Conclusion
p. 183-188
Texte intégral
1L’ensemble des observations réalisées en Grèce ces dernières années a donc conduit à étudier certaines logiques de mobilisation du passé en relation avec la diversité ou la polyphonie des mémoires dans le pays. De telles mobilisations semblent à présent s’appuyer sur des processus tels que le renforcement des liens transnationaux permis par le développement des mobilités et des migrations d’une part, leur adaptation à une certaine forme de consensus concernant les expressions minoritaires de l’autre. Par-delà la situation qui prévaut au sein de leur État-nation, la reconnaissance politique internationale constitue en effet un soutien à présent efficace permettant de positionner les expressions locales ou minoritaires dans un ensemble de normes perçues désormais comme légitimes a priori. La performance autorisée de ces expressions identitaires renforce enfin leur dimension spéculaire pour les personnes qui se reconnaissent dans ces groupes. Elle suggère (voire impose) une manière de se présenter, voire de se penser, de se regarder comme dans un miroir, comme cela est apparu pour les descendants des juifs de Rhodes ou pour les autres groupes rencontrés en situation sur le terrain. Ce dernier mouvement passe néanmoins lui aussi par une simplification, une normalisation de l’expression de l’appartenance autour des codes suggérés par certains de ses promoteurs. Un tel mouvement se fait à nouveau au dépend des mémoires individuelles et de leur irréductible pluralité, comme en témoignent les désaccords constatés au sujet des bonnes pratiques à adopter entre acteurs de ces revitalisations. Quelle que soit l’échelle à laquelle on l’envisage, l’institutionnalisation de la mémoire que ces processus suggèrent passe elle aussi par une mise en normes de l’espace et de ses pratiques, et le rôle des acteurs institutionnels n’est pas apparu sans importance dans ce dernier trait.
2Pourtant, un tel type de mouvement se produit sur le terrain sans contradiction apparente avec le développement des discours nationalistes en Grèce et dans les pays voisins. Ce paradoxe ne manque pas de rappeler les remarques que Ferdinand de Saussure faisait sur l’évolution des langues. Celles-ci seraient en effet soumises à deux mouvements d’apparence opposée qu’il appelle la « force d’intercourse » (l’unification des particularismes au fur et à mesure que les déplacements et les échanges se multiplient) et l’« esprit de clocher » (le renforcement des particularités régionales en réaction à la standardisation). Ce double mouvement qui lui apparaissait au départ contradictoire a fini par lui sembler en fait procéder de la même tendance : une tendance à l’uniformisation, saisie néanmoins à des échelles différentes (1916 : 282). Il en irait de même avec la mémoire de communautés restreintes en Grèce. Si le renforcement des discours nationaux se manifeste par une radicalisation nette de l’ensemble de la société concernant les thématiques de la migration et de l’altérité, qui s’oppose explicitement aux récits transnationaux, minoritaires ou locaux en en combattant la pluralité, un processus comparable est perceptible au cœur même des groupes qui composent cette société – y compris ceux qui se pensaient particuliers dans l’ensemble national, qui les conduit aussi vers une uniformisation des discours et des représentations pour qu’ils soient conformes aux canons recevables de la bonne expression locale ou minoritaire.
3Quelle qu’en soit l’échelle d’appréhension, le recours à une référence renouvelée au passé est par ailleurs devenu, d’après l’historien François Hartog, un signe de notre temps. Ces observations renvoient aux conclusions de son travail sur le changement de « régime d’historicité » et l’affirmation des impératifs du présent dans le regard sur le passé, qu’il a qualifié, avec le succès que l’on connaît, de « présent dilaté » ou bien de « présentisme » (Hartog 2003). C’est un même phénomène que Reinhart Kosselleck (1990) décrivait en évoquant la réduction de la distance entre « champ d’expérience » et « horizon d’attente » ; imposant la dictature de l’urgence, la fin des perspectives d’avenir expliquerait alors ce « retour vers le passé » comme unique référent possible. Néanmoins, Moses Finley (1981), repris par Marie-Claire Lavabre (2006 : 10), avait bien identifié les limites de tels raisonnements qui ne parvenaient pas à expliquer la diffusion extrême auprès de la plupart des acteurs sociaux d’une telle croyance en la légitimité des usages du passé dans le présent. Des partis nationalistes aux représentants des minorités ethniques, pourquoi un telle unanimité ? À cette question, le traitement de la transformation des rapports de pouvoir proposé dans les pages précédentes cherche à apporter des éléments de réponse, en questionnant le rôle des institutions dans la diffusion de telles représentations. C’est pour approfondir cette hypothèse que mes derniers travaux se sont penchés sur les effets de l’institutionnalisation de la mémoire par le biais des programmes européens de préservation des patrimoines naturels ou culturels dans certains espaces périphériques de la Grèce. La référence au passé y est apparue portée par l’usage qu’en proposent les institutions, investissant (en les simplifiant) la variété des mémoires pour en faire des objets de promotion valarisables. Les relations entre cette valorisation et la diffusion de l’économie culturelle ne sont pas non plus sans effet sur cette massification. Quelles qu’en soient les causes, de tels processus conduisent à une nouvelle manière de penser le monde et de se penser au monde qui, en prétendant s’approprier la course du temps, contribue à la fragmentation des sociétés comme des territoires.
4Les réflexions qui procèdent des travaux présentés dans les pages précédentes se tissent à partir de questions souvent traitées séparément et dont l’hétérogénéité rend la synthèse difficile (mobilités, migration, mémoire, patrimoine, coopération, culture, développement). Elles découlent en effet d’expériences de recherche construites sur des terrains et des objets différents mais au cours desquelles des processus communs ont été repérés. Dans un premier temps, l’observation des mobilités internationales m’a donné l’occasion de formuler certaines hypothèses qui soulignaient essentiellement l’ampleur des phénomènes centrifuges et du mouvement de fragmentation sociale et spatiale qui les accompagnait. Ces premières réflexions ont alors conduit à envisager plus généralement, à partir de différents contextes et de différentes configurations (zones frontalières, régions touristiques, réseaux diasporiques), les dynamiques affectant les rapports à l’altérité et au changement en Grèce, par l’observation de situations impliquant plus particulièrement la mémoire ou le patrimoine de « groupes restreints ». Ces recherches ont ainsi permis d’élaborer un ensemble de réflexions sur les mécanismes de la mondialisation dans cette région, à partir de l’étude des dynamiques culturelles et du déploiement de formes induites par certains dispositifs institutionnels, surtout internationaux.
5Cet élargissement de la perspective thématique a aussi été accompagné d’une évolution des méthodologies dont témoigne le compte-rendu des expériences de recherche présenté dans les derniers chapitres de cet ouvrage. Si ce travail s’est toujours voulu « fondamental », au sens où il s’agit bien de recherches non appliquées – qui ne s’inscrivent pas dans un cadre visant à transformer les situations rencontrées – les méthodes mises en œuvre se sont avérées être au fil du temps de plus en plus empiriques. L’hypothético-déduction qui marque les premières analyses s’est ainsi estompée pour permettre d’aborder, de manière plus efficace, les développements thématiques évoqués dans les paragraphes précédents.
6C’est ainsi que l’observation des dynamiques de la mémoire et de l’identité engagée par exemple à Rhodes et sur les terrains de la frontière gréco-albanaise, pousse à prendre en compte les discours comme les pratiques des acteurs, car ils s’avèrent être des sources d’informations précieuses et parfois surprenantes. Cette inflexion méthodologique est traduite dans l’écriture de cet ouvrage par l’allongement progressif des références aux observations de terrain, tout comme par l’utilisation de plus en plus longue des citations d’entretiens reproduites in extenso, donnant parfois aux dernières pages des allures de récits, de thick description. Par l’usage de tels procédés d’enquête, d’analyse et de restitution, ce travail se réfère à l’objectif d’élaboration – voire de coproduction – d’un discours compréhensif sur les processus sociaux. C’est pourquoi ces dernières enquêtes portent plus souvent sur les quotidiennetés et, même si l’observation peut avoir lieu autour de supports plus particuliers (les programmes européens) ou lors de certains moments plus exceptionnels (les fêtes de village, les commémorations), elles sont toujours inscrites dans le cadre des vies quotidiennes qui leur donnent sens. Les matériaux produits par ce mode d’enquête (discours et pratiques, constructions mentales et expériences concrètes), observés in situ, révèlent tout autant la somme des éléments matériels qui manifestent les processus sociaux, que les dispositifs mentaux de cohérence et de légitimité qui les accompagnent. Une telle approche découle de la méfiance vis-à-vis d’un discours scientifique qui se voudrait universel. Pour autant, cette méfiance n’annule pas non plus la tension produite par le souci de transposabilité, ou au moins de l’analogie, pour ne pas cantonner le propos à la seule idiographie.
7 Cette évolution méthodologique répond aussi à deux préoccupations des sciences sociales aujourd’hui bien signalées et que je ne ferai que rappeler brièvement. Tout d’abord, l’intention d’en finir avec le « paradigme colonial » qui consisterait à construire un système de compréhension depuis l’extérieur (Collignon 2007). Au contraire, il s’agit ici de donner la parole aux personnes enquêtées qui ne sont pas forcément en position de pouvoir, mais en position « subalterne » (Spivak 2010). Cette préoccupation s’accompagne de ma curiosité pour une géographie qui pousse à expliciter les logiques de la domination sociale, qui motive par ailleurs l’intérêt pour l’étude de minorités ou de groupes restreints pris, au moins partiellement, dans des contextes de sujétion. L’autre préoccupation, plus épistémologique au sens où elle engage les techniques et les pratiques de production scientifiques, est celle de l’adoption du constructivisme (Berger et Luckmann 1966) consistant dans ce cas surtout à la déconstuction des grands récits, c’est-à-dire ici la mise en question des discours de l’État-nation, pour révéler la polyphonie du social. Cette sensibilité conduit, au-delà de l’étude des situations minoritaires, à mettre en valeur la labilité des identités envisagées comme des produits discursifs largement conditionnés par les contextes de leur énonciation. En cela, je me réfère essentiellement aux théories de l’interactionnisme qui, sur d’autres sujets, ont été marquées par l’œuvre d’Edwin Goffman (1975), même si on l’envisage souvent des niveaux d’agrégation sociale supérieurs à l’individu, et aux analyses sur les frontières ethniques produites par Fredrik Barth (1969). Plus directement en lien avec les Balkans, les travaux de Jean-François Gossiaux (2002) ont été importants dans cette manière d’envisager les transformations des sociétés de la région. Dernièrement, la question de l’incorporation et surtout de la performance de l’identité (Butler 2009, Butler & Jami 2003) ou de la culture (Dimitriadis 2009) semble pouvoir être un prisme efficace pour saisir les logiques de certains processus. En raison de ces influences, et malgré les inflexions thématiques qui ont été présentées ci-dessus, cette démarche s’est presque toujours postée jusqu’à présent sur les marges géographiques plutôt qu’aux centres, s’intéressant aux exclus ou aux périphéries, aux processus qui conduisent à la reproduction de cette marginalité plus qu’à ses résultats – puisqu’ils ne sont toujours que l’état transitoire d’une réalité mouvante.
8En second lieu, les travaux qui ont été présentés ici conduisent à questionner la position du Sud-Est européen dans l’ensemble continental (Cattaruzza & Sintès 2012). Cette démarche vise aussi à participer à la compréhension des transformations en cours dans cette région en évaluant, d’un côté, le rôle des forces exogènes (développement des échanges, migrations, convergence économique, uniformisation des types de gouvernance), et de l’autre celui des dynamiques locales, associées couramment aux problématiques des permanences ou de la tradition, qui conduisent si souvent à particulariser les Balkans comme un lieu d’ethnicisation des sociétés, de conservatisme mais aussi de pratiques anticiviques généralisées. L’analyse de ces différents cas d’étude vise à montrer au contraire que ces logiques s’imbriquent et que leurs dynamiques sont souvent hétérogènes, parfois paradoxales. Celles-ci révèlent aussi et surtout une marge de manœuvre et de négociation pour les différents acteurs. Cette dernière affirmation ne vise en aucun cas à nier que les processus observés se déploient dans des sociétés soumises à des mécanismes particuliers, construits sur la longue durée et propres à l’histoire de la région, comme par exemple l’altérisation avérée de certains groupes à partir de leurs caractéristiques linguistiques ou religieuses. Pour autant, ce traitement de l’altérité est perpétuellement mis à jour, en relation avec des processus plus globaux, institutionnels ou même économiques. Dans ce cadre, l’importance grandissante accordée par les institutions aux données culturelles, voire leur mise en valeur et leur exploitation, pour le meilleur et pour le pire, semble encourager le recours fréquent aux explications à caractère ethnique ou culturel pour interpréter les transformations sociales, et il influe manifestement sur le positionnement des différents acteurs des jeux sociaux que l’on a rencontré.
9 In fine, ce travail vise à se démarquer d’une interprétation des sociétés du Sud-Est européen comme étant soumises à un transfert plus ou moins réussi d’un ensemble de normes (celles de l’Union européenne ou du « monde occidental ») au détriment d’une « société traditionnelle » qui leur serait réfractaire. Il s’accorde plutôt avec des travaux qui ont montré comment les processus de transformations sociales découlant de la mondialisation peuvent cohabiter avec ceux qui paraissent hérités de la tradition, du lignage, de la localité (Agié, Copans & Morice 1987, M’Bokolo & Amselle 2005), ne conduisant aucunement au déclassement des seconds par l’imposition des premiers. Au cours de mes recherches, dans les cas particuliers des dispositifs mémoriaux que j’ai pu rencontrer, il a été possible de montrer comment des dynamiques très contemporaines étaient impliquées dans une opportune mobilisation du passé : migrants albanais dont le réseau migratoire se transforme en machine à fabriquer de la mémoire, réseaux des juifs de Rhodes pris dans leurs pratiques de « va et vient identitaire » entre leur pays de résidence et la terre de leurs ancêtres, groupes d’habitants des frontières nord de la Grèce mettant en œuvre des dispositifs de mémoire institutionnalisés (associations, administrations publiques nationales, dispositifs internationaux), etc.
10Dans ces différents cas, marchandisation comme politisation de l’identité ou de la culture apparaissent en toile de fond de ces « configurations de mémoire » observées sur le terrain. Leur étude pose alors la question éminemment géographique des relations entre pouvoir et territoires. À cet égard, ces observations conduisent dans un premier temps, en échos aux travaux de Claire Andrieu à propos de la France du second xxe siècle, à poser cette même question : « Le pouvoir central serait-il en voie de perdre son pouvoir symbolique ? […] ». Si cette dernière conclut pour son cas d’étude que le miroir de l’État-nation conserve sa fonction identitaire ultime (Andrieu 2006 : 17), qu’en est-il de la société grecque du début du xxie siècle ? Maintenant que la crise s’impose, sur quelles bases se construirait le consensus ? On ne manquera pas de remarquer qu’en 2013, dans leurs provocations et leurs invectives verbales (et parfois physiques) les députés néo-nazis du parlement grec s’adressent régulièrement à ceux de gauche en leur rappelant les batailles perdues par les combattants communistes durant la guerre civile. C’est le dissensus dont le passé est porteur qui s’affirme ici pour nourrir l’animosité du présent, sorte de « guerre des mémoires » à l’envers qui ne porterait pas sur l’interprétation du passé, mais où les tensions d’hier s’invitent pour donner sens à celles d’aujourd’hui. Comme constaté ailleurs dans les pays de la Méditerranée, « […] conflits politiques et mémoriaux interagissent évidemment, et l’instabilité politique interdit toute possibilité d’apaiser les mémoires » (Crivello 2010 : 26).
11En 1925 déjà, Marc Bloch évoquait la fonction sociale de la mémoire qui permettrait le changement en donnant l’illusion de la continuité. Pour autoriser une telle opération néanmoins, un véritable « travail de mémoire » tel qu’il est défini par Maryline Crivello (2010) s’impose, en particulier dans la région méditerranéenne qui, si elle n’est pas une exception dans le monde, présente un nombre élevé de traces du passé dans le présent. À cet égard, la Grèce, les Balkans et l’ensemble des pays de la Méditerranée se présentent bien comme des laboratoires pertinents pour analyser les relations passé/présent :
Des Balkans au Proche-Orient en passant par le Maghreb, l’inadéquation entre différentes échelles de mémoire (officielle, collective, individuelle) contribue à exacerber les antagonismes inter- ou intracommunautaires, transformant le conflit de mémoires en un enjeu central de tout conflit identitaire. (Crivello 2010 : 14)
12Pour autant, l’un des objectifs qui découle de mes observations est aussi de concilier ce constat avec la départicularisation nécessaire de ces espaces, afin de montrer en quoi ils sont au cœur de processus plus globaux qu’ils nous révèlent. L’usage du passé s’y intègre en effet dans un mouvement plus large qui est celui de la « culturalisation » des sociétés contemporaines, et plus particulièrement de l’affirmation de liens et de réseaux sociaux qui fondent leur légitimité sur un passé commun, convoqué comme principal horizon de justification. Ces différents travaux visaient à en illustrer les modalités, à partir des relations particulières qui se nouent entre dynamiques identitaires et territoires sur les espaces périphériques de la Grèce.
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