Anna Moï ou la langue migrante comme liberté
p. 55-63
Texte intégral
1Anna Moï est née en 1955 à Saigon, actuellement Ho Chi Minh-ville, capitale du Sud Vietnam. Scolarisée dans une école française, elle est venue en France pendant la guerre du Vietnam dans les années 1970. Après l’adoption de la politique d’ouverture économique en 1986 par le Vietnam, elle y revient dans les années 1990. Anna Moï commence alors à écrire en français pour une revue francophone : un recueil est paru sous le titre Échos des rizières en 2001 chez l’Aube, puis un autre, Parfum de pagode, en 2003. Elle publie ensuite chez Gallimard ses romans Riz noir en 2004, puis Rapaces en 2005, deux romans aux sujets graves qui, sur fond de guerre du Vietnam, touchent la fin de la colonisation française. En 2006, elle passe chez Flammarion avec Violon, un roman racontant l’histoire d’une luthière nommée Garance. Avec L’Année du cochon de feu paru en 2008 aux éditions du Rocher, elle retrouve la veine autobiographique. Maîtrisant six langues, Anna Moï revendique l’utilisation du français comme condition de la liberté de créer. Son œuvre et son parcours nous servent ici de matériaux pour aborder la question des « littératures migrantes » et celle de la traduction.
Exil et migration en interrogation
2Selon le Larousse, l’exil signifie la « situation de quelqu’un qui est expulsé ou obligé de vivre hors de sa patrie ; lieu où cette personne réside à l’étranger », mais aussi la « situation de quelqu’un qui est obligé de vivre ailleurs que là où il est habituellement, où il aime vivre ; ce lieu où il se sent étranger, mis à l’écart ». La notion d’« exil » est ainsi étroitement liée à celle d’une contrainte et d’un éloignement du lieu supposé être celui du bonheur. « Être condamné à l’exil », cet exemple donné par le dictionnaire est un condensé des significations qui dépassent largement la brièveté du mot : l’exil est nécessairement lié à une punition, à une exclusion, à l’impossibilité d’exécuter sa volonté. Le dernier siècle favorise d’ailleurs l’exil qui devient même la condition de l’écrivain des temps modernes1. Au temps des États-nations, il est difficile de déterminer son identité selon les critères ordinaires tels que le lieu de naissance, le lieu de résidence, la nationalité, les langues maternelle ou autres, complémentaires ou concurrentes. Cependant, on peut remarquer une hiérarchie implicite : à côté des illustres auteurs que chaque pays est prêt à naturaliser, d’autres écrivains, souvent de notoriété moindre, sont toujours considérés comme reliés aux rivages de leurs origines par un lien inaltérable. On trouve un grand nombre d’études qui interrogent l’expérience de l’exil chez des écrivains qui sont aussi regroupés sous le terme générique de « diaspora ». Par exemple, on peut citer un ouvrage récent consacré à trois écrivains polonais majeurs du xxe siècle dont les parcours littéraires sont appréhendés à partir de l’idée implicite d’une souffrance, souffrance dont les œuvres témoignent et qu’elles permettent de surmonter : « Pourtant, tous trois ont réussi à transcender l’exil géopolitique que l’Histoire leur avait imposé2. » On ne choisit pas son exil, on peut le surmonter, au mieux.
3Dans le cas d’Anna Moï, tous les signes extérieurs de l’exil sont présents. Née au Vietnam de parents vietnamiens, elle est partie du fait d’une contrainte extérieure, la guerre. Écrivain de langue française, elle s’est fait connaître grâce à ses nouvelles et à ses romans, dans lesquels – exception faite du dernier – elle parle de son pays d’origine. Anna Moï semble entrer « naturellement » dans la catégorie des écrivains de l’exil, ou encore dans la littérature de migration. En regardant de plus près, les choses perdent leur évidence. Le premier mouvement part bien du pays natal vers une terre étrangère. Installée en France, elle travaille comme styliste, prend la nationalité française, élève ses trois enfants et voyage beaucoup autour du monde. Vingt ans plus tard, le mouvement inverse s’effectue vers le pays d’origine, un Vietnam « du renouveau » et intégré dans la mondialisation. Actuellement, Anna Moï vit entre Paris et Ho Chi Minh-ville, où elle possède une boutique de mode. La boucle est bouclée, le solde est donc nul. Qu’en est-il de l’exil ?
4Le mot est apparu une seule fois sous la plume de l’écrivain. Dans la préface au recueil de nouvelles Nostalgie de la rizière regroupant en 2012 ses deux premiers volumes, Anna Moï parle de son retour au Vietnam « après vingt ans d’exil3 ». Du départ en France dans les années 1970, elle dit sobrement qu’il s’agissait alors d’« éloigner » la guerre, de mettre une distance entre les horreurs de la guerre et sa vie. C’était une chance. Un autre indice va dans le même sens : dans le premier texte de ce recueil, à propos du chant lyrique, la narratrice parle de la « peur », mais si la peur de la guerre est facile à guérir (« il suffit de se déplacer »), d’autres sont beaucoup plus difficiles à soulager, car il est impossible de les supprimer par le simple fait de quitter un lieu.
5La notion d’exil est conditionnée à l’existence d’un sol natal dont l’éloignement provoque une blessure et une souffrance. Ce n’est pas le cas d’Anna Moï. Ayant fait ses études dans un lycée français, elle est arrivée en France non pas dans un lieu inconnu et hostile, mais sur une terre familière et accueillante. Élevée au Vietnam dans un autre terreau, celui de la langue et de la culture françaises, comme d’autres de sa génération, elle s’est admirablement acclimatée. Bien plus, chez elle, l’étranger est aimable : le mot xénophilie est inventé pour l’essai Espéranto, désespéranto paru en 2006. C’est en français qu’elle s’est imposée comme écrivain, après un premier poème d’adolescence écrit en anglais, paru dans une revue américaine et pour lequel elle a reçu des droits d’auteur. Pour éviter la peur de la perte d’identité, Anna Moï choisit elle-même la sienne :
En adoptant le pseudonyme d’Anna Moï, j’usurpai une nouvelle identité qui me rendit doublement libre, presque hérétique : moï signifie sauvage – bon sauvage ou mauvais sauvage selon les cas. Aujourd’hui, le mot est politiquement incorrect et il est remplacé par la locution « minorité ethnique ». Au Vietnam, l’origine ethnique est précisée sur les CV et les pièces d’identité […].
Je revendique, de moï, la qualité ou la tare, les défauts de couleur de peau et d’appartenance. Je suis consanguine des sauvages et des étrangers sur tous les sols piétinés et n’échangerais ma condition contre aucune autre […].
An signifie « tranquillité ». Nam, « sud » ; an-nam-moï, « tranquillité – sud – sauvage » ; anna moï : anne sauvage. Anne, de l’hébreu Hannah, ou la grâce4.
6Ce n’est pas la perte de son nom ni celle de sa nationalité ou de son appartenance ethnique qui pose problème, mais bien le contraire. Cette construction d’une nouvelle identité, une « usurpation » pour corser la provocation5, se fait à partir d’éléments d’origines diverses. Pourtant, après ses deux premiers romans mettant en scène le Vietnam, elle est enfermée de force dans les catégories « vietnamien » et « francophone », d’emblée reconnue comme une des « auteures » phares de la diaspora vietnamienne francophone, avec notamment Linda Lê et Kim Lefèvre6, et plus tard Minh Tran Huy et Kim Thuy. Anna Moï n’accepte pas le statut de « la Vietnamienne qui a fait la conférence d’hier » et constate avec humour que « [son] identité est toujours vacillante. Chez les libraires, certains de [ses] livres figurent au rayon de littérature vietnamienne, d’autres sont classés en littérature française7 ». L’exil, comme d’ailleurs la migration, mais dans une moindre mesure, implique une séparation entre un pays natal et un pays étranger. Anna Moï, au contraire, revendique la liberté de l’artiste par la migrance, le processus de migrer : « Étranger et écrivain, on transgressera les frontières sans outrecuidance8. »
Frontières mouvantes
7De quelles frontières s’agit-il ? La notion de frontière renvoie à la carte géographique. Loin d’être étanche comme le voudrait la géopolitique, la frontière est cependant ambivalente par nature : « Lieu de séparation et d’union, elle a cette propriété d’introduire entre le Même et l’Autre une zone ambiguë9. »
8Cette question est posée dès les premiers textes d’Anna Moï, dans lesquels la narratrice évolue entre les frontières. Elle parle de son retour au Vietnam, où elle possède un statut d’étranger, avec des amis qui sont des expatriés venus de tous les coins du monde. Les Vietnamiens évoqués sont des gens à son service (femme de ménage, chauffeur, etc.) ou en relation mercantile avec elle (propriétaire des bungalows, professeur de chant), sans aucune influence sur le cours de sa vie. On n’est décidément pas dans la posture de l’exilé qui retrouve le pays de ses ancêtres et de ses racines, c’est juste une personne qui revient dans un lieu qu’elle avait autrefois connu.
9Le premier roman d’Anna Moï explore de façon minutieuse les frontières, visibles et invisibles, qui quadrillent la société vietnamienne. Inspiré de faits historiques réels de la guerre du Vietnam, notamment de « deux sœurs de quinze et seize ans arrêtées, torturées puis internées dans le bagne de Poulo Condor », comme le précise la quatrième page de couverture, Riz noir10 interroge l’engagement politique et religieux mais aussi les exclusions qui sont pacifiquement à l’œuvre dans la société depuis des siècles. L’histoire et la mémoire utilisent souvent les catégories tranchées : « révolutionnaires » et « communistes » contre « réactionnaires ». A priori, le passage des sœurs Tan et Tao dans le camp des « patriotes » n’a rien d’idéologique. Par la voix de Tan, on voit deux adolescentes insouciantes s’engager dans des activités clandestines presque par hasard, puis effectuer des missions de liaison ou de sabotage sur le mode ludique : « Nous nous disputions pour y aller, car ses missions nous donnaient l’occasion de promenades11. » La description d’un fait historique réel, l’immolation du bonze Thích Quảng Đức du 11 juin 1963, éclaire le flou des frontières : la foule venue y assister n’est pas composée seulement des pratiquants, et l’événement ouvre « une période agitée » pendant laquelle « des lycéens et étudiants deviennent bouddhistes, ou bouddhistes et communistes12 ». Devenir révolutionnaire ne nécessite donc aucun endoctrinement idéologique, car les actes sont faits par des gens qui en ressentent une intime nécessité.
10Dans l’autre camp, l’horreur la plus immonde peut être banalisée à l’extrême. Dans le chapitre intitulé « Des gens ordinaires », les tortures endurées par les deux sœurs sont décrites d’une manière quasiment bureaucratique : « Les tortionnaires sont des fonctionnaires. Ils torturent aux horaires d’ouverture des bureaux13. »
11Ces lignes peuvent être choquantes, mais Riz noir n’est pas une apologie ni pour les vainqueurs, ni pour les vaincus de l’Histoire. Il montre aussi des violences et des exclusions qui sont à l’œuvre ailleurs qu’en temps de guerre. Ces frontières invisibles peuvent être sociales ou culturelles. On refuse aux deux sœurs, en raison de leur origine modeste, l’accès à une école réputée. Mais au quotidien, l’exclusion des femmes est constante dans une société régie par la morale confucéenne. La mère, très jeune veuve, transmet ainsi à ses deux filles le secret de la liberté :
« Vous voyez, les filles… Il faut toujours aller chercher la différence. Soyez différentes, ne vous conformez pas, méprisez le confucianisme, allez le plus loin possible. »
Aucun homme n’est présent pour nous rappeler les dogmes de Confucius, le philosophe pour qui l’absence de talent, chez une femme, est synonyme de vertu. Personne à qui vouer le culte de l’obéissance et de la hiérarchie. Nous sommes trois femmes aussi maîtresses que possible de notre existence14.
12Certaines frontières retiennent les habitants prisonniers derrière des lignes infranchissables, car tenues pour vraies et naturelles ; certaines sont construites en fonction des intérêts du moment. Mais il appartient à un migrant de les franchir, ou non.
13Dans Rapaces, le deuxième roman d’Anna Moï, la question des frontières et de la liberté est également centrale. Le cadre est celui de la guerre d’Indochine, le personnage est un artiste reconnu qui part à cheval de Hanoï, ville française, pour une mission de liaison dangereuse dans les montagnes du nord tenues par les combattants vietnamiens. On est en pleine guerre, mais le héros présente son périple comme un voyage ordinaire, une « nomadisation programmée pour les hommes de trente-trois ans qui me projette sur cette route coloniale n° 4 reliant Lang Son à Cao Bang15 ». Indifférent aux tourbillons de l’histoire, il est étranger même aux misères humaines les plus terribles, et relate froidement la famine qui sévit au Nord Vietnam au début de 1945. Ce voyage est l’occasion de revoir des épisodes de sa vie jalonnée par des silences. Marié et amoureux d’un modèle souriant aux longs cheveux, il choisit de taire ses sentiments pour respecter les conventions sociales, en se cachant derrière ses sculptures, les rapaces :
Les études aux Beaux-Arts m’avaient inculqué des techniques fiables. Efficacement, j’ajustai mes gestes en les réadaptant à un style académique, lisse et sans danger. Ma seule transgression fut la sélection de mes sujets : des rapaces, oiseaux qui se nourrissaient d’êtres vivants ou faibles16 […].
14Étranger dans la société de son temps et dans sa propre famille, le héros des Rapaces est un exilé qui traîne la douleur des pertes irrémédiables : « Éperviers, faucons et vautours sortirent de leur moule et chacun d’eux enfonça ses griffes en moi, me scarifia, me lacéra, me mit en morceaux17. »
15Dans ses deux premiers romans, Anna Moï met ainsi en scène des personnages prisonniers de contextes historiques exceptionnels et d’une société qui impose le silence à l’individu. Ce n’est cependant pas l’apanage d’un pays confucéen, ni d’un temps de guerre. Son troisième roman, Violon, raconte une histoire ordinaire dans un pays normal : suite au décès de son père, Garance revient sur le lieu de son enfance. Inadaptée au système scolaire, elle souffre pendant toute sa scolarité. Inscrite dans une école spécialement aménagée pour les enfants « différents », elle découvre d’autres types d’exclusion :
Après deux redoublements, Manou n’a d’autre solution que de me faire accepter dans un Collège Spécial pour Enfants à Développement Différent […]. Je ne suis dans aucune catégorie et cela m’a posé des problèmes au début. Ils me disent : Qu’est-ce que tu fous ici si tu n’as pas de syndrome ?
Je n’étais pas au clair. Tout le monde avait son signe distinctif et moi, je n’étais membre d’aucun groupe, ni Asperger, ni Williams, ni Chinoise. Exactement comme dans mon ancienne École. Chez les enfants différents, j’étais encore différente. Manou vola à mon secours. Tu as des problèmes de dysorthographie.
Le mot n’a pas grand sens. Mais quand j’ai dit, Je suis dysorthographick, les cinq longues syllabes ont fait silence18.
16Nulle part acceptée, Garance devient luthière et n’est à l’aise que dans son atelier, avec ses violons et ses clients musiciens articulant mal le français et créant des mélanges de langues diverses. C’est à l’intérieur d’elle-même qu’elle retrouve la sérénité et fait la paix avec les autres. En s’octroyant également la liberté de fabriquer ses propres mots.
La langue, territoire de liberté
17Dans les études sur les littératures d’exil ou de migration, le choix de la langue est considéré généralement comme exclusif et irréversible : l’adoption de la langue d’accueil ou la fidélité à la langue maternelle, avec la possibilité d’intégrer diverses langues dans une langue choisie comme celle de la création. Anna Moï échappe à ces critères. Les médias font largement part de son choix délibéré du français : elle est ainsi décrite comme une « anti-confucianiste » et une « polyglotte » qui préfère le français – qui lui garantit sa liberté – à sa langue maternelle19. Pour autant, elle ne veut pas être rangée dans la case des écrivains « francophones », sous-catégorie de « français », et signe la pétition pour une « littérature-monde20 ». Le petit volume Espéranto, désespéranto paru en 2006 chez Gallimard permet de mieux expliciter son projet. Dans un chapitre intitulé « Liberté, égalité », Anna Moï affirme avoir été prisonnière de la langue vietnamienne :
Au Vietnam, pays de culture confucéenne, je ne suis libre ni égale : l’inégalité est inscrite à ma naissance dans la langue elle-même […]. Captive et inégale : je le fus pendant autant de temps qu’il me fallut pour déceler la faille par laquelle mon évasion s’accomplit. J’errais dans le labyrinthe où les êtres étaient captifs de l’échafaudage social. Chaque individu a une place dans la société et dans la famille ; il est désigné par un rang qui se modifie selon l’interlocuteur ; les personnels « je », « tu », « vous », « il/elle » sont délaissés au profit d’une multitude d’appellations précises21 […].
18Il est vrai que le vietnamien possède un grand nombre de termes d’adresse qu’il faut adapter à chaque situation selon la relation qu’on entretient avec l’interlocuteur. Le français permet à Anna Moï de sentir exister par soi-même :
En me translinguant en français, dans un répertoire où être et substances sont identifiés par le féminin ou le masculin, je trébuche sur la faille de l’ordre confucéen : il concerne principalement les hommes ; la place des femmes y est inscrite en creux. Je suis femme, négative, libre22.
19Bien que le choix d’une langue soit souvent le résultat de plusieurs facteurs, Anna Moï a le droit d’en souligner un en particulier. Son originalité, outre le fait qu’elle considère clairement sa langue maternelle comme une identité imposée, c’est la liberté qu’elle prend avec la langue française, les choix qu’elle fait à l’intérieur même de sa langue d’adoption. Ce n’est pas la langue des grands classiques qui l’emprisonne, mais les mots y sont considérés par elle comme un matériau que l’artiste modèle à sa guise. Comme dans Violon, dont le sujet lui permet de « triturer » la langue, notamment du fait que l’héroïne aime collectionner des mots rares, dans Espéranto, désespéranto, Anna Moï peut se livrer à ce plaisir :
Étranger et écrivain, on transgressera les frontières sans outrecuidance, on emmêlera les pinceaux – voire, le pinceau et la plume – sans être soupçonné d’iconoclastie. On pourra malaxturer des mots et, toujours nonchalindolent, revendiquer l’innocence23.
20Pour les traducteurs, l’œuvre d’Anna Moï causerait des nuits blanches, mais à l’heure actuelle, il semble qu’elle n’ait pas encore été traduite en anglais, ni en vietnamien24. L’écrivain revendique d’ailleurs l’ambition d’atteindre une langue universelle :
Cette langue universelle existe ; je la pratique depuis le jour où j’écoutai, au Conservatoire de musique de Ho Chi Minh-Ville, une chanteuse folklorique russe […]. Les larmes venaient aux yeux des auditeurs, aux miens. […] Je suis hostile à la traduction et me soumets à l’alchimie mystérieuse entre les mots choisis par le parolier et la mélodie. La compréhension n’est nullement impérative25 […].
21Dans ses nouvelles et ses deux premiers romans, dont les sujets sont puisés dans le Vietnam d’aujourd’hui et d’autrefois, Anna Moï doit cependant procéder à quelques opérations de traduction. Dans ses nouvelles, on observe une translation pour donner un effet exotique : les prénoms sont ainsi traduits littéralement, se déployant avec majesté dans le texte avec Cygne céleste, Fleur de Pêcher, Parfum Céleste, Flamboyant. Dans ses romans, les prénoms ne sont pas traduits, sans doute en raison des sujets traités, plus graves. On voit cependant l’auteur adopter des techniques de traducteur : un mot est traduit littéralement et mis entre guillemets (« L’édifice est percé en son milieu d’un “puits céleste” d’où la lumière dévale26 »), ou encore donné tel quel avec une note en bas de page27. Ailleurs, l’auteur se permet un effet d’écriture dont on perçoit l’étrangeté (« Oncle Ba, qui veut aussi bien dire “oncle numéro trois” que oncle-père28 »), un trait que le traducteur ne se permettra jamais, le locuteur vietnamien saisissant parfaitement la signification. L’étrangeté peut arriver de façon inverse, comme dans ce passage où paraît la belle-sœur du président, la sulfureuse Mme Ngo Dinh Nhu : « Elle poursuit dans un charabia élégant de français et de vietnamien. “Je suis très impatiente de les avoir, nhe em ! ”29 ». La note traduit « nhe em : n’est-ce pas, petite sœur ? », ces deux mots vietnamiens intrus dans une phrase en français.
22Au-delà de ces exemples, l’écriture d’Anna Moï est perpétuellement en migrance par sa façon d’exprimer les choses en décalage plus ou moins complet avec les représentations conventionnelles. De ce point de vue, Riz noir offre encore l’exemple le plus saisissant avec la description des tortures par des mots anodins, suivie immédiatement par un deuxième chapitre qui s’ouvre sur l’arrivée des sœurs au bagne :
Ils ont rebaptisé les camps juste avant notre débarquement. La pancarte est encore toute neuve, sans craquelures – des lettres blanches sur fond bleu marin. Elle évoque un club de vacances au bord de la mer, d’où l’on enverrait une carte postale à sa famille, sur le continent :
31 janvier 1969, camp de la Mer de Prospérité. Chère mère, nous venons d’arriver, Tao et moi, dans l’île. Il fait beau mais il y a du vent30.
23Étrangère partout, ou partout chez elle, Anna Moï explore les frontières qui ne sont pas que géographiques et nationales, qui ne sont pas là où on les érige habituellement. Transgresser la frontière pour aller vers l’étranger, ou amener l’étrangeté chez soi, et dans la langue elle-même, est à la base de son projet de création. Bien plus que sa place sur les étagères de bibliothèque, Anna Moï refuse par principe d’être prisonnière d’une catégorie – nationale, culturelle ou linguistique – et plaide pour une liberté d’expression et de mouvement.
Notes de bas de page
1 Albert Bensoussan, Littératures de l’exil, Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 1er oct. 2016. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/litteratures-de-l-exil.
2 Pierre Piotr Bilos, Exil et modernité. Vers une littérature à l’échelle du monde : Gombrowicz, Herling, Milosz, Paris, Classiques Garnier, 2012, p. 9.
3 La référence semble n’être qu’un exercice de style : pour les Éditions de l’Aube, qui ont une collection d’auteurs vietnamiens contemporains dont la célèbre « dissidente » Duong Thu Huong, Anna Moï se met dans le moule d’une littérature d’exil qui a ses lecteurs fidèles.
4 Anna Moï, Espéranto, désespéranto. La Francophonie sans les Français, Paris, Gallimard, 2006, p. 43-44.
5 À côté du moï (signifiant couramment « barbare ») qui n’est plus utilisé dans le vietnamien actuel, An Nam sont deux mots chargés d’histoire : loin de leur traduction littérale (« tranquillité », « sud »), ils servaient à désigner l’ancien Vietnam par les Chinois, maîtres du pays pendant une longue période allant de 111 av. J.-C. à 938, puis par les colonisateurs français qui en réservaient l’usage à l’actuel centre Vietnam. Annam, protectorat français, donne également le nom aux habitants du pays, Annamite, appellation officielle mais souvent négative, car associée à l’injure « sale Annamite ». Pendant toute la période coloniale, les Vietnamiens continuent à utiliser le mot Vietnam (littéralement, les « Viets du sud »).
6 Sur ces trois auteurs, voir par exemple Julie Assier, Des écrivaines du Viêt-Nam en quête d’un ancrage : Linda Lê, Kim Lefèvre et Anna Moï, thèse de doctorat, Université de Cergy-Pontoise, 2013.
7 Anna Moï, Espéranto, désespéranto, op. cit., p. 103.
8 Ibid., p. 23, souligné dans le texte.
9 Bernard Fouques (dir.), À propos de frontière. Variations socio-critiques sur les notions de limite et de passage, Bruxelles, Peter Lang, 2003, p. vii.
10 Le titre est ambivalent : outre le riz noir réservé autrefois à l’empereur et devenu récemment très apprécié par les régimes de bien-être, il paraît qu’il signifie un bol de riz couvert de mouches noires ; enfin, dans l’argot de l’époque coloniale française, il s’agit de l’opium.
11 Anna Moï, Riz noir, Paris, Gallimard, 2009, p. 33.
12 Ibid., p. 69, souligné dans le texte.
13 Ibid., p. 23.
14 Ibid., p. 45.
15 Anna Moï, Rapaces, Paris, Gallimard, 2005, p. 25.
16 Ibid., p. 178.
17 Ibid., p. 175.
18 Anna Moï, Violon, Paris, Gallimard, 2006, p. 67-68.
19 Voir par exemple sa présentation sur RFI (http://www.rfi.fr/culture/20110411-anna-moi) et l’article qui lui est consacré sur Wikipédia (consulté le 11 juin 2014).
20 Eva Almassy, Tahar Ben Jelloun, Maryse Condé, Pour une littérature-monde, Paris, Gallimard, 2007. Anna Moï y signe un texte intitulé « L’autre », p. 243-250.
21 Anna Moï, Espéranto, désespéranto, op. cit., p. 41-42.
22 Ibid., p. 43.
23 Ibid., p. 23.
24 Pour le public anglophone, Wikipédia annonce, en 2015, un roman qu’elle écrit directement en anglais, censé sortir « en 2011 ».
25 Anna Moï, Espéranto, désespéranto, op. cit., p. 22.
26 Id., Riz noir, op. cit., p. 58.
27 « Moïs » et « riz Nang Huong », avec deux notes précisant qu’il s’agit respectivement de montagnards et d’une variété de riz parfumé, ibid., p. 91.
28 Ibid., p. 86.
29 Ibid., p. 55.
30 Ibid., p. 20.
Auteur
Aix Marseille Univ, CNRS, IrAsia, Marseille, France
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