se réduire au « vouloir un enfant », c’est-à-dire au souhait conscient d’avoir un enfant. De même, l’expression « enfant non désiré », qui renvoie à l’enfant accidentel, se réfère à une logique consciente. Le désir inconscient, quant à lui, peut se repérer, par exemple, dans l’oubli de la pilule, ou l’erreur de calcul, ou le rapport sexuel réalisé malgré le risque de fécondité19.
La non-planification des grossesses dans deux favelas de Rio de Janeiro
11De très nombreuses femmes interrogées issues des favelas de Babilonia et du Viradouro affirment ne pas avoir planifié leurs grossesses. La venue de l’enfant a fréquemment eu lieu lorsqu’elles avaient entre 18 et 22 ans. Souvent, elles font part des premiers moments extrêmement angoissants et désespérés quant à la découverte de leur grossesse : c’est souvent la propre mère qui accompagne sa fille vers son devenir mère, tandis que le futur père de l’enfant est, pour une grande partie d’entre elles, absent. La grande majorité des femmes se sont séparées du père de l’enfant lors de la grossesse ou après l’accouchement. Dans leur discours, elles donnent beaucoup moins d’importance à la présence du père de l’enfant qu’à leur propre père (qui est fréquemment absent également). Dans la plupart des témoignages, elles ne gardent que peu de souvenirs de la relation amoureuse avec le père du premier enfant, mettant systématiquement en avant leur relation avec leur nouveau-né et leur propre famille. En effet, très peu de femmes interrogées vivent avec le père du premier enfant, et beaucoup d’entre elles vivent soit sans mari, soit avec un compagnon qui n’est pas le père des enfants. Nombre d’entre elles préfèrent changer de partenaire sans garder un lien relationnel stable. Une infime partie de femmes dit avoir discuté au préalable d’une grossesse éventuelle avec leur partenaire avant de s’être retrouvée enceinte. Certaines pensent à l’avortement, mais très peu déclarent ne pas avoir désiré l’enfant après l’accouchement. La grande majorité des femmes évoquent un désir d’enfant sinon pendant la grossesse, au plus tard après la naissance de l’enfant. Il est néanmoins important de souligner que le taux d’avortement demeure élevé au Brésil. L’avortement y étant interdit, on ne peut que l’estimer : selon une étude menée par l’université d’État de Rio de Janeiro, le taux d’avortement se serait situé en 2005, pour des femmes entre 15 et 49 ans, à 2,07 pour 100 femmes (en France, il était de 1,4 pour 100 femmes durant la même année). En outre, la période de la grossesse devient souvent le moment d’acceptation d’une maternité non planifiée pour les femmes interrogées. Malgré la première réaction de choc et d’angoisse, la grossesse commence, notamment à partir du moment où le fœtus se manifeste dans le ventre maternel, à être désirée, et l’enfant à être attendu avec une certaine joie. Tania, âgée de 21 ans et mère de deux enfants, nous explique :
la grossesse de Daniel a été une surprise car je ne voulais pas d’enfant. Et je n’ai su que j’étais enceinte de lui qu’après six mois de grossesse. Et ma mère m’a dit d’avorter, mais je lui ai dit que je n’allais pas avorter. J’avais 18 ans. Je ne voulais pas avorter. J’ai quitté la maison, et plus tard, elle m’a dit que je pouvais revenir. Mais je ne voulais pas car sa manière de penser n’était pas la mienne. Elle me disait que j’étais très jeune pour avoir un enfant. Et je lui ai répondu que si j’étais jeune pour avoir un enfant, je n’aurais pas dû tomber enceinte. La première grossesse a été une surprise, un désespoir. Mais après, c’était un vrai bonheur ! Quand il est né… pas pendant la grossesse ! Quand il est né, et que je l’ai vu pour la première fois… c’était la plus grande joie !
12Certaines femmes ont pu prendre la pilule contraceptive mais pas toujours de manière régulière, d’autres femmes n’auraient utilisé comme moyen de contraception que des préservatifs, d’autres encore n’auraient rien pris du tout lors de leurs rapports sexuels. Très peu de femmes interrogées indiquent ne pas avoir connu le risque de grossesse lié à un moyen de contraception insuffisant ou irrégulier. Tandis que de nombreuses mères âgées de plus de 30 ans travaillent en qualité de domestiques, les plus jeunes mères sont souvent sans emploi et dépendent financièrement de leur mère. Bertha, qui attend son deuxième enfant à l’âge de 21 ans, relate : « je ne veux pas travailler, je veux pas ! Je vais travailler (elle glousse de manière nerveuse). Ma mère va me donner les choses car moi… je vais pas travailler ! Je prends soin de mon enfant, et c’est elle qui va nous nourrir (elle rit). » Parmi les femmes qui n’ont pas d’enfant, la plupart poursuivent une formation professionnelle ; et très rares sont celles qui expriment ouvertement ne pas désirer d’enfant du tout.
L’idéal de la femme dans le monde du travail contemporain
La femme « autonome » dans les favelas
13De manière générale, force est de constater que le discours des femmes des favelas, qu’elles soient mères ou non, est très imprégné de représentations de la femme en tant qu’être indépendant et professionnel. Dans ce sens, les idéaux au sein des favelas équivalent largement à ceux de la classe moyenne brésilienne : contrairement à l’homme, une femme se doit de s’assumer toute seule avant tout, et l’enfant est un élément plutôt entravant dans ce processus « d’autonomisation », particulièrement quand la femme est encore jeune et issue des classes défavorisées. Martha, qui a 31 ans et qui attend son deuxième enfant, atteste :
une femme ne doit pas vouloir se venger ! Elle doit avoir de la sagesse. Elle doit beaucoup lire pour avoir des connaissances. L’homme ne connaît pas beaucoup de choses, l’homme n’arrive pas à vivre seul. Il a besoin de quelqu’un. Une femme y arrive toute seule. L’homme est comme un enfant (elle rit). Il a besoin de quelqu’un pour lui montrer le chemin. Une femme, si elle n’a pas d’homme, elle sait se faire à manger, faire le linge… l’homme non ! Il est très dépendant.
14Emma, qui a 21 ans et n’a pas d’enfant, affirme :
je vois beaucoup de femmes qui ont besoin des autres pour nourrir et vêtir leurs enfants. Les choses à acheter ne sont pas bon marché. Il faut d’abord avoir un travail, ensuite sa propre maison, ensuite un mari correct, se marier avec, avant d’avoir un enfant. Il faut avoir une vie avant ! C’est difficile d’avoir un enfant pour le moment, car je ne veux pas interrompre ma formation à cause d’un enfant. Le désir est une chose qui appartient à chacune. Il y a des femmes qui aiment les enfants mais n’en veulent pas pour elles-mêmes. Elles ne veulent pas de cette responsabilité, car c’est pour toute la vie. L’enfant donne du travail pour toute la vie.
15Dans les statistiques, nous constatons une chute nette du taux de fécondité pour les femmes habitant dans les favelas. Les chercheurs expliquent cette chute par un taux de scolarité plus élevé ces dernières années, une augmentation graduelle du salaire minimum et un meilleur accès aux services de santé publique20. De manière générale, les femmes interrogées disent avoir intégré le fait que la maternité entrave grandement la possibilité de poursuivre une voie professionnelle plus prometteuse21.
L’instabilité des mères
16Ainsi, nombreuses sont les femmes interrogées qui partagent une vision de la femme/mère « moderne » selon laquelle le statut de mère n’assure pas forcément une stabilité relationnelle avec le partenaire, bien au contraire. Julia, âgée de 28 ans et mère d’une fille, relève que :
être mère n’est pas plus valorisé qu’être femme sans enfant ici. Ce n’est pas juste parce qu’on est mère qu’on est valorisée. La mère doit se valoriser. Mais il y a beaucoup de mères qui ne se valorisent pas. Des mères qui se prostituent plus ou moins. Sortir une heure avec l’un et ensuite avec un autre… il y en a beaucoup comme ça. Et les enfants ne savent pas qui est l’amant de leur mère. L’enfant demande alors : maman, c’est ton amant ? Et la mère répond : non, c’est mon collègue ! Il n’y a pas d’amour ici. Souvent elles tombent enceintes pour retenir leurs hommes, mais ça ne marche pas. Le père de ma fille a été mon premier petit copain. Nous n’avons pas utilisé de préservatifs. Je savais qu’il y avait le risque de tomber enceinte, mais on ne pense pas.
17Et Sylvia, âgée de 34 ans et mère de deux enfants, de poursuivre :
Ici dans le quartier, on juge le comportement avant tout. Si la fille travaille, va à l’école, reste à la maison… celle-là, oui, elle est bonne à marier avec ton fils. C’est une fille correcte. Et une fille qui traîne dans la rue, qui ne veut pas aller à l’école, qui n’a pas une bonne conduite, on la voit comme rien. Et quand elle aura un enfant, on lui dira : attention avec ton petit ! La mère ne fait pas attention, elle laisse son enfant tout seul. C’est cela que pensent les gens ici, tous ! Les femmes ici… une femme qui n’a pas d’enfant à 40 ans, mais qui se comporte bien, c’est une personne qui est bonne à marier. Qu’on aime inviter aux fêtes chez soi. Mais une femme de 40 ans qui traîne dans des bars, qui boit, on se dit alors : cette femme, jamais je la laisserai entrer dans ma maison car elle peut me trahir avec mon mari…
18Enfin, Carmen, âgée de 38 ans et mère de six enfants, s’exclame : « des femmes qui veulent encore se marier avec un homme aujourd’hui ? C’est très rare, très rare ! Le mariage est un engagement très sérieux, très sérieux ! Les hommes et les femmes d’aujourd’hui, il n’y a plus rien de sérieux ! » De façon générale, une femme indépendante est plus valorisée dans les deux favelas citées plus haut qu’une mère dépendante. On perçoit ici une certaine difficulté pour de nombreuses femmes à lier à la fois leur indépendance et leur maternité : la réalité dans une favela veut que, dès qu’une femme est enceinte, il lui est beaucoup plus difficile de poursuivre son parcours professionnel, puisqu’elle est obligée de s’occuper de son enfant22. Les femmes sans enfant, qui poursuivent leur projet professionnel, nous disent être perçues au sein de leur quartier comme femme ayant « réussie ». Elles sauraient se maîtriser car ne tombant pas enceintes. La perception sociale des jeunes mères reste cependant teintée d’ambivalence et de paradoxes : d’un côté, elles représentent au sein des quartiers l’échec de l’éducation parentale, le non-contrôle du corps pulsionnel, l’abandon de toute forme d’ambition et l’entrée dans une dépendance et des difficultés financières importantes. Ce discours est grandement renforcé par les médias qui exposent aux spectateurs les chemins suicidaires et « parasitaires » des sujets qui ne suivent pas le bon chemin (grossesse à l’âge adolescent, trafic de drogues, prostitution, parricide, fratricide, viol, etc.), en les opposant à la vie exemplaire d’autres personnes démunies qui ont su, grâce à leur volonté rigoureuse et leur gestion austère et rationnelle, se hisser vers une vie morale et matérielle supérieure. De l’autre côté, même si la découverte de la grossesse non planifiée provoque dans de nombreuses familles un véritable choc et des conflits importants, l’enfant est très souvent, et très vite, bien accueilli par la famille et par le voisinage, et il se met en place très fréquemment un lien grand-mère/mère/enfant très solide. Ainsi, dans les paroles des femmes sont souvent perceptibles des liens complexes entre la réprobation et l’acceptation, voire la joie inattendue.
Les conséquences du monde du travail sur le corps féminin et maternel
Les paradoxes maternels
19Comment les femmes intègrent-elles alors ce discours social contemporain mettant en avant un projet de vie conscient qui réprouve les « accidents » de grossesses irresponsables et compromettantes, avec leur désir inconscient d’enfant s’exprimant matériellement davantage chez celles qui sont en panne de projet professionnel ? Lorsque l’on demande aux mères des favelas de quoi elles ont le plus peur concernant l’avenir de leurs enfants, les réponses vont en grande partie dans le même sens : la peur que le garçon devienne trafiquant de drogue et la fille mère à un jeune âge. Avoir un enfant sans l’avoir planifié équivaut dans la parole de ces femmes à un désastre existentiel. La peur que leur fille donne vie à un enfant s’associe ici immanquablement à la peur que leur garçon se donne la mort (en entrant dans le trafic de drogue). Diana, âgée de 36 ans et qui attend actuellement son troisième enfant, raconte : « j’ai peur du trafic pour ces deux-là ! Elle a déjà 11 ans, elle peut tomber amoureuse et tomber enceinte. Je parle beaucoup avec elle, car il y a des filles qui tombent enceintes à 12 ou 13 ans. C’est ça ma peur. Que mon fils entre dans le trafic et que ma fille tombe enceinte d’un bandit. »
20De son côté, Adriana, âgée de 31 ans et mère de trois enfants, explique :
j’ai peur car aujourd’hui, il y a beaucoup de jeunes filles enceintes. La mère croit qu’elle est au collège mais elle n’y est pas. Elles veulent aller à la plage, être avec des bandits, être avec des garçons plus riches. Pour ça, je parle beaucoup avec ma fille de 10 ans. Comme son corps est en train de prendre des formes et intéresse plus les autres. Chaque faux pas de sa part va nuire à son avenir.
21Cette parole maternelle concernant la peur quant à la grossesse de sa fille n’a-t-elle pas fréquemment comme effet paradoxal l’injonction pour sa fille d’une maternité non planifiée ? « Il ne faut pas que tu tombes enceinte avant d’avoir fini tes études, d’être mariée et d’avoir une maison ! » devient dans ce sens une injonction avec des effets contradictoires. Comme nous l’affirmions, devenir mère sans planification est de plus en plus mal perçu dans la société brésilienne. D’autant plus que le monde du travail d’aujourd’hui requiert des formations spécialisées qui demandent un investissement personnel de contrôle qui est souvent incompatible avec le devenir mère. Ainsi, le mot d’ordre très répandu : « je veux que mon enfant fasse des études, devienne médecin, avocat, etc. », souvent en dehors de toute réalité concrète du milieu social23, représente une injonction maternelle puissante qui mettrait beaucoup d’enfants des favelas devant un obstacle insurmontable.
Le renforcement du contrôle du corps féminin
22Malgré le fait que la majorité des femmes sans enfant désire procréer, leur principal but est de finir d’abord les études, de faire d’abord carrière, d’avoir d’abord une maison, et de trouver d’abord l’homme « correct ». Nous percevons chez elles un contrôle de soi absolu qui ne doit surtout pas être déstabilisé, sinon toute la construction de contrôle risquerait de s’effondrer. La crainte de se voir « perdue » dans une relation amoureuse, de « traîner » avec des jeunes du quartier, etc., les pousse à poursuivre un régime quotidien extrêmement réglé et exigeant : travailler toute la journée afin de payer les frais de formation, et étudier la nuit pour réussir le parcours professionnel. Dans ce contexte, il leur est indispensable de contrôler tout émoi sexuel qui risquerait de provoquer une grossesse « impardonnable ». Nous constatons à travers leurs discours que le « désir d’enfant » est à la fois dangereux (car mettant en péril le projet professionnel) et un idéal incontournable (car, selon leurs dires, il accomplirait et compléterait leur être de femme une fois celui-ci « auto-réalisé »). Comme précédemment évoqué, les femmes vivant dans des zones précaires sont pétries et forgées par les représentations de la figure de la femme dite « moderne », et cela probablement même plus encore que les femmes appartenant aux classes moyennes et supérieures. Cette figure exige de la femme d’être aujourd’hui à la fois un être indépendant et maternant, autrement dit, de se débrouiller seule tout en s’occupant de ceux qui ont besoin de sa présence et de son attention (enfants, parents âgés, mari, etc.). Elisabeth, qui a 22 ans et attend son premier enfant, en témoigne :
… dans le cas de la femme, c’est de s’occuper de la famille. En laissant de côté le machisme qui veut que la femme soit maîtresse de maison. J’aime travailler à l’extérieur, mais sans jamais mettre de côté le fait que je suis aussi née pour être femme à la maison et mère. Je suis toujours partie de ce principe : je suis née pour être épanouie. Une femme doit être épanouie en ayant une famille et des enfants.
23Malgré le fait que de nombreuses femmes des favelas de Babilonia et du Viradouro ont plus accès aujourd’hui aux formations leur permettant d’avoir des emplois mieux rémunérés que leurs mères, leurs corps ne sont pas pour autant moins soumis à l’impératif du contrôle social. Davantage libérées de l’injonction à « devenir mère à tout prix » pour exister socialement, elles doivent aujourd’hui répondre à la fois aux exigences dictées par un monde du travail en constante transformation qui leur impose de s’autogérer toujours plus, et à l’impératif de « devenir mère malgré tout ». Car face à l’idéal de la mère n’ayant pas totalement disparu, elles doivent désormais réussir leurs carrières professionnelle et maternelle dans des logiques souvent contradictoires (en particulier pour les femmes issues de classes socio-économiques défavorisées).
L’accentuation de la scission entre la mère et la femme
24Il résulterait aujourd’hui pour les femmes vivant dans les favelas, bien plus qu’autrefois, deux formes d’existence radicalement opposées : d’un côté des femmes « combattantes » qui poursuivent sans répit leur parcours professionnel, et pour qui tout émoi amoureux ou sexuel représente un danger potentiel. Anna, qui a 25 ans et n’a pas d’enfant, atteste :
je pense à être mère, bien sûr ! Toute femme veut être mère ! Le désir est là, mais il faut limiter les choses. Si on laisse libre voie à ses pulsions, on ne va pas y arriver, on fera beaucoup de bêtises. Il faut bien réfléchir avant d’agir. La vie, c’est ça ! Il faut travailler ! Il faut donner le mieux à son enfant ! Il faut donc travailler. Je ne vais pas avoir un enfant pour rester à l’intérieur de la maison. Je veux avoir mes choses, mon argent. Je me débrouillerai moi-même pour l’enfant. Quand je travaillerai, je le mettrai à la crèche. Tu veux avoir un enfant ? Qui veut en avoir doit s’en occuper, être responsable, se débrouiller.
25De l’autre côté, de nombreuses femmes « tombent » mères, et se dédient, en tant que « sacrifiées », aux tâches maternelles, espérant ainsi que leurs enfants achèveront le parcours professionnel qu’elles-mêmes n’ont pas pu mener à bien. Dans ce sens, Sylvia, âgée de 34 ans et mère de deux enfants, nous explique :
… rencontrer un garçon et avoir des enfants jeunes… je ne voudrais pas ça pour elles, qu’elles aient un enfant. Tout ce que j’ai vécu, je ne voudrais pas qu’elles le vivent ! Quand je suis tombée enceinte, je travaillais déjà. J’avais déjà une indépendance, à 24 ans. J’étais déjà plus mature, éveillée et intelligente. Mais je ne voudrais pas qu’elles rencontrent un garçon ! C’est ce qui arrive dans ce quartier. De vivre avec les parents et les enfants, ce n’est pas bon ! Je voudrais qu’elles se marient, qu’elles aient un toit sur la tête. Même si elles n’ont que 15 ans, qu’elles aient un toit sur la tête, c’est ça mon désir.
26De son côté, Carla, âgée de 32 ans et mère de trois enfants, relate :
mon rêve est que ma fille fasse des études. Elle bosse beaucoup. Tout ce que je n’avais pas, je lui transmets. Comme l’éducation, du respect pour les plus âgés… car je n’avais pas ça. Ma mère n’a pas eu la chance de pouvoir transmettre cela. L’éducation, le soutien moral, acheter de beaux vêtements et de belles chaussures… on utilisait tout ce qui était utilisé par d’autres. Je tente alors de tout lui transmettre. Ma propre vie était très, très triste. Je me suis forcée de lui acheter un ordinateur. Et je lui ai dit : tout ce que je n’avais pas, et tout ce que je peux te donner, je te le donnerai ! Mais je veux que tu me récompenses avec de bonnes choses !
27Et Martha, âgée de 31 ans et mère d’un enfant, de compléter : « le sacrifice qu’on endure ne se compare pas… ce n’est pas un sacrifice, c’est un plaisir d’avoir des enfants ! » Le jugement social particulièrement sévère quant à leur échec professionnel impose à l’enfant encore plus une réussite professionnelle qui lui reste difficilement accessible. Le désir d’enfant devient pour ainsi dire un dilemme paradoxal entre idéal et réprobation. Seule celle qui saurait l’exprimer « au moment convenu », c’est-à-dire une fois accomplies toutes les prérogatives nécessaires avant de s’autoriser la maternité, aurait le droit de jouir pleinement de son statut « de mère et de femme ». Bien entendu, cela n’est quasiment possible que pour des femmes issues de classes socio-économiques privilégiées. Tandis que pour ces dernières, le désir d’enfant se transforme en un « devoir d’enfanter », dû à leur taux de fécondité considéré comme insuffisant24, pour les femmes issues de classes socio-économiques défavorisées le désir d’enfant est considéré inéluctablement comme un « péché » car ne pouvant s’accomplir que dans une absence de planification.
Conclusion
28En définitive, l’enjeu du contrôle de la fertilité, supposé permettre aux femmes issues des classes socio-économiques défavorisées de mieux organiser leur vie professionnelle et relationnelle25, peut être compris dans ce paradigme moralisant : l’absence de planification de grossesse équivaut au non-contrôle de soi et donc à un « péché » d’exubérance reprochable. À la moralité traditionnelle qui impose des comportements restrictifs aux femmes afin de mieux contrôler leur corps se superpose désormais une moralité moderne — dont le monde du travail contemporain participe pleinement — rendant le contrôle du corps encore plus exigeant : les femmes sont elles-mêmes obligées de « s’autoréguler » pour correspondre au profil type de la femme « moderne ». La moralité traditionnelle exaltait avant tout la mère comme identité première des femmes, indépendamment de leurs ressources socio-économiques. La moralité moderne exalte avant tout l’individu actif comme identité première, qui doit calculer les possibilités économiques de ses choix dits « rationnels ». Cependant, la moralité moderne ne renonce pas véritablement au devoir pour les femmes de devenir mère, car il s’agit désormais pour les femmes de se réaliser « pleinement » en tant que femme active et en tant que mère affectueuse et maternante26. D’un côté, la majorité des mères vivant dans les deux favelas citées font part de leur culpabilité relative à leur absence de planification : l’enfant se vit souvent comme objet paradoxal, entre regrets et bénédiction ; l’identité de mère seule ne semble plus suffisante pour satisfaire à l’impératif moderne. D’un autre côté, de nombreuses femmes sans enfant témoignent d’une lutte interne constante entre leur ambition professionnelle et leur désir d’enfant. Dans leur très grande majorité, il ne s’agit pas de remplacer le projet d’être mère par celui de leur carrière professionnelle, mais de conjuguer les deux en fonction des possibilités socio-économiques. Selon elles, il ne suffit ni d’être mère, ni de réussir en tant que femme dans le monde du travail. La combinaison des deux est désormais requise. Mais force est de constater que les femmes interrogées, qu’elles soient mères ou non, sommées de contrôler le désir d’enfant en fonction de sa viabilité socioprofessionnelle, ne remplissent pas dans leur grande majorité les critères socio-économiques requis par la moralité moderne. Pour les unes, la découverte de la grossesse ne peut s’exprimer qu’à travers un sentiment de culpabilité et d’incontrôlé. Pour les autres, dites « combattantes », le monde du travail vient « contrôler » la grossesse, sans pour autant garantir une viabilité socio-économique future. Malgré le fait qu’elles aient toutes entièrement intégré ces impératifs, nous constatons que de nombreuses femmes vivant dans les favelas de Babilonia et du Viradouro continuent d’avoir des enfants sans les avoir « planifiés » et, de surcroît, à des âges de plus en plus jeunes27. Serait-ce le signe d’une résistance subjective rendant l’expression du désir inconscient, malgré toutes les difficultés et restrictions normatives, toujours possible, ou plutôt le signe d’un impératif contradictoire, obligeant les femmes à enfanter jeunes et sans planification puisqu’elles n’arrivent pas à joindre le cercle restreint des femmes « combattantes » et intégrées dans le monde du travail d’aujourd’hui ? Il nous semble que la réponse est doublement affirmative : phénomène singulier et complexe, le désir d’enfant reste jusqu’à aujourd’hui « non maîtrisable », malgré le dispositif contemporain de plus en plus contraignant qui, paradoxalement, pourrait pousser certaines femmes à l’exprimer de manière encore plus « incontrôlée ».
Notes de bas de page
1 Les femmes interrogées ont entre 18 et 40 ans. Les mères ont eu leur premier enfant entre 17 ans et 40 ans. Il ne s’agit donc pas d’une étude sur des mères « adolescentes ». Elles vivent toutes dans des conditions socio-économiques fragiles, ne gagnant au mieux qu’un salaire minimum, ce qui correspond à environ 240 euros par mois.
2 On distingue cinq catégories socio-économiques au Brésil : les classes A, B, C, D et E. Cette étude s’intéresse aux femmes de la classe E (gagnant de 0 à 380 euros par mois selon la fondation Getulio Vargas).
3 Fediuk Marínea Maria, Empregadas domésticas: uma revisão da literatura brasileira, mémoire de Master en psychologie à l’université de Santa Catarina UNOESC, 2005. Ce travail synthétise les recherches effectuées dans ce domaine.
4 Cette nouvelle loi (PEC) a été votée en mars 2013 et a été critiquée par une partie importante de la société car, selon celle-ci, elle mettrait en péril la viabilité à continuer d’embaucher des domestiques pour de nombreuses familles issues de la classe moyenne.
5 Coronato Marcos et Moura Marcelo, « Por que a empregada sumiu », in Epoca, 2012.
6 Ibid.
7 Cf. les statistiques du FGV sur le site : http://www.cps.fgv.br/ibrecps/c2010/PME_CLASSEMEDIA/tabelas.asp.
8 Cf. le site officiel du gouvernement brésilien : http://www.brasil.gov.br/sobre/cidadania/mercado-de-trabalho.
9 De Menezes da Silva Reginaldo Bezerra et da Cunha Marina Silva, « Mudanças estruturais e institucionais no mercado de trabalho brasileiro: uma resenha », in Economia em Revista, volume 16, no 2, juillet 2008.
10 « Mudanças no mercado do trabalho: como se adaptar », in Vilamulher, site Internet : http://vilamulher.terra.com.br/mudancas-no-mercado-de-trabalho-como-se-adaptar-5-1-37-502.html.
11 Foucault Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-79, Gallimard, 2004.
12 Gaille Marie, Le désir d’enfant, PUF, 2010.
13 Ventura Miriam, « Saúde feminina e o pleno exercício da sexualidade e dos direitos reprodutivo », in O progresso das mulheres no Brasil 2003-2010, Cepia, 2011, p. 304-338.
14 Letablier Marie-Thérèse et Makay Zsuzsanna, « Insécurité économique et décisions de fécondité en France et en Hongrie », in Politiques sociales et familiales de la CAF, mars 2012, p. 8.
15 Garcia Brigida et al., Women, Poverty, and Demographic Change, Oxford University Press, 2000, p. 15.
16 En 1984, au Brésil, une femme avec un revenu en deçà d’un salaire minimum avait en moyenne 5,9 enfants tandis qu’une femme avec l’équivalent de cinq SMIC ou plus avait 2,9 enfants en moyenne. Le taux de fécondité est jusqu’à présent plus bas pour les femmes issues des classes sociales favorisées (IBGE 2010).
17 Stryckman Nicole, « Désir d’enfant », in Bulletin freudien, n° 21, 1993.
18 Bydlowski Monique, Je rêve un enfant, Odile Jacob, 2010, p. 24.
19 Toutes les femmes interrogées disent avoir eu accès de manière gratuite aux moyens de contraception.
20 Faria V., « Políticas de governo e regulação da fecundidade: conseqüências não antecipadas e efeitos perversos », in Anpocs: Ciências sociais hoje, São Paulo: Vértice e Anpocs, 1989, p. 62-103.
21 Toutes classes socio-économiques confondues, en 2010, le taux de fécondité national s’est élevé à 1,8 enfant par femme. En France, on pouvait compter 2 enfants par femme (IBGE 2010).
22 Bozon Michel, « L’évolution des scénarios de la vie reproductive des femmes au Brésil. Médicalisation, genre et inégalités sociales », in Tiers-Monde, tome 46, n° 182, 2005, p. 359-384.
23 Compte tenu de son coût financier excessif, l’instruction scolaire dans une bonne école, permettant de poursuivre ultérieurement des études universitaires, n’est souvent réservée qu’aux classes socio-économiques privilégiées.
24 Dimenstein Gilberto, « A geração dos filhos únicos », Folha de São Paulo, 2003.
25 Gautier Arlette, Genre et biopolitiques : l’enjeu de la liberté, L’Harmattan, 2012.
26 Vione Schwengber Maria, « Distinções e articulações entre corpos femininos e corpos grávidos na PAIS & FILHOS », in História: Questões & Debates, Curitiba UFPR, n. 47, 2007, p. 123-138.
27 Soulignons que la recherche effectuée par Aline de Carvalho Martins dans le cadre de l’institut Oswaldo Cruz (réputé être une référence nationale en ce qui concerne la maternité des femmes issues des classes populaires) montre que le nombre de grossesses de femmes « métisses » entre 15 et 19 ans a augmenté de 295 266 à 304 060 entre 2000 et 2010. Pendant la même période, le nombre de grossesses de femmes « blanches » (plus fréquemment issues des classes sociales plus aisées) entre 15 et 19 ans a baissé. Cf. De Carvalho Martins Aline, « Gravidez prematura cai no Brasil » in Epoca, décembre 2012.
Auteurs
Université Paris 13, Sorbonne UTRPP, F-93430
Université Paris 13, Sorbonne UTRPP, F-93430
Université Paris 13, Sorbonne UTRPP, F-93430
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