Entre les montagnes et les confluents, les chants du pays natal voyagent
Comparaison de traductions de poèmes tibétains migrants
p. 87-98
Texte intégral
1Comme Rolf A. Stein le précise, la traduction de poèmes tibétains peut se révéler, de façon générale, délicate :
[…] la traduction de la littérature tibétaine devient presque impossible, quand il s’agit de poèmes, de chants ou d’une certaine prose très particulière, qui se distingue par un rythme rapide, une vie intense et l’emploi d’onomatopées. C’est que, en l’absence des procédés habituels d’autres poésies – rime ou allitération – le rythme et la structure en font toute la beauté. Au Tibet, cette forme s’est maintenue jusqu’à nos jours… elle implique chaque fois une situation émotive ou dramatique, et est caractérisée par un rythme haletant1.
2Traduire les poèmes tibétains migrants d’une langue à l’autre est une pratique encore très rare dans le domaine mondial de la traduction. La thématique du conflit, cependant, inspire des amoureux de la poésie tibétaine, qui expriment à travers elle la souffrance de l’errance dans le pays d’exil et l’attachement profond au pays natal.
3Malgré cette source d’inspiration récurrente, la littérature tibétaine ne possède pas, contrairement à la littérature française, de tradition littéraire lui permettant de décrire directement le conflit, comme c’est le cas par exemple dans le long poème Les Tragiques (1616). Chez Agrippa d’Aubigné, le conflit est l’objet même du poème ; y sont évoquées les guerres de religion où s’affrontent protestants et catholiques dans la France du xvie siècle. Le poète tibétain, pour sa part, ne peut exprimer directement que les émotions que le conflit lui inspire.
4Au siècle dernier, à partir des années cinquante, poussé par des raisons politiques et culturelles ainsi qu’économiques, le peuple tibétain a fui son pays, en emportant sa culture en Occident, en Inde et en Chine. Parmi les Tibétains en exil, certains ont eu recours au poème. Témoignage actif, « il enregistre véritablement non seulement le sentiment des Tibétains, mais aussi leur souffrance depuis les années cinquante2 ». Pour une partie des exilés, la langue du pays d’accueil est devenue non seulement un outil d’intégration, mais aussi un moyen d’exprimer des émotions douloureuses comme le sentiment d’être loin du pays natal, dans l’errance, sans date de retour. Aussi, depuis la première vague d’émigration vers l’étranger à la fin des années cinquante, distingue-t-on trois groupes chez les poètes tibétains migrants, en fonction de leur choix linguistique. Cas fréquent au début de la première vague d’émigration, certains ont conservé le tibétain comme langue d’écriture, tout en vivant en Inde ou dans d’autres pays étrangers. D’autres, exilés en Angleterre et aux États-Unis, ont choisi quant à eux d’écrire en anglais, et forment le groupe des tibétano-anglophones. Les tibétano-sinophones, enfin, sont des Tibétains qui vivent au Tibet ou dans des villes chinoises où la langue dominante est le chinois. Quelle que soit leur identification, tous ces poètes ont eu une même destinée : la traversée des langages.
5Dans le cadre de cet article, j’ai choisi de m’attacher à la comparaison de traductions de poèmes portant sur la question du conflit, en m’intéressant à des textes émanant d’écrivains représentant les trois cas de figures précédemment mentionnés. Plus particulièrement, cette comparaison portera sur trois sources distinctes. La première est l’anthologie poétique intitulée 流亡詩集 西 藏流亡詩作3 [Anthologie des poètes tibétains en exil]. Les poèmes qu’elle présente, œuvres de Tibétains vivant en Inde, ont été traduits du tibétain vers le chinois par un Tibétain sinophone, Sang Jiejia, en collaboration avec un Chinois ayant émigré en Suède, Fu Zhengming. La seconde source est constituée par des poèmes du Tibétain T. N. Shakabpa, qui vit en exil aux États-Unis ; ses textes sont traduits du tibétain vers l’anglais par Molly Chatalic. La troisième source est quant à elle composée de poèmes d’A Lai, figure importante de la littérature tibétaine sinophone, qui a immigré en Chine à la fin des années 1990. Ses poèmes ont été traduits du chinois vers le français par Bernard Allanic et moi-même.
6Dans son approche de la traductologie, tout en soulignant l’importance de la question du sens en traduction, Michel Ballard insiste sur la sensibilité du traducteur qui guide les opérations. Mathieu Guidère reprend cette idée dans Introduction à la traductologie, en la précisant : « À propos du sens (meaning) dans la traduction, la théorie de Nida indique les trois composants du sens de la traduction : le sens référentiel, le sens linguistique et le sens émotionnel4. » Ces trois sens jouent très clairement dans la traduction des poèmes tibétains d’exilés. En m’inspirant de cette théorie, mon analyse se développera donc en trois temps. Chacun des mouvements examinera la spécificité de la pratique poétique de chaque auteur, et ce en fonction de sa situation : poètes exilés en Inde, A Lai immigré en Chine, et T.N. Shakabpa résidant aux États-Unis. Ma lecture s’inspirera également de la théorie de la traduction de Mounin, des travaux d’Ingo Rune et de Hagström. Elle empruntera surtout à l’étude de Newmark, qui porte sur la traduction des métaphores comme vecteur privilégié de l’émotion.
La traduction du conflit : éloge des traducteurs
7« Traduire n’est pas une simple opération de transcodage, mais un processus complexe5. » Le constat est d’autant plus vrai quand il s’agit de traduire des œuvres dont le sujet est politique et dont les auteurs sont inconnus du grand public, comme c’est le cas des poètes tibétains en exil. La traduction, dès lors, exige non seulement des compétences linguistiques, mais également une bonne connaissance du contexte social, culturel et historique des œuvres à traduire. Georges Mounin comparait, de fait, le travail du traducteur à celui de l’architecte ou du médecin (ou à toute autre activité humaine ayant l’homme pour objet). Son travail est, peut être, ou doit être, à la fois une science et un art – un art sous-tendu par une science. La linguistique le montre bien : bon nombre des problèmes rencontrés par le traducteur sont d’ordre non linguistique6. Dans une perspective de domestication, Rune Ingo va jusqu’à écrire que « le traducteur doit être capable de niveler, non seulement les différences entre différentes langues, mais aussi celles entre les cultures, les modes de vie, les situations et les milieux différents7 ». La traduction n’est donc pas une simple opération linguistique : sa pratique engage l’ensemble des sciences humaines. Comme l’écrit Gisèle Sapiro, la traduction est à envisager « comme un vecteur d’échange et de circulation des idées8 ».
8Sur la scène mondiale actuelle, la demande d’indépendance du peuple tibétain attire de moins en moins l’attention. Avec la crise économique, la question du Tibet tend à devenir tabou ; le poids du géant chinois l’emporte sur tout. De ce fait, outre que traduire les poèmes des Tibétains en exil est un travail peu lucratif, il est par ailleurs difficile de trouver un éditeur pour les diffuser. Traduire des poèmes concernant le conflit politique constitue donc un acte volontariste, qui exige par ailleurs une bonne connaissance de la cause de ce peuple. Les traducteurs des poèmes tibétains exilés en Inde, 流亡詩集 西藏流亡詩作 [Anthologie des poètes tibétains en exil], sont eux-mêmes des réfugiés politiques exilés. Intellectuel dissident chinois vivant en Europe, Fu Zhengming s’est opposé à la politique gouvernementale chinoise à la fin des années 1980. Sa vie en exil lui a fait découvrir la souffrance du peuple tibétain occupé, et les mensonges diffusés par le gouvernement chinois depuis l’invasion du Tibet en 1951. Par honnêteté intellectuelle, il a décidé de devenir l’un des porte-parole de ce peuple. Fu Zhengming a ainsi travaillé en collaboration avec le tibétano-sinophone Sang Jiejia, afin d’entreprendre la traduction des poèmes des Tibétains exilés. Cette initiative montre une évolution dans les relations entre la puissance colonisatrice et le peuple colonisé. Même si le peuple chinois ne connaît pas l’histoire du Tibet, cette traduction publiée à Taiwan œuvre pour une meilleure connaissance de la culture tibétaine et l’émergence de la reconnaissance de la vérité sur l’histoire du Tibet. En ce sens, le travail de traduction invite traducteurs et lecteurs9 à comprendre l’errance du peuple tibétain.
9Traduire en chinois la souffrance que le peuple tibétain exprime dans ses écrits, faire connaître la douleur de l’errance, en soulevant la question du conflit politique au Tibet, n’est toutefois pas un acte anodin. Cela va de pair avec une nette prise de position, non seulement intellectuelle, mais également politique, en particulier dans la position de Fu Zhengming, traducteur chinois. Dans la conception gouvernementale chinoise, en effet, la collaboration avec un réfugié politique tibétain et la traduction de poèmes de Tibétains en exil apparaissent comme un acte de trahison envers la Chine. Il faut donc bien du courage pour entreprendre un tel projet. Par ailleurs, la cause tibétaine crée une sorte de frontière invisible. En passant de l’autre côté de la frontière, on peut risquer sa vie sous la pression politique chinoise. Lorsqu’un journaliste demande à Fu Zhengming, en exil depuis les événements de la place Tian’anmen, la raison qui le pousse à traduire des poèmes de Tibétains réfugiés en Inde, sa réponse est claire : en tant que membre du peuple chinois, il se sent coupable envers le peuple tibétain, et estime avoir le devoir de faire connaître au monde la vérité sur le Tibet. Selon lui, en exprimant le sentiment douloureux de vivre dans l’errance, les poèmes tibétains de l’exil dénoncent véritablement la violence politique et militaire au Tibet. Aussi, pour ce Chinois, « traduire la production poétique des Tibétains en exil est-il un acte de compassion et, aussi, un travail pour faire connaître au monde chinois le crime contre l’humanité que perpétue le gouvernement chinois10 ». Le combat contre la violence politique est l’une des principales causes de la traduction des œuvres poétiques tibétaines. Et de fait, commencer à comprendre les Tibétains en exil, c’est d’emblée créer un rapport de force, d’autant qu’aux yeux du gouvernement chinois, on l’a dit, l’acte de Fu Zhengming est un crime contre la Chine. Risquer sa vie pour la liberté, et, en particulier, pour la liberté d’expression, s’inscrit dans l’histoire de la Chine, surtout depuis que le PCC est au pouvoir. Le geste de Fu Zhengming s’inscrit pleinement dans cette tradition.
10Ces traductions, plus que toute autre peut-être, montrent combien la traduction d’une œuvre doit toujours être considérée dans son environnement global, ce que souligne Edmond Cary dans son ouvrage La traduction dans le monde moderne :
C’est une opération qui cherche à établir des équivalences entre deux textes exprimés en des langues différentes, ces équivalences étant toujours nécessairement fonction de la nature des textes, de leur destination, des rapports existant entre la culture des deux peuples, leur climat moral, intellectuel, affectif, fonction de toutes les contingences propres à l’époque et au lieu de départ et d’arrivée11.
11Dans le cas présent, traduire depuis la langue tibétaine vers le chinois devient une opération de transmission. À travers le langage, il s’agit de communiquer le sentiment d’exil et, par là, la vérité, avec l’espoir de provoquer une certaine compréhension au sein du peuple chinois.
Traduire la métaphore du conflit
12Afin d’éclairer l’opération que constitue la traduction, Charles R. Taber souligne le fait que « le sens du texte original est essentiellement identique à la structure, c’est-à-dire au contenu, conceptuel et affectif du message du texte. Il faut à tout prix transférer d’une langue à l’autre le sens du texte original12 ». Dans leur travail, les traducteurs de poèmes tibétains tentent de respecter cet impératif.
13Imprégnés d’une littérature traditionnelle nourrie d’un imaginaire métaphorique, les poètes tibétains, quel que soit leur lieu d’exil ou d’immigration, trouvent tous leur inspiration dans cette tradition et, en particulier, dans la représentation qu’elle propose de la souffrance et de la quête de l’identité perdue. Cependant, on peut repérer une différence majeure dans leur écriture : l’usage de la métaphore, en particulier si l’on compare la poésie d’A Lai, poète tibétain exilé en Chine, à celle des poètes tibétains vivant en Occident. A Lai, éduqué dans la culture chinoise, a acquis une très bonne connaissance de la littérature classique chinoise et de sa poésie, laquelle tire principalement sa beauté de l’usage des métaphores. Plus le langage poétique multiplie les métaphores, plus l’inspiration semble riche. Susciter l’imagination du lecteur n’est pas chose facile. La bonne métaphore peut faire merveille, parce qu’elle peut rendre moins abstraits, plus facilement appréhendables des éléments complexes. Si le conflit politique est la cause première de la souffrance et de l’errance, à cette douleur s’ajoutent celle de voir son pays natal occupé par une colonisation sanglante, destructrice, et celle de ne pas pouvoir vivre sa propre culture dans son propre pays. Dans la mesure où il vit en Chine, A Lai ne peut exprimer directement de telles réalités. Il doit traduire ces souffrances à partir d’un répertoire spécifique, et notamment par le biais de certaines images et tournures appropriées. Ce traitement métaphorique rend plus délicats le choix des mots retenus ainsi, bien sûr, que la compréhension du véritable sens de la métaphore. Sous la plume du poète A Lai, le conflit qui hante sa conscience politique et son combat pour la survie est souvent exprimé à travers des phénomènes tirés de l’observation de la nature, ou par le biais de métaphores liées à des événements éphémères qui frappent l’environnement très dégradé du Tibet. Fondés sur des métaphores évoquant le milieu naturel, les poèmes d’A Lai deviennent, en ce sens, abstraits. Dans les images, au sein des strophes, se cachent l’identité et l’émotion du poète. À cause du contexte social et pour des questions de survie, A Lai ne peut qu’exprimer métaphoriquement sa souffrance profonde au sein de la société chinoise. Dans un tel cas, afin de respecter la forme du poème et son identité tibétaine, la traduction du chinois vers le français emprunte à la stratégie de la traduction communicative définie par Newmark13 pour rendre la métaphore. Elle tente de reproduire la même image, tout en veillant à ce que les mots retenus assurent la compréhension de la métaphore par le lecteur français. Voici un poème d’A Lai qui aborde la question du conflit, tout en la transférant sur l’environnement tibétain. Face à la destruction de la nature, le poète éprouve de la colère, mais il ne l’exprime pas de manière directe. Pour se protéger, prudence oblige, il écrit :
信扎
梭磨河 ! 梭磨河
我拆读你辗转而来的信札
信中说大片森林也被彻底摧毁
富于情感的长歌与饱含树汁的神秘传说
都被烈日暴晒在累累砾石中间
山坡像一张死兽身上的腐皮
你知道那个老人
和大家一样给最初的卡车备下大堆饲草
他家祖孙三代被泥石流埋葬
百兽已不复存在
许多村口却贴上了禁猎的布告
啊,故乡的河流
你的来信字母中喷吐着焦灼的火焰
我看见你岩额头上皱纹深深的摸样
在下游大河中喝到的水尽是你的泥沙
这些泥沙孕育过种子的胚芽
被露水沁润后印满百鸟的足迹’
啊,这些泥沙现在硌在
我的齿缝和大脑沟回中间
神经束中间,落在我运力的肌腱中间
行走的时候叫我难受
信纸铺在我的面前
杯中苦涩的啤酒的泡沫渐渐地消失
我感到一缕清风起自夜半的井泉
笛声在字缝中在残存的树影中啜泣
我感到岩缝中沁出坚硬的硝盐
La lettre
Suomo ! Suomo14
J’ai déchiré et lu la lettre que tu nous adresses méandre après méandre
Elle dit que des forêts entières sont déjà détruites
Que les chants d’amour et les contes mystérieux pleins de sève
Grillent désormais sous le soleil ardent au milieu des graviers
Les versants de la montagne sont devenus peaux de bête morte
Tu sais : le vieil homme
Celui qui comme beaucoup d’autres apportait du fourrage aux premiers camions
A été emporté par un glissement de terrain avec ses enfants et ses petits-enfants
Les animaux sauvages ont disparu à jamais
Mais l’interdiction de chasser reste placardée sur l’entrée de nombreux villages
Ah ! rivière de mon pays natal
Des flammes noires jaillissent entre les signes de ta lettre
Je vois des rides profondes au creux de tes roches
Les grands fleuves de l’aval boivent une eau chargée de tes sables
De ta vase qui nourrit tant de graines
Ta vase luisante après la rosée, gardant les traces de centaines d’oiseaux
Ah ! du sable s’est incrusté
Entre mes dents, entre les plis de mon cerveau
Entre mes nerfs et mes tendons
Je le sens quand je marche
Ta lettre est étalée devant mes yeux
Dans mon verre ma bière amère a perdu peu à peu sa mousse
J’entends le vent se lever au milieu de la nuit
Flûte triste qui pleure sur tes mots entre les arbres survivants
Je sens pousser le salpêtre dans les anfractuosités des roches
14Voici un autre poème sur le thème de la disparition de la culture tibétaine au Tibet, sujet d’une extrême gravité. Ici, A Lai utilise l’image d’un arbre, le cyprès :
高耸的柏树
孤独而又宁静
遭受烈日的暴行
稀薄的影子是沁凉的忧伤
那是对于夜的怀念
那是露水的芬芳
夜是梦与祈祷的衣裳
醒来却看见干涸的河床
众多的生命已经殞灭
只有英雄
只有柏树,在天空和大地之间
Le cyprès majestueux
Solitaire et impassible
Endure l’agression des rayons ardents
Son ombre ténue respire la mélancolie
Le souvenir de la nuit
Et de la rosée parfumée
La nuit qui drape les rêves et les prières
Mais au réveil réapparaît le lit asséché de la rivière
De nombreuses vies ont déjà péri
Il ne reste que les héros
Il n’y a que ce cyprès dressé entre ciel et terre15.
15Afin d’exprimer tant la souffrance que son sens de la résistance face à une réalité hostile, A Lai a recours à l’image du cyprès. Si l’utilisation d’une métaphore pour traduire une situation ou un désir est propre à la culture tibétaine traditionnelle, on retrouve également une même pratique dans la littérature chinoise, en particulier dans les créations narratives ou lyriques. Dans la traduction française, on a en revanche quelques difficultés à reproduire telle quelle l’image du cyprès. Par-delà la métaphore, il nous faut choisir les mots les plus adéquats pour aider le lecteur à comprendre le sens propre du poème ; c’est du moins la visée de notre travail. Aussi, inspirés par la théorie de la traduction d’Eugène Nida sur la traduction du multiculturel et la nature de l’expression16, nous nous sommes attachés à sélectionner attentivement les adjectifs ainsi que les verbes. Par exemple, l’adjectif chinois : « 高耸 » signifie « grand » et « haut » ; pour respecter le sens caché dans la strophe, nous avons retenu l’adjectif français « majestueux ». L’adjectif « 宁静 » (calme) a, quant à lui, été traduit par le qualitatif « impassible ». Pour respecter la volonté du poète, dans la strophe « 夜是梦与祈祷的衣裳 », nous avons décidé de remplacer « 是 » (être) par le verbe « draper ». On évite ainsi la traduction : « la nuit est l’habit du rêve et de la prière ». Par ailleurs, pour souligner le sens métaphorique du poème, nous avons ajouté l’adjectif « dressé » dans la traduction du vers « 在只有柏树,在天空和大地之间 ». Nous voulions par là rappeler la symbolique majestueuse du cyprès dans la première strophe, tout en mettant en relief le sentiment de résistance du poète.
16Les poèmes tibétains écrits par des exilés en Occident paraissent plus directs et plus libres, même quand ils abordent le thème du conflit au Tibet. Comme l’indique Molly Chatalic, la traductrice de l’anglais vers le français des poèmes du Tibétain T.N. Shakabpa en exil aux États-Unis, on n’y trouve pratiquement pas de métaphores. Le poète puise toutefois encore dans la tradition, en reprenant – comme dans ce poème, traduit par la tibétologue franco-américaine – une structure traditionnelle :
They have occupied and raped our glorious country
And murdered a million of our innocent countrymen
They have imprisoned and tortured thousands of our people
And ruined and pillaged our precious environment
They have demolished our holy places of worship
And decimated our ancient sacred scriptures
They have eradicated our unique culture
And rule viciously with an iron fist
They have left us stateless
And brought hell on earth to Tibet
Forgive them, O Lord
Though they know well what they do
Ils ont occupé et violé notre glorieux pays
Et assassiné un million de nos concitoyens innocents
Ils ont emprisonné et torturé des milliers des nôtres
Et ruiné et pillé notre précieux environnement
Ils ont démoli nos lieux de dévotion sacrés
Et détruit nos écritures anciennes et sacrées
Ils ont éradiqué notre culture unique
Et règnent méchamment avec une poigne de fer
Ils nous ont laissé apatrides
Et ont amené l’enfer au Tibet
Pardonnez-leur, ô mon Dieu,
Bien qu’ils sachent très bien ce qu’ils font17.
17Le contexte social, politique et culturel des auteurs des différents poèmes envisagés ici détermine, on le voit, leurs choix poétiques, tant du point de vue des figures rhétoriques employées que du système de versification retenu, et, par là, le travail des traducteurs. Ainsi, pour traduire les poèmes d’A Lai, l’essentiel de la tâche consiste à s’attacher au système métaphorique et à reproduire la même image que celle utilisée par le poète dans la langue d’arrivée, le français, sans plus d’explication. En revanche, pour traduire le poème d’un Tibétain en exil aux États-Unis, la traductrice respecte non seulement sa langue, ses images mais aussi la forme originale du poème dans la traduction, soit ici l’image de Bouddha qui s’inscrit, de façon stylisée, dans la forme du poème. Le poète s’inspire en effet d’une forme de poésie classique qui, dans sa présentation typographique, évoque une tour18 et qui va de pair avec un certain système de rythme en langue tibétaine. Afin d’exprimer sa tristesse, tout en écrivant son poème en anglais, le poète reprend cette forme mais inverse le sens de la tour, structure que respecte la traduction pour rendre compte du sentiment exprimé. Pour ce poète tibétain, la forme du poème lie ainsi tradition et émotion ressentie.
Traduire la forme poétique du conflit
18Outre le respect de la métaphore, le traducteur doit aussi, on le voit, réfléchir à une autre question importante : celle de la forme du poème. Si traduire les poèmes des Tibétains en exil, c’est faire entendre leur vœu le plus cher – leur droit à la liberté d’exprimer leur souffrance ou le désir de vivre dans leur pays natal –, l’adaptation parfois s’impose. La traduction permet ainsi de donner une réalité à ce qui, sans elle, ne cesserait d’errer dans l’espace intersubjectif. Fu Zhengming, l’intellectuel chinois exilé, donne un bon exemple de cette stratégie. Il choisit d’adapter au lectorat chinois un poème initialement écrit en anglais de Chögyam Trungpai Rinpoche19, Tibétain en exil :
You go away
You go away in the memory that is art of the blue sky,
You will be forgotten with ashes of burning cigarette
笨教出航孤帆盡,
冬青入海不復憶
教義將會被忘卻,
恰似煙灰無炎星。
19Afin de rendre la traduction plus poétique pour le lecteur chinois, tout en soulignant le thème du conflit, Fu Zhengming s’inspire de la théorie du traducteur chinois Yan Fu 严复 du début du siècle dernier, « 译者,信守,达雅20 » (fidèle au sens de l’œuvre, tout en la mettant dans une forme élégante). Il choisit ainsi de transformer la forme originale du poème. Pour sa traduction destinée à des lecteurs chinois qui vivent en dehors de la Chine continentale et dont la langue est le chinois classique, le traducteur met à profit sa propre culture et réutilise une forme poétique classique ainsi que le lexique qui lui est lié pour faciliter la lecture du poème tibétain. Les trois vers anglais sont non seulement traduits en langue chinoise classique, mais ils sont également restructurés à partir de la forme propre aux poèmes des Tang21.
20Dans ses traductions de l’anglais vers le français, Molly Chatalic n’a pas rencontré les mêmes problèmes d’adaptation. La voix du poète est passée directement d’une langue à l’autre. Deux éléments ont ici facilité la tâche du traducteur : le fait, d’une part, que l’on a affaire à deux langues européennes alphabétiques, avec des syntaxes similaires et des éléments lexicaux aux racines grecques et latines communes, et le fait, d’autre part, que les sociétés américaine et française partagent de nombreuses références culturelles. Voici un poème en anglais de Tsoltim Ngima Shakabpa, suivi de sa traduction française :
Freedom
You may take my sight
But I see freedom
You may cut my tongue
But I taste freedom
You may break my nose
But I smell freedom
You may burst my ear drums
But I hear freedom
You may tear my limbs apart
But I feel freedom
Freedom is in my mind and soul
And that you cannot destroy
Freedom is the light in my heart
And that you cannot extinguish
China may rule my country
But freedom will always be mine
Liberté
Vous pouvez m’ôter la vue
Mais je vois la liberté
Vous pouvez me couper la langue
Mais je connais le goût de la liberté
Vous pouvez me casser le nez
Mais je sens la liberté
Vous pouvez me briser les tympans
Mais j’entends la liberté
Vous pouvez me rompre les membres
Mais je ressens la liberté
La liberté est en mon esprit et âme
Et cela vous ne pouvez le détruire
La liberté est la lumière en mon cœur
Et cela vous ne pouvez l’éteindre
La Chine règne sur mon pays
Mais la liberté sera toujours mienne
21Vivant dans un pays où il existe de fortes tensions politiques à propos de la revendication d’indépendance du Tibet, A Lai ne peut absolument pas exprimer son sentiment sur le conflit avec une telle franchise. Dès lors, il abandonne le poème et se tourne vers une autre forme d’expression littéraire, le roman historique, pour sauver la culture tibétaine mourante. En 2000, il publie ainsi son premier roman en chinois 尘埃落定22, qui porte sur le conflit entre le gouvernement chinois et le peuple tibétain dans son pays natal à la fin des années quarante.
Conclusion
22La traduction de poèmes sur le thème du conflit exige, de la part du traducteur, une parfaite connaissance et de la source de l’inspiration poétique et du contexte qui a vu naître le poème. Si le thème du conflit fait surgir celui de la violence politique ou militaire, le courage du traducteur, son honnêteté intellectuelle face à la réalité et le choix de faire ce travail deviennent des données vitales pour que le poème continue à vivre dans une autre langue et entre en contact avec un autre public. La qualité linguistique et poétique de la traduction est fondamentale, afin de permettre à l’œuvre d’être bien accueillie par les lecteurs dans la langue d’arrivée. Faire comprendre le conflit que modèle l’expression poétique, en le faisant passer d’une langue à l’autre, est l’objet du travail de traduction. René Char l’a bien dit, en poésie, on n’habite que le lieu que l’on quitte, on ne crée que l’œuvre dont on se détache23, le poème continue à vivre sa vie dans une nouvelle dimension. Grâce au travail des traducteurs, les poèmes tibétains de l’exil circulent entre les montagnes et les confluents dans différents continents ; les causes du conflit au Tibet ne sont plus inconnues du monde. En cela, on peut reprendre les propos de Meschonnic en les adaptant quelque peu : « Traduire ne se limite pas à être l’instrument de communication et d’information d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, traditionnellement considéré comme inférieur à la création originale en littérature. C’est le meilleur poste d’observation sur les stratégies du langage24. » Stratégies du langage certes, mais stratégies des hommes aussi dans leur combat pour faire entendre leur voix.
Notes de bas de page
1 Rolf A. Stein, La civilisation tibétaine, Paris, L’Asiathèque, 1987, p. 176-177.
2 Mo Li 茉莉, Interview de la conférence de presse sur la publication de 流亡詩集 西藏流亡詩作 [Anthologie des poètes tibétains en exil], Taibei, Radio Ziyou Yazhou diantai, 25-08-2006 10 : 36 : 44.
3 Fu Zhengming 傅正明, Sang Jiejia 桑吉嘉, 流亡詩集 西藏流亡詩作, Liuwangshiji Xizang liuwang shizuo [Anthologie des poètes tibétains en exil], Taibei, Qingxiangchubanshe, 2006 (préface du Dalaï-Lama).
4 Mathieu Guidère, Introduction à la traductologie, Bruxelles, De Boeck, 2008, p. 79.
5 Virginie Viallon, À propos de la compétence culturelle du traducteur, Congrès FIT, Shanghai, 2008.
6 Georges Mounin, Les problèmes théoriques de la traduction, Paris, Gallimard, 1963. Voir aussi le livre de Michel Ballard, La traduction de l’anglais au français, Paris, Armand Colin, 2005, p. 3.
7 Ingo Rune, Les quatre aspects du procédé de traduction, in Olof Eriksson (dir.), Översättning Oche sprakkontras i nordiskt-franskt perspecktive. Föredrag och presentationer fran en nordisk forrskarkurs, Växjö Universtet 9, 2000, p. 84.
8 Gisèle Sapiro, Les raisons de traduire, in Traduire la littérature et les sciences humaines – conditions et obstacles, Paris, Ministère de la culture et de la Communication (DEPS), 2012, p. 15.
9 La maison d’édition qui a publié l’anthologie a organisé une conférence de presse le 11 août 2006 à Taipei pour lancer l’ouvrage et le faire connaître.
10 Fu Zhengming 傅正明, Interview de la conférence de presse sur la publication de 流亡詩集 西藏流 亡詩作 [Anthologie des poètes tibétains en exil], art. cit.
11 Edmond Cary, La traduction dans le monde moderne, Genève, Librairie de l’Université, 1956, p. 4.
12 Charles R. Taber, Traduire le sens, traduire le style, in Langages, vol. 28, n° 7, Metz, 1972, p. 56.
13 Peter Newmark, A Textbook of Translation, Londres, Prentice-Hall, 1988, p. 233.
14 Le Suomo est le nom de la rivière qui traverse le pays natal du poète. Ce poème est traduit par Bernard Allanic et Yue Yue.
15 A Lai, Anthologie poétique 梭摩河 Suomo he, Chengdu, Sichuan minzu chubanshe, 1991, p. 6 (traduction française de Bernard Allanic et Yue Yue).
16 Eugène Nida, en collaboration avec Charles Taber, The Theory and Practice of Translation, Brill, Leiden, 1969, p. 202-203.
17 Molly Chatalic, Quand les morts parlent… en anglais : révolte et survie dans la poésie de T. N. Shakappa, Les cahiers du CEIMA, n° 8, déc. 2014, p. 119-138.
18 À la manière des calligrammes d’Apollinaire.
19 Chögyam Trungpai Rinpoche (1940-1985).
20 Fu Zhengming 傅正明, Interview de la conférence de presse sur la publication de 流亡詩集 西藏流 亡詩作 [Anthologie des poètes tibétains en exil], art. cit., p. 14.
21 La forme principale des poèmes des Tang est le 七律. Il s’agit d’un poème composé de quatre vers, chaque vers combinant sept mots selon un système de rimes.
22 A Lai, 尘埃落定 Chen ai luoding, Beijing, Renminwenxue chubanshe, 1998 (traduit en anglais sous le titre Red Poppies en 2002 ; en français : Paris, Éditions du Rocher, 2003).
23 René Char, Sur la poésie, Paris, G.L.M., 1974, p. 28.
24 Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 15.
Auteur
Université de Bretagne Occidentale
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Tiempo e historia en el teatro del Siglo de Oro
Actas selectas del XVI Congreso Internacional
Isabelle Rouane Soupault et Philippe Meunier (dir.)
2015
Écritures dans les Amériques au féminin
Un regard transnational
Dante Barrientos-Tecun et Anne Reynes-Delobel (dir.)
2017
Poésie de l’Ailleurs
Mille ans d’expression de l’Ailleurs dans les cultures romanes
Estrella Massip i Graupera et Yannick Gouchan (dir.)
2014
Transmission and Transgression
Cultural challenges in early modern England
Sophie Chiari et Hélène Palma (dir.)
2014
Théâtres français et vietnamien
Un siècle d’échanges (1900-2008)
Corinne Flicker et Nguyen Phuong Ngoc (dir.)
2014
Les journaux de voyage de James Cook dans le Pacifique
Du parcours au discours
Jean-Stéphane Massiani
2015