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Traduire la mémoire culturelle

À propos de Cadeau d’adieu de Vladimir Tasić

p. 157-164


Texte intégral

1Professeur de mathématiques à l’université du Nouveau-Brunswick (Canada), amateur de musique électronique, philosophe confirmé bien que refusant tout engagement académique, auteur de deux recueils de nouvelles et de trois romans distingués par de nombreux prix, Vladimir Tasić (né en 1965) est devenu en l’espace d’une décennie la figure majeure de la littérature serbe contemporaine. À la fois absent du débat public du fait de son éloignement géographique et situé au centre de la vie littéraire serbe de par la qualité de son œuvre, il occupe la place du témoin de son époque restée tragiquement vacante après que les meilleurs parmi ses confrères ont abandonné toute ambition de raconter sous une forme littéraire authentique l’Histoire récente des Balkans. Cette désertion, d’ailleurs, mériterait une étude psychanalytique et culturelle. Elle marque la défaite de la figure du témoin-écrivain que la culture européenne a mis presque un siècle à constituer, puisque celle-ci est née dans les tranchées de la Grande Guerre et a mûri dans les ghettos des années quarante. Rien de tel, donc, dans cette partie du Vieux Continent. Ou très peu. Et de mauvaise qualité.

2Situé, de par sa biographie, entre deux grands espaces aux sensibilités politiques, sociales et intellectuelles différentes (l’Europe et l’Amérique du Nord), Tasić l’est aussi sur le plan historique puisqu’il a connu de l’intérieur le communisme et le néo-libéralisme. Ce sentiment de la fracture, qu’il partage avec la génération au nom de laquelle il s’exprime et qui s’accompagne dans son cas personnel d’une expérience de la guerre civile vécue à distance, constitue la source fondamentale de son univers romanesque, tout au moins de son œuvre majeure, Cadeau d’adieu1.

3 Avec ce roman, Vladimir Tasić, qui pourtant se revendique du paradigme postmoderne basé sur le doute quant à la possibilité d’une histoire objective, offre à son public le récit du témoin manquant. Non des combats qui ont eu lieu en Slavonie, en Krajina, en Bosnie et au Kosovo, mais bien des migrations désespérées de la génération qui a refusé de s’engager militairement sans pouvoir pour autant changer la donne politiquement et qui, de ce fait, a choisi la voie de l’émigration. Le héros de Tasić est un témoin qui ne connaît ni la gloire ni la bravoure. Un personnage évanescent et dépourvu de relief, sans courage dans la vie quotidienne ni virilité historique. C’est un médecin qui vend ses compétences à une multinationale ayant installé l’une de ses filiales dans une bourgade canadienne dont, ainsi qu’il le précise en s’adressant à ses lecteurs, « vous n’avez jamais entendu parler ». Cadeau d’adieu témoigne pour ceux qui n’ont pas fait l’Histoire. Il est la voix susurrante d’une masse humaine sans forme ni vertèbres, ombre impuissante des grands événements, dont le seul mérite semble être d’avoir grossi les rangs des immigrants hautement qualifiés qui ont envahi le Canada dans les années 1990. Tout chez cet homme est banal. Banale est son émigration, comme le sont son métier et l’endroit où il a abouti. Tristes sont son quotidien et sa solitude. Sans intérêt ses passe-temps et ses envolées lyriques. Sans avenir, enfin, son mariage sans enfant. Dégâts collatéraux de la fin d’un monde – de l’échec historique du communisme réel –, le héros et son épouse disparaîtront sans laisser de traces dans un pays aride aux confins du monde qui ressemble plus à une confortable prison qu’à la démocratie tant rêvée. Seul leur survivra, peut-être, leur chien, symbole monstrueux de leur impuissance honteuse à agir dans l’Histoire, dont ils ont été, dès le début, des perdants radicaux.

Fragments du réel

4Revenons au fait littéraire : Cadeau d’adieu se présente sous la forme de l’autobiographie incomplète d’un jeune médecin serbe exilé au Canada. Sa vie insipide change du tout au tout le jour où il reçoit par la poste l’urne contenant les cendres de son frère. La date, que l’auteur note avec précision, est importante : le 12 décembre 2000, c’est 68 jours après la chute du régime de Slobodan Milošević (5 octobre 2000), c’est surtout le jour où la Cour suprême des États-Unis a cassé un jugement de la cour de Floride, annulant un recomptage manuel des bulletins de vote et faisant ainsi de George W. Bush le vainqueur des élections présidentielles. Cette datation historique donne le cadre de référence géopolitique dans lequel Tasić entend placer son récit. Bien que, dans les deux cas, il s’agisse incontestablement d’un changement d’époque – l’arrivée au pouvoir de George W. Bush sonne, aux États-Unis, le glas d’une relative prospérité économique ; la chute de Milošević clôt dix années d’isolement international et laisse place à la difficile reconstruction de la Serbie démocratique –, la référence « américaine » semble peser sur la balance narrative avec plus de poids que la vague allusion à la « révolution d’Octobre » serbe. Ce choix de l’auteur nous dit aussi que le récit, bien qu’il porte exclusivement sur l’histoire d’une génération (celle des années soixante) et d’un pays (la Serbie), est raconté d’un point de vue extérieur. Même s’il appartient incontestablement à la littérature de l’exil, Cadeau d’adieu n’offre pas à son lecteur une intrigue chronologiquement ordonnée, ponctuée des moments-clés qui ont marqué les chemins de l’exil et, de ce fait, ne relève ni des mémoires ni du roman de formation. En place d’une épopée, l’auteur offre un vaste tableau composé d’une multitude de passages, de segments, d’instants arrachés à l’oubli, renvoyant pour la plupart à la vie d’avant. L’assemblage et la fusion des images mémorielles sont le principe de Cadeau d’adieu, lequel permet d’évacuer de l’espace romanesque l’intrigue traditionnelle au profit d’une nouvelle dynamique narrative basée sur la réorganisation d’un réel émietté. Il serait même possible d’évoquer la notion d’alchimie dans la mesure où la mise en contact des éléments, par définition inertes lorsqu’ils demeurent séparés, libère une forme d’énergie qui anime ce récit et le fait muer en un essai métafictionnel sur l’art, l’exil et l’identité. Il est remarquable que ce jeu structurel devient, au fur et à mesure que le récit progresse, un sujet à part entière : il capte l’attention du lecteur en découvrant progressivement sa propre logique soumise aux lois de l’esthétique plus que du réel qu’il est censé refléter.

5L’architecture de l’œuvre, que l’on vient de décrire de manière fort incomplète puisqu’elle ne rend pas compte de la maestria stylistique avec laquelle Tasić parvient – en s’inspirant du modèle musical, notamment celui du concerto – à faire de longues digressions sans rompre pour autant le fil de l’intrigue principale, contient une autre dualité qui vient se superposer à celle déjà évoquée entre le passé et le présent. De fait, le narrateur fait continûment référence à deux contextes culturels différents : serbe et occidental. Bien que, dans les deux cas, la fragmentation narrative soit de règle, ces deux grands pôles d’attraction assument des fonctions symboliques opposées : l’évocation de la culture serbe soutient logiquement le récit autobiographique du narrateur en soulignant ses origines nationales ; la référence à un cadre culturel plus large est le moyen de proposer une réponse au problème de l’identité dans le contexte de l’émigration, puisque le tissage intertextuel de renvois, de citations ou d’allusions à la culture occidentale place le narrateur au niveau supranational et suggère que l’identité n’est pas une propriété imposée à l’individu par le hasard de la naissance et des contingences historiques, mais une qualité humaine que l’on peut acquérir grâce à son libre-arbitre. C’est ainsi que, dans ce court roman dont la traduction française compte 130 pages à peine, sont évoqués J.-P. Sartre, A. Wittgenstein, F. Nietzsche, V. Kandinsky, V. Havel, E. Wiesel, L. Janáček, J. Pollock, F. S. Saunders, D. Albahari, D. Kiš, B. Hrabal, A. Schopenhauer, E. A. Poe, R. Descartes, J. Halevi, M. Pavić, H. Miller, J.-A.-D. Ingres, G. Moreau, W. Blake, F. Kafka, Ovide, C. de Médicis, A. Thevet2, Boccace, M. de La Roque, T. Mann, V. Van Gogh, K. Malevitch, P. Mondrian, G. W. F. Hegel, E. Husserl, J. L. Borges, E. Hemingway, Hérodote, S. Dovlatov, S. Zweig… Au fil des commentaires, savants ou ironiques, le narrateur rassemble une bibliothèque intime qui lui confère une identité hybride. La question de l’appartenance nationale qui, dans certains textes d’auteurs exilés, se résume au choix entre l’Ancien et le Nouveau Monde, trouve ici sa résolution dans un dépassement dialectique qui n’est ni un retour à la Serbie ni une agrégation absolue au Canada, mais l’élaboration d’une identité qui dépasse et englobe les deux pays. On comprend mieux alors la fonction des digressions qui désagrègent la structure de Cadeau d’adieu : elles génèrent, au moyen d’une critique permanente de l’héritage principalement européen, un nouveau référent culturel.

6Pour autant qu’il soit impressionnant, le compendium philosophico-littéraire de Vladimir Tasić ne constitue pas un obstacle majeur pour un traducteur expérimenté, la quasi-totalité des ouvrages, des auteurs, des anecdotes ou intrigues évoqués étant largement connus et diffusés dans la plupart des pays occidentaux. La profusion des références savantes, parfois opaques au lecteur peu familier de la philosophie, est en réalité, sur le plan de la traduction, parfaitement transparente. La difficulté ne réside pas dans le domaine de la spéculation philosophique, si chère à Vladimir Tasić puisque c’est précisément dans ce segment que sa culture d’origine s’intègre et communique avec celle – occidentale – qui l’englobe, mais bien dans la sphère opposée, et de prime abord plus facile à comprendre, touchant à sa jeunesse communiste. De fait, rien (ou presque) parmi les objets, habitudes, manières de vivre en ex-Yougoslavie ne trouve de correspondant idéal dans le réel du lecteur français ou américain. Le principal responsable en est la fracture géostratégique qui a maintenu séparées, durant un demi-siècle, deux moitiés de l’Europe. Les années 1980, qui constituent le cadre essentiel de Cadeau d’adieu, bien qu’elles fussent marquées par une franche ouverture du pays vers l’Occident, constituent un imaginaire social et culturel dont la traduction ne peut être qu’approximative et fatalement incomplète. D’autant plus que l’objet matériel, dans l’univers de Tasić, ne joue pas un rôle décoratif dans une intrigue animée d’une puissante dynamique psychologique, mais occupe, au contraire, la place centrale dans la mesure où il capte, conserve, réfracte un monde évanoui dont le récit s’emploie à libérer l’enivrante force de nostalgie. À aucun autre roman la célèbre assertion de Danilo Kiš – « nommer, c’est créer » – ne s’applique peut-être avec plus de justesse. Dans la poétique de Tasić, la nomination pure remplace souvent l’acte de création proprement dit, Cadeau d’adieu devenant une manière d’archéologie d’une jeunesse centre-européenne qui, dans son esprit aussi bien que dans la profonde humanité du propos, doit beaucoup au Monde d’hier de Stefan Zweig.

7Donnons un exemple : lorsque, dans l’un des épisodes les plus marquants du roman, le narrateur et son frère, assis sur l’escalier d’un supermarché, regardent une rencontre sportive qui se déroule sur le stade voisin, le traducteur ne peut offrir au public français qu’une manière de « translittération » qui aplanit le relief historique dont ce passage tente précisément d’augmenter la profondeur.

C’était le début de l’été. Mon frère et moi étions assis sur l’escalier du supermarché, au rez-de-chaussée de l’immeuble. Nous buvions du jus de pêche et mangions des gaufrettes au chocolat. Sur un terrain proche se tenaient les compétitions sportives d’ouvriers de diverses entreprises. À la mi-temps, le résultat du match de basket entre Yougo-outillage et le Chantier naval était de 3 à 1 en faveur de Yougo-outillage3.

8Deux difficultés sont à relever dans cet extrait. La première touche au contexte social dans lequel se déroule la scène. La plupart des grandes villes de l’ex-Yougoslavie ont vu se développer, après la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux quartiers composés d’immeubles modernes construits sur le modèle français. Souvent la municipalité installait au rez-de-chaussée de ces HLM des petits commerces, services et boutiques d’artisans. Or, à la différence de la France où, à partir des années 1980, ils sont devenus synonymes de pauvreté et d’insécurité, en ex-Yougoslavie ces quartiers n’ont jamais été des territoires délaissés. Au contraire, ils étaient souvent habités par la classe moyenne (à condition toutefois que ce terme ait un sens sous le régime communiste) et offrent aujourd’hui à la littérature serbe un réservoir d’images et de motifs important (ainsi, l’un des plus grands nouvellistes serbes contemporains – Mihailo Pantić –, professeur à l’université de Belgrade et critique littéraire redouté, a consacré une grande partie de son œuvre à la Nouvelle Belgrade de son enfance : immense quartier-dortoir situé en face de la forteresse de Belgrade et de la vieille ville). Pour nous en tenir à notre exemple, traduire « зграда » par HLM rendrait compte du caractère populaire du quartier habité par les héros mais constituerait, sur le plan de la sémantique sociale, une erreur de traduction ; s’en tenir à un simple « bâtiment », comme l’ont fait Gojko Lukic et Gabriel Iaculli, évite de telles erreurs, mais gomme la spécificité du contexte socio-historique. La seconde difficulté que comporte ce passage a trait à l’imaginaire collectif : « густи сок од брескве и чоколадне наполитанке », correctement – et très littéralement ! – traduit en français par « le jus de pêche et les gaufrettes au chocolat », ne rend pas compte de la réalité que l’auteur, né dans les années soixante, évoque, puisque précisément ces deux produits, très largement distribués dans l’ex-Yougoslavie des années soixante-dix, constituaient l’essentiel des goûters des petits écoliers. La tâche du traducteur doit être ici de rendre au lecteur français la saveur d’une époque, de trouver le plus petit dénominateur commun d’une enfance vécue dans le milieu populaire, symbolisé ici par un goûter-type, et dont il convient par conséquent de trouver l’équivalent dans le domaine de la culture française (identifiable peut-être aux marques BN et Yoplait). Il s’agit d’une sorte de symbolique de l’échantillon, puisque l’objectif de l’auteur n’est pas de raconter une aventure particulière mais de rendre vie à une époque à partir d’un objet ou d’un geste emblématique. L’issue de la rencontre sportive et la petite anecdote qui l’accompagne – le vol des vêtements survenu pendant le match – importent peu. C’est la banalité même d’un temps historique, le commun d’un cadre de vie, devenu, dans la solitude de l’exil, un espace-temps mythique, qui donnent un sens à ce passage et motivent l’écriture de Cadeau d’adieu.

9Un autre exemple confirme la lecture que nous venons de proposer. Lorsque le narrateur, déjà installé au Canada, rencontre à l’occasion d’une manifestation culturelle sponsorisée par son entreprise sa future épouse, originaire, comme lui, de Novi Sad, il lui parle de « ce qui lui manque le plus » :

[…] je lui ai parlé du Bronx, un bouge dans l’ancien bâtiment de Mlinpek, où se tenaient autrefois, il y avait longtemps, les concerts du groupe Coprokofiev (elle n’en avait jamais entendu parler). Je lui ai dit que mon frère avait gagné l’argent pour s’acheter une guitare électrique Ibanez en portraiturant au fusain des touristes sur la côte adriatique ; qu’il avait échangé cette guitare au manche courbe contre un synthétiseur d’occasion, que Firci, le percussionniste du groupe Luna, avait auparavant acheté au futur leader de la Ligue social-démocrate de Voïvodine ; que ce synthétiseur, qui ne marchait que si Firci le rouait d’abord copieusement de coups, mon frère l’avait bientôt offert à un pote dans le garage duquel répétaient les groupes Couleurs, La Ville et Programme Multicolore, qui se produisaient toujours ensemble, avec Luna ; que certains de ces groupes avaient enregistré des disques, joué à Belgrade, Zrenjanin, Pancevo, et Vienne, et avaient fait une apparition sur MTV ; qu’au moins un des membres de chacun de ces groupes a plus tard publié un livre de poésie ou de prose ; que mon frère a fini par revenir à la guitare sèche avec laquelle il savait faire des merveilles, transformant une mélodie de Satie en une chanson folklorique macédonienne dont je n’arrive pas à me rappeler le titre ; mais que, tout compte fait, ce qui à moi me manquait le plus, c’était l’époque de ses concerts avec Coprokofiev, au Bronx, époque où tout le monde semblait faire de la musique, ou, si tous n’en faisaient pas, en écoutaient, du moins, dansaient, faisaient venir par commande sur catalogue des disques de la maison Recommended Records de Londres et ouvraient chaque colis comme s’il contenait quelque chose qui pouvait changer l’avenir4.

10Bien qu’il fasse partie d’un récit fictionnel, ce passage abonde en références historiques et culturelles réelles. Tous les noms des groupes évoqués sont authentiques. Ils se réfèrent aux formations qui ont marqué une période dans l’histoire de la musique populaire yougoslave. Leur apparition sur MTV, alors même qu’ils venaient d’un pays communiste, est avérée. Les noms des personnes, en premier lieu celui de Firci, de même que l’évocation d’un parti dont la ligne politique est discutable, participent du même régime d’attestation factuelle. Enfin, la compagnie Recommended Records de Londres a réellement existé. Mais, au-delà de cette accumulation encyclopédique des débris d’un monde disparu, dont la fonction poétique est évidente et s’inspire des recherches modernistes qui ont connu, dans la littérature serbe, une renaissance avec Sablier (1972) de Danilo Kiš, c’est le tableau historique d’un pays saisi à un moment précis qui est ici en jeu, puisque toutes ces bribes multicolores pointent vers le même fond kaléidoscopique : celui d’un pays qui, avec un optimisme naïf, croyait pouvoir dépasser son propre destin. Chaque nom évoqué dans ce passage mériterait une explication sociopolitique, historique ou géographique circonstanciée. Il imposerait une exégèse et une périphrase plus qu’une traduction, puisque c’est dans le domaine de la culture populaire anglaise et américaine qu’il faudrait chercher les noms qui pourraient reproduire en français, anglais, allemand, les puissantes vagues de nostalgie dont on entend le ressac entre les lignes de Cadeau d’adieu.

Traduction et postmodernité

11L’œuvre de Vladimir Tasić est une remémoration de la dernière décennie de paix en ex-Yougoslavie (1980-1991), dans laquelle le narrateur-auteur évite de longues descriptions ou des mises en contexte socio-historiques. À la place, il évoque des noms d’artistes ou d’hommes politiques, des lieux, des marques de vêtements ou des produits alimentaires – tous inconnus en Occident –, ou propose des scènes tirées de la vie quotidienne sous le communisme du maréchal Tito dont la fonction est de jouer le rôle d’échantillons sensoriels d’une réalité révolue. L’œuvre fonctionne comme une structure composée de stimuli adressés à un lectorat particulier, mais non reconnus par le public étranger, stimuli qui permettent, tels un parfum, un son ou un mot, de rappeler – à celui qui l’a vécu – l’histoire commune d’une génération perdue. Mais cette structure semble se renverser, se tordre pour introduire en son centre ce qui couvre sa surface, récupérant de ce fait la forme du récit pour en faire le sujet du discours. La question de la culture mineure, qui est assurément l’un des grands thèmes de cette œuvre, peut-être même son unique sujet, celui précisément qui a commandé le choix de la forme, conduit l’auteur à thématiser la question de la traduction, entendue non seulement dans le sens technique de passage d’une langue à l’autre, mais aussi de production des conditions de compréhension nécessaires à sa réception. En témoignent de nombreux passages réflexifs consacrés à la tension entre la civilisation et la culture, mais aussi, de manière plus voilée, ceux portant sur le rapport entre le temps et le caractère, l’espace et l’identité.

12La question de la traduction d’une prose qui, par un tour de force remarquable, connote plus qu’elle ne dénote est intégrée à l’œuvre dont elle façonne la poétique, dans la mesure où celle-ci est dérivée du commentaire biographique (analyser l’histoire d’une génération emportée par la guerre civile) et philosophique (se forger une nouvelle identité en discutant certains des textes majeurs de la civilisation occidentale). Lorsque le narrateur tente de surmonter la fracture identitaire qui le menace, du fait de son exil, en s’agrégeant au cadre global d’une civilisation, il offre une réponse symbolique au problème concret de la traduction de l’œuvre dont il est le héros. Ce faisant, il rappelle allusivement le jugement de Milan Kundera selon lequel l’Europe centrale était un Occident kidnappé par le communisme. Cadeau d’adieu rappelle cette réalité dans l’affirmation même de l’impossibilité d’un partage du sensible – pour reprendre les termes de Jacques Rancière – dont il est à la fois le symptôme et le commentaire. À la place, on ne peut offrir qu’une nostalgie de l’unité, c’est-à-dire aussi de la traduction parfaite :

En sortant du restaurant [du musée] j’ai remarqué une rangée de vitrines qui contenaient des manuscrits, des esquisses, des lettres, des articles de journaux et de revues jaunis. Sur une des revues se détachait, imprimé en caractères cyrilliques, le titre Zénith. À côté, il y avait un long texte sur l’avant-garde belgradoise, les zénithistes et Ljubomir Micić. Je me suis toujours défié de l’avant-garde et de Belgrade, et conséquemment, par suite logique, de l’avant-garde belgradoise. […] Et pourtant… dans ce musée municipal d’Amsterdam, une certaine fierté s’est éveillée en moi. Tiens, me suis-je dit, c’est aussi une partie de l’Europe. Il se pourrait bien que tout le concept d’avant-garde, tout ce laïus sur le futur, les constructions géométriques, les machines pépiantes, sur la culture des cultures dans les boîtes de Petri et le coloriage du plan astral, il se pourrait bien que tout ça n’ait été que spéculations oiseuses ; mais en ce temps-là, et même plus tard, le monde allait prétendument quelque part, et Belgrade marchait de front avec lui5.

13Cadeau d’adieu est ce qui reste du rêve moderne du progrès et de la communion dans la culture. Pour être réellement rendu dans une langue étrangère, il appellerait une permanente explication de la référence, un commentaire du commentaire, un métadiscours second. Cette prolifération de la glose, dans laquelle il n’est pas interdit de percevoir une joyeuse stratégie auctoriale, aboutirait ainsi à une prose notulaire qui développe, creuse, réécrit le canevas fictionnel donné et, ce faisant, affirme sa nature postmoderne. Il est certain que Vladimir Tasić serait ravi d’une telle réalisation.

Notes de bas de page

1 Опроштајни дар, Светови, Нови Сад, 2001 ; trad. fr. de Gojko Lukić et Gabriel Iaculli, Cadeau d’adieu, Montréal, Les Allusifs, 2003.

2 André Thevet, Les singularités de la France antarctique, 1557, édition intégrale établie par Franck Lestringant, Paris, Chandeigne, 1997.

3 Vladimir Tasić, Cadeau d’adieu, op. cit., p. 52.

4 Ibid., p. 130-131.

5 Ibid., 70.

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