Regards croisés sur les modalités de l’action publique et de la mise au travail des femmes dans le secteur du care (Argentine-Brésil)
Résumés
Notre réflexion se situe à la croisée des politiques d’assistance et du développement d’emplois féminisés, formalisés mais précaires, en Argentine et au Brésil. Ces deux pays ont développé des politiques sociales de « combat de la pauvreté » par l’intermédiaire desquelles des femmes issues de milieux populaires sont mises au travail dans des secteurs du care — et ce qu’elles représentent ou non les publics directement visés par ces politiques. Par-delà les différences entre les interventions publiques choisies, les auteures interrogent les proximités en termes de travailleuses touchées, de précarité des emplois créés, ainsi que des formes d’appropriation de la part de ces « bénéficiaires ». Au-delà des frontières et des particularités, cette approche concerne in fine les effets de l’hybridation des modalités de l’action publique en Amérique latine, et leurs effets dans la vie des populations concernées.
The reflection of this chapter is located at the crossroads of politics of assistance and development of female formal, but precarious employment in Argentina and Brazil. Both countries developed social politics against poverty by whom poor women are put to care work — being or not the public focused directly by these politics. Besides the differences between public action in both countries, the authors question similarities of the concerned workers, the precariousness of the employment created and forms of appropriation of the “beneficiaries”. Beyond boundaries and particularities, this approach deals in fine with the hybridization effects upon the modalities of public action in Latin America, and their impact upon the lives of the population concerned.
Nuestra reflexión se sitúa en la intersección entre políticas de asistencia y desarrollo de empleos feminizados, formalizados pero precarios, en Argentina y Brasil. Los dos países desarrollaron políticas sociales de “lucha contra la pobreza” a través de las cuales mujeres de sectores populares son empleadas en sectores del cuidado — que representen o no el público directamente focalizado por esas políticas. Más allá de las diferencias entre las intervenciones públicas analizadas, las autoras cuestionan las proximidades que existen en términos de trabajadoras implicadas, de la precariedad de los empleos creados, así como las formas de apropiación por parte de esas “beneficiarias”. A pesar de las fronteras y de las particularidades de los casos, el enfoque concierne in fine los efectos de la hibridación de las modalidades de la acción pública en América Latina, et sus efectos en la vida de las poblaciones afectadas.
Entrées d’index
Mots-clés : Amérique latine, Argentine, Brésil, action publique, milieux populaires, femmes, marché du travail, care, assistance
Keywords : Argentina, Brazil, public action, women, poor, labour market, care, social assistance
Palabras claves : América Latina, Argentina, Brasil, acción pública, sectores populares, mujeres, mercado laboral, cuidado, asistencia
Texte intégral
1Ces dernières décennies, dans le contexte d’une hybridation des modalités de l’action publique en Amérique latine, l’Argentine et le Brésil1 ont développé des politiques sociales assistancielles de « combat de la pauvreté » (destinées à des populations dites « vulnérables ») par l’intermédiaire desquelles des femmes issues de milieux populaires sont mises au travail2, dans des secteurs du care (entendu au sens large3). Au-delà des différences sociétales et de la référence plus ou moins prégnante à la « société salariale » et/ou à un État du bien-être social, on observe des similitudes entre les milieux sociaux visés, le « public-cible » des programmes — qu’il s’agisse des bénéficiaires ou des femmes amenées à porter les soins —, et les manières dont ces travailleuses s’approprient finalement cette offre institutionnelle, permettant d’introduire des parallèles entre les situations étudiées au-delà des frontières.
2Malgré leurs différences, le programme national d’aide à domicile en Argentine ainsi que les programmes Santé Famille et d’Assistance aux Familles au Brésil, analysés dans la présente contribution, ont en commun de former et/ou employer une main-d’œuvre qui se caractérise par le fait d’être très fortement féminisée, souvent monoparentale, et économiquement fragile. Notre propos se situe moins du côté des producteurs de ces politiques (les États centraux) que des travailleuses mobilisées. On cherchera ainsi à saisir comment ces politiques s’inscrivent dans des trajectoires de travailleuses, que ce soit en termes de maintien dans des circuits de fragilité et de dépendance économiques ou dans l’expérience d’une certaine mise en valeur subjective. Lorsque, en dépit des justifications discursives, des actions publiques d’offre de services publics et de production d’emplois s’éloignent des rives des prestations sociales pour faire place à une idéologie de « l’entreprenariat de soi » (Machado 2002), comment les travailleurs concernés — ici des femmes latino-américaines issues de milieux populaires — s’en saisissent-ils pour les intégrer à leurs propres vécus ? Dans quelle mesure ces dispositifs, éloignés et distincts, ont-ils un impact subjectivant ? Et si c’est le cas, comment opère-t-il ?
3Si l’on se situe du point de vue des politiques sociales analysées, plusieurs divergences méritent d’être soulignées. Bien qu’elles seront plus longuement abordées dans les descriptions des programmes, trois points peuvent déjà être avancés :
4— La population affichée comme destinataire de ces politiques. Le programme argentin, bien qu’intégrant la formation des aides à domicile (cuidadoras), s’est longtemps défini comme relevant uniquement d’une politique d’assistance des personnes âgées ou dépendantes pauvres. Ce n’est que depuis une dizaine d’années qu’il est présenté par les acteurs publics comme relevant d’une politique à la fois d’assistance et de formation et d’insertion par emploi. La « nouveauté » est donc davantage à chercher dans les effets de discours que dans un changement réel. Au Brésil, le dispositif est présenté comme relevant d’un service public de santé et d’assistance4. La mise au travail des femmes salariées par ces programmes et services n’est pas revendiquée comme relevant de l’insertion sociale par l’emploi — alors que c’est l’un de leurs principaux résultats (Georges 2012, 2014a).
5— Dans cette même logique, ce sont, en Argentine, les deux populations (cuidadoras et bénéficiaires de ces aides) qui sont définies en termes de « vulnérabilité sociale ». Dans le cas des travailleurs, cette définition apparaît non pas dans le programme mais dans les conditions d’accès au statut subsidié d’indépendant, l’un des instruments d’insertion par l’emploi proposés à ces populations. Dans le cas des programmes brésiliens, le ciblage en ces termes porte sur les populations bénéficiaires des programmes d’assistance mais aussi sur les travailleuses : nombre d’entre elles sont ex-bénéficiaires du programme, « promues » agents de protection sociale (APS) ; les agents communautaires de santé (ACS) font partie de la population qui a recours au poste de santé et habitent obligatoirement le quartier pour pouvoir y travailler (critère de recrutement). L’un et l’autre de ces programmes sont-ils pour autant susceptibles de protéger ces populations des conditions de fragilité, ou les perpétuent-ils ?
6— Finalement, ces programmes hébergent divers statuts d’emplois : salariat public (ACS), contrat dont la durée est limitée par la prestation de service de sous-traitants (APS)5, incitation à l’indépendance et à l’auto-entreprenariat (aides à domicile6). Ces divers statuts, auxquels on peut ajouter le développement de l’auto-entreprenariat au Brésil, ou encore les récentes législations sur l’emploi domestique dans les deux pays7, témoignent de diverses initiatives de formalisation d’emplois aux taux d’informalité importants (notamment dans les secteurs du care). Mais de quelle formalité parle-t-on et quelles réponses apportent-elles aux travailleuses concernées ? La première partie détaille les actions publiques analysées en Argentine et au Brésil, leurs caractéristiques et fonctionnement, de manière à montrer quelles formes d’emplois sont privilégiées dans ces secteurs féminisés. Au-delà d’une approche duale entre activités formelles ou informelles, nous nous situons ici dans une « zone grise8 » (Supiot 2000) qui échappe à toute distinction tranchée entre normes d’emploi, pour mieux saisir le brouillage de leurs frontières formelles (Azaïs 2014) et surtout, ce qui ressort de cette étude, des articulations qui délimitent les statuts proposés, ainsi que les populations directement ou indirectement ciblées. Puis nous nous centrerons sur la manière dont ces deux politiques qui combinent assistance et emploi se traduisent concrètement sur les trajectoires de vie et d’emplois de femmes, choisies comme exemples illustratifs, ce qui nous permettra d’éclaircir quelques-uns des mécanismes qui les enferment dans des situations de pauvreté, tout en s’avérant subjectivement importants dans leurs parcours personnels et le rapport à soi.
1. Argentine et Brésil : assistance et mise au travail de femmes issues des milieux populaires
7Les politiques étudiées diffèrent par l’ampleur du dispositif de mise au travail et de la prestation : plus homogène et étendue au Brésil9, plus localisée et ciblée en Argentine10. Nous pouvons toutefois observer d’intéressants parallèles entre les secteurs d’emplois concernés, les populations travailleuses touchées, les statuts d’emploi privilégiés par les pouvoirs publics, l’objectif de « formalisation » affiché, la responsabilisation individuelle dans l’accès et la permanence dans l’emploi, ou encore la nécessité, pour les personnes concernées, d’avoir à circuler entre divers espaces et activités pour assurer leur subsistance et maintenir leur statut.
Le programme national d’aide à domicile en Argentine
8L’Argentine se caractérise, comme dans la plupart des pays de la région (Santos, Rosas 2014), par un modèle familialiste des services et des soins, qui incombent aux familles et particulièrement aux femmes au sein des réseaux de parenté (Batthyány 2013). Le programme d’aide aux personnes âgées ou dépendantes analysé est censé venir en aide aux individus dépendants les plus pauvres ou ne pouvant compter sur le soutien de leur famille. Programme décentralisé, il se traduit par de minuscules îlots dispersés sur la carte aussi différents entre eux que le sont les paysages, les politiques provinciales, ou encore les coutumes de chaque région. Toutefois ce qui nous importe ici, c’est qu’il existe une politique nationale — mise en application à l’échelle locale — destinée à apporter de l’aide aux personnes âgées et dépendantes les plus pauvres tout en formant et en mettant au travail des personnes, constituées par une écrasante majorité de femmes, elles-mêmes pauvres.
9Peu connu du grand public, le programme national d’aide à domicile existe depuis les années 1990. Visant les personnes âgées en « situation de vulnérabilité », il comprend deux volets : l’aide gratuite apportée à ces dernières et la formation des aides à domicile. La formation est à son tour divisée en deux « composantes » : la formation théorique et le stage rémunéré11, qui durent chacune 5 mois. Chacune de ces composantes se déroule dans une structure décentralisée suite à des conventions passées entre l’État et des institutions locales, publiques ou privées (États provinciaux, municipalités, ONG, universités, coopératives, etc.), et peuvent coexister avec d’autres programmes locaux. Jusqu’aux années 2000, le volet formation n’était pas revendiqué en tant que tel, mais intégrait une politique destinée à venir en aide aux adultes dépendants. Au lendemain de la grande crise économique de 2001, cette formation se transforme en contreprestation des politiques d’assistance sociale alors promues. Depuis une dizaine d’années, la focalisation de populations devant suivre la formation en échange de l’assistance sociale se relâche. Elle est aujourd’hui à nouveau libre d’accès, cependant on peut encore lire sur le site du ministère de Développement social (dorénavant MDS), en charge du programme, qu’elle s’adresse à des personnes « sans emploi stable ou en situation de vulnérabilité sociale12 » que l’on vise à « intégrer » par l’emploi. Contrairement à d’autres programmes, celui-ci ne s’adresse pas exclusivement aux femmes, même si elles représentent dans les faits l’écrasante majorité des aides. De même que les formations choisies comme contreprestations sociales, on observe une tendance à reproduire une ségrégation horizontale de genre propre au marché du travail, entre activités masculines et féminines (Rodríguez Enríquez, Reyes 2006)13.
10Sous les gouvernements de Néstor Kirchner (2003-2007) et Cristina Fernández (2007-2015), le programme a connu une augmentation importante de son budget et se présente désormais comme une politique publique de double perspective, « qui tend aussi bien à améliorer la qualité de vie des personnes âgées qu’à offrir la possibilité à des personnes sans emploi de réussir une insertion dans le marché formel du travail » (Arias 2009 : 30). Le volet formation, jusque-là placé au second plan, intègre dorénavant les politiques d’emploi et de formalisation des gouvernements kirchneristes, faisant écho à la prédominance rhétorique de la place du travail et de l’emploi dans les discours publics. Deux outils d’insertion, qui existent déjà par ailleurs, sont mis à disposition des aides à domicile en formation : le « monotributo social » (dorénavant MS) et les coopératives. Le premier renvoie à un statut d’auto-entrepreneur conçu pour des travailleurs « vulnérables »14. Il vise à la fois « l’inclusion dans l’économie formelle » et la génération « d’un phénomène associatif et d’organisation sociale » (MDS 2006 : 69). Le second est censé regrouper ces « entrepreneurs » autour d’un projet commun. Ces deux instruments font l’objet d’un avis mitigé de la part des travailleuses. Si elles apprécient de pouvoir bénéficier d’une assurance maladie et de cotiser pour une retraite (minimum), leur référence demeure l’emploi formel salarié avec l’ensemble des droits sociaux associés. Les frais mensuels et les tensions qui ne manqueraient pas de surgir entre les membres d’une coopérative en font, pour les travailleuses, une option peu viable dans la région de Buenos Aires (Borgeaud-Garciandía 2015b). Un dernier point d’explication semble important dans cette présentation succincte. En 2006, le MDS signe des accords avec le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Sécurité sociale et avec la sécurité sociale des retraités (PAMI) pour former des cuidadoras financées par les aides que donne cette dernière institution et qui travaillent sans avoir reçu préalablement de formation. En effet, PAMI couvre 80 % des retraités et verse des subsides aux retraités pauvres nécessitant une aide à domicile. L’idée est que cette auxiliaire puisse être formée par le programme national, améliorant ainsi le service apporté, l’ancrage du programme et en principe l’emploi.
Les agents d’exécution de l’État — agents communautaires de santé, agents de protection sociale — au Brésil (São Paulo)
11La création de la catégorie professionnelle des agents communautaires de santé (ACS) au début des années 1990 et, dans une moindre mesure, celle des agents de protection sociale (APS) à São Paulo15 dans les années 2000, constituent l’aboutissement vertueux de la demande sociale des mouvements de revendications populaires brésiliens des années 1980 pour le retour à la démocratie (Georges 2012). La création de ces catégories professionnelles est issue d’un ensemble d’initiatives et d’expériences militantes, religieuses et politiques locales et internationales (Lima, Cockell 2008) ; c’est en particulier le cas des ACS qui occupent une position emblématique16. Leurs formes d’implantation locale sont également le fruit des politiques de décentralisation, d’une réforme interne de l’État et des politiques néolibérales mises en place dans les années 1990. Le paradoxe entre des politiques de reconnaissance des droits de la population et leur mise en œuvre de façon restreinte en raison des restrictions budgétaires a été qualifié par certains auteurs de « confluence perverse » (Dagnino et al. 2006).
12Les ACS ont été intégrés en 1991 au système unique de santé (SUS) — inscrit dans la nouvelle Constitution de 1988 — et au programme Santé Famille (PSF) en 1994, devenu depuis la stratégie Santé Famille. Les ACS sont des « agents de liaison » entre dispensaires de santé et population. En 2008, ils sont 221 588 ACS à travailler dans 28 452 équipes multidisciplinaires du PSF et ont en charge une population de 103 millions de Brésiliens. Le PSF est réalisé par l’intermédiaire d’une équipe multidisciplinaire. Chaque équipe, qui travaille dans un dispensaire de santé, est responsable d’environ 5 000 personnes, chaque agent de 1 000 personnes (environ 200 domiciles). Les agents, ayant au plus fréquenté l’enseignement secondaire, doivent habiter le même quartier que les usagers du poste. Ils gagnent environ un salaire minimum et demi (en 2011, environ 300 €17) et disposent d’un contrat de travail stable (équivalent au CDI) avec un des trois organismes sociaux (OS)18 qui sous-traitent les services de santé de base dans la municipalité de São Paulo. Leurs horaires de travail sont relativement modulables, en fonction des besoins, sur une base de 8 heures journalières. Ces agents sont en charge d’un service de prévention de santé, par l’intermédiaire de visites domiciliaires (certaines catégories de population sont prioritaires). Leur travail fait l’objet d’un contrôle de productivité permanent et est informatisé par le biais de comptes rendus.
13En 2006, le programme Action Famille (PAF) prend en charge 30 000 familles qui vivent en situation de « vulnérabilité sociale », avec l’objectif d’atteindre la totalité des familles recensées dans cette situation (337 000 familles dans la ville de São Paulo, soit 1,4 million de personnes). Chaque ONG ou association en charge du PAF, une modalité locale du service d’assistance prévue par la Constitution (cf. note 1), recrute une équipe multidisciplinaire. Les agents disposent d’un contrat de travail pour la durée du contrat de sous-traitance avec la municipalité pour la réalisation du programme ; leur niveau salarial est légèrement supérieur à celui des ACS. Contrairement à ces derniers, qui sont presque exclusivement des femmes, les APS sont parfois de jeunes hommes. Ils ont également un niveau d’études secondaires. La proximité du domicile du lieu du travail constitue un avantage, mais n’est pas obligatoire. Leur rôle consiste à organiser des réunions socio-éducatives avec les usagers pris en charge par le programme, à effectuer des visites domiciliaires, à mettre en place des ateliers « professionnalisants » (couture, pédicure, coiffure, confiserie) et, plus généralement, à aider les familles dans leurs démarches administratives pour accéder aux aides de l’État. Depuis la redéfinition du service en avril 2011, avec l’arrivée au pouvoir du gouvernement de Dilma Roussef (PT) et l’entrée en vigueur du programme « Brésil sans Misère » qui a provoqué une certaine uniformisation des différents programmes et services19, les services d’assistance municipale font à leur tour appel aux services de ces entités de sous-traitance afin de contrôler les conditionnalités pour l’attribution de l’aide sociale, comme le Bolsa Família20, dans le but d’homogénéiser le service rendu au niveau national.
2. Trajectoires des travailleuses et politiques d’emplois dans le care
14L’analyse de ces actions publiques et des recherches qualitatives menées auprès de femmes qui ont pu, à travers elles, trouver un emploi, s’accompagnent d’un double constat. D’un côté, ce type d’initiatives publiques, aussi différentes soient-elles dans les cas analysés, a tendance à se traduire par du travail précaire, bien que formel, que nous pourrions qualifier d’emplois de service « de pauvres pour des pauvres ». Les avantages en termes de salaires, de protection par l’emploi et de possibilités réelles de mobilité sociale sont relatifs. Qu’il s’agisse des salariées du public (ACS), des agents de protection sociale sous-traitées (APS) ou des cuidadoras « indépendantes », les modalités d’emploi soutenues par le secteur public ont tendance à fonctionner comme des « trappes de pauvreté », ne leur permettant pas de s’autonomiser socialement et financièrement. D’un autre côté, ces initiatives publiques peuvent en même temps s’avérer subjectivement très importantes, en tant que véhicule d’enrichissement personnel, de création de (petits) réseaux de travail et de reconnaissance sociale, à même d’extraire quelques-unes de ces travailleuses, notamment les plus pauvres, d’un trop grand isolement social. Ainsi, les formes de subjectivation et d’appropriation qui découlent de ces pratiques laissent entrevoir des effets moins connus de ces modalités de l’action publique — et font également apparaître une certaine continuité entre les contextes nationaux et les situations analysées.
Buenos Aires : Nidia — s’en sortir (notamment) grâce à la formation puis plafonner par « l’effet PAMI »
15Nidia21 ne se souvient pas bien du métier qu’exerçait son père, mort alors qu’elle avait 15 ans. Il possédait un lopin de terre dans le nord de l’Argentine et travaillait dans la canne à sucre. Elle achève l’école primaire et quitte sa province pour venir travailler à la capitale, comme employée domestique interne, et aider ainsi sa mère. Puis elle retourne chez elle, pour migrer une seconde fois, à 26 ans, accompagnée de ses deux filles aînées, lorsque son premier mari la quitte. En 2011, Nidia a 45 ans. Suite à un procès, elle a contraint son conjoint, le père de ses cinq derniers enfants, à quitter le domicile familial. Alcoolique, violent, il s’était mis à la frapper. Alors que les relations avec lui se dégradaient, elle commence à chercher du travail pour assumer seule la charge économique des enfants (elle en a 8, dont 6 mineurs qui vivent avec elle). Elle décroche un emploi de cuidadora auprès d’une vieille dame, qui reçoit de PAMI une allocation minimum pour payer une aide à domicile. Censée couvrir quelques heures de travail, le montant de cette allocation représente un salaire à temps complet dérisoire.
16Lors de cet emploi, PAMI, qui a passé des accords avec le programme national d’aide à domicile, lui propose — si elle obtient l’accord de son employeur — de suivre la formation d’aide à domicile (première composante). Nidia est enthousiasmée, elle sent qu’elle va pouvoir faire quelque chose pour elle qui va l’enrichir, la faire « progresser ». Les premiers mois, marqués par ce retour à l’apprentissage, à l’étude, sont terriblement difficiles, mais elle reçoit le soutien de la fondation R., l’institution formatrice, et des enseignants, qui la poussent à ne pas se décourager. Elle a cours trois fois par semaine ; la veille elle dort chez sa fille aînée et ses beaux-parents, tous l’aident à étudier, tandis que ses plus jeunes enfants restent avec les plus âgés. Elle garde un très bon souvenir de cette époque. La formation, ou plutôt la possibilité de se prouver à elle-même et à ses enfants qu’elle peut y arriver, y est pour beaucoup, mais elle s’articule en même temps à d’autres pas franchis. Le père de ses enfants (« c’est comme avoir l’ennemi sous ton toit ») n’est plus là et les enfants ont eux-mêmes appuyé cette décision. Elle travaille et gagne son argent. Elle réussit ses examens. Et après un gros effort de toute la famille, effort qui implique pour elle de travailler nuit et jour, elle parvient à acheter une petite maison en préfabriqué, sa maison, la maison de ses enfants, qu’elle place sur un terrain prêté par une amie. La maison, c’est l’aboutissement matériel d’un long chemin qu’elle s’est proposé d’emprunter pour changer le cap de sa vie ; la formation semble jouer en quelque sorte un rôle de soutien intellectuel et moral.
17Un an plus tard, elle est invitée par l’intermédiaire de la fondation R. à assister à une conférence de presse sur les violences de genre à la Casa Rosada (siège du pouvoir exécutif), où elle rencontre la présidente du pays. Elle se sent quelqu’un et goûte le fruit du chemin parcouru. Un an et demi après avoir été engagée, la fille de la première vieille dame dit ne plus pouvoir lui verser l’allocation que perçoit sa mère de PAMI et Nidia perd cet emploi. À cette même époque et au cours des cinq ans qui suivent, elle s’occupe également d’une adolescente ayant des problèmes psychologiques. C’est un emploi sporadique de nuit. La fondation R. lui fait parvenir des offres d’emploi. Ainsi, la formation semble s’être traduite par un mieux-être personnel, par plus de connaissances théoriques (qui s’articulent à ses propres expériences ancrées dans la pratique quotidienne) et les relations qu’elle conserve avec la fondation, qui lui permettent d’accéder à des offres d’emploi. Or il ne s’agit pas là d’une prérogative de la fondation, qui se limite à faire passer l’information, tout en laissant le soin aux parties de négocier.
18Ainsi, au moment de notre rencontre, Nidia — qui a suivi une formation de cinq mois et près de 200 heures — travaille à nouveau auprès d’une vieille dame et ne touche à nouveau que l’allocation de PAMI pour un temps complet, soit un équivalent horaire de moins de 8 pesos, alors qu’à cette époque aucune cuidadora ou employée domestique non formée accepte de toucher moins de 20 pesos par heure. Nidia n’a pas négocié, elle n’a pas demandé à la fille de la vieille dame, directrice d’une crèche, de compléter ce salaire misérable. Ces conditions d’emploi ne sont pas indépendantes du caractère assistanciel et des réseaux que mobilise le programme national prévu pour apporter de l’aide aux vieilles personnes les plus pauvres. Nidia complète son salaire (1 400 pesos22) avec une allocation destinée aux mères de plus de sept enfants (1 400 pesos) et un apport de sa fille de 18 ans qui étudie et travaille dans une usine textile de jeans. Des pères de ses enfants, elle ne reçoit aucune contribution. Elle souhaite que ses plus jeunes enfants travaillent le plus tard possible (l’un dit vouloir être cuisinier, une autre couturière) et qu’ils puissent avoir l’enfance qu’elle n’a jamais eue. Quant à elle, elle sent que maintenant au moins elle a « où s’accrocher ». L’attache est toutefois bien fragile. Alors que l’on pourrait s’attendre à ce que la formation débouche sur une nette amélioration des conditions d’emploi des aides à domicile, les circuits de recrutement contraints par l’objectif assistanciel de la prestation, ainsi que les difficultés économiques ou réticences des bénéficiaires à compléter les allocations perçues, se traduisent dans les faits par un ancrage de la cuidadora dans des réseaux et des emplois d’une grande précarité. Dans ce contexte, la formation s’avère insuffisante pour modifier la situation socio-économique des travailleuses tout en faisant l’objet d’une appropriation positive.
Buenos Aires : Gisela — sans cesse parfaire ses connaissances, malgré les indépassables limitations de l’emploi
19Gisela est originaire de la capitale, c’est la seule cuidadora rencontrée qui possède sa propre maison, un peu délabrée mais en dur, construite avec de solides matériaux. Mariée à un conseiller dans l’enseignement secondaire, mère de cinq enfants (quatre majeurs et un garçonnet de 10 ans), elle a 52 ans au moment de l’entretien. Dans les années 1990, elle travaille via la paroisse, puis seule, comme volontaire auprès de personnes malades dans un hôpital. Mais avec la crise de 2001, son mari perd son travail et elle occupe divers postes d’employée domestique et du care. Dès cette période elle entend parler des formations, mais c’est grâce à une annonce dans le journal qu’elle s’approche de la Fondation R. qui offre la formation théorique du programme national. Plus tard, elle effectue le stage (seconde composante) à l’hôpital universitaire, où elle se spécialise en soins palliatifs. Puis elle accumule séminaires et congrès (en thérapies complémentaires, maladies rares, art-thérapie, etc.) et forme son petit réseau composé de collègues cuidadoras et de professionnels de l’hôpital (médecins, infirmiers).
20Gisela valorise beaucoup ces formations. La fondation lui a apporté un grand soutien et, comme les autres étudiantes, elle peut encore aujourd’hui compter sur l’aide de la psychologue ou de l’assistante sociale, en plus de contacts d’éventuels employeurs. Suivie de près, soutenue tout au long des mois d’enseignement, elle s’est sentie mise en valeur. Le soutien, elle le reçoit de la fondation, mais c’est la seconde composante, les pratiques en milieu hospitalier dans son domaine — les soins palliatifs — qui nourrit directement son travail quotidien auprès des patients. Car Gisela offre autant que possible ses services d’aide en milieu hospitalier, en contact avec les infirmiers qu’elle seconde, et loin des familles et de leurs conflits. « Tous ces cours, dit-elle, sont tombés juste de manière à donner du sens à ce que je fais », faisant ainsi écho à une impression partagée par ses camarades de formation. Elles ont acquis de la confiance en soi, ont appris à mieux connaître les effets des maladies, les soins à apporter, et le respect des vieilles personnes, ainsi qu’à mieux faire face aux familles ; et elles ont pu donner du sens à leur activité à distance, estime Gisela, de l’image de « la vieille et bonne tante célibataire, qui ne travaille pas et s’occupe des membres de la famille qui en ont besoin ». Elles ont pu « hiérarchiser » leur travail, et acquérir des instruments pour essayer de transmettre l’importance de leur fonction aux familles et aux professionnels.
21Gisela insiste sur les difficultés économiques propres à cette activité. Il s’agit d’un travail très variable et instable ; les personnes âgées — plus encore en soins palliatifs — meurent ou sont placées en institution. Son salaire varie ainsi de 900 à 2 500 pesos par mois. Les familles disparaissent sans payer, ou négocient durement, ou encore appellent cinq ou six cuidadoras pour faire baisser leur prix jusqu’à ce que, nécessité économique aidant, l’une d’elles accepte un tarif dérisoire, alimentant les tensions entre elles. Ainsi Gisela, qui a suivi une longue formation, est-elle prête à accepter 10-12 pesos pour une heure de travail, la moitié du tarif en vigueur dans le secteur. Tout comme les cuidadoras qui font leur stage avec des personnes âgées très pauvres ou qui ne peuvent compter que sur l’allocation de leur sécurité sociale (PAMI ou autre), le stage de Gisela et sa relation aux hôpitaux publics, qui reçoivent essentiellement des personnes défavorisées, semblent avoir pour conséquence d’étouffer les attentes et les prétentions salariales. Le salaire de son mari ne lui permet pas de s’inscrire au MS, tandis qu’elle ne peut soutenir sur la durée les frais que représente le « monotributo » commun. Jamais il ne lui est proposé d’être déclarée ; elle travaille donc au noir, peut compter sur une sécurité sociale grâce à l’emploi de son mari mais s’inquiète de la retraite qu’elle n’aura pas. Elle a bien essayé de monter une coopérative au sein de l’hôpital avec ses collègues, mais — une des dérives décourageant ce type d’initiatives collectives pourtant conçues pour promouvoir la formalité en relation avec l’entrepreneuriat — elles ont abandonné l’idée face à l’exigence qui leur était faite de céder les postes de direction à la médecin-chef et sa secrétaire, et aux craintes de tensions qui ne manqueraient pas de surgir entre les cuidadoras membres. En attendant, elle poursuit son travail auprès de patients hospitalisés et cherche toujours à parfaire ses connaissances par l’assistance à des séminaires, organisés notamment par la Fondation R., qui fixe les thèmes au préalable après avoir consulté les anciennes élèves.
22Tout comme Nidia — et contrairement à l’hypothèse qui voudrait que ces travailleuses ayant reçu une longue formation constituent la « crème » des employées du secteur —, Gisela se trouve dans une situation paradoxale : à la fois davantage formée et moins payée que la majorité des cuidadoras ; « moins reconnue » aussi par les proches des patients parce qu’en attente d’une reconnaissance passant par ses capacités professionnelles. Or, peu de gens saisissent les difficultés et l’intérêt d’amener un vieux grabataire à dessiner ou à chanter. Comme Nidia également, les populations qui fréquentent les hôpitaux publics et les réseaux de la fondation, liée au MDS, lui laissent peu d’espoir de voir sa situation économique, variable et précaire, s’améliorer ; alors même que l’emploi formel de son époux l’écarte des critères de « vulnérabilité » des instruments d’insertion et la pousse vers l’informel.
São Paulo : Esperanza — entre lutte pour la survie, travail bénévole et professionnel
23Esperanza, APS (Agent de protection sociale), noire, est née en 1966 à Rio de Janeiro, d’un père ouvrier de la Petrobras puis du bâtiment, et d’une mère sans profession. Elle a 46 ans au moment de l’entretien en 2012. Son frère, d’un an son cadet, est né et réside dans la même ville. En 1972 — elle a 6 ans —, leurs parents se séparent. La mère et les deux enfants vont vivre dans la région de São Paulo avec la grand-mère maternelle, qui occupe un terrain dans la banlieue nord (Vila Maria, favela Parque Novo Mundo). Puis ils déménagent tous à Guarulhos23 où la mère travaille comme femme de ménage chez des particuliers et pour des entreprises de nettoyage industriel (avec un contrat de travail formel). En 1975, alors qu’Esperanza a 9 ans, sa mère, nouvellement en couple, donne naissance à un deuxième garçon. L’année suivante, Esperanza abandonne l’école, avant la fin même du primaire. En 1978 naît son frère benjamin (handicapé physique, il restera à São Paulo et occupera l’année de l’enquête plusieurs emplois comme téléopérateur). En 1980, à 14 ans, Esperanza obtient son premier emploi (informel, puis formel) dans une entreprise, une imprimerie où sa mère l’a placée pour l’aider financièrement. Elle s’occupe également de l’éducation de ses plus jeunes frères.
24En 1985, à 19 ans, elle se marie ; son mari est né en 1955, à Recife (Nordeste) et habite le même quartier qu’elle, à Guarulhos (bairro do Galvão). L’année suivante naît leur premier enfant et le jeune couple déménage dans le quartier de Cidade Tiradentes, à São Paulo. Son mari commence à travailler dans une entreprise de transport à Guarulhos. Il travaillera comme chauffeur de camion, déclaré, pendant 20 ans. Esperanza reprend ses études et achève ses études secondaires, en 1988, à vingt-deux ans. En 1990 naît son deuxième fils.
25En 1996, son mari démissionne de l’entreprise pour accéder au fonds de garantie et ouvrir un commerce à leur compte à Cidade Tiradentes, où travaille aussi le jeune beau-frère d’Esperanza. Ils s’engagent dans un mouvement pour l’accès au logement et construisent leur maison sur un terrain occupé. Le couple a un troisième fils en 1997, et se sépare deux ans plus tard. Le mari fonde une nouvelle famille. Esperanza garde la maison (sans titre de propriété à l’époque24) et les enfants. Elle se débrouille pour travailler comme femme de ménage et vendeuse ambulante de yaourts le matin, et l’après-midi comme bénévole dans un mouvement pour l’alphabétisation proche de l’église catholique (MOVA) où elle peut amener ses fils âgés de 15, 11 et 4 ans.
26C’est à travers ses diverses activités dans la communauté de base de l’Église catholique et dans la Pastoral da criança qu’elle entend parler du PSF, programme Santé Famille. Elle est recrutée en raison de son engagement communautaire, et va intégrer le PSF dès son implémentation dans le quartier de Cidade Tiradentes en 2001. Elle a alors 35 ans. Esperanza raconte :
J’ai vu l’annonce dans le quartier [dans la « communauté »], comme j’étais déjà engagée dans des questions sociales, au niveau politique aussi, j’étais déjà engagée dans la question du logement, du MMCT (Movimento de Moradia de Cidade Tiradente). […] Pendant longtemps, c’était une question de survie, j’allais gagner un salaire, j’allais pouvoir subvenir à mes besoins. Alors, le plaisir de pouvoir entretenir ma famille avec mon travail s’est ajouté au plaisir de faire ce que je faisais déjà [le travail bénévole].
27Elle démissionne en 2008, à 42 ans, suite à un conflit en raison du type d’accueil réservé à une personne âgée. Elle reste au chômage pendant quelques mois, mais en 2009 elle reprend le travail dans le secteur de l’assistance. Elle devient cette fois Agent de protection sociale (APS) dans une des ONG locales ayant passé des accords avec le PAF. C’est la présidente, dont toute la famille est engagée dans des activités militantes, qui l’a invitée à les rejoindre. En 2012, au moment de l’entretien, elle continue de travailler pour le même programme (rebaptisé SASF, Service d’Assistance aux Familles, depuis 2011) dans une antenne de la même ONG. Comparant son activité d’agent de rue avec celle d’infirmière — une formation qu’elle aurait pu suivre —, elle commente :
Gérer un travail comme celui-là — il faut aimer ; moi, j’aime le travail de rue. Pour moi, recevoir des personnes [à l’accueil], ce n’est pas mon truc.
28Et sur son activité actuelle :
C’est chouette, quand on arrive à faire quelque chose, et on peut dire : « Regarde, j’ai réussi à obtenir tes papiers [d’identité], j’ai réussi à t’obtenir un rendez-vous médical, j’ai réussi à obtenir une place à l’école ». C’est super chouette, je sens que j’ai réussi à faire quelque chose [pour les usagers du service d’assistance], que j’ai réussi à orienter cette personne : « Regarde, untel a réussi à s’en sortir. » C’est pour cela que pour nous [les agents], c’est gratifiant. Il y a peu de choses [d’aide sociale, de programmes sociaux], comme je t’ai déjà dit, je pense que cela ne devrait pas être comme ça, l’attribution du [programme] Bolsa Família. […] Il devrait y avoir plus d’écoles, de travail, mais malheureusement, le système n’est pas comme ça. Mais puisque ce système existe, on va essayer de le faire fonctionner correctement, c’est le minimum que l’on puisse faire. — Quelque chose comme ça.
29Elle vit avec ses fils dans sa maison, dont elle a finalement réussi à obtenir le titre de propriété. L’aîné, de 24 ans, travaille à son compte pour une entreprise de plomberie dans des HLM ; le deuxième, de 17 ans, est marié et travaille comme employé de bureau dans une entreprise métallurgique (il habite dans une petite maison construite sur le terrain de sa mère) ; et le benjamin, de 16 ans, termine ses études secondaires au collège public, fait quelques petits boulots et s’occupe de la maison.
30Au-delà des difficultés qu’elle affronte tout au long de sa trajectoire et des changements incessants de ses statuts d’emploi, Esperanza s’est approprié son activité militante et d’entraide, de manière à ce que son travail fasse sens pour elle, indépendamment de sa forme juridique mais aussi de la réorganisation du travail. À condition de ne pas envisager une quelconque mobilité hiérarchique et sociale ascendante, Esperanza trouve dans cette niche d’emploi du travail social et dans cette « carrière horizontale » un modus vivendi qui lui convient.
Des initiatives publiques, entre emplois précaires et appropriations individuelles
31Alors qu’objectivement, au regard des conditions d’emploi et du salaire, la stabilité et les avantages réels dont bénéficient les agents d’exécution de l’État brésiliens (ACS et APS) sont sans commune mesure avec les conditions de vie qu’autorise le travail des aides à domicile argentines, la similitude des trajectoires et l’impression de blocage, parfois même géographique, est frappante. S’il est possible d’imaginer une sorte de hiérarchisation en termes de droits, qui irait des situations les plus stables aux plus précaires (soit des trajectoires d’Esperanza [APS], en passant par celle de Gisela pour arriver à Nidia), c’est cependant Gisela qui semble disposer à la fois d’un réseau d’appui plus étendu et diversifié, d’une situation familiale et matrimoniale plus solide, et de conditions de logement pérennes (maison propre en dur). Si l’on regarde sous un autre angle, l’insertion d’Esperanza dans ce secteur du travail social au sens large (elle est ancienne Agent communautaire de santé) témoigne de la possibilité de circuler entre différents activités et emplois, plus ou moins formalisés, au gré de leurs avantages et inconvénients relatifs, variables selon la conjoncture du moment (sous-traitance, pression sur le rendement, etc.) et les étapes de la trajectoire sociale et professionnelle (pouvoir amener les enfants sur le lieu du travail, emploi à proximité du domicile). Dans ce sens, il peut s’agir d’un « emploi-refuge ». Il est cependant impossible de nier que dans le cas des ACS, qui bénéficient d’un statut salarial en principe davantage protégé que les APS et que les aides à domicile, les salaires demeurent très bas, les horaires ne sont pas limités dans la pratique (elles demeurent nuit et jour à disposition du voisinage), elles n’ont aucune possibilité de promotion et ne peuvent quitter, si elles souhaitent conserver leur poste, leur territoire d’intervention et de vie.
32En ce qui concerne les aides à domicile, le statut de monotributista social est difficile à maintenir. Même symbolique, leur apport fiscal peut s’avérer trop élevé si elles n’ont pas travaillé suffisamment d’heures. Le travail et les revenus sont extrêmement variables (les vieux meurent ou sont hospitalisés, les familles ne veulent pas payer). Les revenus de Gisela varient du simple au triple, tandis que la moitié des revenus de Nidia provient de son travail, et l’autre moitié des aides sociales. Tous les risques inhérents à leur activité retombent sur elles seules. Le MS permet de bénéficier d’une assurance maladie et de cotiser pour une retraite minimum, mais les oblige à dépendre d’autres sources de revenus. Il n’est pas rare (on le voit avec Gisela) que les travailleuses abandonnent ce statut pour travailler au noir ou alternent entre ces deux statuts25 en fonction, notamment, des employeurs trop méfiants pour accepter de signer les factures. Bref, le jeu du MS ne vaut pas toujours la chandelle, et les cuidadoras plaident largement pour un « vrai » statut de salariée, hors de portée (Borgeaud-Garciandía 2015b). L’idée que le MS représente une première étape vers d’autres statuts26 ne tient pas la route dans le cas de ces travailleuses pauvres qui circulent davantage entre le MS et le travail non déclaré.
33Les trajectoires permettent de saisir certaines imbrications « essentielles » (dans le sens où elles permettent de vivre mais aussi de soutenir, du côté des travailleuses, ces dispositifs) entre le travail, le soutien familial, les réseaux de voisinage, mais aussi ceux issus de leur propre mise au travail. Par cette dernière, elles accèdent à des réseaux de connaissances par lesquels circulent des informations sur des emplois disponibles, ou encore, dans le cas de l’Argentine, des séminaires ou du soutien psychologique. Les travailleuses témoignent très souvent de trajectoires difficiles sur le plan domestique et économique précédant leur formation ou emploi. Esperanza et Nidia se sont séparées de leur conjoint, le mari de Gisela a perdu son emploi. Leurs logements sont précaires, bâtis sur des terrains municipaux ou privés (Esperanza et Nidia tendent leurs efforts vers la possibilité de compter sur un toit propre). Elles ont des enfants à charge. Beaucoup de ces travailleuses se trouvent dans des situations assez fragiles, tandis que la plupart peuvent compter sur des soutiens de type familial et/ou communautaire qui aident à contrecarrer les effets de la précarité de leur emploi et de leurs conditions d’existence. Lorsqu’elles ne peuvent pas compter sur ces soutiens de proximité, la faiblesse des protections associées à leur emploi apparaît crûment dans le risque constant de basculement dans des situations d’une extrême précarité (cf. la trajectoire de Vanina, Borgeaud-Garciandía 2015a). Il n’est pas étonnant qu’elles apprécient particulièrement ces petites « ouvertures sur le monde » faites de contacts et d’informations issues de leur mise au travail et les formations auxquelles elles peuvent accéder, qui les aident à consolider leur situation et les mettent en valeur. Or, il est à noter que la valorisation de ces compétences et connaissances relève davantage de l’appropriation individuelle des travailleuses ayant pu y accéder ou les apprécier que d’une reconnaissance institutionnelle ou pécuniaire. On devine le paradoxe qui nous interpelle. Ces productions subjectives — que l’on saisit à l’intersection entre, d’une part, un parcours et une histoire individuels, et, d’autre part, une présentation de soi de travailleuses dont le profil est traversé par les représentations véhiculées à la fois par l’État et ses intermédiaires (des « self-made-workers » d’un nouveau genre) — frappent par leurs similitudes, au-delà des divergences nationales, politiques et individuelles. Et ces productions apparaissent d’autant plus individuelles (j’ai pris telle ou telle décision, cette expérience représente ceci ou cela dans ma vie par rapport à mon histoire) que l’on y retrouve des manières de se dire et de ressentir diffusées par ces instances de formation/mise au travail/production de soi. Elles ne sont pas un objet de ces politiques au sens où elles auraient perdu leur esprit critique. Elles ne sont nullement des défenseuses de la cause. Elles prennent ce qui leur est utile, critiquent ce qui ne leur plaît pas, s’écartent parfois du sentier qui leur est proposé, mais — d’une certaine manière et faute de mieux — cherchent à y trouver leur compte et développent des justifications individualisées. Ces politiques, mêmes distantes, sont à la source de formes de subjectivation comparables.
Conclusion
34D’une certaine manière, ces « ouvertures sur le monde », qui peuvent être pensées comme des « contreparties » à leur formation/emploi par la puissance publique, dessinent les contours d’espaces dont il devient extrêmement difficile de s’extraire. Si des bénéficiaires (pauvres) des programmes communautaires de santé ou d’assistance au Brésil peuvent devenir agents (pauvres) de ces programmes, ils demeurent quasi sans possibilité de promotion ni d’éloignement des territoires de vie et de travail. Ce que nous avons appelé « l’effet PAMI » est particulièrement révélateur des effets pervers d’actions publiques qui peuvent en soi être louables, mais qui enferment les travailleuses pourtant longuement formées dans des circuits de pauvreté qui ne leur permettent même pas d’accéder aux revenus minimum en vigueur dans l’emploi informel d’aide à domicile (non formée ni déclarée). Le cas de Gisela témoigne de ces mêmes limites. Alors même qu’elle multiplie les séminaires de formation, les circuits de ses ex-formateurs ou ceux de l’hôpital public dans lequel elle s’est également formée, ajoutés à l’absence de connaissance et de reconnaissance de son activité, ne lui permettent pas de faire traduire ses connaissances en revenus. De même que les autres travailleuses, elle n’envisage pas de réelle amélioration de ses conditions de vie ou de sa situation économique, pas plus qu’elle ne pense « faire carrière ». L’appréciation positive de ces actions est surtout à saisir d’un point de vue subjectif, dans la possibilité de se prouver à soi-même « qu’on est capable de » (étudier, travailler, protéger ses enfants…), de sortir du confinement d’un privé parfois anxiogène. Elles peuvent envisager de nouveaux espaces d’action, mais dont les limites se situent à portée de main — emplois d’assistance ou aux marges de l’assistance, de pauvres pour pauvres, qui maintiennent les travailleuses confinées sous un plafond non plus de verre mais en ciment.
35Ces emplois permettent ainsi d’éclairer un peu mieux la manière dont l’État contribue, à travers l’institutionnalisation de ces activités, à répandre cette « nouvelle culture du travail » fondée sur l’employabilité et l’entreprenariat de soi-même (Machado 2002), y compris en reconnaissant et formalisant un certain nombre de droits. Ils témoignent du développement par le haut de normes et de statuts d’emploi qui se situent entre l’indépendance, le salariat et l’informalité (Giraud et al. 2014), tout en illustrant la manière dont l’État contribue à (re)produire la division sociale et sexuelle du travail (Georges 2014b), mobilisant ainsi des normes « implicites » d’emploi « qui déterminent quel travail est légitime et valorisant pour telle catégorie de travailleurs en fonction des appartenances et des assignations » (Absi, Phélinas 201 : 8) (dans le cas présent, la « vulnérabilité » et l’appartenance de genre). À cheval entre assistance et emploi, ces activités participent des contours que prennent à la fois les actions publiques de « formalisation et d’insertion par l’emploi » (quels emplois ? pour quelle formalisation ? quelle population est ciblée ?) et les politiques sociales, sans toutefois préjuger des modes d’appropriation et d’usage, et donc de leurs possibles transformations, que ce soit par les institutions intermédiaires qui les appliquent27 ou par les individus qui les reçoivent. Si les travailleuses se montrent satisfaites de leur expérience, cette satisfaction s’ancre dans l’enrichissement subjectif mais n’offre que peu d’autonomie, tandis que tout autre statut d’emploi qui leur permettrait de construire de réels supports de l’indépendance (Castel 2001) leur paraît aujourd’hui inaccessible.
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Notes de bas de page
1 Cabanes et Georges (2014).
2 Cf. Ceballos (2014), Rojas (2014), Santos (2014).
3 Nous employons ce terme pour désigner un ensemble d’activités hétérogènes qui contribuent à assurer une fonction de reproduction sociale dans un sens large, au-delà du soin physique porté directement aux personnes. Pour une discussion de la notion, cf. Laugier, Paperman (2005), Molinier, Paperman, Laugier (2009) ; Molinier (2013) ; Gilligan (2008/1982) ; Tronto (2008/1993), entre autres.
4 Les différences entre cadres de justification pourraient être cherchées dans ce qui fonde historiquement, dans chaque pays, la citoyenneté (le droit au Brésil, le travail en Argentine [Lautier 2009 ; Borgeaud-Garciandía 2011]). Toutefois, si l’on tient compte de la naissance des programmes dans des contextes similaires (années 1990 marquées par les réformes néolibérales) et le virage discursif récent du système argentin, cette explication semble ne pas suffire.
5 Dans les deux cas, il s’agit de travailleurs de l’État dans le secteur parapublic, qui disposent légalement du même contrat de travail (CLT, Convention de la législation travailliste). Cependant, le contrat des ACS est à durée indéterminée, alors que le contrat des APS est tributaire de la durée du contrat de sous-traitance passé entre l’ONG pour laquelle ils travaillent et la mairie de São Paulo.
6 Comme le remarquent Giraud et al : « l’indépendance est aujourd’hui […] une des formes centrales de la marchandisation du travail, notamment autour des activités et des emplois domestiques » (2014 : 42, souligné par nous).
7 L’emploi domestique a fait l’objet de récentes lois dans les deux pays visant à les mettre sur un pied d’égalité avec les règles qui s’appliquent aux autres catégories de travailleurs formels (Georges 2008, 2014 ; Tizziani, Pereyra 2013).
8 Une « zone grise » qui ne se situe pas uniquement entre travailleurs dépendants et indépendants (suivant l’élaboration de cette notion dans le contexte français) mais plutôt entre travailleurs formels, indépendants et informels. Sur une analyse de la « zone grise » en termes d’hybridation, cf. Azaïs (2014).
9 Les deux catégories de travailleurs d’exécution de l’État contribuent à la concrétisation de services publics à visée universaliste (respectivement le SUS, Serviço Unico de Saúde, et le SUAS, Serviço Unico de Asssistência Social). En 2010, 52,2 % de la population brésilienne ont accès aux services de santé de base, par le biais du PSF (Ministère da Saúde/Secretaria de Atação à Saúde, plano “Mais Brasil”, p. 130). En ce qui concerne le SUAS, à São Paulo, le taux de couverture de la population « en situation de vulnérabilité sociale » par l’intermédiaire de la sous-traitance de services d’assistance de base destinés aux familles (PAIF, Programa da Atenção Integral às Famílias) s’élevait en 2006 à moins de 10 % (Georges, Santos 2012 : 172).
10 En ce qui concerne le programme d’aide à domicile, Lupica observait en 2008 que la couverture était très faible (5 419 bénéficiaires des soins pour 6 354 auxiliaires formés) (Lupica 2010). Le ministère de Développement social prévoit d’atteindre les 30 000 auxiliaires formés en 2014. Malgré cette croissance, et notamment du fait de la focalisation assistancielle de personnes « vulnérables », le programme demeure limité. L’essentiel de la responsabilité des services et soins domestiques incombe aux familles, qu’elles prennent en charge directement les personnes dépendantes ou qu’elles rémunèrent une personne pour s’en occuper.
11 Stage au cours duquel les bénéficiaires du programme (volet prestation) sont pris en charge, ce qui pose le problème important de la continuité non seulement de l’auxiliaire en charge de l’aide mais de l’aide prodiguée elle-même, et ce d’autant plus que chaque composante fait l’objet d’une convention qui peut être ou non renouvelée.
12 http://www.desarrollosocial.gob.ar/cuidadores/165, consulté le 1er octobre 2014.
13 Parmi les formations privilégiées par les femmes bénéficiaires de plans sociaux, les soins aux personnes âgées malades représentent la deuxième option la plus choisie, après auxiliaire administrative, et avant couture, informatique, peinture sur toile, pâtisserie, enseignement primaire, coiffure, tissage, coupe et confection, violence domestique. Les hommes choisissent des formations en menuiserie, électricité et électricité automobile (Rodríguez Enríquez, Reyes 2006).
14 Le monotributo est une catégorie fiscale pour petits contribuables qui regroupe impôts et cotisations sociales. Datant de la fin des années 1990, elle dépend de l’Agence nationale des Revenus publics (AFIP), chargée de récolter les impôts. Le travailleur est associé à l’idée d’indépendance et d’auto-entreprenariat. Né en 2007, le monotributo social vise les travailleurs pauvres qui ne peuvent payer l’impôt et les cotisations sociales. Subventionné par le MDS dont, pour sa part, il dépend, il implique de la part du travailleur un apport équivalent à 50 % des cotisations de la sécurité sociale, le ministère finançant les 50 % restants et les cotisations pour la retraite minimum étant prises en charge par l’Administration nationale de la Sécurité sociale.
15 La catégorie professionnelle des ACS a été créée par la loi en réponse à un mouvement populaire d’ampleur nationale. La catégorie des agents de protection sociale (APS) n’existe que dans la ville de São Paulo, en réponse aux obligations de la ville en termes de service public inscrites dans la constitution. Les contrats dans le secteur de la santé (OS) sont plus stables que dans le secteur de l’assistance (cf. note 1).
16 L’inscription du SUS dans la nouvelle Constitution de 1988, et la création de la catégorie des ACS en 2002, ont servi de référence pour d’autres politiques sociales, comme par exemple le SUAS, et la législation afférente.
17 Le salaire minimum, en constante augmentation depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement du PT (Parti des Travailleurs) en 2003, fonctionne comme une valeur d’indice pour le calcul de l’ensemble des salaires, des augmentations salariales, le calcul de l’aide sociale, etc. Cette valeur est proche du salaire médian.
18 Les organisations sociales (OS) sont une figure juridique créée dans les années 1990 pour opérationnaliser les privatisations à grande échelle, y compris des services publics, dans certaines municipalités. C’est le cas de São Paulo où ce mode de gestion bénéficie d’une longue tradition, notamment dans le secteur de l’assistance (Sposati 1988).
19 L’objectif du programme « Brésil sans misère » était justement d’homogénéiser l’application des services publics sur le territoire national dans le cadre de la décentralisation administrative. Les programmes sociaux relèvent d’initiatives locales, tandis que les services sont inscrits dans la Constitution, et ne peuvent être modifiés au gré de la conjoncture politique locale.
20 Le Bolsa Família (Bourse famille) est une aide sociale de type CCTP (Conditional Cash Transfer Program) destinée aux familles pauvres moyennant des contreparties en termes de scolarisation, de vaccination et de suivi médical des enfants et des mères (Georges 2014a). Pour le contexte de mise en place du Bolsa Família, cf. Georges et Ceballos (2014). Sur les CCTP et leur impact, cf. Lautier 2012 ; Ceballos, Lautier 2013.
21 Les noms de toutes les interviewées sont fictifs.
22 Le salaire minimum s’élevait alors à 1 840 pesos. Bien que plus élevé que dans beaucoup de pays de la région, le salaire minimum est très insuffisant pour vivre et ne représente qu’un indicateur. Les salaires sont habituellement plus élevés, à Buenos Aires tout au moins.
23 Le déménagement à Guarulhos a été négocié avec les pouvoirs publics (à l’époque du maire Paulo Maluf, 1993-1996). En échange du terrain occupé, la famille s’installe sur un terrain appartenant à la COHAB (Companhia de Habitação).
24 La maison a été construite par le couple sur un terrain illégalement occupé. Ils ne possèdent de titre de propriété ni du bien immobilier ni du terrain. Ils les ont obtenus plus tard, par le biais de l’action des mouvements locaux pour l’accès au logement.
25 Situation qui n’est pas isolée. Girault et al. font la même observation au Brésil (2014).
26 Comme en a fait part la coordinatrice nationale du programme en entretien (novembre 2010).
27 Le rôle des intermédiaires dans l’application des politiques publiques est central et mérite un examen poussé que nous n’avons pu mener dans le cadre de cette contribution. Ce sont en effet eux qui « modèlent » concrètement les programmes, d’un côté parce qu’ils sont amenés à les adapter à une grande diversité de terrains, et parce qu’ils informent l’État qui peut alors modifier son offre. Ces structures sont en plus d’une très grande diversité (publiques, privées, plus ou moins grandes, religieuses). Au final, en poussant l’image, on pourrait dire qu’il y a autant de programmes que de structures intermédiaires.
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