Les cérémonies du culte de la baleine
La croyance concrétisée
p. 43-59
Texte intégral
1Pour comprendre la spiritualité qui est à la base du culte de la baleine, nous empruntons ces explications à Pierre Huard et Maurice Durand :
L’Extrême-Orient fait partie d’un monde où la coexistence de grands courants religieux et de grands courants spiritualistes (Zoroastre, Bouddha, Confucius, Lao-tseu, Platon) ne s’explique que par certaines idées communes, unanimement admises de la Méditerranée au Pacifique. Toutes ces vieilles cultures eurasiatiques se présentent comme des cosmologies pour lesquelles une même substance compose toutes les choses créées. L’homme, l’animal, le végétal, le minéral sont des résumés de l’Univers dont ils contiennent l’âme et la matière […] Dans ces conceptions panthéistes, l’âme des créatures et l’âme divine sont exactement de même nature et se conçoivent comme des parties complémentaires de l’âme universelle1.
2La baleine est donc, selon les conceptions vietnamiennes, dotée d’une âme. Mieux, son âme est supérieure à celle des hommes et donc celle des pêcheurs pour qui elle représente un sauveur. La mise en place de son culte par les hommes qu’elle protège est l’une des conséquences de l’espérance qu’ils placent dans une entité supérieure, capable de les aider à surmonter les obstacles, les périls mortels qu’ils cherchent à dominer. Sans doute que forts de la protection de leur génie, les pêcheurs affrontent plus sereinement les flots de la mer de Chine ?2
3Le culte dédié à la baleine se divise en trois parties dont la première débute avec l’échouage d’une baleine. Le découvreur de la carcasse qui flotte en mer ou échouée sur une plage, devient immédiatement dès la découverte le « fils de la baleine », Trưởng Nam (aîné), et porte la responsabilité des funérailles. Il est important de noter ici que si la baleine est un génie, elle a également un lien familial direct avec les pêcheurs : C’est leur père et en tant que tel, elle a droit d’avoir un fils qui porte son deuil3. S’il s’agit d’une découverte commune par un groupe de pêcheurs embarqués, c’est le plus âgé qui endosse alors cette responsabilité. Les fondements de la société patriarcale vietnamienne attribuent cette charge aux hommes. Aussi, lorsque c’est une femme qui découvre l’échouage, il lui incombe de transmettre cette charge au premier homme de sa famille. Bien que cette tradition soit désormais assouplie dans certaines régions, elle demeure malgré tout un usage qui domine dans l’immense majorité des villages de pêche4.
Le point de départ du culte : la découverte de la dépouille de la baleine
4La mer de Chine étant une mer extrêmement fréquentée, les collisions entre les navires et les mammifères marins sont assez fréquentes mais il arrive aussi qu’en période de mousson ces animaux épuisés soient emportés par les courants jusqu’aux plages vietnamiennes. Il s’agit le plus souvent de petites baleines ou de dauphins, les grandes baleines boréales ou les baleines bleues ne fréquentant pas les eaux chaudes de la mer de Chine, même s’il arrive parfois que les courants les poussent jusqu’aux côtes vietnamiennes. Il serait donc plus juste de qualifier de cétacés les mammifères qui s’échouent sur les plages vietnamiennes. Mais quelle que soit l’espèce, dauphin ou baleine, leur échouage est toujours synonyme de grand événement dans la vie d’un village de pêche. Et lorsqu’une baleine est retrouvée morte flottant en pleine mer, les pêcheurs ont le devoir de la ramener sur la terre ferme, quelle que soit la distance qui les sépare du rivage. Ainsi, en 2011, une baleine a été découverte flottant à plus de 100 km des côtes vietnamiennes. Les pêcheurs ont pourtant entrepris de la tirer jusqu’à leur village5.
5La découverte d’une baleine échouée n’est pas, selon les pêcheurs, un événement fortuit. Il est pour eux généralement accompagné d’incidents mineurs qui signalent la venue prochaine du seigneur baleine : « … plusieurs jours de temps couvert avec vent et pluie fine continue »6. Le premier arrivé sur le lieu de l’échouage acquiert donc le statut de « Fils de la baleine »7. Il est chargé de préparer les funérailles, de les conduire et de porter ensuite le deuil. Ce statut est assorti à quelques obligations. En tant qu’enfant de la baleine, il doit, le temps du deuil, vivre une vie d’ascète et ne contracter aucune union. Les célibataires attendront donc la fin du deuil pour se marier. La période de deuil peut aller d’un à trois ans, selon le niveau économique du village et selon la taille de la baleine échouée. Le cas échéant, tout le village doit subvenir aux besoins du Fils de la baleine à travers une caisse commune afin que ce dernier porte décemment le deuil de son « père ». S’il s’agit d’une grande baleine, le deuil peut durer jusqu’à trois années et mettre à rude épreuve la solidarité entre pêcheurs. Etant fils de la baleine, le Trưởng Nam ne peut porter le deuil d’aucun de ses parents en cas de décès de ceux-ci. De même qu’il doit s’abstenir de tout comportement festif ou querelleur et observer de longues périodes de méditation.
6Malgré les lourdes obligations qui pèsent sur les épaules du fils de la baleine, porter le deuil du génie est une bénédiction et beaucoup de pêcheurs croient que la chance et la prospérité vont retomber sur le village tout entier après la période de deuil, le génie ayant choisi leur village pour se reposer. Sur l’île de Lý Sơn il y a même un adage : Thấy Ông vào làng như vàng vào tủ, « Voir la baleine arriver au village c’est comme voir l’or entrer dans les armoires ». La croyance populaire prétend également qu’avant de parvenir à l’état de prospérité exceptionnelle, le fils de la baleine doit traverser mille tourments financiers durant sa période de deuil. C’est sans doute ce qui explique que le mariage lui soit déconseillé.
7C’est à la taille de l’animal échoué que l’on le déclare Ông, « Monsieur », ou Bà, « Madame ». Dans le passé, un médium intervenait pour déterminer à quel génie l’on avait affaire : « L’esprit du poisson s’empare d’un individu et déclare par sa bouche si c’est une divinité mâle, Ông, ou une divinité femelle, Bà8. Les médiums n’interviennent plus aujourd’hui et c’est davantage le titre de Ông qui est employé voire Cậu, « Jeune homme9 », lorsqu’il s’agit d’un dauphin.
8Jadis, lorsque cela était possible, un émissaire était envoyé à la cour de l’empereur pour l’avertir de l’échouage10. Aujourd’hui on avertirait plutôt les médias pour couvrir l’évènement. De règle générale et afin que le génie maritime soit accueilli dignement, les villages des alentours viennent prêter main forte, répondant au faire-part de décès envoyé par le chef du village. Tous se pressent en apportant des victuailles et des offrandes. Leurs noms et leurs offrandes sont scrupuleusement notés sur un registre.
9La carcasse de la baleine échouée est, dès sa découverte, entourée de protection de toutes sortes. Les pêcheurs abandonnent leurs activités et accourent sur la plage, en tenue de cérémonie, pour accueillir comme il se doit la dépouille du génie. Les musiciens sont dépêchés sur place pour lui faire honneur et les bonzes sont également invités à venir réciter des prières pour accompagner l’âme du génie baleine11. Leur présence réconforte les villageois qui voient en la baleine une création de la déesse Boddhisattva venant en aide aux pêcheurs en difficulté en mer. Nous avons ici une illustration du syncrétisme religieux vietnamien qui mélange volontiers le bouddhisme avec les croyances locales12.
10Lorsque la taille du cétacé le permet, on le transporte jusqu’au temple de la baleine sur une sorte de divan en bois appelé le Giường Ông, le « lit du Monsieur », on procède à son nettoyage et on l’enveloppe de papiers votifs avant de le bander dans des étoffes de soie13. Les bonzes récitent des prières tout le temps de l’opération pour accompagner l’âme de l’animal. Des bâtonnets d’encens sont allumés pour la circonstance. L’ensemble peut même avoir des airs de fête :
les uns jetaient quelques feuilles de papier d’or ou d’argent, les autres allumaient un bâton d’encens, déposaient quelques ligatures, faisaient trois prostrations et se retiraient. On apportait aussi des pièces de soie et de cotonnade, on brûlait des pétards14.
11Le cimetière réservé aux cétacés est généralement situé en dehors du village de pêche, dans un endroit calme et peu fréquenté afin de respecter le repos du génie maritime16. Il arrive parfois qu’il soit placé à l’arrière du temple de la baleine lorsque la superficie le permet.
12Jadis, les carcasses des grandes baleines que l’on ne pouvait déplacer étaient laissées sur la plage. Les pêcheurs construisaient un abri tout autour et laissaient la dépouille de l’animal se dissoudre naturellement. Les odeurs dégagées étaient certes incommodantes mais la population ne se plaignait pas, par respect pour le génie17. Mais lorsque cela est possible, l’animal est transporté au temple.
Les funérailles de la baleine : l’expression de l’attachement des pêcheurs pour leur génie
13Une fois lavée et enveloppée de papiers votifs et de soie, la dépouille est aussitôt mise dans un cercueil et transportée par les pêcheurs jusqu’au cimetière sacré où elle sera enterrée pour une période déterminée selon sa taille. La période de recueillement n’est pas officiellement définie et chaque village est libre de s’organiser comme il l’entend. Tout dépend donc du climat, de la taille et de l’état de décomposition du cétacé. Les pêcheurs défilent devant la dépouille pour rendre hommage au génie et lui souhaiter un bon repos. Une fois que les hommages sont rendus, les pêcheurs conduisent le cercueil jusqu’au cimetière sacré réservé aux mammifères marins, accompagné des villageois porteurs d’oriflammes18. La baleine y sera enterrée jusqu’à ce que sa chair soit entièrement dissoute. Le cortège funèbre est mené par le fils de la baleine le front ceint d’un bandeau blanc, la couleur du deuil, tandis que les officiants du culte de la baleine, les Kinh Vị Hoà Thượng, marchent derrière lui le front ceint d’un bandeau rouge, la couleur de deuil réservée aux génies maritimes19.
14Les pêcheurs pensent que de la stricte observation de ces règles dépendra la prospérité future du village. Une visite de la baleine n’est jamais anodine : si le génie baleine a choisi le village pour se reposer c’est qu’il est méritant et, à ce titre, les pêcheurs peuvent tout espérer : des saisons de pêche miraculeuses, la mer calme mais aussi la visite d’autres génies.
15Un « acte de décès » est alors rédigé par un officiant au culte de la baleine. Cet acte varie d’un village à l’autre car il dépend beaucoup du niveau d’instruction du rédacteur. Généralement il comporte au minimum ces éléments ci-dessous :
date : année, mois, jour.
lieu : nom de la province, nom de la ville, nom du village.
organisation : nom du responsable du temple de la baleine (l’officiant principal), noms des deux officiants secondaires, noms des deux indicateurs de rites.
fils de la baleine : son nom, son âge, son métier et, s’il s’agit d’un pêcheur, le nom de son bateau.
16Ces éléments seront envoyés par la suite à la cour de l’empereur afin de le renseigner sur l’événement. En se basant sur ces détails, ce dernier pourra alors rédiger un édit impérial certifiant l’échouage de la baleine.
17Une fois les données envoyées à la cour, les pêcheurs récitent ensuite des prières qui peuvent être assimilées à des chants dans lesquels se trouvent pêle-mêle leur affection pour le Seigneur baleine, leur chagrin de le voir échouer, leur respect et leurs vœux de repos20 :
Bây giờ ta phải dậy thuyền
Chèo đưa tới mộ táng an cốt Ngài.
Trước thì cờ trống hài khai
Sau thì dân chúng đưa Ngài tới nơi.
Mắt nhìn hài cốt lụy rơi.
Lòng thương cảm cảnh đổi dời không quên.
Sanh tiền cứu chúng vững bền.
Ngày nay để lụy mới lên bàn thờ.
Chúng dân hết dạ phụng thờ.
Cùng nhau đưa đón trống cờ nghinh ngang21
Maintenant nous devons affréter les bateaux
Pour ramer et mener la dépouille du Seigneur jusqu’au cimetière paisible
Avec devant les drapeaux, les tambours découvrant la dépouille
Et derrière la population qui accompagne le Seigneur jusqu’à destination
Nos yeux voient l’échouage
Notre affection restera inchangée
Après avoir sauvé et protégé
Aujourd’hui décédé vous accédez à l’autel
La population, de tout son cœur, vous rend un culte
Ensemble, vous accueille avec tambours et drapeaux22
18Le cortège funèbre conduit par le fils de la baleine est suivi par tous les pêcheurs et les bonzes. Dans le passé, les femmes étaient exclues du cortège. On leur interdisait même de s’approcher de la dépouille. La croyance populaire prétend que la dépouille ne se laisserait pas transporter tant qu’une femme est dans les environs. Ces règles se sont assouplies avec le temps et ne sont plus exclues aujourd’hui que des femmes en période menstruelle23, les femmes enceintes et tous ceux sont déjà en deuil24. Il est étonnant de constater que la baleine, qui est le symbole de la fertilité chez les Chinois, puisse être l’objet d’un culte dont sont exclues les femmes alors même que le Vietnam est sous influence culturelle chinoise25.
19En théorie, c’est le fils de la baleine qui est chargé de diriger les cérémonies mais il s’agit souvent d’un simple pêcheur ignorant les rites cultuels à observer. Il peut alors déléguer cette responsabilité à un officiant plus versé que lui dans ce domaine mais veillera à rester à ses côtés tout le temps des cérémonies. Les obsèques d’une baleine étant la chose des pêcheurs, ces derniers décident seuls du rôle de chacun dans le cortège funèbre. Les bonzes apportent la bénédiction supplémentaire mais sans interférer dans les décisions qui sont prises en collégialité entre pêcheurs.
20Une fois la dépouille du cétacé mise en terre, le fils de la baleine entre alors entièrement dans sa période de deuil. Ce n’est qu’après la mise en bière qu’il porte publiquement le deuil de son « père ».
Les ossements de baleine : des reliques inestimables pour les pêcheurs
21La récupération des ossements constitue la seconde étape du culte de la baleine. Après des années d’attente, une cérémonie est organisée pour « ramener le Seigneur baleine » au temple. Des prières sont récitées par les pêcheurs en tenue de cérémonie avant l’ouverture de la tombe. Les bâtonnets d’encens sont allumés et le fils de la baleine préside l’opération de ramassage d’ossements. Le tout est mis dans des draps de soie pour le transport. Les pêcheurs entament ensuite le chant Thượng Ngọc Cốt, « Chant pour les reliques suprêmes » qui varie d’un village à l’autre26. Nous avons retranscrit ci-dessous celui qui est chanté au temple Vạn Thủy Tú, à Phan Thiết :
Đến giờ thượng cốt rước về.
Vào lăng nhập điện lo bề lửa hương.
Công linh thuở trước đoạn trường.
Cứu dân lắm lúc lạc đường gian lao.
Arrive au moment où nous ramenons les reliques suprêmes
Jusqu’au mausolée pour être célébré avec offrandes et encens
Votre mérite passé est déchirant
Car aider le peuple peut être parfois si pénible27
22Les ossements sont ensuite transportés religieusement jusqu’au temple afin que l’on procède au nettoyage. Avant d’entrer dans le temple, les pêcheurs entonnent un autre chant - prière, le Chèo bả trạo nhập lăng, littéralement « Chant des rameurs pour l’entrée au mausolée28 » :
Đưa ông về lăng đàng.
Rước vào nhập điện hộ an dân tình.
Hộ cho lớn nhỏ thái bình.
Hộ cho bổn vạn dân tình an khương.
Làm ăn ai nấy phú cường.
Cùng năm mãn tháng miên trường chấn hưng.
Nội vạn lớn nhỏ đều mừng.
Ngàn năm chín kiếp xin đừng vong ân …
Vous conduire jusqu’au mausolée
Vous y accueillir avec toute l’affection populaire
Faites que petits et grands bénéficions de la paix
Que des quatre coins du temple
Que la prospérité couvre toutes les affaires
Toute l’année et tous les mois que votre long sommeil soit meilleur
Et tout le village, petits et grands, seront heureux
Mille ans ou neuf vies, nul n’oubliera29.
23Ce sont les pêcheurs eux-mêmes qui exécutent toutes les opérations de tri et de nettoyage des ossements. Le fils de la baleine apporte sa contribution. Aucune femme n’est tolérée au sein du temple durant l’opération.
24L’huile utilisée pour le nettoyage est recueillie : les pêcheurs pensent qu’elle possède des vertus extraordinaires30. Les ossements sont ensuite entreposés dans un sarcophage en verre, en attendant de pouvoir être présentés à la population lors des cérémonies commémoratives des échouages.
25Le respect dû aux mammifères marins est particulièrement important chez les pêcheurs vietnamiens, qu’il s’agisse des baleines ou des dauphins. On ne compte plus le nombre d’histoires dans lesquelles les baleines sauvent les navires en perdition, ou les dauphins guidant les pêcheurs jusqu’aux bancs de poissons. Ces croyances peuvent être mal comprises ou mal interprétées. Aussi, lorsqu’en 1897, dans la Revue des traditions populaires, Albert Basset parlait de sacrifice accompagné de représentation théâtrale dans des sanctuaires où l’on a déposé le cadavre d’un dauphin31, il semblerait qu’il y ait là une vision faussée de la cérémonie rendue au cétacé puisqu’il ne s’agissait pas de « sacrifice » mais bel et bien d’« offrandes »32. Les pêcheurs offrent parfois un cochon ou un poulet mais ces derniers sont considérés comme des mets et il n’y a aucun rite particulier à observer. La représentation théâtrale est en réalité le Hát Bội, l’opéra vietnamien, qui est donné pour divertir le génie. Quant au sanctuaire, c’est le temple de la baleine dont il s’agit ici et il est accessible à tous, que l’on soit un fidèle ou non du culte de la baleine. Les plus grands temples sont d’ailleurs très visités par les touristes étrangers au moment des fêtes33.
26La récupération des ossements constitue une étape importante dans le culte de la baleine. Après des années de repos, le seigneur baleine prend enfin possession de son temple pour que les fidèles puissent le vénérer. C’est également la fin de la période de deuil pour le fils de la baleine et le début de l’ère prospère pour le village. Les pêcheurs invoquent l’esprit de la baleine pour la consulter quant à son intégration au temple et pour s’assurer que tout a été fait et qu’aucune entorse n’a été commise qui aurait pu risquer d’attirer la colère du génie sur le village. Dans certains villages, cette consultation prend la forme d’une petite cérémonie durant laquelle le responsable du temple utilise une petite pièce pour donner des réponses aux questions posées, le pile suivi de la face correspondant à une réponse positive et toute autre combinaison constituerait une réponse négative34.
Les cérémonies préparatoires au culte
27Il faut distinguer ici la partie « rite », Lễ, de la partie « festival », Hội. Le Lễ possède une connotation religieuse donc solennel que n’a pas le Hội, qui est davantage associé à un moment joyeux qui rassemble tous les pêcheurs et leurs familles. Durant le Lễ les pêcheurs rendent hommage à leur génie la Baleine mais également à tous les esprits et génies qui peuplent leur univers. On y trouve aussi bien Bouddha, la déesse-mère des Eaux, le fondateur du village de pêche, le saint-patron des pêcheurs, que, venu très récemment et pour des raisons d’ordre politiques, Hồ Chí Minh. Tous ces personnages ou génies sont célébrés également, sans que ne soit précisé l’ordre d’importance, à l’exception de Hồ Chí Minh35. cependant, en règle générale, c’est Bouddha qui reçoit en premier les hommages des pêcheurs et Hồ Chí Minh en dernier.
28Le Lễ se divise en deux parties, chacune étant strictement codifiées par les usages36. Dans un premier temps, les pêcheurs doivent procéder à différentes cérémonies pour rendre hommage aux esprits qui règnent sur leur monde. Chaque village a son propre rituel mais l’on retrouve généralement ces quatre cérémonies d’une région à l’autre37.
Lễ Rước Nước
29C’est la cérémonie d’accueil de l’eau. Les pêcheurs invoquent les esprits pour purifier l’eau, que tout élément malfaisant en soit absent38. Cette cérémonie peut être symbolique ou grandiose selon l’importance de l’élément aquatique pour les habitants. Dans les régions exposées aux intempéries, la cérémonie est particulièrement soignée.
30Les origines du Lễ Rước Nước ne sont pas claires. Selon les pêcheurs de l’île de Phú Quý, les habitants de Hoà Lư la fêtaient déjà au xe siècle39. Chez les pêcheurs, cette cérémonie nécessite l’intervention de prêtres bouddhistes. C’est en mer que les pêcheurs vont aller chercher l’eau qu’ils présentent à l’autel des cérémonies. Dans les villages agraires, l’eau doit être prélevée du fleuve par la main d’une jeune fille pure. Chez les pêcheurs, cette symbolique de pureté n’existe pas. Ce n’est pas tant l’eau et sa pureté qui les intéressent car ils ne la boivent pas. Leurs prières sont davantage des souhaits de mer calme, de courants et de vents favorables. Seuls les hommes participent à cette cérémonie. L’eau prise est versée dans un vase et posée sur l’autel. Les pêcheurs formulent des prières et allument des bâtonnets d’encens pour guider les esprits vers l’eau. Les prêtres bouddhistes participent également en récitant des prières40.
31chez les agriculteurs, le Lễ Rước Nước est une variante simplifiée de la cérémonie du Lưu Trương Khúc Thủy (流觴曲水) qui marque la visite aux points d’eau, c’est-à-dire aux fleuves, lacs et étangs41.
Lễ Mộc Dục
32Littéralement, c’est la « cérémonie du nettoyage »42. Les pêcheurs procèdent au nettoyage des autels des génies. Lorsque les statues sont habillées, on procède au changement ou au nettoyage des habits. C’est l’une des rares cérémonies de pêcheurs où les femmes participent aux côtés des hommes. Le Lễ Mộc Dục n’est pas propre aux villages de pêcheurs et existe également dans les villages agraires puisque certains génies sont fêtés aussi bien chez les pêcheurs que chez les agriculteurs. Le Lễ Mộc Dục arrive généralement après le Lễ Rước Nước. La cérémonie du Mộc Dục est généralement tenue durant la nuit, à la veille de la cérémonie dédiée au génie Baleine afin que tout soit prêt au lever du soleil. Les officiants chargés de l’opération se prosternent devant chacun des autels à nettoyer, adressent aux génies leur respect et allument ensuite des bâtonnets d’encens qui resteront le temps du nettoyage.
Lễ Tế Gia Quan
33Cette cérémonie peut ne pas être considérée comme une cérémonie en soi mais plutôt comme une étape intervenant après celle du nettoyage des autels43. On rhabille les statues et procède aux derniers réajustements. Les premiers fidèles arrivent au temple à la fin du Lễ Tế Gia Quan. Les prêtres bouddhistes ne participent pas à étape qui n’est, en réalité, qu’une formalité dans la série des cérémonies. Elle peut être réalisée exclusivement par des femmes sous la direction du responsable du temple.
Lễ Rước Thần
34C’est « l’accueil des génies ». Il nous faut faire ici une distinction entre les génies du village de pêche qui sont le fondateur du village, les saints patrons du métier de la pêche, etc. et le génie Baleine qui, lui, ne peut en aucun cas être mis au même niveau que les autres génies.
35Dans les villages de pêche, le Lễ Rước Thần est davantage assimilé à l’invitation faite aux différents génies afin qu’ils viennent assister au culte dédié à la Baleine44. Les pêcheurs demandent aux génies des lieux la permission d’accueillir les autres génies y compris le génie Baleine. Cette cérémonie existe également dans les villages agraires dans une forme moins solennelle et plus festive45. Dans les villages de pêche, elle se fait en deux parties dont la première se passe exclusivement au temple. Après avoir rendu hommage aux autres génies, les pêcheurs rappellent l’âme du génie baleine et le prient de revenir parmi ceux qui le vénèrent. Les officiants au culte et les fils de la baleine (lorsque ceux-ci existent) mènent la cérémonie. Les fidèles préparent les offrandes46 mais celles-ci ne seront présentées qu’à la fin de la seconde partie de la cérémonie.
Les cérémonies dédiées au génie Baleine
36Si les quatre cérémonies citées précédemment existent dans les villages agraires sous des formes différentes, la seconde partie ne concerne que les villages de pêche. cette étape démarre exactement à cinq heures du matin47.
Lễ nghệ sắc48
37c’est la cérémonie de présentation des édits impériaux, les Sắc Phong. Les édits impériaux qui consacrent les échouages de baleines et qui confèrent des titres aux génies baleine en remerciement des bienfaits qu’elle rend aux pêcheurs sont généralement placés dans des coffres, en bois ou en métal, dans un coin du temple. Ces coffres sont toujours cachés des yeux des visiteurs et placés le plus haut possible, parfois directement sous la toiture afin qu’ils soient éloignés de la terre, considérée comme étant sale et potentiellement impure. Ces conditions de stockage et le climat tropical fragilisent les étoffes et beaucoup sont tombés en lambeaux sans que l’on ne puisse les restaurer.
38Le coffre contenant les Sắc Phong descendu, les officiants les lisent à voix haute afin de rappeler à la population les honneurs qui entourent leur génie baleine. Une fois les lectures faites, les pêcheurs s’organisent en procession pour aller accueillir le génie Baleine. Pour se faire, quatre jeunes pêcheurs sont désignés pour porter le Khám Nghinh, un palanquin richement décoré, destiné à transporter le génie depuis la plage jusqu’au temple qui lui est dédié. Pendant ce temps, d’autres pêcheurs ayant pris le large depuis l’aube se tiennent prêts et attendent d’apercevoir le défilé de pêcheurs accompagnés de drapeaux et de musiciens pour commencer à allumer les bâtonnets d’encens. La présence des musiciens n’a pas d’autre but que celui d’accueillir convenablement le génie. Un pêcheur se voit confier un brûle-encens qu’il doit porter jusqu’à la plage le temps des cérémonies pour le ramener ensuite au temple. On veille bien à garder les bâtonnets d’encens allumés pour guider les esprits et dessiner le chemin à suivre49.
Lễ Cung Nghinh Lệnh Ông Sanh
39C’est la cérémonie d’accueil du génie Baleine. C’est sur la plage, à l’endroit même où la Baleine fut trouvée quelques années auparavant que les pêcheurs vont lui rendre hommage. Le palanquin est posé près de l’autel érigé pour l’occasion. Les officiants du culte récitent toute une série de prières, les Văn Tế50, pour rappeler l’esprit du génie.
40Une fois les prières dites, les officiants placent sur des radeaux, confectionnés à l’aide de bambou, des assiettes contenant du riz, du sel, un peu de viande et des papiers votifs. Ils confient ces radeaux à la marée en priant pour les âmes de tous ceux qui ont péri en mer. Ils prient ensuite le génie Baleine de prendre place sur le palanquin transporté sur place pour l’occasion. Ce dernier sera son véhicule pour regagner le temple de la baleine51.
41Avant de rentrer au temple avec le palanquin, les pêcheurs entonnent leur chant, le Hò Bá Trạo52. Véritable trésor culturel, chacun des chants est propre au village de pêche pour lequel il a été rédigé car le chant reprend toute l’histoire du village et relate également l’arrivée du génie Baleine parmi les pêcheurs. Il devrait donc y avoir autant de Hò Bá Trạo que de villages de pêche. Malheureusement, les années de guerre, le départ des boat people ainsi que les mesures de lutte contre les cultes religieux entamées en 1975 concoururent à faire disparaître beaucoup de chants. L’assouplissement arrivé en 1986 avec le Đỗi Mới, le Renouveau, n’aura pas suffi à sauver ce pan de la littérature vietnamienne.
42Une fois le Hò Bá Trạo achevé, les pêcheurs reprennent le chemin du temple en suivant le porteur du brûle-encens et en portant le palanquin. En tout, cette première partie des cérémonies dure généralement plus de deux heures.
43Lorsque les cérémonies du culte sont achevées, c’est le temps du festival. Dans les villages les plus prospères, les courses de pirogues s’organisent. Les pêcheurs du village protégé par le génie baleine affrontent les pêcheurs des autres villages dans une ambiance bon enfant. Chacun en appelle à la Baleine pour lui porter chance. Les pêcheurs en profitent d’autant plus que l’on ne va au temple de la baleine qu’une fois par an, au moment de la commémoration.
44Après la course des pirogues vient le Hát bội53, l’opéra vietnamien, un spectacle dont la durée dépend des offrandes faites par les villageois et que nous verrons dans la suite de cette étude.
45La raison d’être de ces cérémonies est complexe. Thái Văn Kiểm a avancé une hypothèse, dans son article sur le culte de la baleine :
Cette survivance de croyances infiniment poétiques […] introduisent un brin de rêve dans le défilé monotone des obstacles quotidiens dont l’homme doit triompher avec ses propres moyens. Quel réconfort pour le pêcheur, pris dans la tourmente, que cet espoir en une intervention miraculeuse, si par malheur la grosse jonque chavire !54
46Il existe ainsi toute une multitude de croyances non fondées sur le rationnel et sur l’empirisme. La croyance basée sur une baleine sauveuse d’hommes se démarque des autres croyances populaires par son aspect « concret ». Ce n’est pas la quête du sens en tant que tel qui motive les pêcheurs vietnamiens dans leur démarche religieuse. Vivant de façon constante au milieu de périls parfois insurmontables, ces pêcheurs ont besoin de recourir à ce que Shelley E. Taylor et Jonathon D. Brown qualifient d’« illusions positives »55, c’est-à-dire qu’ils entretiennent une forme de croyance placée en un être supérieur. cette croyance leur permet de surmonter un quotidien incertain. Sur les axes de croyance mis en place par Vassilis Saroglou (le degré de vérifiabilité des croyances, le degré d’excentricité ou d’irrationalité et le caractère positive ou négatif de la croyance56), le culte de la baleine se situerait entre positivité et irrationalité. Pourtant, dans cette « irrationalité » qui caractérise les cultes, il nous faut noter que si les pêcheurs vietnamiens prêtent bien des traits surnaturels à leur génie (mais la taille de ce mammifère marin justifie bien cela), ils ne lui ont, à aucun moment, donné des caractères humains : bien que ce soit un sauveur d’hommes, la baleine demeure pour les pêcheurs vietnamiens un animal aquatique. Nous sommes donc en présence de ce qu’Edward Burnett Tylor qualifiait d’animisme57, mais par spiritualisation.
Notes de bas de page
1 Voir Pierre Huard et Maurice Durand, Connaissance du Vietnam, Paris, EFEO, 1954, 356 p., p. 63.
2 Dans leur article “Do Fishermen have different attitudes toward risks ? An application of prospects theory to the study of Vietnamese Fishermen”, Journal of Agricultural and Resource Economics, n° 34 -3, 2009, p. 518-538, Quang Nguyễn et PingSun Leung se sont posés la question de l’adaptation des pêcheurs à leur milieu naturel. Un potentiel développé à la suite d’une longue expérience dans un milieu naturel incertain permettrait des prises de risque calculées et, au final, d’aboutir à une attitude sereine face à un environnement pourtant hostile. Il est regrettable que cette excellente analyse n’ait pas inclus la dimension du culte et son importance dans le comportement des pêcheurs au quotidien.
3 Pour les Vietnamiens, la baleine est classée dans le genre masculin.
4 L’organisation de la société vietnamienne est basée traditionnellement sur le code Hồng Đức, mis en place par le roi Lê Thánh Tông (1442-1497) dans lequel on trouve les lois régissant l’ordre et la morale. Ce code basé sur le confucianisme donne l’autorité à l’homme. Il fut officiellement appliqué jusqu’au règne de l’empereur Gia Long ; Voir également L. Cadière, « La famille et la religion en pays annamite », BAVH, 17e année, n° 4, octobre-décembre 1930, p. 353-413. Si la femme ne peut être réputée avoir découvert la carcasse de la baleine et donc devenir « fille de la baleine », elle peut cependant participer, sous certaines conditions, aux cérémonies qui en découlent. Cette exemption est également valable pour les autres mammifères marins tels que les dauphins.
5 http://www.lefigaro.fr/lefigaromagazine/2011/07/08/01006-20110708ARTFIG00724-le-culte-de-la-baleine.php
6 Excusions et Reconnaissances, n° 6, 1880. cité dans Thái Văn Kiêm, op. cit., , p. 321 ; D’après le récit du R.P. Trần Văn Phước, « Il faut se rappeler que, dans cette région côtière, les gens ont l’habitude d’affirmer que tout ouragan important est voulu à cause du Vénérable Lụy, c’est-à-dire du poisson mâle ou du poisson femelle (Ông, Bà), mort en mer pour lesquels le vent s’élève afin de porter leur corps vers la terre », voir « Chronique : Funérailles d’une baleine », BSEI, t. XLIX, n° 2, 2e trimestre 1974, p. 271-282.
7 Voir Cung Giũ Nguyên, Le fils de la baleine, Paris, Broché, 1956. A noter que peut être qualifié de « Fils de la baleine » celui qui aurait été sauvé du naufrage ou de la noyade par une baleine.
8 L. Cadière, Croyances et pratiques religieuses des Vietnamiens, t. 2, Paris, Publication EFEO, 1992, p. 238.
9 En vietnamien, le mot Cậu a un double sens : il peut signifier « jeune homme » ou « oncle ». Dans le contexte du culte de la baleine, il désigne le « jeune homme », par rapport à la baleine, le Monsieur, supposée être plus âgé. La baleine étant du genre masculin chez les Vietnamiens, elle est parfois représentée dans certains temples sous les traits d’un homme au visage rouge, arborant une barbichette. Dans l’univers des pêcheurs il n’y a que la déesse-mère des eaux et la Boddhisattva qui soient des figures féminines.
10 Selon L. Cadière, op. cit., p. 237, l’enterrement d’une baleine dépasse le cadre du village : « On avertit les autorités provinciales qui envoyèrent un délégué et fournirent au compte du trésor quelques dizaines de ligatures et quelques pièces de cotonnades… ». Aujourd’hui on avertit les autorités de la province qui, à son tour, appelle les médias. La croyance est telle qu’un échouage de baleine déplace toujours la foule. Cependant, cela n’enlève rien au côté solennel et les pêcheurs locaux prennent toujours grand soin d’organiser les cérémonies comme il se doit.
11 Op. cit., p. 237. cette prière est également appelée Hát hầu Ông que l’on peut traduire par « Chant pour servir le génie Baleine ».
12 Pour comprendre cet aspect religieux des Vietnamiens rapportons-nous aux conclusions de Maurice Durand et Trần Huân Nguyên, « Histoire et philologie vietnamiennes », in : EPHE, 4e section, Sciences historiques et philologiques, Annulaire 1963-1964, 1963, p. 251 -256 : « Le floklore du Vietnam apparaît comme très riche. Les contes et légendes sont nombreux et variés aussi bien dans le Nord que dans le Sud du pays. Ils ont de multiples origines. Ils peuvent être l’adaptation ou la version populaire de contes anciens rédigés en chinois […] Ils peuvent s’inspirer des jatakas de la littérature bouddhique […] Tous les thèmes du folklore international s’y rencontrent ».
13 Le R.P. Trần Văn Phước parlait d’un d’une maison sur pilotis (appelée chòi).
14 Cadière, op. cit.,
15 Photo prise par l’auteur au temple de Vạn Thủy Tú sur l’autorisation du responsable du temple, monsieur Hồ Văn Tôn, en blanc, à l’arrière plan. Il s’agit ici d’un échouage de dauphin. Nous avons été autorisée à nous approcher de l’autel car il ne s’agissait pas du génie Baleine mais seulement du capitaine de sa garde selon la hiérarchie des génies maritimes car la présence d’une femme est strictement interdite pour le bon déroulement des cérémonies, cela même si le mammifère échoué est une femelle.
16 Nous avons trouvé sur un document officiel dans la province de Bình Thuận datant de 2002 une liste de quelques temples de la région qui sont désormais interdits de culte de la baleine : il s’agit des temples de Bình Hưng, Hưng Long, Đức Nghĩa et Tả Tân. Il semblerait que le non respect de certaines règles a entraîné cette sanction. Le document reste vague quant à la nature exacte des règles pouvant entraîner la radiation. Ce document confirmerait l’existence d’une entente entre villages de pêche pour les choses touchant aux cultes. Nous ne savons pas si la radiation est définitive ou si, après un certain temps de « pénitence » ou après des cérémonies bien précises de demande de pardon, les villages radiés peuvent à nouveau célébrer le culte. S’agissant du culte de la baleine, le conseil régional de responsables de temples peut décider souverainement de la radiation d’un village.
17 Cadière, op. cit., p. 238 : « une odeur insupportable se répandait au loin. Un chrétien là présent crachait, écœuré : Ne crache donc pas, lui dirent les payens ; tu fais injure à Monsieur. – Mais ça pue ! – Allons donc, c’est un parfum délicieux qui s’échappe. »
18 Il nous faut noter qu’il n’existe pas, dans les villages de pêche, de cimetière exclusivement réservé aux marins. Les marins pêcheurs sont enterrés dans le même cimetière que les autres habitants du village de pêche. Il semblerait que seuls les noyés en mer ne puissent pas entrer dans le cimetière. Un décès par noyade est considéré comme mort violente, même s’il s’agit d’un marin pêcheur. Il ne peut donc bénéficier d’une veillée funèbre et ne peut être enterré dans le cimetière afin de ne pas troubler le repos des autres pensionnaires. Nous n’avons pas eu de réponse commune et cohérente quant à nos questions sur le lieu où sont enterrés ces morts.
19 Le rouge est également la couleur du divin pour les peuples d’Océanie. Il est à noter que même chez les pêcheurs vietnamiens, le blanc reste la couleur du deuil pour les êtres humains. Le rouge est réservé aux seuls génies maritimes. Pour la dernière baleine échouée près de Huế en janvier 2015, le fils de la baleine était entièrement vêtu de rouge. Cadière a rapporté une description précise des habits du fils de la baleine : « … le chapeau de paille effrangé, l’habit blanc à grandes manches, sans ourlets, avec les coutures en dehors et une petite pièce rapportée suspendue par derrière ». Les traditions n’étant plus observées aussi strictement nous n’avons pas pu constater de pareils habits lors des funérailles de baleine. De même que Cadière disait que les dépouilles étaient complètement enveloppées de soie ou de cotonnade alors que celles que nous avons pu voir étaient couvertes de papiers votifs et ensuite de soie. Le R.P. Trần Văn Phước, dans « Chronique : funérailles d’une baleine » s’était vu répondre que la couleur rouge correspondait à la couleur de deuil des rois et de tous les membres de la famille royale. La baleine faisant partie de la famille royale, les pêcheurs se devaient de porter le rouge en son honneur.
20 Les prières, appelées Văn Tế, seront traitées plus en détail dans la suite de cette étude car elles représentent un genre particulier de littérature orale des pêcheurs.
21 Nous qualifions sciemment ce texte de « Chant » mais le lecteur doit comprendre qu’il s’agit davantage ici d’une prière que d’un chant. ce chant a été rédigé suite à l’échouage d’une baleine dans un village de pêche de la province du Bình Thuận, consigné à l’Institut National de la culture. Le chant n’est pas localisé ni daté. Le rapport qui consigne l’échouage date de 2002. Ce chant est également appelé Hát đưa linh Ông, littéralement « Chant pour escorter l’âme du génie Baleine ». Il arrive que l’échouage survient dans un village n’ayant jamais connu de fait semblable. Les villageois doivent alors rédiger eux-mêmes une prière. Si aucun lettré du village ne possède suffisamment de connaissances, ils prennent une prière rédigée pour un être humain et changent quelques formules pour s’adapter à la situation. Cependant, dans les faits, la plupart des pêcheurs préfèrent de loin « emprunter » les prières rédigées pour des échouages dans les villages voisins et changent les noms de lieu. Retenons que le désir de faire démonstration de leur respect envers le génie Baleine est le dénominateur commun à toutes ces actions.
22 Traduction de l’auteur.
23 Aussi invraisemblable que cela puisse être, il semblerait que les « odeurs » des femmes pourraient être la cause de cette sanction. L’odorat des êtres spirituels a été traité par Lothar Käser dans son ouvrage Animisme, Introduction à la conception du monde et de l’homme dans les sociétés axées sur la tradition orale, Editions Excelsis, 2004, 364 p., p. 140-141. Cependant, il n’existe aucun écrit vietnamien traitant de ce sujet. Nous ne pouvons donc que spéculer sur ces interdits.
24 Nous avons pu ainsi assister à l’embaumement d’un dauphin à Phan Thiết en présence d’une femme dans l’assemblée, au sein du temple de la baleine. Nous ne pouvons affirmer que les pêcheurs ont toléré sa présence parce qu’il s’agit d’un dauphin et non d’une baleine. Cependant, le rôle de la femme tend à s’affirmer dans les environs de Phan Thiết. Une femme a, au début des années 2000, pris la tête d’un bateau de pêche. Ce fait reste rarissime au Vietnam, même si le rôle des femmes est devenu, depuis quelques années, indispensable dans l’industrie de la pêche traditionnelle. Aucun pêcheur ni aucun texte n’a pu nous donner l’origine de ces interdits concernant les femmes. Elles sont volontiers accueillies au sein du temple lors du festival de la baleine. Quant à ceux qui portent le deuil, ils sont réputés être accompagnés par leurs défunts les premiers jours de leur deuil et l’âme de la baleine, de par son statut supérieur, ne saurait croiser ceux des défunts considérés comme étant des âmes appartenant à l’autre monde, inférieur. Dans la croyance populaire vietnamienne, le domaine des morts est celui du « dessous ». L’élévation vers le ciel n’est réservée qu’aux âmes supérieures c’est-à-dire aux génies et aux saints. Voir les rites funéraires vietnamiens dans l’œuvre de Trần Ngọc Thêm, Recherche sur l’identité de la culture vietnamienne, Editions Thế Giới, 2006, 836 p., p. 348-355.
25 Le rôle et la place de la femme est décrite par L. Cadière, « La famille et la religion en pays annamite », BAVH, op. cit., p. 391-404.
26 Ce chant-prière fait partie des chants de pêcheurs que l’on appelle communément les Hò Bá Trạo, ou encore « Les chants des rameurs ». Il faut noter que sous la désignation de Hò Bá Trạo, les pêcheurs vietnamiens entendent tous les chants-prières, quels qu’ils soient, même si dans les villages modestes ce nom ne désigne que le chant que les pêcheurs entonnent en l’honneur du génie Baleine le jour des commémorations de l’échouage. Dans les villages les plus prospères, le Hò Bá Trạo est découpé en plusieurs parties et concerne donc les différentes étapes des cérémonies.
27 Traduction de l’auteur.
28 Ce chant est un autre chant du registre des Hò Bá Trạo. Il n’est pas chanté partout. Nous n’avons pu l’entendre que dans les villages importants qui ont connu plusieurs échouages de baleine. Dans les autres villages, les pêcheurs se contentent de réciter les prières semblables à celles prononcées pour les décès humains. À la question de savoir si le génie Baleine ne serait pas fâché, il nous a été répondu que le génie sait d’avance le respect que les pêcheurs lui portent. Il nous a semblé important de relater cette réponse qui illustre à elle seule la proximité entre les pêcheurs et leur génie protecteur. Cependant, de plus en plus de villages ne possédant pas de chants en « empruntent » à leurs voisins en veillant à changer quelques détails tels que le nom du village, le lieu d’échouage etc. dans l’unique but de plaire au génie Baleine. Le souci de bien faire les choses demeure la préoccupation la plus importante pour montrer le respect que les pêcheurs vouent à leur protecteur. Il n’est pas rare que l’on entende également chanter ces Hò Bá Trạo pour un dauphin lorsque celui est d’une taille importante.
29 Ibid.
30 Dans certains temples, on utilise de l’alcool. Il s’agit ici de l’alcool à boire et non pas de l’alcool de pharmacie. À noter que quelques gouttes de cognac pour achever le nettoyage sont très appréciées par les pêcheurs qui font preuve de leur respect et attachement au génie baleine en lui offrant l’alcool qu’ils apprécient le plus et ce qu’ils ont de plus précieux. Il arrive que l’on utilise seulement de l’eau pour le nettoyage lorsque le village est modeste mais il faut que ce soit de l’eau salée car elle rappelle à tous l’élément dans lequel vivait leur génie protecteur. Cependant, il n’existe pas de règle générale car seul compte le respect des pêcheurs qui font en fonction de leurs revenus.
31 Albert Basset, Revue des traditions populaires, t. 12, p. 274. A. Landes, dans Contes et Légendes annamites, Saigon, Imprimerie coloniale, 1886, p. 354, confondait même le dauphin (Cá Heo) avec la baleine (Cá Voi)
32 Le même auteur parlait également de sacrifices humains dans la région de Mũi Dinh pour plaire aux génies de la mer, ce qui est totalement faux. Il n’y a jamais eu, sur l’ensemble du territoire vietnamien depuis des temps immémoriaux, de sacrifices humains, que cela soit pour les génies de la mer ou autres.
33 Il ne faut pas confondre le temple de la baleine avec le « musée » où sont exposés les carcasses parfois reconstituées et les ossements de baleine. Lorsque la superficie générale du temple le permet, ces deux parties sont strictement séparées. Dans la partie réservée aux cérémonies on trouve des autels. Une attitude respectueuse et décente est demandée. Dans la partie « musée » où sont exposées les carcasses recomposées, il y a moins de formalités et il n’est pas rare de voir des enfants courir entre les sarcophages. Lorsque la taille générale du temple est plus modeste, on veillera à séparer les parties dans deux pièces différentes.
34 La cérémonie est décrite par Fabien Lotz dans son mémoire de DEA, Enfants de la Baleine : les villages de pêche de Khánh Hoà, Aix-Marseille 1, 1999, sous la direction de C. Macdonald & Trinh Văn Hoà, chap. 2, p. 59-67.
35 Le village recevant une subvention provinciale pour l’organisation des cérémonies du culte de la baleine, les pêcheurs veillent toujours à maintenir l’autel de Hồ Chí Minh scrupuleusement propre et garni de bâtonnets d’encens.
36 Đinh Văn Hạnh & Phan An, Lễ hội dân gian của ngư dân, Bà Rịa -Vũng Tàu, TPHCM, NXB Trẻ, 2004, 230 p., p. 50.
37 ces cérémonies ne font pas participer les fidèles mais uniquement les officiants et les serviteurs du temple de la baleine. Elles existent également dans les villages agraires, à quelques variantes près.
38 La cérémonie d’accueil de l’eau existe également dans les villages agraires où l’on accueil l’eau des fleuves et des rivières.
39 Hoa Lư (華閭) était la capitale du Vietnam il y a plus de dix siècles, sous la dynastie des Định et les Lê (968-1009). Sous les Lý la capitale fut transférée à Thăng Long. C’est aujourd’hui un important site touristique.
40 Vũ Ngọc Khánh & Vũ Thụy An, Lễ Hội Việt Nam, Saigon, NXB Thanh Niên, 403 p., p. 183-184 et 255-257.
41 Gustave Dumoutier, Les cultes annamites, Hanoi, P.H. Schneider imprimeur éditeur, 1907, 114 p., p. 16.
42 À ne pas confondre avec le Lễ Mộc Dục des villages agraires qui est la cérémonie de toilette des morts.
43 Lê Trung Vũ & Lê Hồng Lý, Lễ Hội Việt Nam, TPHCM, NXB Văn Hoá Thông Tin, 2005, 1293 p., p. 125.
44 Albert Laborde, « La Religion chez les Annamites », L’Information coloniale, août 1939, p. 3 : « chaque village, répétons-le, a son Génie particulier… » ; Pierre-Bernard Lafont, « Les Génies dans la péninsule indochinoise », BSEI, t. XLIV, 3e et 4e trimestre, 1969, p 210-270 ; Nguyễn Huy Lai, La tradition religieuse, spirituelle, sociale au Vietnam, Beauchesnes Religions, Paris, 1981, 525 p.
45 Lê Trung Vũ & Lê Hồng Lý, Lễ Hội Việt Nam, p. 21.
46 Nous reviendrons sur les offrandes faites au génie baleine. Il faut noter cependant que le culte de Bouddha est absent du temple de la baleine et cela autorise l’offrande de viande.
47 Les pêcheurs nous ont confié qu’une journée traditionnelle démarre à cinq heures et nous avons pu observer ce fait dans beaucoup de village de pêche mais aucun texte officiel n’a pu préciser l’origine et le pourquoi de cette heure particulière puisque l’heure du lever du soleil varie d’une saison à l’autre.
48 À ne pas confondre avec la cérémonie Lễ Rước Sắc qui est une cérémonie d’accompagnement en procession un brevet délivré à un génie par l’Empereur.
49 Il serait intéressant d’analyser le rôle des bâtonnets d’encens dans chacune des cérémonies religieuses, aussi bien dans les villages agraires que les villages de pêche. La croyance populaire prétend que les yeux des esprits et génies sont embués par le long repos ne perçoivent pas forcément la présence des humains. Il faut alors des bâtonnets d’encens pour leur indiquer le chemin. Dans le monde des esprits, en dehors de leur fonction de témoin du respect des humains, les bâtonnets d’encens représentent également des lumières pour guider les esprits jusqu’au monde des vivants. Ces croyances ne sont pas spécifiques aux Vietnamiens.
50 Les Văn Tế désignent simplement les prières. Nous traiterons des prières maritimes dans la suite de notre étude.
51 Plusieurs pêcheurs dans différents villages nous ont affirmé que le poids du palanquin varie au cours de la cérémonie pour passer de léger en début du Văn Tế jusqu’à très lourd à la fin du Hò Bá Trạo, preuve que le génie Baleine est bien présent à l’intérieur de son véhicule. Nous n’avons cependant pas pu procéder à la pesée de l’engin pour pouvoir confirmer l’exactitude de ces dires.
52 Ce chant étant complexe, nous avons choisi de lui consacrer un chapitre en particulier à la suite de celui-ci.
53 On l’appelle également le Hát tuồng (pièce chantée).
54 Thái Văn Kiểm, « Le culte de la baleine », BSEI, t. XLVII, n° 2, 2etrimestre, 1972, p. 310-326, p. 323.
55 Shelley E. Taylor & Jonathon D. Brown, « Positive Illusions and Well-Being Revisited, Separating Fact from Fiction », Psychological Bulletin, juillet 1994, vol. 116, n° 1, p. 21-27.
56 Vassilis Saroglou, « Les multiples facettes des croyances », L’essentiel, n° 20, novembre 2014 - janvier 2015, p. 4-6.
57 Edward Burnett Tylor, Primitive Culture, Researches Into the Development of Mythology, Philosophy, Religion, Art, and Custom, vol. n° 1, J. Murray Editor, Michigan University, 1871, 2 vol., vol n° 1.
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