La figure du traducteur dans Señales que precederán al fin del mundo (2009) de Yuri Herrera et Butamalón (1994) de Eduardo Labarca1
p. 119-127
Texte intégral
1Ce travail s’attache à la figure du traducteur dans deux romans qui abordent la problématique de la frontière au nord du Mexique et dans la région de l’Araucanie (Sud du Chili). Plus particulièrement, il s’agit d’examiner les reconfigurations identitaires générées par le phénomène de la traduction dans les zones de passage.
2Dans le roman2 de l’écrivain mexicain Yuri Herrera, la protagoniste Makina, standardiste polyglotte, devient une migrante mexicaine qui traverse la frontière Mexique – États-Unis à la recherche de son frère, établi de l’autre côté. Le voyage qu’elle entreprend, à la fois physique et métaphorique, la transforme en messagère et herméneute du monde qui l’entoure. La traduction devient un outil de survie qui lui permet de surmonter les obstacles et qui participe à sa régénération identitaire.
3 Dans Butamalón3 (terme en mapudungun4 qui signifie la « grande révolte »), de l’écrivain chilien Eduardo Labarca, l’intrigue principale introduit le personnage du Traducteur, dépourvu de nom, qui vit dans une pension médiocre, à Santiago du Chili, à la fin du xxe siècle. Son entourage est constitué par trois personnages fixes, également définis par leur fonction et non par leur nom : la Propriétaire, le Facteur et l’Employée de maison, mapuche, qui est également sa maîtresse, et qui, dans le cours du roman, tombera enceinte de lui. Son frère lutte pour les droits territoriaux des Mapuches au Chili et entreprend des actions qui l’amènent à être considéré comme un terroriste par l’État-nation. Le personnage principal a reçu une commande : la traduction du manuscrit d’un historien étatsunien originaire de Dallas, qui s’intéresse au destin du missionnaire espagnol Juan Barba dans le Chili du xvie siècle – sa traversée de La Frontera (nom donné durant la conquête à la limite entre la Capitainerie générale du Chili et les territoires mapuches), sa transformation en « barbare blanc » et sa participation au butamalón aux côtés des Indiens (los purenes) et contre les Espagnols. La réécriture de cet épisode, qui s’est déroulé en 1598, se concentre sur la figure stigmatisée du prêtre, devenu Indien en captivité, jugé comme traître et effacé des registres officiels de l’Histoire (seules une carte dans le Archivo de Indias et une mention dans la Historia general del reino de Chile. Flandes Indiano écrite en 1674 par Diego de Rosales5 témoignent de l’épisode). Selon le spécialiste chilien de littérature coloniale Gilberto Triviños6, la figure de Juan Barba est la preuve du passage inconcevable du blanc à l’Indien. Dans le roman, l’expérience de la traduction est un échec, mais elle donne lieu à l’émergence d’un nouveau récit, par le biais d’une métalepse narrative qui engendre l’interpénétration progressive des personnages du Traducteur et de Juan Barba. Cette opération met en péril la vraisemblance de la traduction tout en révélant l’histoire cachée par le discours national.
4Les deux récits présentent une double traversée, territoriale et symbolique, dans laquelle la figure du traducteur subit un dédoublement de son identité au cours d’un voyage qui souligne les limites de la traduction et qui met en lumière le problème de l’écriture de l’Histoire. Tandis que dans Butamalón les deux histoires sont convergentes et fusionnent, Señales expose une structure circulaire, à l’intérieur de laquelle est néanmoins mis en évidence le chemin à la fois linéaire et double de Makina. Les deux principales figures de traducteur dans les œuvres opposent une résistance à l’hégémonie de l’histoire officielle, sans toutefois faire entendre leur voix dans un espace légitimé. Ainsi, l’œuvre littéraire devient la seule dépositaire de leur histoire passée sous silence. En premier lieu, les caractéristiques et les motivations des traducteurs se détournent du registre professionnel et dénotent davantage une nécessité de survie et/ou de compréhension du monde qui les entoure. Le motif du miroir, présent dans les deux romans, renvoie à l’autre identité acquise progressivement par les deux traducteurs. L’espace de la frontière, lieu de marge et à la fois lieu privilégié d’hétéroglossie, constitue dès lors l’enjeu des traductions qui interrogent les limites de la civilisation et de la barbarie. Enfin, la pratique et le rôle de la traduction, qui s’inscrit dans une volonté de faire affleurer l’histoire tue ou dissimulée, de montrer le registre et les modalités d’apparition des différentes langues en présence (espagnol, mapudungun, anglais), sont liés au déplacement et à la représentation de l’espace.
La traversée des miroirs
Motivations et types de traducteurs
5Dans Butamalón apparaît une multiplicité de traducteurs (les traducteurs concurrents, Juan Barba, les interprètes indiens et espagnols pendant la guerre d’Arauco) mise en exergue par le Traducteur lui-même, qui, de façon paradoxale, ne commencera jamais la traduction commanditée. Le premier chapitre, intitulé « Invocación », constitue un monologue intérieur ; il présente les motivations intimes du Traducteur liées à son origine métisse ainsi que la description du parcours de l’auteur du manuscrit à traduire, l’historien de Dallas (nom également du feuilleton télévisé suivi assidûment par la propriétaire) qui recherche des traces de Juan Barba. Le Traducteur y interpelle sa propre mère et plus particulièrement sa langue maternelle, le mapudungun, la langue de la tendresse. S’opposent alors certains mots de cette langue soumise, aux mots du père conquérant, l’espagnol, tension qui parcourt tout le roman. La motivation principale du Traducteur réside dans la nécessité de sortir du mutisme les oubliés de l’Histoire. Le doute concernant la véracité du manuscrit s’installe aussitôt, ainsi que l’incertitude quant à la réussite de la traduction. De fait, le Traducteur n’honorera jamais sa tâche (ou du moins celle prétextée), justifiant son échec par l’illégitimité de la figure de l’Historien. Cela ne l’empêchera pas de procéder à l’écriture de l’histoire du père Juan Barba, produit de la lecture soutenue d’archives et de textes historiques. Le Traducteur devient dès lors un inventeur qui souhaite s’extraire du présent pour l’observer à distance. Dans la solitude de sa chambre débute ainsi le récit du passé de son pays, qui s’inscrit dans les traces du prêtre et d’autres personnages historiques. À l’instar de Juan Barba, captif des Indiens, le Traducteur s’interne dans cette pension pour faire une entrée fracassante dans l’écriture de l’histoire du Chili, afin de « violer indiscrètement le passé » (« violar indiscretamente el pasado7 ») de la guerre d’Arauco, ce qui provoque le dédoublement de son identité et le sacrifice de son équilibre précaire.
6Si le Traducteur chez Labarca se donne la tâche de réécrire l’Histoire depuis une perspective inversée, l’interprète-traductrice Makina, chez Herrera, s’inscrit dans une démarche similaire. Sa fonction première, celle de standardiste dans son village, est d’abord caractérisée par la métaphore de la porte. Elle représente une interprète des affects des relégués de l’histoire, des migrants qui ont confiance en sa voix, en sa capacité de traduire prudemment leurs préoccupations. Ainsi, la maîtrise des trois langues est savamment dosée. Elle connaît le danger du délayage et la valeur du silence. Personnage charnière, elle assure la fluidité du dialogue entre les membres de sa communauté grâce à sa capacité de traduction :
A veces, era gente de los pueblos de por ahí la que llamaba y ella contestaba en lengua o en lengua latina. A veces, cada vez más, llamaban del gabacho; éstos frecuentemente ya se habían olvidado de las hablas de acá y ella les respondía en la suya nueva. Makina hablaba las tres, y en las tres sabía callarse8.
7Ancrée dans un lieu fixe, elle décidera néanmoins, pour des raisons familiales, de devenir une migrante et fera le récit de son expérience de la traversée de la frontière, devenant la porte-parole de tous les migrants.
Le miroir du temps : métaphore du dédoublement
8Dans les deux romans, les deux protagonistes traducteurs expérimentent un face-à-face avec le miroir qui détermine leur entrée dans le monde du voyage. Dans Butamalón, deux moments se rattachent à l’exercice du miroir. Au début de la narration, le reflet que renvoie le miroir au Traducteur d’un homme barbu, négligé lui révèle sa décision de s’enfermer dans la traduction et de ne sortir de la pension qu’après son achèvement. À la fin du roman, il fait de nouveau face au miroir et aperçoit alors « son crâne tonsuré, le visage tordu, les yeux perdus, sanguinolents » (« su cabeza tonsurada, la cara torcida, los ojos extraviados, sanguinolentos9 »), image qui correspond au personnage de Juan Barba.
9Dans Señales, Makina, lorsqu’elle se rend dans les repaires de los duros, les mafieux qui l’aideront à traverser la frontière moyennant un échange, s’arrête dans une galerie de miroirs : « Miró los espejos : al frente estaba su espalda ; miró detrás y sólo halló el interminable frente curvándose, como invitándola a perseguir sus umbrales. Si los cruzaba todos eventualmente llegaría, trascurvita, al mismo lugar ; pero de ese lugar desconfiaba10. » Cette image démultipliée reflète celle de son identité fragmentée. La profondeur du miroir indique les étapes qu’elle devra franchir avant d’arriver au lieu qui ne dit pas son nom, lieu de l’ambivalence et du mystère qui laisse augurer de son destin. Le miroir constitue le seuil de l’entrée dans l’ambiguïté.
Zones de frontières : espaces de Babel
Littératures de frontière
10L’étude de la littérature de frontière s’est développée dans les années 1980 aux États-Unis et en Amérique latine. Elle a pour objet la représentation des problématiques frontalières : flux migratoires, multiplicité des identités, aporie, hétéroglossie. La frontière, chronotope délimitant les dimensions territoriales du pouvoir politique et définissant l’État-nation, constitue un « troisième lieu » hybride pour les théoriciens postcoloniaux (Bhabha, García-Canclini). Elle peut également être vue comme une hétérotopie (Foucault) et un non-lieu (Augé). En définitive, la frontière permet d’observer les phénomènes identitaires entre le moi et l’autre, entre le Nord-Américain et le Latino-Américain, entre l’Espagnol et l’Indien ou entre le métis et l’Indien. David Viñas observe dans la littérature de frontière la présence d’une polyphonie sophistiquée qui a trait au conflit entre l’indigène et le colonisateur, conflit que l’on peut également observer dans Butamalón, œuvre exposant une multiplicité de voix et de registres de langue, reflet d’une certaine confusion identitaire.
11Dans le cas de Herrera, la frontière représentée entre le Mexique et les États-Unis est également l’une des plus étudiées11. Señales s’attache à un voyage double : d’une part, celui depuis l’infra-monde de la mythologie mexica, le Mictlan, lieu du voyage des morts (guidés par le dieu Xolotl) vers leur régénération au gré de neuf étapes, celles-ci apparaissant dans la structure du roman et dans les titres modifiés des chapitres ; d’autre part, celui de la migrante Makina à la recherche de son frère. Dans le même voyage se conjuguent donc deux espaces-temps et deux fonctions qui ont trait à la régénération identitaire. Afin de mener à bien ce périple, la maîtrise de plusieurs langues est essentielle pour la survie du personnage et la perpétuation de sa dignité.
Langues convoquées dans l’espace frontalier
12La frontière est un espace qui favorise la pluralité linguistique. Espace d’union et de fission des cultures, de flux identitaires, il est traversé par les langues qui s’y attachent. Dans les deux romans s’opère une réflexion sur le phénomène de la traduction. Chez Herrera, la traduction est interlinguale (interprétation des signes linguistiques au moyen d’une autre langue, selon la catégorisation de Roman Jakobson). Makina parle trois langues : l’espagnol, le gavache (façon argotique de nommer l’anglais) et une troisième langue qu’elle ne nomme pas mais qui, selon les indices du texte, se réfère au spanglish.
13En revanche, dans le roman de Labarca, à mesure que le Traducteur devrait s’atteler à sa tâche, apparaissent de plus en plus de mots en mapudungun, et un espagnol ancien rappelant le registre de la littérature coloniale. Le jaillissement de la langue étrangère souligne la difficulté de la traduction ou plutôt le parti pris de montrer l’autre langue. Il est intéressant de souligner le glossaire laissé par l’auteur pour avoir accès au sens des mots. La traduction prend place dans deux espaces antagonistes, entre la clôture et l’ouverture : l’espace solitaire de la chambre du Traducteur et l’espace ouvert de l’Araucanie. Le critique chilien Eduardo Barraza, dans une partie de son ouvrage intitulé La rebelión de la escritura, voit dans cette réécriture et traduction manquée la perte de l’horizon épique de la guerre d’Arauco.
Anglais in absentia
14Alors que l’anglais constitue le substrat pour les personnages des romans – le gavache dans Señales et l’anglais du manuscrit qu’il faut traduire dans Butamalón –, il reste une langue de référence non reproduite. Chez Labarca, le seul moment où le problème de la traduction apparaisse, c’est pour mépriser la pauvreté du vocabulaire de l’historien de Dallas (le verbe « to identify » utilisé vingt-trois fois, par exemple, dans une page). Dans Señales intervient une troisième langue, résultat d’« une métamorphose lucide » (« una metamorfosis sagaz12 ») entre l’espagnol et l’anglais, une langue partagée entre la mélancolie et le pragmatisme : « En ella brota la nostalgia de la tierra que dejaron o no conocieron, cuando usan las palabras con las que se nombran objetos ; las acciones las mientan usando un verbo gabacho que es ejecutado a la manera latina, con la colita sonora de allá13. » L’anglais relève dès lors de la nécessité mais également de l’urgence, en particulier lorsque Makina sauve un groupe d’immigrés de l’autre côté de la frontière grâce à la lettre qu’elle écrit en anglais au garde-frontière, une lettre que l’auteur retranscrit en espagnol. Sa maîtrise éloquente de la langue ainsi que son ironie permettent à Makina de désamorcer les clichés sur le migrant mexicain et de neutraliser son interlocuteur, désarçonné, qui finit par les laisser partir.
15L’anglais constitue la langue qu’il faut traduire mais également la langue qu’il faut dominer pour survivre. Hégémonique, elle permet la réévaluation de la culture latino-américaine. Ainsi, dans Butamalón, afin de réévaluer l’histoire coloniale du Chili, il faut passer par le manuscrit d’un historien de Dallas et non par un historien chilien ou latino-américain, ce qui dénote une certaine dérision et témoigne de la difficulté des peuples à prendre en main leur propre histoire. Dans le cas de Señales, les États-Unis représentent le rêve de tous les migrants et l’apprentissage de la langue est essentiel pour déjouer les pièges liés au passage de la frontière. La traduction de l’histoire de la frontière devient un enjeu pour raconter l’histoire des peuples sans voix, une histoire de l’oubli, qui ne bénéficie qu’aux vainqueurs.
Les passeurs d’histoires
Histoire et mémoire dans la littérature
16Dans L’écriture de l’histoire, Michel de Certeau souligne le rôle de cette écriture dans la reproduction d’un « progrès contrôlé d’un vouloir-faire14 » pour la société, qui s’oppose à l’oralité et à la fiction. Cette écriture est détenue par le pouvoir politique, qui fait l’histoire pour une raison qui lui est propre. Dans Figures de l’histoire, Jacques Rancière désigne quatre sens combinables de l’histoire15. Le dernier s’attache au temps de l’histoire, qui n’est pas seulement celui des grands destins collectifs. Ce dernier sens est présent dans les personnages étudiés, qui décident de dévier le projecteur et de tracer ou de retracer l’histoire indicible, celle des muets, celle de ceux qui n’intéressent pas les États-nations auxquels ils appartiennent, la vision des vaincus selon l’anthropologue et historien mexicain Miguel Léon-Portilla. Ils vont, dans un mouvement désespéré, surtout dans le cas du Traducteur de Butamalón, à la conquête de l’histoire dans un espace emblématique pour les États-nations, celui des frontières. Ce mouvement, ou cette initiative de réappropriation de l’histoire au travers de la fiction, semble relever de cette transformation que l’historien François Hartog dénomme le passage de l’Histoire vers la mémoire : « Aussi, de même qu’en 1820, écrire c’était dire un monde nouveau saisi par l’histoire, écrire à la fin du xxe siècle cela devient dire un monde saisi par la mémoire dans lequel le futur s’éclipse, le présent domine et le passé insiste. Ce passé qui ne passe pas ou qui revient16. »
Les barbares de l’Histoire : hégémonie et subalternité en Amérique latine
17Les deux romanciers, chacun à leur manière, procèdent à l’écriture de l’histoire de la frontière. Le rapport à l’histoire collective s’organise selon deux perspectives dans les deux romans : la mémoire migrante et la mémoire collective. Butamalón est considéré comme une Nueva Novela histórica hispanoamericana tandis que Señales relève plutôt de l’écriture de la frontière et de la migration. Dans le premier cas, l’écrivain Eduardo Labarca explique dans un entretien que son livre, à travers la recherche de cette histoire oubliée, tente de comprendre l’histoire récente et plus particulièrement la dictature du Général Pinochet. Barraza le perçoit comme une actualisation de la mémoire collective de la conquête d’Arauco, un roman qui « programme et développe un projet d’écriture pour raconter l’histoire, traduire et interpréter le passé qui se termine en faisant partie du présent. Dans le même temps, apparaît l’inversion de la perception heureuse de la guerre d’Arauco17 ». Juan Barba démasque le discours mensonger des chroniques en utilisant un discours ambivalent, anti-épique. Dans le cas de Herrera, la référence à l’Histoire d’événements précis est absente. Il s’agit d’une histoire sans cesse renouvelée, d’une mémoire migrante.
18Dans les deux cas apparaît le besoin de remédier au silence et de représenter la subalternité, et plus prosaïquement les barbares, les étrangers dans leur propre pays (Mapuches, chicanos) ou dans le pays voisin (Mexicains). Le père Juan Barba subit une évolution dans le roman de Labarca. Parti de Salamanque pour convertir les Indiens barbares et hérétiques, il est fait prisonnier, vit avec les Mapuches et tombe amoureux d’une Indienne. Il rejoint alors l’insurrection mapuche et devient le barbare blanc du récit officiel, faisant l’expérience de la nudité et du syncrétisme religieux. Sa quasi-invisibilité dans la plupart des récits officiels peut expliquer, dans une certaine mesure, le Chili actuel, décrit par Labarca comme un pays sans mémoire et dont les habitants se meuvent au gré de la consommation et du dernier feuilleton télévisé. La relation de pouvoir du Traducteur avec l’Employée de maison mapuche reproduit dans une certaine mesure la relation asymétrique entre l’Indienne et l’Espagnol pendant l’époque coloniale.
19Dans Señales, le barbare est le migrant latino-américain, et plus particulièrement le Mexicain qui croit au rêve américain et traverse au péril de sa vie la frontière. Arrêté de l’autre côté par un garde-frontière et sommé par jeu cruel (motivé par le mépris et les préjugés) d’écrire un poème, un migrant est sauvé de l’humiliation par Makina. Elle écrit la lettre requise établissant un autoportrait ironique des barbares, déjouant ainsi sa signification et montrant sa parfaite compréhension des enjeux de la frontière et de l’hypocrisie du Nord-Américain : « Nosotros somos los culpables de esta destrucción, los que no hablamos su lengua ni sabemos estar en silencio. […] Los que venimos a quitarles el trabajo, los que aspiramos a limpiar su mierda, los que anhelamos trabajar a deshoras. […] Nosotros, los bárbaros18. » Dans les deux romans, la figure du traducteur permet de décrire la transformation de l’identité dans les zones de passage : l’un le fait par procuration, l’autre par expérience, mais en conservant toujours la posture distante de l’observateur.
Le voyage de la traduction : confusion identitaire
20Rodrigo Rojas, dans son ouvrage La lengua escorada19, s’est intéressé au phénomène de la traduction chez quatre poètes chiliens d’origine mapuche. La traduction chez ces auteurs implique un appel à la communauté, signe culturel qui utilise un espace particulier et apparaît au lecteur comme une langue littéraire. Selon Rojas, cette révélation constitue une opération de traduction culturelle qui se joue au-delà de l’activité linguistique, un acte complexe situé à la frontière diffuse entre deux cultures et deux langues. Le voyage de la traduction chez Labarca traduit un échec de la relation au présent. Il faut rester dans le passé, la rédemption du passé permet de modifier l’avenir. Le Traducteur devient Juan Barba, mais dans cette opération il reste dans le passé. En effet, le Traducteur, incapable d’affronter le présent, démontre en permanence sa lâcheté à l’Employée de maison qui est aussi sa maîtresse. Seul le personnage Barba, au gré de son voyage initiatique, assume sa nouvelle identité indienne.
21Chez Herrera surgit cette langue inventée et flexible, jonction de deux langues qui traduit le langage du migrant et son cosmopolitisme divergent ou critique20. Makina fait un voyage initiatique de la traduction. Capable de comprendre les trois langues, seul le voyage réel va lui permettre d’en comprendre les enjeux culturels.
Conclusion
22Dans les deux œuvres, participant d’une critique et d’une révision de l’histoire coloniale dans les zones de frontière, émergent deux traducteurs-interprètes. Tandis que chez Labarca la parodie et la désacralisation de l’épopée remettent en question l’écriture officielle de l’Histoire et donnent à lire la mémoire subjective du peuple chilien et mapuche, chez Herrera le personnage principal entreprend un voyage épique postmoderne et confère aux migrants une mémoire double, ancienne (culture précolombienne) et future (la nouvelle langue). Le voyage de la traduction est un processus de connaissance de soi. La traduction oscille entre folie et régénération, entre histoire nationale et histoires sans mémoire.
Notes de bas de page
1 Ce travail s’inscrit dans le projet de recherche Fondecyt Regular n° 1151147, financé par le gouvernement chilien et intitulé « Historia y memoria en la literatura de frontera : Butamalón (1996) de E. Labarca, Señales que precederán al fin del mundo (2009) de Y. Herrera, Waiting for the Barbarians (1980) de J.M. Coetzee y Le Rivage des Syrtes (1951) de J. Gracq ». Certains éléments de l’analyse se trouvent dans mon introduction au livre Afpunmapu / Fronteras / Borderlands. Poética de los confines : Chile-México.
2 Yuri Herrera, Señales que precederán al fin del mundo, Cáceres, Editorial Periférica, 2009.
3 Eduardo Labarca, Butamalón, Buenos Aires, Muchnik Editores, 1994.
4 Langue parlée par le peuple mapuche au Chili et en Argentine.
5 Consulter Eduardo Barraza, De La Araucana a Butamalón : El discurso de la conquista y el canon de la literatura chilena, Valdivia, Estudios Filológicos, 2004.
6 Gilberto Triviños, La polilla de la guerra, Santiago de Chile, Editorial La Noria, 1994.
7 Ibid., p. 145.
8 Ibid., p. 20 et 22 : « Quelquefois c’était des gens des villages alentour qui appelaient et elle répondait dans la langue d’autrefois ou en langue latine. Parfois, et de plus en plus souvent, on appelait du pays des Gavaches ; souvent, ces gens avaient oublié les langues d’ici et elle leur répondait dans cette autre langue qu’elle avait apprise depuis peu. Makina parlait les trois et, dans les trois, elle savait se taire. »
9 Eduardo Labarca, op. cit., p. 389.
10 Yuri Herrera, op. cit., p. 21 et 25 : « Elle regarda les miroirs : devant elle, elle voyait son dos ; elle regarda derrière elle et elle vit la façade interminable devenir courbe, comme l’invitant à poursuivre ses seuils. Si elle les traversait tous, peut-être arriverait-elle, après le dernier virage, au point de départ ; mais ce lieu ne lui inspirait aucune confiance. »
11 Pour la littérature, voir, entre autres, les ouvrages et les articles de Gloria Anzaldúa, María Socorro Tabuenca, Emily Hicks, José Saldívar, Pablo Vila et Roxana Rodríguez.
12 Yuri Herrera, op. cit., p. 75-76.
13 Ibid. : « En elle bourgeonne la nostalgie de la terre qu’ils ont quittée ou qu’ils n’ont pas connue, surtout quand ils utilisent des mots qui permettent de nommer des objets ; mais les actions, ils les expriment en recourant à des verbes gavaches qu’ils traitent à la façon latine, avec une extrémité sonore venue de là-bas. »
14 Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 15.
15 Jacques Rancière, Figures de l’histoire, Paris, PUF, 2012, p. 57-63. 1) recueil de ce qui est digne d’être mémorialisé. 2) composition exemplaire des moyens expressifs (disposition des formes). 3) mouvement orienté vers un accomplissement, définissant des conditions et des tâches, de l’heure, des promesses d’avenir mais aussi des menaces pour qui méconnaît l’enchaînement des conditions et des promesses (puissance ontologique). 4) l’étoffe nouvelle dans laquelle sont prises les perceptions et les sensations de chacun. Le temps de l’histoire n’est pas seulement celui des grands destins collectifs.
16 François Hartog, Temps de l’histoire, temps de la littérature. Réflexions sur la conjoncture contemporaine, Fabula / Les colloques, Littérature et histoire en débats, URL : http: //www.fabula.org/ colloques/document2150.php, consulté le 29 juin 2014.
17 Eduardo Barraza, De La Araucana a Butamalón : El discurso de la conquista y el canon de la literatura chilena, Valdivia, Estudios Filológicos, 2004, p. 218. (Ma traduction.)
18 Yuri Herrera, op. cit., p. 111-112 et p. 114 : « Nous sommes responsables de cette destruction, nous qui ne parlons pas votre langue et ne savons pas nous taire. […] Nous qui venons vous piquer votre travail, nous qui aspirons à nettoyer votre merde, nous qui souhaitons travailler à n’importe quelle heure. […] Nous, les barbares. »
19 Rodrigo Rojas, La lengua escorada. La traducción como estrategia de resistencia en cuatro poetas mapuches, Santiago, Lom, 2009. Il s’agit d’un terme nautique ; l’auteur l’utilise pour signifier une langue oblique, inclinée.
20 Pour ces concepts, voir les ouvrages de James Clifford et Walter Mignolo.
Auteur
ILCL, Pontificia Universidad Católica de Valparaíso
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