Introduction
p. 17-25
Texte intégral
Le mythe d’Antigone, malgré son ancienneté, est parvenu à transcender les frontières du temps et la culture, devenant une valeur universelle au sein de l’Occident1.
1Sans cesse remodelé au gré des projections de chaque époque et de diverses cultures, le mythe d’Antigone a traversé les âges par les arts, connaissant une apothéose notoire au xxe siècle. Or son origine est insaisissable : l’expression « mythe d’Antigone », malgré son emploi fréquent, n’a pas de référent clair, et constitue souvent un abus de langage pour désigner des textes. Il s’agit de la légende qui a inspiré le cycle thébain des tragédies grecques d’Eschyle, Sophocle et Euripide, puis une myriade d’œuvres d’art. L’essence d’Antigone, telle que la culture occidentale la conçoit, est celle d’une jeune femme qui désobéit aux lois civiles pour respecter les lois divines, s’opposant à la tyrannie dans un parcours tragique qui la mène à la mort. C’est précisément pour cette fonction éthique que les reprises littéraires se multiplient en Europe à l’ère contemporaine, entérinant son statut de figure emblématique de la résistance. Au cœur d’une période de troubles politiques et identitaires, une foule d’artistes et de penseurs a eu recours à Antigone et plus généralement à l’histoire des Labdacides, un des mythes grecs de l’Antiquité les plus féconds pour les arts, du fait de son statut d’archétype de l’imaginaire collectif2 occidental.
2Le présent ouvrage repose sur la découverte d’un ensemble très dense, que l’on peut désigner comme les « Antigones espagnoles ». Ce corpus, plus fourni que la recherche le laissait entendre jusqu’à ce jour, se compose d’une vingtaine de pièces dont quatorze seront étudiées ici. En Espagne, le nombre de réécritures de cette tragédie sophocléenne est particulièrement élevé au cours d’une période relativement courte : à savoir le demi-siècle écoulé entre 1936 et 1989, depuis la Guerre jusqu’à la Transition de la Dictature franquiste à la démocratie. Comparée à d’autres figures mythiques, l’omniprésence de la figure antigonienne dans le théâtre espagnol traduit un intérêt qui confine à l’obsession.
3Les résurgences mythologiques dans la littérature occidentale transcendent les courants esthétiques et les genres, bien que la tragédie ait toujours été un espace privilégié pour l’expression des mythes. Ce travail s’inscrit dans le champ foisonnant de la mythocritique et de la sociopoétique et vise, pour reprendre les mots d’Alain Montandon, à analyser « la manière dont le mythe est repris, réécrit, réinvesti à différentes époques, dans différentes sociétés3 » en fonction du contexte culturel et d’énonciation. Les pièces contemporaines qui s’inspirent de ces sources classiques traduisent l’évolution des regards sur ces figures. En effet, il est patent que chaque dramaturge forge le matériau mythologique selon des objectifs poétiques et politiques nouveaux. Dans chaque reprise, l’accent est placé sur des éléments qui varient selon le sens que l’auteur souhaite projeter sur les épisodes sélectionnés, ce qui révèle un rapport étroit entre fiction et histoire. Cette tension se fait particulièrement féconde dans l’Espagne du xxe siècle, dans la mesure où les productions littéraires pallient les vides d’une historiographie lacunaire ou orientée. En outre, le choix de recourir à un mythe pour évoquer en creux l’histoire contemporaine renvoie aux origines des deux types de récit, pas encore clivés par le critère de la réalité. Des racines communes unissent intrinsèquement mythe, histoire, fiction et tragédie, comme le rappelle Jean-Marie Schaeffer :
Le clivage entre histoire et fiction remonte au commencement de l’âge des historiographes. Avant eux, l’épopée et la tragédie racontaient les mythes fondateurs de la Cité, qui permettaient de trouver un sens aux conflits du présent4.
4En l’occurrence, les textes dramatiques qui nous intéressent ici relèvent tous de la mise en scène de l’histoire5, selon divers degrés d’allégorisation. Ces pièces sont nées de la rencontre entre l’hypotexte6 d’une part (chargé du mythe et de ses échos séculaires régulièrement historicisés par les réécritures), et la contemporanéité (empreinte de préoccupations historiographiques) d’autre part. Ce caractère contemporain constitue bien plus qu’un filtre, il relève de la création et porte conjointement – en les condensant – la pensée d’un dramaturge, l’esthétique de l’époque dans laquelle l’œuvre s’inscrit et l’actualisation du message moral dans le code politique de l’espace-temps propre à la réécriture. Sans compter les multiples niveaux auxquels se tissent des liens avec les œuvres précédentes reprenant la même trame. De fait, une réécriture de tragédie grecque convoque dans le processus de sa réception les références aux versions antérieures de la même trame mythologiconarrative. Chaque fois qu’un personnage mythique apparaît de nouveau, son écho produit « un nouveau rond dans l’eau », entrant ainsi en contact avec la toile des versions du mythe. Cet effet tendrait à écraser les temporalités qui séparent celles-ci, ou plutôt à nouer des rapports plus circulaires que linéaires entre l’hypotexte et tous les hypertextes.
5Le mythe est un objet hérité, une clé de lecture du monde qui est toujours à la fois obsolète et actuelle. En particulier, l’histoire mythique de la famille des Labdacides, dont la trajectoire fut immortalisée par le cycle de tragédies écrites par Eschyle, Sophocle et Euripide, a fourni aux artistes du xxe siècle un riche terreau pour interpréter leur époque. C’est souvent à l’aune du destin de cette famille maudite que les grands événements contemporains ont été décrits. En effet, la trajectoire tragique des descendants du roi Labdacos, père de Laïos et grand-père d’Œdipe, constitue une métaphore particulièrement adaptée pour les conflits qui agitent l’ère contemporaine. Le parallélisme est indéniable entre cette histoire familiale mythique et l’histoire espagnole du xxe siècle. L’instabilité politique et institutionnelle de l’Espagne correspond au mythe puisque Labdacos, dont le nom même renvoie à cette instabilité7, inaugure une lignée perturbée. Chacun de ses descendants rencontrera des obstacles pour régner sur Thèbes. Son fils Laïos suscite la colère divine d’Héra, qui maudit sa lignée en prédisant l’extinction des Labdacides. Ainsi, Laïos et Jocaste donnent-ils naissance à un fils, Œdipe, qui incarne le caractère mortifère puisqu’il régnera sur Thèbes après avoir tué son père et épousé sa mère. La faute se transmet à leurs quatre enfants : Polynice, Etéocle, Ismène et Antigone. Ces derniers sont les protagonistes d’une déchirure dans laquelle les Espagnols se sont reconnus, tout comme ils ont puisé dans l’exil œdipien pour représenter l’exil des vaincus de la Guerre civile. La peste qui décime la population thébaine n’est qu’un autre signe de la malédiction, tout en déclenchant chaque fois plus de maux, en l’occurrence l’anagnorèse d’Œdipe. Cette révélation et la mort de ses deux frères sur le champ de bataille renforcent la conviction d’Antigone selon laquelle elle seule pourra, par son sacrifice, purger la faute dont elle a hérité. Un père parricide, des frères fratricides et une mère suicidée ont forgé le destin funeste d’Antigone. Sa tragédie à proprement parler, telle qu’elle fut conçue par Sophocle, débute à ce moment où elle a tout perdu. Guidée par son sentiment de légitimité, elle se rebelle contre l’édit de Créon, qui interdit qu’une sépulture soit donnée à Polynice. Ce dernier est considéré comme l’ennemi de la cité, tandis qu’Etéocle, proclamé héros, doit recevoir des funérailles officielles grandioses. Dans la version sophocléenne, l’indignation d’Antigone repose sur son souci de respecter les lois divines : or les dramaturges espagnols contemporains transforment souvent ce levier tragique pour mettre l’accent sur la légitimité de l’insoumission politique de la jeune femme. Malgré de profondes modifications, le dénouement des réécritures suit régulièrement la trame mythique en représentant8 le suicide d’Antigone dans sa tombe, qui entraîne celui d’Hémon, laissant Créon regretter l’hybris9 qui a guidé son inflexibilité. Pour tous ces points de convergence entre la ruine de Thèbes et les troubles contemporains, l’Antigone de Sophocle s’est imposée comme le miroir privilégié de l’histoire espagnole des dernières décennies.
6Sur le plan terminologique, le terme « réécritures » pose problème pour caractériser les Antigones contemporaines dès lors qu’on se réfère au mythe, qui est par définition un récit mouvant et oral. D’après Maurice Domino, le terme réécriture n’est pourtant pas à rejeter, car
si on admet en effet que réécriture peut se dire lors même qu’un premier texte écrit n’est pas assignable, la dyade mythe et réécriture, moins monstrueuse qu’il ne paraissait d’abord se fait proposition épistémologique, pour tenter en particulier, de tourner autour de la question : qu’est-ce à dire que parler de la réécriture du texte littéraire ?10
7Les tragédies grecques antiques constituent les premiers ancrages du mythe dans la dimension scripturale, soit ses premiers « patrons ». Les pièces contemporaines peuvent ainsi être mesurées à l’échelle du texte sophocléen, mais elles doivent être envisagées dans une résonance avec les autres versions. L’expression « réécriture du mythe » est donc impropre, puisqu’il s’agit plus précisément de réécritures dont le référent peut être variable : soit l’hypotexte sophocléen, soit une version ultérieure, soit un schéma général comprenant les éléments de nombreuses adaptations. Le terme de réécriture renvoie donc à la modification de la nébuleuse « histoire d’Antigone »11 : il sera employé ici en gardant à l’esprit ses limites.
8D’autres concepts seront proposés pour aborder le phénomène étudié : pour désigner les pièces du corpus, on parlera notamment de « reconfigurations » de recréations, de reprises ou encore d’adaptations. La complexité de cette approche terminologique traduit en vérité la première difficulté de cette étude : nommer ces Antigone suppose en soi de les limiter à une essence a priori insaisissable. Car la réécriture est fondamentalement un phénomène collectif perpétuel, donc forcément inachevé. Ainsi, la relation ne s’établit donc pas avec un hypotexte mais avec un réseau, que décrit parfaitement Ivanne Rialland :
La notoriété comme la multiplicité des variantes [du mythe] font de la reprise de syntagmes caractéristiques le mode privilégié de la relation. Il ne s’agit pas tant, dès lors, d’une relation inter-textuelle, que d’une relation entre un texte et une nébuleuse mythique préexistant à l’écriture, puis formée de textes et d’œuvres picturales constitués dans la mémoire culturelle en un modèle mythique dont la source textuelle est introuvable12.
9Dans cet imaginaire collectif, quel(s) sens véhicule la figure d’Antigone ? Que dit son nom ? L’onomastique apporte d’emblée une signification très forte au personnage mythologique, puisque Αντιγονη se compose de deux morphèmes : « anti », qui signifie « contre », et « gónê » qui renvoie à la génération au sens de donner naissance, d’« engendrer ». Plusieurs interprétations en découlent. Antigone s’opposerait à la génération précédente, comme elle le fait par rapport à son oncle Créon, portée également par son rejet de la filiation qui l’a engendrée puisqu’elle est issue de l’union incestueuse entre Jocaste et son fils Œdipe. D’autre part, Antigone renonce à engendrer une nouvelle génération car elle est persuadée que sa lignée maudite doit s’éteindre.
Œdipe est dans l’Histoire, Antigone n’est pas dans l’Histoire. Antigone veut être contemporaine de tout, elle rend toute médiation impossible, elle rend toute histoire impossible13.
10L’analogie entre l’histoire espagnole et la mythologie grecque antique a été abondamment commentée par la critique. À tel point que la période fut qualifiée d’épopée, de guerre de Troie, comme le rapporte María José Ragué i Arias : « Pendant le franquisme, les mythes grecs ont servi de métaphore de la situation vécue : on entendait régulièrement : “ce fut Troie”, “ça a été une Odyssée”14 ». L’affrontement fratricide entre Étéocle et Polynice symbolise la Guerre civile, d’autant plus qu’il débouche sur la prise de pouvoir de Créon, un tyran intraitable qui n’est autre que le masque de Franco sous la plume des Espagnols. Quant à Antigone, elle porte les revendications de ceux qui ne se reconnaissent pas dans la politique menée par le régime. Les dramaturges catalans et galiciens ont particulièrement mobilisé cette figure qui fait office de porte-parole des voix « minoritaires » contre la loi injuste, par conséquent contre la norme. La révolte d’Antigone contre l’interdit de donner une sépulture digne au vaincu a trouvé un écho très fort à la fin de la Guerre civile, mais aussi lors de la Transition, avec l’émergence de revendications de justice quant au traitement inéquitable des défunts de la Guerre. Ainsi, la structure du mythe et de la tragédie a été interprétée au prisme des événements en Espagne à cette époque, comme un cadre métaphorique propice pour théâtraliser l’histoire.
11La représentation de la Guerre d’Espagne par la littérature posant une série de problèmes esthétiques et politiques, celle-ci passe souvent par des détours. D’où l’usage du mythe d’Antigone, qui correspond presque en tous points à l’histoire du conflit civil et du début de la Dictature. Art de la représentation par excellence, la dramaturgie reflète idéalement l’actualité – comme dans le théâtre d’urgence – et canalise ensuite les réflexions d’ordre historique – comme dans le théâtre de la mémoire –.
12Si la recherche doctorale qui a servi de base au présent volume portait sur vingt « Antigones espagnoles », le propos est ici centré sur quatorze pièces théâtrales identifiées comme des « réécritures » composées par des Espagnols entre 1939 et 1989, faisant résonner pour la première fois des pièces rédigées en castillan, en catalan et en galicien, écrites depuis l’exil ou l’intérieur du pays. Il s’agit d’œuvres qui s’inscrivent dans une temporalité resserrée mais très mouvementée : Antígona, de Salvador Espriu, écrite en catalan en 1939 et publiée en 1955 ; Els camins de Antígona, de Ambrosio Carrión, écrite en catalan en 1940 ; Antígona, de José María Pemán, publiée et représentée en 1945 ; La sangre de Antígona, de José Bergamín, écrite en exil dans les années 1950 et publiée en 1983 ; Ahora en Tebas, de Manuel Bayo et José Sanchis Sinisterra, écrite en 1963 ; Antígona 66, de Josep María Muñoz i Pujol, écrite en catalan en 1966 ; La tumba de Antígona, de María Zambrano, écrite en exil en 1983, à partir de l’essai de 1967 ; Antígona entre muros, de José Martín Elizondo, écrite en exil en 1968, retravaillée et publiée en 1980 ; Antígona… ¡cerda !, de Luis Riaza, écrite en 1983 à partir d’une pièce inédite des années 1960 ; Creón... Creón, de Xosé Manuel Rodríguez Pampín, écrite en galicien en 1975 ; Traxicomedia do vento de Tebas namorado dunha forca, de Manuel Lourenzo, écrite en galicien en 1978 ; La razón de Antígona, de Carlos De la Rica, écrite en 1980 ; Ismena, de Agustín García Calvo, écrite la même année et Antígona, a forza do sangue, de María Xosé Queizán, écrite en galicien en 1989.
13« À l’évidence Antigone a habité les Espagnols de la Guerre civile15. » Non seulement le contexte politique a inspiré les réécritures, mais il a eu des répercussions sur les conditions d’édition et de représentation des textes. En effet, après une longue période de strict contrôle par la censure, une relative libéralisation a permis, à partir de 1966, la publication de plusieurs pièces du corpus qui avaient été composées auparavant. À première vue, les œuvres n’ont en commun que l’intention de reprendre Antigone depuis le parti-pris d’une lecture « espagnole », selon des modalités bien différentes. L’hypothèse qui sous-tend notre ouvrage est précisément qu’elles participent toutes d’une dynamique créatrice d’ordre compensatoire, propre à cette aire culturelle et à cette période.
14Inspiré par la nécessité d’une analyse d’ensemble du corpus des « Antigones espagnoles » du xxe siècle, ce travail en propose une vision panoramique comparable aux ouvrages sur les Antigones francophones ou germanophones. Dans la lignée de l’incontournable ouvrage de George Steiner16, qui présente un riche inventaire des apparitions de la figure antigonienne dans la littérature et la philosophie occidentale, il s’agit de donner leur juste place aux versions ibériques contemporaines. En effet celles-ci n’ont pas fait l’objet d’autant d’études que les apparitions d’Antigone dans le reste des productions européennes, balisées par Hölderlin au début du xixe siècle, puis par Brecht et Anouilh au xxe. L’analyse des références latentes et patentes au mythe et à la tragédie s’appuie sur la mythocritique définie par Gilbert Durand17, et d’autre part sur les notions d’hypertexte et d’hypotexte développées par Gérard Genette18. Afin de déterminer quels éléments mythiques doivent apparaître pour qu’il s’agisse d’une version ou d’une « sub-version » d’Antigone, on aura recours aux trois critères définis par Pierre Brunel, à savoir les « lois » d’émergence, de flexibilité et d’irradiation19. Il s’agit d’identifier la structure minimale nécessaire qui garantit sa reconnaissance. Globalement, l’approche repose sur la combinaison des apports de la mythocritique, vouée à l’interprétation des textes, et de la mythanalyse20, qui étudie les contextes historico-culturels dans lesquels sont repris les mythes. En outre, les propos de María José Ragué i Arias21, qui a répertorié22 une bonne partie des réécritures mythiques espagnoles, ont nourri l’interprétation historique proposée dans ce volume. Celui-ci vient enrichir les recherches développées par Diana de Paco Serrano sur les figures mythiques grecques dans le théâtre espagnol, et réconcilie les versions de l’exil avec des pièces de « l’intérieur », en décloisonnant également les études sur les théâtres catalan, galicien et castillan. María del Carme Bosch avait par exemple envisagé l’ensemble des Antigones catalanes23, mais sans aborder leurs échos contemporains dans d’autres langues. Une telle posture est compensée dans l’ouvrage Les Antigones contemporaines, de 1945 à nos jours24, qui aborde des versions portugaises, espagnoles, françaises : ce livre a donc guidé l’approche du corpus. Il était primordial de faire résonner les analyses fouillées sur certains dramaturges comme José Bergamín dont l’œuvre a été minutieusement étudiée par María Teresa Santa María Fernández, avec des pièces encore restées inédites, comme celle de Manuel Bayo. En effet, l’omniprésence de la figure d’Antigone sur les planches espagnoles nécessitait une approche comparatiste et panoramique tout autant qu’analytique et approfondie pour en dégager les points de convergence symboliques. L’ambition de notre recherche partage l’intention exprimée en 2007 par María Francisca Vilches de Frutos, de « mettre en avant la participation espagnole à l’importante recréation du mythe d’Antigone au cours du xxe siècle25 ».
15L’existence de convergences frappantes dans la poétisation de mêmes motifs a fait émerger l’idée d’un processus « commun » – au plan symbolique – de relecture de la tragédie à travers l’histoire nationale. Cette hypothèse considère les pièces comme les parties d’un tout et renvoie à une lecture à la croisée de la sociocritique et de la psychocritique26, de l’ensemble des réécritures en tant que phénomène. Plus précisément c’est une « lecture psychocritique » à échelle collective, dans la même prolongation que celle établie par Denis de Rougemont27 pour fonder le terme de mythanalyse, en faisant le lien avec une thérapie collective par l’esthétisation contemporaine du mythe. Enfin, la tradition d’interprétation psychanalytique autour des figures d’Antigone et d’Œdipe sera convoquée comme clé de lecture. Il en sera notamment question pour interpréter la dimension réparatrice de la mise en scène d’actes comme celui de la sépulture, partant de l’analogie entre la scène et l’inconscient.
16Antigone est la figure emblématique de l’opposition à la tyrannie, c’est pourquoi les dramaturges espagnols ont été si nombreux à la choisir pour lire et relire leur époque au prisme du mythe séculaire. C’est pour cette même raison qu’il est pertinent de s’intéresser à elle en tant que personnage récurrent et vecteur de revendications au sein de la production dramaturgique du xxe siècle espagnol. Puisqu’il s’agit d’un symbole interprété comme politique, il requiert une étude du caractère engagé des pièces dans lesquelles il apparaît. Mais cet aspect sera également interrogé et ne devra pas occulter l’autre facette importante de la figure mythique, à savoir son lien avec la psychanalyse. Étroitement liée à l’écriture du moi, Antigone prête facilement son visage aux avatars du Je qui s’écrit, à la recherche de son histoire individuelle et collective.
17Un des objectifs est de repenser la nature de l’imbrication entre la trame tragique, l’histoire espagnole du xxe siècle et l’histoire mythifiée de la Grèce antique28, qui se joue sur scène. Il y a en effet coïncidence entre les préoccupations sur la terre, l’exil, la sépulture, la loi, l’autorité, la guerre fratricide, l’affirmation féminine, présentes dans la tragédie antique, et les événements historiques traversés par les écrivains et leur public espagnol29. Ainsi, si « les fosses communes hantent l’imaginaire collectif espagnol : rien d’étonnant à ce que le cri d’Antigone s’y répercute dans la littérature comme au Parlement30». Dans la lignée de la nouvelle critique, on montrera en quoi ces œuvres établissent un dialogue entre elles autour du mythe. Le raisonnement développé ci-après vise à déterminer dans quelle mesure l’ensemble du corpus participe d’une même dynamique de réinterprétation démythifiante, à échelle nationale, du mythe d’Antigone. Il s’agit de montrer de quoi ces pièces sont les réécritures en élucidant leur rapport au mythe et à l’hypotexte tragique. Partant de là, comment cette référence fonctionne-t-elle comme paradigme d’analyse historico-politique dans l’Espagne de cette période ? En d’autres termes, quels rapports entretiennent les « Antigones espagnoles » avec l’histoire et avec la tradition littéraire dont elles émanent ? La problématique globale autour de laquelle s’articule le développement est donc : en quoi ces dramaturges s’inscrivent-ils dans une dynamique commune de « réécriture » qui se révèle cathartique car elle théâtralise des motifs et des conflits propres à cette nation en crise ?
18Partant de chapitres visant à catégoriser et à définir ce qui est repris et comment l’histoire espagnole se lit au prisme du tragique et du mythe, notre ouvrage analyse les motifs obsédants des Antigones espagnoles. Enfin, les derniers chapitres mettent en lumière la portée cathartique de ces pièces. Pour la communauté espagnole scindée, ces œuvres mémorielles compensent et pansent les lacunes de l’histoire, tels des vestiges de la fonction socio-politique de la tragédie antique.
Notes de bas de page
1 Daniela E. Garay Tapia, « El silencio grita », La rebelión de Antígona como revelación de la desrealización, Una lectura de la obra Antígona furiosa de Griselda Gambaro, Mémoire, Santiago, Universidad de Chile, 2009, [en ligne : http://www.repositorio.uchile.cl/handle/ 2250/109866].
2 L’imaginaire collectif désigne un patrimoine composé d’une somme de représentations impensées qu’une communauté construit le plus souvent au sujet d’elle-même et de son histoire. Les mythes constituent un exemple d’unités constitutives de « l’inconscient collectif », tel qu’il est défini par Jung. Voir Carl Gustav Jung, Aïon, études sur la phénoménologie du soi, Paris, Albin Michel, « Bibliothèque jungienne », 1983, p. 19.
3 Alain Montandon (dir.), Mythes de la décadence, Clermont-Ferrand, Presses universitaires de l’Université Blaise Pascal, 2001, « Avant-propos », p. 7.
4 Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. Poétique, 1999, p. 49.
5 Si le terme mythos signifie à l’origine « parole », Platon est le premier à le distinguer du logos. L’écriture de l’Histoire naît de cette dissociation, mais la parole rationnelle peut être comblée par un discours d’ordre mythique. Les œuvres étudiées dans cette recherche montrent encore que le mythe constitue un « relais » de l’historiographie surtout quand le discours théorique se trouve entravé, empêché, ou quand la matière historique est traumatique. Ainsi, mythe et Histoire sont-ils intrinsèquement liés dans leur généalogie grecque, comme l’a montré Jean-Pierre Vernant, dans Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 2013.
6 La notion, dont la terminologie sera commentée ultérieurement, fait ici référence à la tragédie Antigone, de Sophocle, écrite en 442 avant notre ère.
7 Labdacos signifie « boiteux » en grec.
8 Ou plus fréquemment, en ne le représentant pas, en le cachant, ce qui n’est pas anodin.
9 Ce terme grec renvoie à la démesure, et dans la tragédie en particulier, à un comportement outrancier, suscité par un excès d’orgueil. C’est ce qui caractérise le personnage mythique de Créon, tyran qui va jusqu’à offenser les dieux.
10 Maurice Domino, « La réécriture du texte littéraire : mythe et Réécriture », Semen, n° 3, 1987, mis en ligne le 12 décembre 2007, consulté le 05 mai 2017, URL : http://semen.revues.org/5383, § 17.
11 Le mythe, inaccessible en soi, constitue le noyau essentiel que les premiers textes ont « actualisé » et permis de définir. Les versions ultérieures se mesurent à la fois à cette référence fondatrice des tragédies classiques mais aussi au canevas qui reste en attente de nouvelles actualisations et qui se laisse deviner à travers elles. Il s’agit donc d’une double filiation, qui tisse progressivement un macro-récit.
12 Ivanne Rialland, « Mythe et hypertextualité », Atelier de théorie littéraire, Fabula [en ligne], mis à jour le 28 avril 2005, http://www.fabula.org/atelier.php?Mythe_et_hypertextualit%26eacute%3B.
13 Julia Kristeva, « Antigone, La limite et l’horizon », L’infini, n° 115, Paris, Gallimard, été 2011.
14 Maria Josep Ragué i Arias, « Del mito contra la dictadura, al mito que denuncia la violencia y la guerra », in María Francisca Vilches de Frutos (dir.), Mitos e identidades en el teatro español contemporáneo, Amsterdam, New York, Rodopi, 2005, p. 11.
15 Rose Duroux et Stéphanie Urdician, Les Antigones contemporaines, de 1945 à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2010, introduction, p. 22.
16 George Steiner, Les Antigones, Paris, Gallimard, 1986, 346 p.
17 Gilbert Durand, Figures mythiques et visage de l’œuvre, de la mythocritique à la mythacritique, Paris, Berg, 1970.
18 Gérard Genette, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Seuil, Points essais, 1982.
19 Pierre Brunel, Mythocritique, Théorie et parcours, Paris, PUF, 1992. Dans cet ouvrage, Pierre Brunel a théorisé les trois modalités de manifestation du mythe. Celui-ci peut affleurer de façon plus ou moins directe dans le texte lui-même : en faire la démonstration revient à mettre en évidence son “émergence”. La deuxième étape permet de mesurer sa capacité à être remodelé ou adapté : il s’agit de la flexibilité du mythe. Enfin, cette méthode propose d’étudier l’irradiation du mythe, c’est-à-dire la façon dont il structure un autre récit et dont il se pérennise.
20 La mythanalyse étudie les manifestations du mythe dans les arts, pour en dégager le sens sociologique et les implications psychologiques à l’échelle d’une société. Cf. Denis de Rougemont, Les mythes de l’amour, Paris, Gallimard, 1978.
21 Maria Josep Ragué i Arias, Lo que fué Troya, op. cit.
22 Un des seuls ouvrages qui cite presque toutes les pièces de notre corpus est celui de Bañuls Oller et Crespo Alcalá, de 2008, mais l’ampleur du répertoire fait de ce livre un panorama général plus qu’une analyse approfondie de chaque pièce mentionnée. Voir José Vicente Bañuls Oller et Patricia Crespo Alcalá, Antígona(s) : mito y personaje : un recorrido desde los orígenes, Bari, Ed. Levante, 2008.
23 María del Carme Bosch, « Les nostres Antígones », Faventia : Revista de filologia clàssica, 1980, vol. 2, n° 1, p. 93-112.
24 Rose Duroux et Stéphanie Urdician, Les Antigones contemporaines, de 1945 à nos jours, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2010.
25 María Francisca Vilches de Frutos, « Mitos y exilios en la construcción de la identidad colectiva : Antígona en el teatro español contemporáneo. », Exilios-desexilios en el mundo hispánico contemporáneo : los caminos de la identidad : escrituras y expresiones artísticas del exilio : cultura hispánica, éd. Emmanuel Larraz, Dijon, éd. Université de Bourgogne, 2007, p. 74.
26 « À la psychanalyse de Freud répond la mythanalyse de Denis de Rougemont. A la psychocritique de Charles Mauron répond la mythocritique de Gilbert Durand. », Tarik Labrahmi, « Compte-rendu de Mythocritique. Théorie et parcours, de Pierre Brunel », Université Mohammed Ier, 2013.
27 Denis de Rougemont, Les mythes de l’amour, op. cit.
28 Ce lieu commun de la « mythification de l’histoire » a précédemment été souligné et illustré par la remarque de María Josep Ragué i Arias : « Durant le franquisme, les mythes grecs ont été utilisés comme métaphore de la situation vécue », Mitos e identidades en el teatro español contemporáneo, Amsterdam, Rodopi, 2005.
29 D’où la pertinence d’une approche mythanalytique, comme cela a été démontré.
30 Rose Duroux et Stéphanie Urdician, « Antigone. Retours sur une fascination. », op. cit., p. 21.
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