Obscénité de Barthes
p. 173-183
Texte intégral
1Premier livre de Barthes, Le Degré zéro de l’écriture (1953), s’ouvre sur des grossièretés : « Hébert ne commençait jamais un numéro du Père Duchêne sans y mettre quelque “foutre” et quelque “bougre”. Ces grossièretés ne signifiaient rien, mais elles signalaient. Quoi ? Toute une situation révolutionnaire1. » Dès l’attaque du texte, les gros mots, à caractère sexuel, sont là pour surprendre voire provoquer les lecteurs du xviiie comme ceux du xxe siècles. Mais l’esprit de sérieux prend immédiatement le dessus dans le livre de Barthes qui réagit comme toujours en sémiologue. Pourquoi un tel vocabulaire ? Les « Foutre » et « Bougre » du révolutionnaire sont mis en relation avec la question du sens – même si l’opposition entre « signifier » et « signaler » ne paraît pas très évidente (« signaler » n’est-ce pas déjà « signifier » ?)
2Sans lever l’incertitude, une autre question s’impose, en liaison avec le titre de cet article. Hébert et son Père Duchêne font-ils preuve d’obscénité ? Pour que les « grossièretés » deviennent obscénités, il faut susciter un niveau élevé d’indignation et de dégoût (en donnant à ce dernier mot tout son sens physique). Si est « obscène » ce qui blesse ouvertement la pudeur, surtout par des représentations d’ordre sexuel ou scatologique, on laissera à chacun le soin de manifester son niveau de tolérance à l’égard d’une parole politique libérée. Plus important est de s’interroger sur Barthes lui-même et sur ses éventuels écarts de langage. L’auteur du Sur Racine (1963) ou de La Chambre claire (1980) est-il obscène ? La réponse semble évidente, tant l’écriture « classique », la maîtrise de l’humeur, le sens de la retenue caractérisent une œuvre qui se situe aussi loin que possible de la démesure ou de l’hystérie convulsive de nombreux modernes. Quand il commente un livre pornographique comme le Tricks de Renaud Camus, Barthes évoque les réalités sexuelles avec une grande distance, en se gardant d’abuser d’un vocabulaire ordurier ou tout simplement cru2. La plupart du temps, il revendique pour une sexualité seconde, un érotisme du langage qui nomme à peine les organes et les actes, qui ne passe pour ainsi dire jamais par les grossièretés ou les obscénités de Bataille. La lecture des archives conforte cette idée ; seul avec lui-même, notant dans le privé de l’écriture telle ou telle remarque qui lui servira comme matériau de l’œuvre à venir, Barthes ne s’accorde aucune grossièreté de langage (seul, parfois, le mot « con » apparaît ici ou là et encore dans son sens le plus courant).
3Pourtant, rien n’est jamais sûr. Il suffit de se rappeler certains fragments d’Incidents pour être confronté à une pratique d’écriture résolument provocatrice, d’autant plus choquante qu’elle s’érige sur un fond de bienséance et d’équanimité3. Voici en quels termes, l’énonciateur (Barthes ?) évoque un échange très explicite avec un jeune Marocain : « Driss A. ne sait pas que le foutre s’appelle du foutre ; il l’appelle de la merde : “Attention, la merde va sortir” : rien de plus traumatisant4. » Avec les sorties du Père Duchêne, les échos sont multiples : l’acte sexuel, bien sûr, mais aussi, de manière explicite ou implicite, l’homosexualité (« bougre »), sans oublier cette confusion des matières qui suscite un double sentiment d’étrangeté et de dégoût. On n’oubliera pas davantage la question du sens, une fois encore mise en scène par Barthes, qui souligne la confusion des mots, l’indépendance des signifiants à l’égard des signifiés. La question fondamentale reste toujours la même : qu’est-ce que tout cela « signale » ou « signifie » ? La réponse passe par une opposition lévi-straussienne entre le cru et le cuit.
Le cru et le cuit
4Dans « Sade 2 » de Sade, Fourier, Loyola (1971), Barthes réfléchit à la crudité du langage comme moyen d’ébranler la langue et les codes : « Le lexique sexuel de Sade (lorsqu’il est « cru ») accomplit une prouesse linguistique : celle de se maintenir dans la dénotation pure (exploit ordinairement réservé aux langages algorithmiques de la science) […] ([…] il y a une analogie de situation entre le mot cru et le mot nouveau : le néologisme est une obscénité et le mot sexuel, s’il est direct, est toujours reçu comme s’il n’avait jamais été lu). Par la crudité du langage s’établit un discours hors-sens, déjouant toute « interprétation » et même tout symbolisme, un territoire hors douane, extérieur à l’échange et à la pénalité, sorte de langue adamique, entêtée à ne pas signifier : c’est, si l’on veut, la langue sans supplément (utopie majeure de la poésie5). »
5Ainsi, avec la crudité, la provocation est double. D’un côté, les mots obscènes bousculent les bienséances ; de l’autre, l’état adamique exclut toutes formes de récupération sémantique et idéologique, accomplissant le rêve d’une langue qui dirait la matérialité du monde sans chercher à lui donner un sens. On retrouve à propos de Sade une pensée récurrente chez Barthes, qu’il s’agisse de l’« effet de réel », cet illusoire court-circuit du signifié au profit du seul référent, du haïku qui cherche à dire la présence des choses, de la photographie qui atteste la réalité du vivant. Mais Barthes n’est pas dupe. La crudité relève de l’utopie, la provocation de l’adamisme finalement fait sens : tout est langage, tout est cuit, toute réalité est cuite par le langage. C’est donc au cœur des mots, loin de la crudité, que se pose la question de l’obscénité. Quittant son rêve, assumant pleinement son statut de sujet parlant et d’écrivain, Barthes joue avec le sens, ruse avec le vocabulaire et la syntaxe, avec les mots de la sexualité. On retiendra deux exemples qui renvoient à des pratiques très différentes. Le premier porte, une fois encore, sur Sade :
parmi les sujets de débauche, la Femme reste prééminente (les pédérastes ne s’y trompent pas, qui répugnent ordinairement à reconnaître Sade pour un des leurs) ; c’est qu’il faut que le paradigme fonctionne ; seule la Femme donne à choisir deux sites d’intromission : en choisissant l’un contre l’autre dans le champ d’un même corps, le libertin produit et assume un sens, celui de la transgression. Le garçon, parce que son corps n’offre au libertin aucune possibilité de parler le paradigme des sites (il n’en propose qu’un), est moins interdit que la Femme : il est donc, systématiquement, moins intéressant6.
6Tout cela paraît bien chantourné, nimbé d’une indicible ironie… Au cœur d’une tonalité ludique, la crudité des allusions apparaît sur un mode pseudosavant qui mêle vocabulaire structuraliste et préciosité d’écriture (« parler le paradigme des sites » vaut bien le « faire catleya » proustien). Au fond, que disent ces lignes ? Que le désir (qu’il soit homosexuel ou non) n’en fait qu’à sa tête, que la perfection des systèmes et leur rationalité ne pèsent rien devant la singularité d’un sujet individuel qui se joue de toutes les structures7.
7La seconde série d’exemples est tirée d’Incidents, proposant du vocabulaire sexuel un tout autre usage que la scène évoquée plus haut. Que s’est-il réellement passé au Maroc ? Quel jugement porter sur l’attitude de Barthes pendant son année d’enseignement à Rabat et pendant ses différents séjours touristiques ? Incontestablement, Incidents s’inscrit dans la lignée des textes homo-érotiques au Maghreb (on pense à Gide, Montherlant, Genet) et le lecteur, qui ne saura jamais rien de la réalité des faits, se voit confronté au soupçon de prostitution et de pédophilie. En d’autres termes, on lit Incidents dans le sillage de L’Immoraliste ou Si le grain ne meurt… Dans ce contexte, très polémique, Barthes prend bien soin de lever les doutes et d’écarter une lecture qui s’inscrit pourtant dans l’horizon d’attente du lecteur. Deux fragments racontent une banale histoire d’autostoppeur. La première scène concerne un enfant :
Mais aussi : à Settat, j’ai pris en stop un garçon de douze ans ; il porte un gros sac en plastique plein d’oranges, de mandarines et un paquet entouré d’un vilain papier d’épicier ; sage, sérieux, réservé, il ne lâche rien de tout cela, qu’il a posé sur ses genoux, dans le creux de sa djellaba. Il s’appelle Abdellatif. En rase campagne, sans un village en vue, il me dit de stopper et me montre la plaine : c’est par là qu’il va. Il m’embrasse la main et me tend deux dirhams (sans doute le prix de l’autobus, qu’il avait préparé et tenait serré8).
8La seconde met en scène un adolescent :
Sur la route de Marrakech à Beni-Mellal ; un adolescent pauvre, Abdelkhaïm, ne parlant pas français, porte un panier rustique, rond. Je le prends en stop pour quelques centaines de mètres. À peine monté dans l’auto, il tire de son panier une théière et me tend un verre de thé (chaud, comment ?) ; puis il descend, disparaît sur le côté de la route9.
9Dans ces deux incidents, c’est la même atmosphère qui domine, faite de respect mutuel, de bienveillance, de sensualité (les oranges, le thé, la rencontre des corps). Mais ce qui est habilement levé, c’est le soupçon d’infamie : dans ces deux scènes, jamais l’argent du riche n’achète le corps du pauvre, jamais l’adulte n’abuse de son pouvoir. Au contraire même : dans Incidents, quand l’argent circule, c’est toujours le plus faible qui donne ou le don s’inscrit toujours dans le cadre d’une parfaite réciprocité.
10Un autre incident, d’une tonalité toute différente, permet à Barthes de ruser encore avec la crudité du langage. Il s’agit cette fois-ci d’un homme adulte, bien installé dans la vie : « Petit instituteur de Marrakech : “je ferai tout ce que vous voudrez”, dit-il, plein d’effusion, de bonté et de complicité dans les yeux. Et cela veut dire : je vous niquerai, et cela seulement10. » En choisissant, le verbe niquer, familier, grossier, presque obscène, Barthes utilise un mot du vocabulaire pied-noir, qui rappelle le passé et le présent du Maroc, dans sa relation historique avec la France et la langue française. Mais le mot permet aussi de s’opposer par anticipation aux dérives des études postcoloniales qui prônent trop souvent un manichéisme plein de puritanisme, oubliant que l’indigène est lui aussi un sujet et non seulement un objet du désir. Que nous dit cette scène ? Que l’homosexualité existe dans tous les pays du monde, que le désir ne se confond pas avec une position politique, que l’étranger offre une occasion de rencontre infiniment moins risquée que la fréquentation du proche ou du voisin. Avec l’étranger de passage, tout est possible et d’abord le plaisir que rend si dangereux la tyrannie du qu’en-dira-t-on. Loin de toute naïveté liée au rêve d’adamisme, Barthes dans Incidents comme dans le reste de son œuvre n’a pas d’autre choix que de ruser avec la langue, avec le cru et avec le cuit.
Cochonnerie de l’écriture
11Le discours est obscène quand il parle de réalités obscènes ou quand il traite de la réalité avec obscénité. On peut aller plus loin encore et considérer que c’est le discours en tant que tel, la forme même du discours qui est obscène. Barthes franchit le pas dans Sade, Fourier, Loyola. Rêvant d’une biographie fragmentaire, il fantasme :
une vie trouée, en somme, comme Proust a su écrire la sienne dans son œuvre, ou encore un film, à l’ancienne manière, duquel toute parole est absente et dont le flot d’images (ce flumen orationis en quoi consiste peut-être la « cochonnerie de l’écriture ») est entrecoupé, à la façon de hoquets salutaires, par le noir à peine écrit de l’intertitre, l’irruption désinvolte d’un autre signifiant11.
12Le mot « cochonnerie » vient déplacer la relation entre obscénité et langue. Est « cochon » pour Barthes le flumen orationis (le flux du discours), la parole monosémique, construite comme une dissertation ou un récit bien agencé, qui provoque un mouvement de dégoût devant l’engluement qui menace.
13Tout cela est bien connu des lecteurs de Barthes : contre la cochonnerie du discours, le travail de l’écrivain consistera à aérer la langue, à travailler sur la polysémie et sur le discontinu pour lutter contre le dogmatisme. Mais l’offensive ne s’arrête pas là. Derrière le discours, c’est-à-dire derrière l’usage qui est fait des mots, Barthes s’en est pris à la langue elle-même, l’associant à une autre forme d’obscénité, politique cette fois-ci : le fascisme. Au cours de sa leçon inaugurale au Collège de France, donnée, le 6 janvier 1976, devant une brillante assemblée d’universitaires, d’intellectuels et d’amis, Roland Barthes, qui réfléchit aux différentes formes de pouvoir, en vient à formuler un jugement très péremptoire : « la langue, comme performance de tout langage, n’est ni réactionnaire, ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire12. » Quelques lignes plus loin, le professeur explique devant son auditoire médusé ce qu’il faut entendre par cette prise de position aussi intempestive : « Ainsi, par sa structure même, la langue implique une relation fatale d’aliénation. Parler, et à plus forte raison, discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée13. »
14Peu d’affirmations ont soulevé une réprobation aussi générale. Si Barthes s’était contenté de rappeler que toute langue est un code et que tout code est contraignant, il n’aurait fait que reprendre les analyses de Jakobson, citées quelques lignes plus haut dans la Leçon. Ce qui embarrasse, c’est incontestablement le mot « fasciste14 », dont la violence et l’incongruité ont choqué plus d’un. Dans les années 70, le mot « fasciste », très galvaudé (comme le mot « raciste » aujourd’hui), servait à condamner toutes les formes de pouvoir, considérées comme oppressives et illégitimes par nature. Son emploi relève d’un véritable lieu commun, d’une facilité de langage et de pensée, d’une complaisance à l’égard de la doxa que l’on n’attendait pas chez l’auteur des Mythologies. À cette première faiblesse, on pourrait ajouter un reproche majeur. Si le code est contraignant, la langue et la verbalisation du monde qu’elle permet proposent plutôt une formidable puissance de libération. Mettre des mots sur les choses, c’est entrer dans un processus de maîtrise, c’est distancier le monde par une double activité de nomination et de communication. Or, Barthes le sait bien et toute son œuvre le répète à l’envi. Parmi les sources de malaise et de malheur, le défaut de symbolisation, l’incapacité de mettre des mots sur les maux figurent au tout premier rang de son analyse. De nombreuses pages du séminaire sur Le Discours amoureux, par exemple, reviennent sur l’aliénation profonde du sujet incapable de dire son mal et retournant contre son corps les névroses qui ne se verbalisent pas. Que la langue, comme tout code, soit à la fois une contrainte et une libération relève du lieu commun ; on s’étonnera que Barthes oublie ce jour-là la moitié de la proposition.
15Plus encore, la formule choque quand on se souvient d’une autre composante fondamentale de la pensée de Barthes. En effet, mettre d’un côté le sujet et de l’autre le code, séparer le moi de la loi, c’est oublier que la frontière entre les deux est très artificielle. Homme de son temps, acteur d’un structuralisme qui repose sur la linguistique saussurienne, Barthes ne cesse de rappeler que nous sommes des êtres de langage, que le sujet et la langue sont consubstantiels l’un à l’autre. Il faut être l’amoureux (mais l’amoureux est bête !) pour penser son rapport au monde d’une façon duelle, dans une confrontation de l’affect et du verbe, réduisant le discours à une question d’expressivité : « Vouloir écrire l’amour, c’est affronter le gâchis du langage : cette région d’affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, excessif (par l’expansion illimitée du moi, par la submersion émotive) et pauvre (par les codes sur quoi l’amour le rabat et l’aplatit15). » On concèdera à l’amoureux – et à Barthes – une part de vérité. L’écriture est un travail, qui demande un effort pour arriver à ce que le sujet ressent comme une forme juste, c’est-à-dire une forme parfaitement ajustée à l’intention souvent informulée qui guidait son entreprise. Mais, fondamentalement, il est impossible de séparer le sujet du langage, de supposer naïvement que le code est extérieur à celui qui parle ou qui écrit. Que la loi soit intériorisée ne change rien à l’affaire. Extérieure ou intérieure, la loi ne se distingue pas de celui qui la vit. Que le combat se déroule dans le for intérieur ou devant un tribunal public, la réalité essentielle n’est pas dans l’opposition entre le code et le sujet, mais dans la fusion indépassable des deux partenaires. Autrement dit, il ne faut pas penser la langue comme une puissance d’aliénation, mais comme une puissance de construction.
16En qualifiant la langue de « fasciste », Barthes exprime, à vrai dire, le malaise qu’il éprouve face à la logosphère, à l’omniprésence des discours qui ne laisse aucune chance au silence. Mais, sans doute pour marquer un peu facilement les esprits, il va à l’encontre à la fois du bon sens et de sa propre philosophie de la langue et du sujet. En d’autres termes, la « cochonnerie » du discours ne conduit pas nécessairement à l’obscénité de la langue. Si obscénité il y a, elle réside moins dans la grammaire que dans l’usage qu’un grand intellectuel a pu en faire imprudemment. Pour le dire autrement, Barthes a sans doute cédé trop rapidement au prestige de la formule.
Obscénité de la formule
17D’une certaine manière, la littérature s’exemplifie dans l’art de la formule. Or ne peut-on parler d’une « cochonnerie » de la formule et, avec elle, de la littérature comme miroir aux alouettes ? Le débat est très ancien : c’est le procès que Socrate fait aux sophistes, Sartre à la littérature, quand il craint que la fonction poétique (dans tous les sens du terme) s’impose au détriment de la pensée. Si la forme est trop brillante, que les mots ronflent bien, que l’excès d’ellipse en impose sans convaincre, le souci esthétique semble remettre en question la rigueur du raisonnement. Affirmer devant les auditeurs du Collège de France que la langue est fasciste ne relève-t-il pas de ces facilités de langage qui se retournent contre la justesse de la pensée ?
18Dans toute son œuvre, Barthes manifeste un art extraordinaire de la formule. Dès ses premiers textes, on admire une prose et une syntaxe qui émerveillent par une double inventivité plastique et intellectuelle, comme si la pertinence de l’idée naissait du galbe de la phrase. Ainsi, dans Mythologies, la DS donne lieu à un jugement qu’on dira « définitif », non par son arrogance, mais par l’impression qu’il donne d’avoir atteint l’indépassable : « On passe visiblement d’une alchimie de la vitesse à une gourmandise de la conduite16. » Mimétique de la voiture sans couture et sans jointure, la phrase donne à voir, en une seule lancée, le passage de l’histoire et le plaisir des usagers. Barthes excelle dans cette passion de la syntaxe qui se cherche une nécessité dans l’art de la formule. Mais le danger n’est pas loin. Ce n’est pas lui faire injure que de pointer ici ou là, dans son œuvre, une douce griserie, une ivresse dont il est pleinement conscient et contre laquelle il a dû lutter pour éviter le rocher des sirènes.
19La lecture du Fichier vert17 est très éclairante à cet égard. Au moment d’écrire Roland Barthes par Roland Barthes, son autoportrait intellectuel, Barthes relit la totalité de son œuvre (jusqu’en 1973) et comme à son habitude consigne ses commentaires sur de petites fiches. On découvre ainsi un auteur très lucide, sans concession avec lui-même, tantôt admiratif devant la qualité de telle ou telle page, tantôt très critique pour son travail, en particulier ses premiers livres. S’arrêtant longuement sur Le Degré zéro de l’écriture et les Essais critiques (1964), il se montre très sensible aux vertus et aux dangers que présente le « beau style ». Ainsi, justement, de la célèbre définition du style dans Le Degré zéro de l’écriture. On commencera par rappeler le texte publié :
sous le nom de style se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l’auteur, dans cette hypophysique de la parole, où se forme le premier couple des mots et des choses, où s’installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence. Quel que soit son raffinement, le style a toujours quelque chose de brut : il est une forme sans destination, il est le produit d’une poussée, non d’une intention, il est comme une dimension verticale et solidaire de la pensée18.
20Très assertive, écrite sur un ton sans réplique, cette analyse célèbre étourdit presque le lecteur par la densité de la formulation et la plasticité de phrases bien équilibrées (confiant aux figures de la dualité le soin de créer une impression d’évidence). Mais n’est-ce pas trop beau, trop bien dit pour ne pas éveiller les soupçons ?
21On confrontera ce texte au commentaire sans appel que note Barthes vingt ans après :
Secret
DZ 1319
Le style comme secret (profondeur, verticalité). Curieuse idée contraire aux charges actuelles contre la profondeur, l’herméneutique.
– Elle n’est pas très sérieuse, cette idée (même à l’époque)
a) elle est amenée (logique métonymique, irrésistible) par la métaphore de la verticalité. RB pas au fort (pas assez intéressé par la rigueur du raisonnement) pour résister à une métonymie
b) peut-être, plus sérieusement – mais non intellectuellement, zone névrotique – perverse : idée du secret du corps, du corps comme secret. Complexe du Fouilleur, du dénudeur. Amoureux du caché du corps – du corps comme caché. Peut-être en rapport avec la Pénurie, la Frustration : ce dont je suis frustré est assimilé au caché : découvrir, c’est obtenir, c’est combler.
22Avant de donner une explication (le b) à défaut d’une justification, Barthes fait un aveu qui sonne comme un coup de théâtre. Pointant le danger de la rhétorique, il concède que l’attrait d’une métonymie (« la logique métonymique ») conduit l’attelage et risque de compromettre la pertinence de la pensée. Ailleurs, c’est le souci de la « chute » qui tire le raisonnement vers sa conclusion, au détriment de la justesse historique :
Scories
DZ 9
Idée fausse, hâtive – pour la chute de la démonstration :
Mallarmé et la destruction du langage. Où ai-je pris cela ?
23Ailleurs, Barthes est confronté à la tyrannie de la « clausule » :
Scories
DZ 26
Soit la phrase : … « chacun de ses accidents n’est que circonstanciel, et le passé simple est précisément ce signe… [l’idée demande simplement de dire que le passé simple est le signe de ce circonstanciel. Mais ne trouvant pas la bonne clausule – peut-être aujourd’hui accepterais-je d’écrire : « le signe de ce circonstanciel » – je m’embarque dans une clausule interminable qui se rallonge, s’étire jusqu’à ce qu’une sorte d’« euphorie idéelle » ait été satisfaite…] ce signe opératoire par lequel le narrateur », etc. (la clausule en fait redit la même chose, mais en m’obligeant à la varier ; il faut trouver d’autres mots, et ainsi s’engendre, non pas tout à fait de nouvelles idées, mais une sorte de tremblement, de glissement de l’idée)
24Poursuivant cet exercice de lucidité, une autre fiche décrit avec une grande finesse le fonctionnement de la pensée aux prises avec les mots :
Scories
EC 63
Le début du 2nd article s/Rg20 :
– ne veut rien dire (quoique bien dit)
– En fait, c’est plus compliqué :
1) – Le détail est obscur – nul.
2) – il y a une idée, un thème qui se travaille vers l’énonciation : la lecture égale, qui suit (idée qui reviendra souvent – et jusque dans l’article récent S/H de Sollers)
3) Le nul est bien dit, euphorique, pourvu du module littéraire.
25On retrouve, une fois encore, la distinction entre le « dire » et le « bien dit », le second étant l’ennemi du premier, comme le mieux est l’ennemi du bien. Mais la suite renseigne également sur la manière dont Barthes conçoit l’écriture, comme une sorte de tension entre une pensée et une forme, chacune cherchant à coïncider avec l’autre. Qu’on ne s’y méprenne pas : il ne s’agit nullement de revenir aux vieilles lunes du contenant et du contenu, du fond et du style. Selon Barthes, si la pensée semble chercher ses mots, c’est que la pensée n’est pas un point de départ, mais une construction, une dynamique qui procède en tâtonnant et qui s’affine au fur et à mesure des reformulations. Autrement dit, une pensée ne s’exprime pas ; elle se cherche dans les mots et s’accomplit dans une forme (plusieurs fiches vont dans le même sens21). Ainsi, la plasticité de la phrase peut jouer deux rôles absolument contraires dans l’écriture barthésienne (et sans doute dans toute écriture). D’un côté, elle correspond aux récifs de la navigation, aux dangers qui naissent d’une ivresse esthétique, d’un autre côté, elle porte le dynamisme de la pensée, stimule l’effort de conceptualisation.
26Souvent marqué par la densité de la phrase latine, Barthes mise sur l’ellipse pour équilibrer le trop et le pas assez, au risque parfois de provoquer des courts circuits de pensée. Méfiant à l’égard de la maxime, Barthes rêve pourtant de la forme brève capable de diffuser la pensée la plus grande (maxima). Quand il découvre la phrase suivante, le lecteur du Degré zéro de l’écriture ne peut que se sentir intimidé par la densité des informations qui conclut le célèbre développement sur l’emploi des pronoms personnels dans le roman :
Maurice Blanchot a indiqué à propos de Kafka que l’élaboration du récit impersonnel (on remarquera à propos de ce terme que la « troisième personne » est toujours donnée comme un degré négatif de la personne) était un acte de fidélité à l’essence du langage, puisque celui-ci tend naturellement vers sa propre destruction22.
27La formule en impose (dans tous les sens du terme) par sa composition très concertée : passé la référence à Blanchot, s’équilibrent un thème et un prédicat reliés par « est », chaque composante étant glosée par un commentaire (parenthèse, subordonnée de cause). De plus, quand thème et prédicat relèvent d’une tonalité euphorique (« élaboration », « acte de fidélité »), le commentaire est caractérisé par une tonalité dysphorique (« degré négatif », « sa propre destruction »). Magnifiquement balancée, la phrase est marquée par une attitude d’autorité que dissimule une modestie apparente (« a indiqué », « on remarquera »). Les nombreuses références (Blanchot, Kafka, la linguistique), la généralisation de l’adverbe « toujours » et la causalité très particulière de « puisque » participent à un véritable coup de force intellectuel qui aveugle sur les à-peu-près de la pensée.
28En effet, on notera deux confusions majeures opérées par la formule. La première, à propos du « Il ». Barthes fait allusion à l’une des idées-clés de la pensée de Blanchot : la littérature naît du passage du « Je » au « Il », fonde son existence sur la disparition du sujet référentiel et sur sa transformation à travers les mots23. Mais Barthes n’opère-t-il pas un rapprochement bien rapide quand il assimile le « il » blanchotien comme « degré négatif de la personne » au « il » des linguistes, défini comme la « non-personne », par opposition aux deux personnes de l’interlocution (le « Je » et le « Tu ») ? De la neutralité du linguiste (Je te parle de lui), on passe, par un raccourci abusif, à la mort du sujet dans l’écriture.
29Plus grossière, la seconde confusion concerne la « fidélité à l’essence du langage » qui correspondrait à « sa propre destruction ». En enrôlant Blanchot dans sa démarche, Barthes assimile deux réalités très différentes. Si l’écriture suppose la mort du sujet, jamais Blanchot n’a décrit l’aboutissement de ce processus comme « destruction » du langage. S’il est, en effet, question de « destruction » ou de « disparition », c’est à propos de la littérature que l’on trouve un jugement aussi radical. Il suffit pour s’en convaincre de relire un célèbre passage du Livre à venir :
Il arrive qu’on s’entende poser d’étranges questions, celle-ci par exemple : « Quelles sont les tendances actuelles de la littérature actuelle ? » ou encore : « Où va la littérature ? » Oui, question étonnante, mais le plus étonnant, c’est que s’il y a une réponse, elle est facile : la littérature va vers elle-même, vers son essence qui est la disparition24.
30En substituant le langage à la littérature, Barthes cède aux démons de la formule et fait de l’ellipse un art de sophiste.
31Mais il n’y a pas lieu d’accabler Barthes. Au contraire, même. Toute son œuvre manifeste, on le sait, un grand souci de la responsabilité – et de la responsabilité de la forme. Peu d’écrivains ont comme lui déplacé aussi fortement le champ de l’engagement, replaçant au cœur des mots l’exigence morale et politique à laquelle est confrontée la littérature. Malgré quelques approximations, l’analyse des temps et des pronoms personnels dans Le Degré zéro de l’écriture impressionne par sa pertinence, par son appel à l’intelligence du lecteur. Peu d’écrivains comme Barthes se sont montrés aussi lucides sur les dangers de la littérature, sur les sirènes qui menacent l’écriture comme navigation. Mais quand certains – on pense à Sartre – décident de quitter le navire de la littérature (ou plutôt, avec une réjouissante mauvaise foi, invente un nouvel essayisme), Barthes ne cesse d’aimer, de défendre et de pratiquer une écriture qui ne renonce jamais aux prestiges du beau style, au goût de la formule – dût-il pour cela courir le risque de son obscénité.
Notes de bas de page
1 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Œuvres complètes, Nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, t. 1, Paris, Le Seuil, 2002, p. 171.
2 Roland Barthes, « Préface à Tricks de Renaud Camus » (1979), Œuvres complètes, op. cit., t. V.
3 Série de fragments écrits au Maroc et sur le Maroc, le manuscrit d’Incidents, mis au propre par Barthes, ne sera publié qu’en 1987 par François Wahl.
4 Roland Barthes, Incidents, Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 963.
5 Roland Barthes, « La crudité », Sade, Fourier, Loyola, Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 818.
6 Roland Barthes, « Cacher la femme », Sade, Fourier, Loyola, Œuvres complètes, op. cit., p. 810.
7 On relève dans le Fichier la même attitude à propos de la musique contemporaine : Barthes s’intéresse au sérialisme boulézien des années 60, il en comprend volontiers la nécessité historique (l’atonalité s’inscrirait dans la logique même du système tonal), mais obstinément : « il n’aime pas », les goûts (ou les dégoûts) garantissant la singularité et l’indépendance de chacun.
8 Roland Barthes, Incidents, op. cit., p. 971.
9 Ibid., p. 972.
10 Ibid.
11 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, op. cit., p. 706.
12 Roland Barthes, Leçon (1976), Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 432.
13 Ibid., p. 431.
14 Dans l’article très critique qu’il consacre au film Salo de Pasolini (« Sade-Pasolini », 1976), Barthes associe d’une autre manière le fascisme et la crudité du langage. Selon lui, Pasolini montre la « lettre » des actes sadiens ; or Sade relève du fantasme et non du représentable (c’est toute la différence entre la crudité des mots et la crudité des images) ; de plus, en le transposant dans l’univers de Sade, Pasolini dés-historicise le fascisme. Barthes condamne ainsi la double faute de Pasolini : réaliser le sadisme et irréaliser le fascisme.
15 Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux (1977), Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 131. Le même sentiment d’aliénation se retrouve dans la célèbre conférence « Longtemps je me suis couché de bonne heure », consacrée en 1978 à Proust et au désir de trouver dans La Recherche un exemple d’écriture permettant de dépasser la vanité de l’égotisme et l’aplatissement de la généralité (Œuvres complètes, op. cit., t. V, p. 465) : « Je vais donc parler de “moi”. “Moi” doit s’entendre ici lourdement : ce n’est pas le substitut aseptisé d’un lecteur général (toute substitution est une asepsie) ; ce n’est personne d’autre que celui à qui nul ne peut se substituer, pour le meilleur et pour le pire. C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. ».
16 Roland Barthes, Mythologies (1957), Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 789.
17 Des années 50 à la fin de sa vie, Barthes a tenu un fichier – ou plutôt plusieurs fichiers – oὺ se mêlent réflexions, citations, références. D’abord organisé selon l’ordre alphabétique, le fichier suit au cours des années 70 un ordre chronologique, prenant de plus en plus la tournure d’un journal intime. Le Fichier vert doit son nom à la couleur de son contenant. Je remercie Michel Salzédo et Éric Marty pour m’avoir autorisé à consulter et à citer ces archives.
18 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 178.
19 Pour Le Degré zéro de l’écriture comme pour les Essais critiques, Barthes se réfère à l’édition Points-Seuil.
20 Il s’agit de l’article « Le point sur Robbe-Grillet ? ».
21 « Scories
DZ 47-48
Phrase à la limite du “rien dire”
Flaubert… “les règles techniques d’un pathos” ? »
« Scories
DZ 18
Phrases qui ne veulent rien dire (ce pourquoi j’avais tant peur de me relire)
“Toute la parole se tient dans cette usure des mots” »
Voici le texte du Degré zéro de l’écriture commenté par Barthes : « Toute la parole se tient dans cette usure des mots, dans cette écume toujours emportée plus loin, et il n’y a de parole que là oὺ le langage fonctionne avec évidence comme une voration qui n’enlèverait que la pointe mobile des mots ; l’écriture, au contraire, est toujours enracinée dans un au-delà du langage, elle se développe comme un germe et non comme une ligne, elle manifeste une essence et menace d’un secret, elle est une contre-communication, elle intimide. » Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 183.
22 Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 193.
23 « L’œuvre exige de l’écrivain qu’il perde toute “nature”, tout caractère, et que, cessant de se rapporter aux autres et à lui-même par la décision qui le fait moi, il devienne le lieu vide oὺ s’annonce l’affirmation impersonnelle. » (Maurice Blanchot, L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 61) ; « Adolphe n’est pas l’histoire purifiée de Benjamin Constant : c’est une sorte d’aimant pour détacher de lui son ombre – cela qu’il ne connaît pas – et l’amener derrière ses sentiments, dans l’espace brûlant que ceux-ci lui désignent, mais que le fait même de les “vivre”, ainsi que la marche de la vie quotidienne et des choses à faire, lui a constamment dissimulé. » (Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1959, p. 254).
24 Ibid., p. 265.
Auteur
CY Cergy Paris Université, ITEM, Paris, France
Professeur de littérature française à l’université CY Cergy Paris, Claude Coste consacre une grande partie de sa recherche à l’œuvre de Roland Barthes dont il a édité plusieurs séminaires au Seuil (Comment vivre ensemble, Le Discours amoureux, Sarrasine de Balzac). Il est l’auteur de Roland Barthes moraliste (Septentrion, 1998), Bêtise de Barthes (Klincksieck, 2011), Roland Barthes ou l’art du détour (Hermann, 2016).
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