La communauté juive de Rhodes Associer le fragment ?
p. 83-123
Texte intégral
1La recherche évoquée dans ce nouveau chapitre procède d’une enquête engagée depuis 2006 à partir de l’île de Rhodes. Cette recherche a pour objet d’observer les ressorts d’un autre type de mobilité qui affecte aujourd’hui le territoire grec. Quoique moins visible médiatiquement que la migration internationale, cet autre type permet tout autant de révéler les questions qui se nouent aujourd’hui entre les différents acteurs des territoires périphériques. Il s’agit d’une mobilité mémorielle qui concerne les descendants de communautés (souvent minoritaires) aujourd’hui disparues – autrement appelée « tourisme identitaire » ou alors « tourisme des racines » (Legrand 2006). Dans ce cas, il s’agit des descendants de juifs de Rhodes venant sur l’île pour découvrir les lieux où ont vécu leurs ancêtres. Comme pour les migrants albanais dans d’autres régions grecques, la présence (même temporaire) de ce groupe à Rhodes donne l’occasion d’examiner les conditions d’expression d’une mémoire contraire à la version officielle de l’histoire locale, telle qu’elle est habituellement présentée aux touristes à travers les guides qui leurs sont destinés ou la plupart des musées qui leurs sont ouverts. À l’image de certains migrants albanais mentionnés dans les pages précédentes, ces visiteurs sont en effet les dépositaires d’une version alternative de l’histoire des lieux : leur présence est ainsi susceptible de revitaliser des éléments dissonants de l’appartenance ou de l’autochtonie, qui est pourtant l’un des principaux pivots de légitimité pour la société de la Grèce contemporaine. L’archipel du Dodécanèse où se situe Rhodes est d’autant plus sensible à ce type de question qu’il est le dernier espace a avoir été intégré au territoire national, que des témoins de ce rattachement sont toujours en vie et qu’ils sont susceptibles de devenir les hérauts de cadres d’appartenance finalement subversifs, tout en se présentant légitimement comme des « locaux » ou des « autochtones ».
2On verra dans ce cas comment un tel groupe minoritaire, même quand il a presque entièrement disparu du contexte grec (plus particulièrement ici du contexte local), peut néanmoins réussir des actes d’expression spatiale de mémoire, en s’adossant à une forte compétence de réseau. Étudier ce phénomène permettra ainsi d’évoquer les processus qui donnent aujourd’hui une nouvelle vigueur à des groupes de reconnaissance commune, à dimension diasporique ou transnationale et, surtout, qui leur permettent de peser sur les conditions de production d’un territoire auquel ils attribuent une forte charge affective, même s’ils ne s’y trouvent que très occasionnellement. Plus généralement, cet exemple donnera enfin une bonne occasion d’illustrer les effets sur les territoires du processus de mondialisation, en abordant ce qu’Arjun Appadurai appelle la « création globale de la localité » qui voit interagir des groupes et des logiques d’échelles complètement différentes en un même et seul lieu (Appadurai 2005 : 270).
Poussières d’Andalousie égéenne
3Selon différentes sources, l’île de Rhodes connaissait une communauté juive nombreuse déjà avant l’expulsion des juifs d’Espagne par le roi Ferdinand et Isabelle la catholique en 1492. Moïse Rahmani remonte même à la décision d’Hérode de porter assistance à la cité Rhodienne, telle que la rapporte Flavius Josèphe dans La guerre des juifs, pour chercher à démontrer l’existence d’une communauté juive sur l’île au cours de l’Antiquité (Rahmani 2000 : 23). On peut néanmoins penser que les chevaliers de l’ordre de Saint Jean trouvèrent des juifs à Rhodes au moment de leur arrivée en 1309 : quand ils édifièrent la muraille de la ville, ils donnèrent en effet au mur qui enserre la partie orientale de la forteresse le nom de « muraille des juifs ». Dès cette période, une communauté composée surtout de Romaniotes*, c’est-à-dire de juifs de langue grecque, était sans doute présente dans la zone de l’actuel quartier d’Evraïko. Plus tard, ce sont deux voyageurs italiens, sur la route de la terre sainte (Meshullam de Volterra et Obadia de Bertinoro respectivement en 1481 et 1488) qui permettent de confirmer la présence de juifs sur l’île à travers la description qu’ils font de la ville dans leurs récits de voyage (Angel 1998). À partir de la fin du xve siècle, et malgré un édit d’expulsion pris en 1502 par Pierre d’Aubusson, le grand maître de l’ordre de Saint Jean de Jérusalem, le profil de la communauté change radicalement puisque de très nombreux sépharades d’Espagne touchent les côtes de Rhodes (Fintz-Menascé 1991 : 86-88). Ils rejoignent alors les Romaniotes mentionnés ci-dessus mais aussi des milliers de prisonniers juifs que l’ont dit avoir été capturés par les Chevaliers de Saint Jean sur les routes maritimes de Méditerranée, ainsi que les premiers sépharades arrivés après les persécutions d’Aragon en 1280 (Col. Rottiers, cité par Fintz-Menascé [1991 : 157-159]).
When the Sephardim came to Rhodes after the Turkish conquest in 1523, they found a synagogue building already in existence […]. It had been built during the 1480’s. Due either to increased number of Jews or communal dissension, another congregation was formed by at least 1570. […] The second congregation, Kahal Kadosh Shalom (Holy Congration of Peace), built its own synagogue building no later than the end of 1577. In the courtyard of the synagogue, there still stands a water fountain, which was used to wash the hands of cohanim prior to their giving the priestly blessing. This fountain bears an inscription dated the month of Kislev, 5338 (1577). (Angel 1998 : 114)
4Mais ces installations sont encore plus nombreuses à partir de la conquête ottomane (1522) en raison de la condition de dhimmis (statut de protection accordé aux fidèles des religions du livre par l’Islam) qui était octroyée aux juifs dans l’Empire. Durant cette longue période, la communauté « rodeslie* » prospéra ainsi par apports de populations extérieures, comme en 1523 quand 150 des plus riches familles de Thessalonique furent exilées à Rhodes sur ordre du sultan. Les revenus de la communauté était alors assurés par la concession du soufre et d’autres produits, grâce à la location d’immeubles dont elle était propriétaire et, de plus en plus, à partir du xvie siècle, par l’artisanat et le textile qui animaient les échoppes du quartier juif (Benbassa & Rodrigue 2002 : 82). Il est frappant de noter que, dans les différents écrits émanant de la communauté, l’Empire ottoman, qui régna 390 ans sur l’île, est toujours présentée comme une période de tranquillité et de paix. C’est ce dont témoignent de manière éloquente les propos du président Hizkia Franco en 1933 dans La Boz de Orient, un quotidien d’Istanbul, quand il eut à décrire aux Italiens l’autorité qui les avait précédés :
Je crois devoir accomplir un devoir de conscience en affirmant que, généralement parlant, l’élément turc ainsi que les autorités, traitèrent toujours les juifs avec bienveillance. Leurs rapports furent toujours cordiaux. Le Turc protégea toujours le juif, le considérant comme un élément fidèlement attaché au pays. La preuve est que juifs et Turcs vécurent ensemble à l’intérieur de la même forteresse qui entoure la ville, ce qui n’était pas permis à l’élément grec. (Cité par Rahmani 2000 : 30)
5Au cours de cette période, et comme nous l’indique ce texte, la communauté juive se situe toute entière dans l’actuel quartier d’Evraïko, dans la partie orientale de la vieille ville médiévale fortifiée. Cette localisation est imposée par l’autorité mais elle peut être perçue comme une faveur faite aux juifs, car l’enceinte de la ville est à l’époque interdite aux populations grecques qui doivent la quitter dès le coucher du soleil. À la fin de la période ottomane, la communauté entame même un processus d’ascension sociale significatif, grâce à une activité importante en termes d’encadrement scolaire marquée par la création en 1899 d’une école sous la tutelle de l’Alliance israélite universelle. Celle-ci permet la promotion de ses enfants et a eu pour conséquence d’enraciner durablement la pratique du français chez les juifs de Rhodes. Après le traité d’Ouchy en 1912, qui marquait la fin de la guerre italo-turque, l’occupation militaire puis l’annexion de l’archipel du Dodécanèse par l’Italie donna une nouvelle opportunité aux juifs de Rhodes d’améliorer leur sort et leur rayonnement (Pignataro 2011). Le gouvernement italien comptait en effet s’appuyer sur les communautés juives de Méditerranée orientale pour servir leur influence dans cette zone. C’est ainsi que, dès les premières années, la langue italienne remplace le turc dans les cours de l’Alliance, avant que l’ensemble de l’enseignement ne soit italianisé en 1925. Surtout, cette politique se manifeste à travers la fondation en 1928 par les nouvelles autorités d’un collège rabbinique. La communauté s’assurait alors un rayonnement maximum dans son environnement direct tout comme sur ce qui était alors son espace de relations privilégiées et d’échanges matrimoniaux : les communautés de Smyrne et d’Égypte. À cette époque, l’île semble tout entière tournée vers le bassin oriental de la Méditerranée, n’entretenant que peu de relations avec la péninsule balkanique.
6Mais à partir du début du xxe siècle, la situation économique de la communauté évolue. Si certains de ses membres font fortune et peuvent se permettre de sortir de la vieille ville pour se faire construire de belles demeures dans le quartier situé autour du nouveau port aménagé par les autorités italiennes, d’autres décident de tenter leur chance en migration. De façon très classique, ce sont tout d’abord les jeunes hommes qui partent pour s’assurer de nouveaux revenus dans l’idée de ne rester que quelques temps à l’étranger. Ils gardent néanmoins des relations étroites avec leur famille et leur milieu d’origine malgré les distances parfois très importantes qui les séparent. Peu à peu, ces premiers migrants finissent néanmoins par faire souche et attirer dans leur sillage des groupes familiaux parfois nombreux. Leurs lieux d’installation sont principalement les États-Unis, l’Afrique centrale et l’Amérique du Sud. Aux États-Unis, New York a été leur première destination comme en témoigne en 1912 la fondation de l’association Agudat achim (la fraternelle de Rhodes). Les Rodeslis s’établissent aussi sur la côte ouest et dans le Sud du pays. Dans ces mouvements, les réseaux familiaux jouent un rôle déterminant. On le retrouve, par exemple, dans le parcours de l’un d’entre eux, Joseph Capeloto, qui partit de Rhodes en 1907 à l’âge de 14 ans pour rejoindre son beau-frère à Seattle en passant par New York, et qui fut suivi par toute sa famille dès 1909 (Hasson 1974). Mais les raisons qui ont attiré les premiers Rodeslis vers le nouveau monde ne sont pas bien connues. Moïse Rahmani évoque le cas d’un certain Salomon Calvo, convaincu dès la fin du xixe siècle par un pêcheur grec de Rhodes installé à Seattle de le rejoindre et d’y rester. Quel que fut le nom ou l’histoire de ces pionniers, les groupes qui les suivent sont assez nombreux à Seattle pour y fonder leur première institution dès les premières années du xxe siècle (le Kuppat ozer dalim ou Caisse d’entraide pour les nécessiteux), en vue d’aider à l’installation d’autres Rhodiens dans la région. On trouve un peu plus tard ces juifs dans d’autres villes de la côte Ouest (essentiellement Portland et Los Angeles) (Hasson 1996). Dans cette dernière ville, ils s’associent alors aux juifs de Salonique, d’Alep et des autres contrées de l’Empire ottoman pour fonder la congrégation Tifereth Israel et la première synagogue sépharade de la ville en 1932. Dans la première décennie du xxe siècle, ce même type de communauté se développe dans le Sud des États-Unis. Ceci conduit à la fondation en 1914 de la congrégation Or VeShalom, qui est toujours influente dans les villes d’Atlanta et de Montgomery. Encore une fois, ces implantations sont en relation avec un courant migratoire plus soutenu en provenance de cette région de la Méditerranée :
As happened in Seattle, the first Sephardim from the Greek Peninsula to arrive in the South followed Greek Orthodox friends and townspeople to the « America filled with gold. » They had heard stories from members of the Greek Orthodox community who had emigrated to the United States and returned to their home towns in the Ottoman Empire to visit their families. Cooperation and good relations between Rhodian and other Turkish Jewish and Greek Orthodox immigrants to the South continued throughout the twentieth century. (Kerem 1997 : 374)
7On observe des processus similaires de diffusion vers l’Afrique de la communauté juive de Rhodes, à la suite d’un Salomon Benatar, qui est le premier à débarquer dans le sud du continent africain. Après quelques temps passés en Égypte, il arrive à Salisbury en Rhodésie en 1885. Les familles Benveniste et Alhadeff ne tardent pas à s’installer en Rhodésie à la suite des Benatar pour y pratiquer le commerce. Puis, ils s’établissent dans la ville d’Élisabethville au Congo belge (actuellement Lubumbashi) dès sa fondation en 1907. Leur connaissance de la langue française leur rendait les contacts plus faciles et, surtout, la législation de la colonie belge était plus ouverte que celle de la couronne britannique à l’installation de citoyens ottomans. En 1930, la soixantaine de familles venues de Rhodes dans cette ville fondèrent la première congrégation sépharade de la colonie avec une trentaine de famille (Rosenthal 1963) et participèrent à la fondation de l’une des deux synagogues de la ville. Ils deviennent ainsi l’une des plus importantes communautés de Rodeslis dans le monde, bénéficiant de la fermeture partielle des États-Unis induite par la politique des quotas (Benatar & Pimienta-Bénatar 2000). Dans ces mêmes années, certains Rhodiens se dirigent aussi vers le cône sud de l’Amérique latine. Même s’il s’agit sans doute d’une migration par défaut de personnes voulant au départ se rendre aux États-Unis, ils deviennent assez nombreux pour fonder un centre communautaire encore une fois avec les juifs de l’Empire ottoman en 1914, puis un lieu de culte sépharade en 1923 dans le quartier portègne de Colegiales. Ils le baptisent le temple Chalom, du nom de l’une des principales synagogues de Rhodes. Cette communauté essaime avec le temps vers Montevideo et les villes des alentours.
8Le développement de ces ramifications lointaines se fait à un rythme d’autant plus soutenu que la situation à Rhodes devient difficile (Fintz-Menascé 1991 : 205). Les relations avec le gouvernement italien dans les années 1930 sont de plus en plus complexes du fait du rapprochement entre le régime fasciste et l’Allemagne nazie. Les lois raciales italiennes de 1938 accentuent encore le malaise. Celles-ci obligent les juifs à ouvrir leurs échoppes le samedi, le collège rabbinique est fermé, les enfants renvoyés des écoles. Les départs se multiplient alors à la suite des premiers migrants partis en Afrique, aux États-Unis ou en Amérique du Sud. Ils se font aussi vers les lieux plus proches où les Rhodiens ont des relations de famille comme la Turquie et Égypte, voire vers la Palestine mandataire. Durant cette période, la Djuderia se vide d’une part importante de sa population et le nombre de juifs passe progressivement de 5 000 à 2 000 personnes. Au début de l’année 1939, le gouvernement italien de l’île déclare même personae non gratae les juifs ayant été naturalisés italiens après 1919 ou s’étant établis dans l’île après cette date (venant essentiellement des côtes d’Asie mineure) (Fintz-Menascé 1991 : 272). Ces indésirables se rendent alors vers l’Afrique ou l’Amérique. Ils seront, du fait de cette expulsion, épargnés par les tragiques événements qui suivirent.
9En effet, à partir de la capitulation italienne, l’île passe sous le contrôle allemand. En juillet 1944, des officiers SS viennent d’Athènes et ordonnent la déportation des juifs demeurés dans l’île. Plus de mille six cents personnes sont déportées vers la Pologne. À peine cent cinquante à cent-quatre-vingt y survivront (Picciotto-Fargion 1991, Franco 1994). Quelques juifs de nationalité turque, au nombre de 42, ont été sauvés par le consul de Turquie à Rhodes, Selahettin Ulkman, qui a été reconnu en juin 1990 « Juste parmi les Nations ». Avec cet épisode, la dernière page de la présence juive dans l’île semblait être définitivement tournée. Leur quartier est occupé peu à peu par des populations orthodoxes venues des villages environnants ou des autres îles du Dodécanèse qui fuient les rigueurs de la guerre et de ses suites. Pendant de nombreuses années, une seule survivante de la déportation habitait toute l’année dans la vieille ville de Rhodes avec son mari. Ils étaient alors l’unique témoignage de l’histoire de cette communauté dans le vieux quartier de la Djudéria.
Une communauté de mémoire
10Malgré la disparition de cette présence juive de ce qui est présenté comme son berceau historique, les descendants des juifs issus de l’île semblent avoir su conserver une identité forte appuyée sur la mémoire très aiguë de leur origine commune. Ceux-ci se définissent toujours sous le même terme de « Rodeslis » où qu’ils se situent dans le monde et ils présentent d’indéniables liens de solidarité et de reconnaissance réciproque. Ce terme de Rodesli est défini par Renée Hirschon dans la présentation qu’elle a menée de ce groupe (Hirschon 2005) comme étant « the Jewish inhabitants of the island of Rhodes and the original migrants, Rhodes (-origin) Jews, Sephardim. These are Sephardi Jews (Spanish speaking) who settled on the Aegean island of Rhodes following their expulsion from Spain in 1492 ». Il s’agit en fait de l’autonyme couramment employé par les descendants des juifs de Rhodes et signifie « rhodien » en turc. En français, ces membres se désignent indifféremment comme « Rodeslis » ou comme « Rhodiotes », nom dérivant cette fois-ci du terme grec. Ces personnes sont aujourd’hui dispersées dans des régions où leurs parents et grands-parents ont migré dans la première moitié du xxe siècle, et dans celles où leurs parcours personnels ou collectifs les ont menés depuis. L’exemple de Samuel et Esther, rencontrés à Rhodes en juin 2006, donne un aperçu éloquent des relations qui les unissent et du territoire particulier que ceux-ci ont constitué :
Samuel et Esther sont nés tous les deux au Congo il y a une soixantaine d’années. Le père de Samuel travaillait dans le textile et était venu de Rhodes dans les années 1920. Il faisait du commerce entre l’Italie et l’Afrique. Il s’était marié avec une fille Capellutto qu’il était allé chercher à Rhodes en 1933. Samuel a tout naturellement repris l’affaire de son père à Élisabethville quand il a eu l’âge de travailler mais, au moment de la proclamation de l’indépendance du Zaïre (1960), des troubles et du violent conflit qui s’en est suivi, il a décidé de partir pour l’Argentine où sa sœur s’était mariée quelques années auparavant avec un lointain cousin.
Au bout de trois ans (et d’un mariage), il voulu repartir vers l’Afrique et se réinstaller au pays ; mais dès 1974, suite à la politique de zaïrisation, il est à nouveau contraint d’abandonner ses affaires. Malgré une expérience supplémentaire à Buenos Aires, il décide de s’installer définitivement en Afrique du Sud, dans la ville du Cap, où il trouve du travail auprès d’autres Rodeslis qui l’avaient devancé. Quelques années plus tard, en 1979, il peut ouvrir pour son compte une fabrique de sacs de sport. C’est au Congo qu’il avait fait la connaissance d’Esther qu’il épouse au Cap en deuxième mariage. Elle est aussi de parents rhodiotes. La famille d’Esther est, de la même manière, dispersée aux quatre coins du monde (Bruxelles, Israël, Miami, Australie). Aujourd’hui, ses enfants sont partis pour les États-Unis car ils éprouvaient des difficultés à trouver du travail en Afrique du Sud. Son fils s’est marié à New York avec « une fille de chez nous : une Congolaise du Cap, une vraie Rhodiote ! ». À l’intérieur de leur couple, Samuel et Esther communiquent de plus en plus en anglais mais leur langue « de départ » est le français que parlaient déjà leurs parents entre eux. Il est citoyen belge alors qu’elle est italienne… mais ils ne connaissent que très peu ces deux pays dont ils possèdent la citoyenneté.
Depuis qu’ils sont à la retraite, ils passent déjà beaucoup de temps à voyager pour voir leur famille. Ils se rendent en effet presque chaque année aux États-Unis, en Israël et en Argentine… et puis, comme ils le disent eux-mêmes : « à Rhodes, on est maintenant des étrangers ».
11À travers un tel récit, Samuel et Esther apparaissent comme de dignes représentants des descendants des nombreux Rodeslis du Congo dont la majorité réside aujourd’hui en Afrique du Sud ou à Bruxelles. Les différents espaces qu’ils mentionnent sont qualifiés par des liens de parenté actifs dont ni la distance ni le temps ne semblent avoir eu raison. Les relations avec Rhodes sont justifiées par un discours efficace sur les origines et sur les racines qui pousse à se déplacer, à entretenir des relations avec d’autres personnes, liant ainsi mémoire transmise et territoire pratiqué. Ces différents groupes, bien qu’ils soient disséminés sur l’ensemble de la planète, dessinent un espace-réseau, un territoire discontinu de dimension mondiale qui est fréquenté par le biais de mobilités, au point que certains voient dans cette facilité au déplacement un trait essentialisé de leur identité rhodiote. C’est par exemple ce que me dit une jeune dame rodeslie de Bruxelles : « mes parents sont habitués à bouger tout le temps. Chez eux à Bruxelles, ils n’ont toujours pas déballé toutes leurs affaires des cartons qu’ils ont ramenés du Congo dans les années 1970 ». Les liens d’amitié, de cousinage, de famille ou les alliances matrimoniales sont les principaux supports de ces interconnaissances. Leur maintien est facilité par l’entrelacement des parentés qui se présente comme un fort élément de cohésion. Les contacts entre ces espaces sont souvent épistolaires à l’occasion des fêtes ou des événements familiaux. Ils s’entretiennent aussi par des visites selon les possibilités et les opportunités. Ces relations sont manifestement renforcées par la conscience d’une communauté originelle, vertébrée par une tradition associative sans doute héritée en partie des usages philanthropiques courants à Rhodes. Cet ensemble n’en demeure pas moins fragmenté en plusieurs bassins distincts entre lesquels les échanges sont moins fréquents : celui du Sud de l’Afrique auquel il faut adjoindre la Belgique, celui des Amériques et les différents pôles méditerranéens. Mais cette géographie de la communauté rodeslie est aujourd’hui affectée par plusieurs éléments nouveaux. Le premier est l’importance grandissante d’Israël, qui a attiré bon nombre de Rodeslis au point qu’une association y a été fondée et qu’un journal y est édité. Par ailleurs, la diversification des localisations de la nouvelle génération et une pratique matrimoniale plus volontiers exogame est un autre bouleversement pour les Rodeslis. Il ne signifie pas pour autant un affaiblissement de la relation avec ce passé, surtout que la fréquence des liens entre les différentes personnes est aujourd’hui facilitée par l’usage des transports transcontinentaux aériens et d’Internet. Ce dernier assure un rôle connectif très efficace grâce à des sites spécialisés ou à des groupes de discussion au sujet de Rhodes et de la tradition sépharade de l’île. Reprenant le rôle de supports plus anciens, tels que les fascicules ou les lettres de liaison des communautés sépharades auxquels les juifs rhodiotes prennaient part (La Lettre sépharade ou Los Muestros), les technologies de l’information et de la communication ont donné un nouvel essor à ce type de relations, avec la création de sites internet spécialisés et depuis peu d’un groupe de discussion Facebook qui rassemble quelques centaines de personnes et d’un réseau aux très nombreuses entrées sur le site de recherche généalogique Geni.
12Ces relations favorisent ainsi le maintien d’un discours mémoriel dans lequel la position de l’île de Rhodes est centrale. Véritable paradis perdu, l’île est présentée au cours des différents entretiens la mentionnant, plus que l’Espagne ou le biblique pays de Canaan, comme le lieu des racines de la communauté, métaphore assumée par le titre de l’ouvrage autobiographique de Vittorio Alhadeff Le chêne de Rhodes (Alhadeff 1998). Pour évoquer la grande douceur que l’on attribue à la vie de la communauté de l’époque, on lui donne l’appellation d’« île des Roses », à l’origine de son nom actuel. La nature exceptionnelle de la région est soulignée : le climat, la couleur de la mer Égée ou du ciel, les produits merveilleux qu’on y cultivait. Sans discuter la réalité historique de ces récits, des éléments concordants présentent toujours la vie à Rhodes sous un jour absolument positif. Tout d’abord, les relations à l’intérieur de la communauté sont décrites comme faciles et fraternelles : « on s’aimait tous à Rhodes » déclare une survivante de la Shoah rencontrée à Ashdod. La vie à l’époque italienne, les nombreuses écoles, le caractère florissant de certains établissements commerciaux ou bancaires, l’ouverture du collège rabbinique, sont les principales sources de fierté. La qualité de la vie des juifs à Rhodes est aussi soutenue par le souvenir d’un haut degré de pratique de la religion. En témoigne le nombre important des établissements religieux : six synagogues, un collègue rabbinique, plusieurs yéshivot dont on conserve le souvenir. C’est à cette pratique rigoureuse que l’on attribue d’ailleurs le surnom de Chica Yérushalaim au quartier juif de Rhodes, c’est-à-dire de « Petite Jérusalem ». Quel que soit le degré de religiosité de l’interlocuteur, le respect des traditions comme des commandements divins paraît être au cœur de la vie sociale et il aurait donné aux juifs de Rhodes un sens sacré de la famille et du groupe. Ces éléments tendent à prouver pour ses différents descendants que, sans être l’une des plus nombreuses de Méditerranée orientale, cette communauté n’en demeurait pas moins l’une des plus avancée en termes religieux ou de vie communautaire. Ajoutant à cette quiétude interne, les relations avec les autres communautés religieuses de l’île, au moins avec les Italiens et les Turcs, sont décrites comme pacifiques et respectueuses. Cette vie locale en bonne intelligence trouve pour ultime argument le fait qu’au moment de sauver les Sefer Torah des mains des Allemands, ils ont été confiés au mufti de la ville, qui les a cachés dans le mihrab de la mosquée Murat Reis jusqu’à la fin de la guerre.
13La vieille ville, ceinte dans les murailles construites par les chevaliers de l’ordre de Saint-Jean, et plus particulièrement la Djudéria, joue un rôle central dans ce souvenir. Parmi ses lieux emblématiques, la place centrale du quartier ou Kaï Ancha (la « rue large » en judezmo*) est pour les Rodeslis un lieu de souvenir par excellence, un espace-repère mais aussi un véritable lieu de mémoire. Mais l’évocation de la douceur de vivre peut se mêler rapidement avec la douleur du souvenir et d’une disparition perçue comme injuste et injustifiable. Le contre-point de la déportation renforce la nostalgie des temps qui l’ont précédée, car un terme leur a été mis par un acte des plus barbares. Dans les nombreuses productions littéraires, ou dans les souvenirs des témoins de cette époque, ce décor de la vie heureuse des juifs à Rhodes conduit alors à l’émergence de sentiments partagés qu’inspire Rhodes à ces héritiers : nostalgie et tristesse. C’est un tel balancement qui apparait aussi dans les premières minutes d’un documentaire réalisé en 1995 par Diane Perelsztejn intitulé « Rhodes Nostalgie ». Elles mettent en scène d’anciens membres de la communauté errant dans la Djudéria à la recherche du souvenir de leurs parents déportés. L’omniprésence de cet épisode, le caractère traumatisant de la disparition d’une partie de la parentèle, serait un élément renforçant l’impératif de mémoire, sorte de dette à payer aux disparus dont le souvenir est sans cesse évoqué pour parler des origines.
14Dans l’ensemble des pays où ils sont installés, les descendants des juifs issus de l’île de Rhodes semblent mettre en avant cette origine particulière qui peut tout d’abord être associée à une définition communautaire au sens religieux du terme et fortement territorialisée : en général, les principaux groupes de descendants de Rodeslis structurent une congrégation propre, où ils constituent une part importante des pratiquants. Leur temple peut même avoir été baptisé du nom de celui de Rhodes – le kahal Shalom – comme au Cap, à Atlanta, à Harare et à Buenos Aires. Au Cap, des photos de la synagogue de Rhodes placées dans le vestibule conduisant au lieu de prière témoignent explicitement de cette volonté d’afficher la filiation. Les descendants des juifs de Rhodes peuvent aussi résider à proximité les uns des autres comme c’est encore le cas au Cap et à Bruxelles (Sintès 2013). La proximité géographique découle tout d’abord de l’histoire de l’implantation dans la ville pour une communauté originellement issue des deux mêmes groupes venus au Congo belge et en Rhodésie depuis le début du xxe siècle, et déplacés au moment des indépendances (Hirshon 2005, Sintès 2010). Cette concentration spatiale peut se maintenir par la suite en fonction de sa conformité avec la réalité socio-spatiale des villes d’installation. À Los Angeles, les Sépharades étaient tout d’abord implantés dans le centre-ville. Ils partirent fonder dans les années 1920 une « nouvelle Djuderia » selon les termes mêmes de ses observateurs, entre l’avenue Vernon et la 56e rue où ils purent construire leur propre Synagogue en 1934 en rassemblant 300 personnes venues de Rhodes (Hasson 1996). Puis à mesure de leur mobilité résidentielle, un temple fut ouvert à Ladera Heights (quartier au sud-ouest du centre-ville) en 1966 avant la fusion de toutes les congrégations de rite sépharade et l’adoption d’un nouveau lieu de culte à Westhood en 1993, en relation une fois encore avec l’évolution de localisations résidentielles de plus en plus périphériques, selon les tendances classiques pour cette ville. À Ashdod, seule ville d’Israël où une dizaine de familles originaires de Rhodes ont vécu ensemble durant plusieurs décennies, cette localisation commune n’a été qu’éphémère, et la génération suivante, intégrée à la société israélienne, a quitté la ville ou le quartier.
15Au Cap, certains décrivent toujours leur quartier de résidence en évoquant explicitement la Djuderia de Rhodes, non pas en raison des nombreuses communautés juives qui y résident (Shain & Mendelsohn 2008 : 182), mais bien parce qu’on y retrouve la très grande majorité des descendants de Rodeslis. Aujourd’hui encore, ils disent y perpétuer les relations qu’entretenaient leurs ancêtres à Rhodes. Les liens familiaux entre personnes rappelleraient eux aussi le temps de la Djudéria, en faisant support au souvenir et en conditionnant un rapport de proximité – renforcé par le recoupement des liens de parenté, qui conduit chacun à être presque toujours le parent de l’autre. Pour Buenos Aires, un quinquagénaire évoque « la grande famille Chalom » pour signifier cet ensemble de relations entre juifs descendants de Rodeslis, fondateur du temple et de la société israélite sépharade Chalom en 1929 à Colegiales où la plupart résidaient alors. Un homme d’affaire bruxellois ayant traité avec les entrepreneurs rodeslis du Congo belge résume cette relation en ces termes imagés : « même s’ils se sont parfois fait les pires choses en affaire, ils cultivent l’art de la trêve pour jouer à la fratrie ». Localement, impossible donc de ne pas évoquer des relations sociales intenses favorisées par le voisinage, ou entretenues à distance depuis plusieurs générations. À cet égard les plus âgées ont une connaissance généalogique impressionnante, qui leur permet de localiser de nombreuses personnes dans les lignages, parfois sur des distances spatiales et temporelles très grandes.
16La proximité géographique, ou la bonne connexion, implique partout des pratiques communes qui mettent en acte l’identité du groupe et dans lesquelles il arrive de voir affleurer encore le souvenir de Rhodes. On le retrouve dans la particularité assumée (voire revendiquée) de certaines traditions religieuses (minhag en hébreu) : « Partout dans le monde, les Rodeslis font les fêtes de la même manière ». À la synagogue, elles résident dans l’introduction du ladino* dans la liturgie, surtout à l’occasion de Roch Hachana et Yom Kippour. Si ces usages linguistiques propres sont dissociés d’une observance religieuse strictement orthodoxe, ils peuvent être source de tractations avec les autres groupes sur les lieux d’installation quand il s’agit de partager l’espace de la prière. En famille, la Haggadah de Pessah est lue en ladino mais, plus généralement, c’est tout un ensemble de traditions de la vie de famille qui est censé rappeler Rhodes : la plus évoquée est le baño de novia, bain que les femmes de la communauté donnent à la future mariée avant la noce. Ces traditions sont synthétisées dans une batterie de dictons (dichos) qui, ici comme ailleurs, sont des vecteurs classiques de transmission de valeurs communautaires. Ils énoncent des règles à suivre et des interdits à ne pas transgresser. Le savoir-faire culinaire est aussi un élément qui vient rendre concrète l’appartenance commune : au palmarès des spécialités les richikos (gâteaux secs), patelikos (chaussons à la viande) et yaprak (feuilles de vigne) se partagent les premières places. Ces spécialités sont liées au calendrier des fêtes religieuses ou à d’autres actes de sociabilité communautaire, comme des repas pris en commun autour de ces spécialités où l’on retrouvera par exemple « notre manière de cuisiner le riz ». Ils sont l’occasion parfois de réunions plus exceptionnelles et d’affirmation de la transmission, comme celles organisées au Congo lors du bal de la WIZO en 1956, ou au Cap pour le Sepharfi food fair qui s’est tenu dans la salle attenante à la synagogue le 1er août 1993. À Los Angeles, tous les ans au mois d’août, les descendants des Rodeslis se rendent à un pique-nique dans l’île de Santa Catalina, à 25 miles des côtes, « distance qui est, par coïncidence, la même que celle qui sépare l’île de Rhodes de la Turquie » pour une évocation de leurs communes origines insulaires autour de plats rappelant Rhodes. Cette habitude est expliquée ainsi par l’un des participants habituels : « Quand tu es né dans une île avec de l’eau tout autour de toi, tu aimes forcement l’océan. La mer nous attire » (Hasson 1996 : 392).
17Ces différents moments sont des temps de mise en scène de l’identité du groupe où la pratique sociale se meut classiquement en discours normatif (Goffman 1974). Ils qualifient aussi ses territoires de référence. On peut les appréhender par l’observation des « territoires du quotidiens » (Di Méo 1996) qui engagent tout autant les rapports d’ordre subjectif et représentationnel entretenus par les Rodeslis avec les lieux. Dans le cas des communautés bruxelloise ou du Cap, certains lieux ont été fortement appropriés : ainsi le « parlement », une casemate de plage donnant sur l’Océan où les anciens du Congo se retrouvaient pour deviser au Cap, ou alors les cafés de la galerie Louise, sur l’avenue Louise à l’entrée d’Ixelles. Aujourd’hui, au Cap, ce sont des bars au rez-de-chaussée d’une galerie marchande que les descendants des juifs de Rhodes surnomment la « Kaï ancha », et qui sert de point de ralliement aux plus âgés d’entre eux. À Seattle, la congrégation Ezra Bessaroth est même allée jusqu’à reproduire en 2010, dans le patio de leur bâtiment communautaire, quelques monuments emblématiques de la Kaï Ancha de Rhodes comme le momument à la mémoire des déportés, réplique de celui qui se trouve au cœur de la Djudéria, ainsi qu’une rosace en sheshos (ou sheshikos), ces galets mis sur chant, typiques des revêtements traditionnels des sols de la vieille ville, que tous les descendants de Rodeslis connaissent comme étant caractéristiques de l’île. Rhodes est aussi évoquée matériellement dans le carré sépharade du cimetière juif du Cap : explicitement sur les pierres tombales, ou plus symboliquement par la présence d’oliviers. Comme on le constate ailleurs (Collignon & Staszak 2003, Segaud 2007), on peut retrouver ce lien jusque dans les espaces privés où la décoration reprend des éléments rappelant directement Rhodes : photos de famille et tableaux représentant l’île ou, plus discrètement, un porte-cuillères ouvragé (la cucharera en judezmo), rappelant les pratiques de l’hospitalité ottomane, présent dans les maisons d’Ashdod ou du Cap, ou alors des sheshos qu’un Argentin, fils de Rodeslis, a utilisé pour paver la cour de sa maison de vacance à Punta del este en Uruguay. Dans le cercle le plus intime, la mémoire familiale repose aussi sur les photographies qui, en grand nombre, viennent illustrer les récits.
18À travers ces observations effectuées si loin de Rhodes, les descendants de la communauté juive de l’île démontrent qu’ils répondent à la définition que Stéphane Dufoix donne d’un groupe diasporique, si petit soit-il : ils se transmettent la mémoire de leur berceau historique en même temps qu’ils ont su conserver des relations privilégiées entre eux, même sur des distances parfois très importantes (Dufoix 2003). Dans leur vie quotidienne, une foule d’objets et de pratiques est mise en scène qui, rappelant de manière pérenne Rhodes, semble permettre la conservation par hystérésis des propriétés du groupe qui en est issu. Dans ce travail permanent, la relation entre générations est déterminante : les plus âgés désirent témoigner auprès des plus jeunes de la réalité des lieux sur lesquels eux et/ou leurs parents ont vécu : « ils nous ont bourré la tête avec Rhodes », confirme avec tendresse une descendante née au Congo, alors qu’elle me présente l’ouvrage biographique qu’elle a consacré à son père.
La Djuderia retrouvée
19Mais pour ces personnes, Rhodes n’est pourtant pas uniquement le lieu d’une mythologie familiale ou communautaire. Régulièrement depuis la fin de la guerre, certains Rodeslis ont franchi les kilomètres qui les séparent de la capitale du Dodécanèse. Les premiers retours ont concerné les survivants de la Shoah dès les années qui suivirent leur libération des camps de concentration. En général, ces retrouvailles avec Rhodes sont toujours associées à des moments de grande douleur et d’émotion compte tenu des atrocités subies pendant la guerre mais aussi de ce qu’ils retrouvaient sur place. Toute chose dans ce quartier si familier leur rappelait alors la vie heureuse et insouciante de leur passé, mais aussi le souvenir des proches disparus dans les camps. Cette Djuderia où ils avaient grandi n’est plus désormais que « peuplée de fantômes » comme ils sont nombreux à en témoigner. Les maisons occupées par des réfugiés venus d’autres îles ou des villages environnants, la famine qui sévit, tout les poussent à quitter à nouveau cet endroit où l’avenir n’est pas envisageable. À la différence de ce que Béa Lewkowicz a pu observer à Thessalonique, avec la réinstallation durable de certains survivants dans la ville (Lewkowicz 2000), ces premiers retours sont sans lendemain et, mises à part les familles Soulam et Soriano, aucun juif originaire de Rhodes ne demeure sur place après guerre.
20Pour les décennies suivantes, il est difficile de reconstituer précisément les venues des Rodeslis dans l’île. Il apparait pourtant que la baisse du coût des transports aériens – et la démocratisation du voyage de longue distance qui en découle – est à l’origine du regain des visites que l’on constate dans le courant des années 1960. À partir de cette période, les voyages concernent des types beaucoup plus variés de personnes. Les motivations changent aussi : on ne revient pas à Rhodes dans l’idée de s’y installer à nouveau ou d’y recouvrer des biens. Les parents de déportés de même génération viennent pour fréquenter, le temps d’un séjour, les ruelles de leur enfance, retrouver l’ambiance de la vieille ville : en deux mots, pour y « sentir leurs racines ». Dans leur cas, le premier retour s’effectue toujours dans les mêmes souffrances que pour les rescapés des camps de concentration. Pourtant, et malgré ces difficultés, le séjour sur l’île semble s’imposer comme une sorte d’obligation morale. C’est une telle attraction qui s’exprime dans les lignes du récit autobiographique de Nisso Pelossof (2007 : 9) :
Si je ressens une attache profonde pour cette région de Picardie qui m’a accueilli, la nostalgie de mes racines, de ma patrie – l’île de Rhodes, – cette nostalgie est de plus en plus prenante au fil des années […]. L’avenir se dessine progressivement pour moi d’un retour à Rhodes. C’est inéluctable.
21Implicitement, ce voyage est dû aux victimes de la déportation, mais aussi aux générations qui les ont précédées. Désormais il concerne également des personnes plus jeunes qui se rendent à Rhodes pour y découvrir le lieu de naissance d’un parent et surtout « pour y retrouver leurs origines, la terre de leurs ancêtres ». Certains tiennent parfois à y célébrer les événements de la vie familiale (bar-mitsva, mariage) ou les principales fêtes du calendrier liturgique. En 2005 et 2006, ce sont 120 personnes du Zimbabwe, 200 de Dallas, qui sont venues assister à des mariages ; au mois de juin 2007, plus de 100 personnes sont venues pour célébrer une bar-mitsva depuis les États-Unis. Les jeunes gens qui en ont la possibilité, peuvent s’y rendre à l’occasion d’un voyage de noces ou en famille avec leurs enfants ou leurs parents. Pour eux, ce voyage se teinte prioritairement d’une sorte de quête spirituelle ou identitaire. Il s’agit en quelque sorte d’un voyage destiné à résoudre la tension du discours nostalgique qui leur est imposé depuis leur enfance. « On aime tous Rhodes même si on n’y a jamais vécu », dit une quinquagénaire bruxelloise qui passe presque tous les étés à Rhodes depuis les années 1980 et dont la fille fait désormais de même. Plus prosaïquement néanmoins, pour les uns comme pour les autres, le voyage est indiscutablement l’occasion d’un séjour de vacances sous le soleil de Méditerranée. Il ne vise d’ailleurs plus exclusivement Rhodes. L’escale dans l’île est souvent inscrite dans un circuit plus long comprenant différentes destinations, essentiellement Israël et l’Europe. Dans les récits des intéressés relevés à l’occasion des entretiens, on retrouve d’ailleurs de manière régulière l’évocation de la dimension touristique du séjour : la qualité de l’hôtel et des plages, la cuisine grecque que l’on découvre ainsi que l’accueil des populations locales sont très souvent mentionnés comme des aspects déterminants de sa réussite. L’efficacité du voyage, en termes émotionnels, apparait néanmoins dans les différents témoignages sans que l’on puisse remettre en question la sincérité du pèlerin. « Je pleurais tellement que je ne pouvais descendre de l’avion quand je suis arrivé à Rhodes pour la première fois », dit un enfant de déportés. Ou alors « nous étions en croisière et nous nous sommes arrêtés à Rhodes. On a retrouvé un des autres passagers à la synagogue. On a compris qu’on était parents. On est tombé dans les bras l’un de l’autre et on a pleuré ».
22Le voyage peut être aussi l’occasion de la production d’objets qui deviennent de nouveaux supports pour le souvenir. Il s’agit bien entendu des photos des lieux significatifs que l’on peut comparer aux souvenirs de vacances mais parfois d’autres, plus originales, viennent rappeler que Rhodes n’est pas une destination comme les autres. Ainsi, l’un de ces visiteurs a-t-il écrit le synopsis complet d’un film alors qu’il ne savait rien de ce travail avant : le simple fait d’être à Rhodes semblant lui avoir permis de composer, « comme si ce n’était pas lui qui écrivait », un texte techniquement parfait. Un autre a composé sur place des poèmes en judezmo. Dans ces deux cas, la création est attribuée à l’inspiration du lieu. Implicitement, le rapport aux disparus est nettement suggéré dans les situations presque magiques que le voyage semble avoir engendré. Plus anecdotique, entendra-t-on très souvent : « le ladino me vient plus naturellement quand je suis à Rhodes » comme si le simple fait de se trouver sur place pouvait améliorer les compétences linguistiques des intéressés. Pour ces différentes raisons, les Rodeslis sont bien les acteurs de ce qu’il convient d’appeler un « tourisme généalogique » tel qu’il a été observé ailleurs comme par exemple chez les juifs du Maghreb (Dakhama 2005) ou d’Allemagne (Coles 2003) ; chez les descendants des migrants irlandais partis aux États-Unis (Legrand 2006) ou encore les membre de la diaspora libanaise (Butler 2003). En cela, ils présentent certaines particularités et leurs comportements sur place diffèrent indiscutablement de celui des nombreux autres touristes venus à Rhodes pour y passer des vacances sans que ce lieu ne leur évoque rien de leur vie personnelle ou de celle de leurs parents.
23Malgré la diversité des personnes rencontrées sur place, force est de constater que les descendants des Rodeslis reproduisent à Rhodes certains comportements propres tout en étant eux aussi des vacanciers. En cela, ils passent de « vacances hybrides pour des personnes hybrides » comme le suggère Coles (2003 : 337) car ils ne peuvent ni être tenus pour de véritables touristes, ni pour des autochtones comme les autres. Quel que soit son âge ou son origine, l’objectif déclaré du voyageur rodesli dans l’île de ses origines est toujours de voir, de constater, de connaître : c’est l’aspect « expérientiel » que souligne Coles (2003 : 329) pour ce même type de visiteurs dans d’autres lieux. Durant leur court séjour (en général moins d’une semaine), les descendants de juifs rhodiens se rendent sans faute dans la vieille ville et dans le quartier de la Djuderia même s’ils n’y séjournent qu’exceptionnellement, préférant souvent les confortables hôtels à proximité de la plage aux modestes auberges de la vieille ville. La dernière synagogue encore debout sur l’île, le Kahal Kadosh Shalom est le lieu emblématique du séjour ainsi que les autres signes qui rappellent dans la vieille ville la présence d’une communauté juive. En plus de cet édifice, d’autres marques de cette mémoire sont en effet présentes mais il est toujours délicat de les localiser précisément, car elles ne font l’objet d’aucune mise en valeur par les autorités grecques qui leur préfèrent le patrimoine byzantin ou les traces du règne de l’ordre de Saint-Jean. Par conséquent, mais aussi en raison de l’implication des plus jeunes générations dans ces voyages, un nouvel acteur est en train de s’imposer dans le jeu rhodiote. Il s’agit du « passeur de mémoire » (Ciarcia 2011) qui, souvent rencontré à l’improviste, guide les pas des descendants, de leurs parents ou de leurs amis dans les ruelles de la vieille ville. Les premiers, les familles Soulam et Soriano déjà évoquées plus haut, étaient des résidents permanents, derniers témoignages d’une présence sépharade sur l’île. On les retrouve dans presque tous les récits relevés pour la période allant des années 1960 aux années 1990. Mais, depuis leur disparition, les passeurs sont désormais des intermittents qui vivent leurs retours réguliers à Rhodes sur le mode du témoignage. Les visiteurs qui les rencontrent s’en souviennent comme d’un fait marquant de leur séjour. En effet, ces personnes leur permettent de faire le lien entre le passé et le présent, leur donnent les clés de lecture nécessaires à révéler le paysage de la Djuderia sous celui d’une vieille ville désormais envahie de tavernes et de boutiques destinées aux touristes. Sous leurs bons auspices, se déroule une véritable initiation qui permettra au profane d’en apprendre plus sur les lieux, et sur la vie de la communauté dont il est le descendant. Mais ces passeurs peuvent aussi être des occasionnels. Il peut s’agir de descendants de Rodeslis qui, très documentés sur l’histoire de leur famille, décident de partager leurs connaissances sur un lieu qu’ils découvrent parfois pour la première fois. Ce rôle non institutionnel est d’ailleurs transmissible et, une fois acquises différentes informations auprès des principales figures de la communauté, il n’est pas rare de voir un repeat visitor « faire la visite » pour ses amis, mais il veillera à s’effacer quand apparaitra plus savant que lui. Cette connaissance des lieux est un savoir dont certains sont très fiers, surtout parmi les natifs, car « c’est un devoir de montrer ce qui a été ». La fierté peut parfois se muer en compétition « certains disent qu’ils connaissent mais en fait, ils ne savent pas vraiment. En fait, il n’y a que moi qui sais où étaient les choses. Je suis la mémoire de Rhodes », explique l’un d’entre eux.
Passé juif en action
24À Rhodes, l’histoire de ce groupe est en partie à l’origine de l’aspect qu’offre aujourd’hui l’ancien quartier juif, dans la partie la plus orientale de la vieille ville fortifiée. Cette zone, toujours désignée sous le nom d’Evraïko par les habitants (ou Ovriaki comme plus traditionnellement en Grèce), semble avoir été livrée à l’abandon et aux destructions pendant de nombreuses années. Elle rappelle à cet égard les quartiers quittés par les communautés juives d’autres pays de Méditerranée, comme les mellah marocains, où la rupture de la transmission foncière a longtemps empêché l’entretien ou l’aménagement des lieux, et a conduit à son occupation spontanée par des populations pauvres souvent issues de l’exode rural. C’est ainsi qu’à Rhodes, les habitants actuels de l’ancien quartier juif sont parmi les plus modestes de la ville : il s’agit souvent de réfugiés de l’immédiate après guerre, venus des petites îles et des campagnes environnantes en raison de la famine qu’ils y subissaient (Skevofylakas 1988). Ainsi, malgré le classement de l’ensemble de la ville fortifiée par les autorités nationales en 1959 et par l’UNESCO en 1988, l’ancien quartier juif de Rhodes présente encore les stigmates éloquents de la déportation et du départ massif de la communauté. De telles caractéristiques tranchent avec les autres quartiers de la vieille ville, surtout au cours de la période estivale, où ils sont les lieux d’une activité touristique soutenue. Au cours de l’immédiate après guerre, la présence juive dans ce quartier ne se résumait qu’à très peu de choses. L’installation de quelques familles, surtout des romaniotes originaires du continent, sous les auspices de la communauté d’Athènes, ainsi que le maintien de rares survivants, n’ont pas permis d’y refonder une véritable congrégation autonome. Cette situation évolue radicalement à partir des années 1990 et 2000, avec l’amplification manifeste de l’expression de la mémoire juive dans l’espace de la vieille ville en relation avec les visites des descendants décrites ci-dessus. Parallèlement à cela, le développement d’une activité touristique massive dans l’île touche aussi le quartier juif. La synagogue Shalom est de plus en plus visitée, surtout par des étrangers, malgré son inadaptation à ce nouvel usage. En lien avec ces différents mouvements, certains acteurs choisissent de promouvoir cette mémoire et de la doter d’équipements afin de la rendre plus accessible. C’est le cas d’un descendant de troisième génération de Rodeslis des États-Unis habitant Los Angeles, déjà très actif dans la sauvegarde de cette mémoire en Californie. Celui-ci conçoit un projet destiné à mieux renseigner les touristes sur l’histoire juive de la région. Son initiative débouche, quelques années plus tard, sur l’ouverture d’un musée, destiné à présenter aux visiteurs l’histoire des juifs de Rhodes. L’explication qu’il donne de ses motivations sur le site internet de son association témoigne bien du souci de s’adresser au plus grand nombre.
I was inspired to visit the island of Rhodes in 1975 by stories told to me by my grandparents. Its special charm and history fascinated me. Several years later, in 1995, I went back to Rhodes with my family for my children to learn of our family heritage. It was during that trip that I noticed the need of advancing the public awareness and appreciation of its unique history unfortunately devastated by the Holocaust […].
Today, the island of Rhodes is one of the most popularly visited vacation places in the Mediterranean Sea with vacationers coming from all countries of the world, utilizing international charter air flights as well as cruise ships. These visitors walk the streets of « La Juderia » lacking knowledge of its Jewish history many of whom visited the sole remaining synagogue, the Kahal Shalom. Unfortunately, there was nothing at the Kahal Shalom to inform its visitors of its unique history. Although most of the remnants of Jewish life is absent as a result of the Holocaust, this Museum is an important first step of more expansive efforts in preserving the unique history of the Jews of Rhodes.
In 1997, I created two institutions to fulfill this goal. First, I established the Rhodes Jewish Museum, which exhibits photographic materials and other artifacts, and secondly I set up the Rhodes Jewish Historical Foundation, which is a non-profit organization to be used as a vehicle for furthering this goal. In October 1997, I created this web site in order to be an information source for people interested in the history of the Jews of Rhodes as well as those planning to travel to Rhodes. […]. I hope the web site will be an enjoyable learning experience for all viewers.
Extrait de http://www.rhodesjewishmuseum.org
25Au cours de ces dernières décennies, ce nord-américain n’est pas le seul à avoir soutenu un tel mouvement à Rhodes. Quelques années plus tard, les instances officielles de la communauté deviennent aussi plus actives dans ce domaine en raison de l’avènement à leur tête d’une puissante famille d’entrepreneurs originaires de Rhodes. Pour ces différents acteurs communautaires, la volonté de rendre justice aux générations précédentes semble la principale motivation. Il s’agit de ranimer, sur les lieux mêmes, le souvenir du passé et de rendre aux rues de cette partie de la vieille ville une présence juive en rapport avec leur histoire. Dans un tel mouvement, la synagogue devient le principal instrument de cette nouvelle visibilité. Le Kahal Kadosh Shalom de Rhodes se trouve en effet au centre de ces transformations impulsées au cours des dernières décennies ; c’est ici que bat à présent le cœur de la mémoire des juifs à Rhodes. Il s’agit de la dernière synagogue en activité, les cinq autres qu’a connu la vieille ville n’appartenant plus à la communauté ou ayant été détruites pendant la guerre. Alors que les attentions ont paru se concentrer tout d’abord sur l’entretien du cimetière, comme l’attestent les plaques de donation qui s’y trouvent (1953 et 1971, puis une opération de sauvegarde des pierres tombales en 1997), les années 2000 voient différentes actions se focaliser sur la rénovation de la synagogue Shalom.
26D’après différents documents, l’état de la synagogue s’était beaucoup dégradé depuis la fin de la guerre. Les dommages causés par le temps et le manque d’entretien menaçaient le bâtiment. Un projet de restauration a alors été soumis, auprès de plusieurs institutions internationales, publiques comme privées, afin de rénover les peintures, de solidifier l’édifice et de restaurer le pavement du sol intérieur. Cette activité permit son classement en 2000 au titre des « 100 sites les plus en danger du monde » par le World Monuments Fund, une ONG drainant le mécénat privé. Ce financement, ainsi qu’un autre de l’Union européenne en 2004, ont permis la réfection complète du bâtiment, de sa toiture, ainsi que sa connexion au réseau d’évacuation d’eau de la ville, avec le concours des services de restaurations municipaux. À côté de ces principaux bailleurs, on trouve de nombreux évergètes privés qui ont permis l’embellissement intérieur de la synagogue et le remplacement du mobilier, qui datait de la période d’immédiate après guerre, et était des plus sommaires (chaises en plastiques, pupitre entouré d’une balustrade pour seul tivah). Une nouvelle tivah, fut offerte dès les années 1960 par une famille résidant en Belgique, alors que les bancs qui apparaissent sur les photos des années 1950 sont suppléés par de nouvelles chaises bien plus confortables depuis l’été 2006. La climatisation est enfin installée en 2010. Ces nouveaux équipements ont été rendus nécessaires par l’afflux de visiteurs dont témoignait en 2002 la présidente de la communauté au micro d’un documentariste israélien : « c’est la première fois que la synagogue est remplie depuis 58 ans. Nous n’avons pas eu assez de chaises pour nous asseoir ». Les dons sont souvent dédiés à la mémoire de parents disparus, parfois morts en déportation : qu’il s’agisse de la tivah, ou de la plaque en marbre mentionnant les noms de familles des déportés placée à l’entrée de la synagogue, toutes ces offrandes sont frappées, comme il est d’usage, du nom des donateurs et d’une dédicace : « À la mémoire de mon père, ma mère, mon frère et ma sœur et de son mari tous deux déportés », « honoring their parents », ou alors « in memory of their parents », affirmant bien que le don est effectué au nom de la filiation aux lieux, puisque ces parents en sont toujours originaires, alors que les donateurs vivent à présent dans des pays souvent très éloignés.
27La fin de la décennie 2000 voit l’accélération des rénovations et des transformations autour de la synagogue, surtout avec l’ouverture en 2007 d’un musée consacré à la présentation de la communauté dans un bâtiment attenant. Ce dernier accueille une exposition permanente d’artefacts recueillis dans le monde entier et de panneaux explicatifs relatant les grandes étapes de l’histoire des juifs à Rhodes. Autour de ces premiers espaces s’est constitué désormais un véritable complexe de mémoire puisqu’une bibliothèque a été ouverte en 2008 et les bureaux de la communauté ont été déplacés en 2009 pour être situés dans le même ensemble de bâtiments (ils se trouvaient avant dans un autre quartier de la vieille ville). Avec tous ces travaux, la petite synagogue Shalom est passée en quelques années du statut d’un incertain de lieu de pèlerinage familial à celui d’un équipement de mémoire complexe et multi-usage, véritable centre de ressources et d’activités patrimoniales comme touristiques à l’échelle de l’ensemble de la vieille ville de Rhodes.
28La mise en place d’un tel équipement témoigne aussi du processus de coordination des mémoires éparses pour se charger de la transmission des informations sur cette communauté. Le matériel produit par les récits personnels (livres biographiques, films, recueils de recettes de cuisines, contes et proverbes, etc.) trouve néanmoins aussi sa place dans l’enceinte de la synagogue et un panneau présente différentes de ces réalisation. Ces dernières sont même parfois devenues des supports de mémoire, voire de « merchandising » pour la communauté, en étant commercialisées dans une pièce aménagée en boutique de souvenirs accolée au bureau de la communauté. De manière générale, chaque année depuis 2005, les affiches et le matériel d’interprétation présenté au public se sont multipliés à l’intérieur de ces bâtiments, aboutissant à la transmission d’un nombre plus important d’informations aux visiteurs. Par rapport à l’espace plus large du quartier environnant, ces installations diffusent aussi un discours d’appropriation qui (re)donne sens aux lieux perdus de la mémoire juive. Ainsi, depuis 2006, une vue satellite de l’ensemble de la ville fortifiée est affichée à l’intérieur du musée. Elle utilise l’exportation d’une image disponible sur un site gratuit d’imagerie satellitale, à laquelle ont été ajoutés les lieux en relation avec l’histoire de la communauté juive. Situé dans la dernière pièce du musée, ce panneau incite clairement les visiteurs à emprunter les ruelles de la vieille ville pour retrouver ces lieux et témoigner à leur tour, par leur présence, de la permanence du souvenir. Dans le patio de la synagogue depuis 2009, et l’ouverture des bureaux de la communauté, un petit plan du quartier est lui aussi affiché. Il présente le parcours (« Tour Map of the jewish Quarter ») et relie les lieux remarquables de la communauté juive (« present Landmarks of the jewish Community »). Cette carte est aussi disponible en ligne sur le site du fondateur du musée qui en est l’auteur ainsi que dans le livret de présentation du quartier vendu par la communauté (Hasson 2012). Ce dernier va plus loin encore dans ce travail de réappropriation du quartier puisqu’il présente, sur cette même page électronique, des cartes établies grâce aux derniers témoins portant le nom des anciens occupants des maisons, ainsi que des indications sur les magasins juifs des rues alentours.
29En dehors de la synagogue, les visites des parents et des descendants ont ainsi conduit à une réappropriation physique de certains espaces de la vieille ville, au moins durant une période très brève de l’année. Ces visiteurs particuliers cherchent en effet à retrouver dans les rues de la Djuderia des éléments attendus qui témoignent de la présence ancienne de juifs à Rhodes. Il est intéressant de noter que ces pratiques sont de plus en encadrées par certains équipements ou des manifestations de mémoire venant offrir une structure d’organisation spatio-temporelle à ces visites. En 2009 et 2010, des visites du quartier étaient même organisées par la communauté pour les touristes qui le souhaitaient. Une telle tendance participe clairement d’un processus d’institution mais aussi de normalisation des discours de mémoire.
30Les marques de ce passé juif dessinent donc à présent dans la vieille ville une sorte de circuit qui opère un marquage identitaire de l’ancienne Djudéria. Celui-ci est emprunté par les visiteurs soucieux de retrouver la réalité du passé juif à travers des signes tangibles. Cette pratique engage un processus de territorialisation qui passe tout d’abord par une première appropriation (que certains vivent comme une réappropriation) à travers la fréquentation de ces lieux. Les différents éléments qui se trouvent sur place sont néanmoins très hétéroclites et surtout particulièrement fragmentaires. Ils ne donnent qu’assez peu d’indications factuelles sur ce que pouvait être la vie du quartier quand il était habité par des juifs. Aujourd’hui, ils sont même devenus difficiles à identifier dans le fatras des écriteaux produits par l’industrie touristique dans l’enceinte d’une ville médiévale hautement patrimonialisée. Depuis les rues de la vieille ville, les éléments les plus visibles de cette histoire sont les inscriptions gravées sur les façades de certaines maisons. Les plus visibles, écrites en hébreux, en italien et en judéo-espagnol, évoquent des donations effectuées par des particuliers à la communauté. Ces actes datent de 1915 et 1935 et ne sont pas sans lien avec le fort courant migratoire qui concernait alors massivement les juifs de la ville. Une autre inscription, uniquement en hébreux cette fois-ci, est visible dans une petite ruelle sombre, juste au dessus de l’entrée d’une maison abandonnée, à proximité de l’ancienne école talmudique. Cette épigramme discrète, nettement plus ancienne que les précédentes, mentionne la date de fondation de la maison : « Le 8e jour du mois de Nissan, année 5527 (1767), depuis la création du monde ». Autre signe explicite, une ancienne fontaine, donnant sur une rue peu passante proche de la muraille orientale de la forteresse, porte l’inscription en français « Alliance israélite universelle – fondation de Mme la Baronne Edmond de Rothschild – 1904 », puis, juste en en dessous en italien : « Al generale Giovanni Ameglio, La comunita israelita riconoscente – 1913 ». Cette fontaine confirme le plurilinguisme de la communauté déjà constaté ailleurs. On y note aussi la proximité avec les autorités italiennes (avec la mention du premier gouverneur du Dodécanèse) qui leur a permis d’accéder à un statut important à Rhodes (Bocquet 2004), ainsi que le rôle de l’Alliance israélite universelle. Les seules marques indiquées en grec (même si leur lien avec le judaïsme n’apparaît pas ouvertement) datent naturellement de l’après-guerre. L’une se trouve sur le bâtiment d’une école de garçons, ancienne propriété d’un notable de la communauté, et aujourd’hui louée à la municipalité de Rhodes. Elle porte encore le nom de son ancien propriétaire, inscrite tout en haut de la façade, sur une plaque difficile à lire depuis la rue : « Ίδρυμα Ιώσηφ Νότρικα » (fondation Joseph Notrica). On peut aussi remarquer le nom d’une rue située à proximité et indiquée sur les panneaux bleus habituels « Όδος Αλχάδεφ Σολωμόυ » (rue de Salomon Alhadeff), du nom d’un riche notable de la communauté, dont les enfants ont fait don en 1946 à la municipalité de Rhodes du grand jardin que traverse la rue en question. Au-delà de ce premier ensemble, qui regroupe les signes les plus manifestes de cette ancienne présence, d’autres traces, beaucoup plus discrètes, s’offrent aux regards des initiés. On pourra ainsi apercevoir sur le sol de l’entrée de certaines maisons, pour peu que la porte en soit laissée ouverte, une mosaïque de galets typique du pavement de la vieille ville indiquant l’année de construction, ou de réfection du sol, dans le calendrier hébraïque. Les visiteurs les mieux informés, peuvent enfin découvrir des vestiges toujours plus discrets que sont les anciens bâtiments remarquables comme l’ancien « Kahal Gadol » (grande synagogue) resté en ruines depuis le bombardement allié du printemps 1944, l’ancien collège rabbinique, l’ancienne synagogue « de los rikos » (des riches) dont le bâtiment semble abandonné ou encore l’ancienne école talmudique, devenue une maison complètement anonyme et dont la localisation n’est jamais évidente pour les visiteurs.
31De façon encore plus ponctuelle, mais autrement plus retentissante, un jour de commémoration de la mémoire des victimes de la Shoah, en relation avec les autorités municipales et le musée juif d’Athènes a été institué autour du 23 juillet de chaque année. Si, dans le reste du monde, la mémoire des victimes de l’holocauste est célébrée le 27 janvier (date de la libération du camp d’Auschwitz), il a été décidé ici de placer cette commémoration à proximité de la date de la déportation des juifs de Rhodes et de Cos vers le camp de Haïdari proche d’Athènes, en transit pour la Pologne. C’est un point de vue pratique qui a présidé à ce choix puisque Rhodes est une ville morte en hiver. Il apparaît plus pertinent d’organiser cette manifestation en été, au moment où elle peut être vue par le plus grand nombre de personnes, touristes comme habitants, mais aussi à une saison où l’île est plus attractive pour les Rodeslis du monde entier.
32Cet événement est l’occasion de la venue de nombreuses personnes depuis tous les lieux de la diaspora. Les manifestations qui l’entourent donnent même lieu à un véritable pèlerinage/voyage organisé qui n’aurait rien à envier aux excursionnistes professionnels compte tenu du programme serré d’activités qui l’accompagne (diners, visites, concerts), avec mise à disposition par les organisateurs d’autocars ou de guides le cas échéant. L’événement a été institué en 2002, et la première a donné lieu à l’inauguration d’un monument, une colonne de section hexagonale mentionnant en six langues le sort des déportés de Rhodes et de Cos, situé sur la place centrale de la Djuderia, la Kaï ancha, appelée depuis 1946 « Place des martyrs juifs ». La journée de la commémoration proprement-dite débute par une cérémonie religieuse à la synagogue Shalom suivie de discours d’officiels. Elle réunit plusieurs dizaines de descendants de juifs de Rhodes ainsi que quelques rescapés de la Shoah. Cette première cérémonie est suivie d’un dépôt de gerbes au monument commémoratif. Ces deux moments ont un caractère interreligieux discret puisque les représentants des autres confessions sont présents même s’ils ne prennent pas la parole. Il s’agit aussi d’un acte officiel de la république hellénique comme l’attestent les interventions des autorités ainsi que la présence de la fanfare municipale qui joue l’hymne national grec pour clore les dépôts des gerbes. Pourtant, de ce point de vue, un certain flou demeure qui confère aussi à cet événement les caractéristiques d’une commémoration privée dans laquelle l’entre-soi des visiteurs est partiellement mais efficacement conservé, même quand il se déploie dans l’espace public. Depuis 2007, les participants ont entonné à plusieurs reprises l’Hatikvah après le dépôt de gerbes, et l’incompréhension des passants voire des riverains était alors palpable.
33Par sa présence, le monument achève de transformer cette place en un véritable lieu de mémoire. Il est parfaitement visible et participe à présent indiscutablement à l’identité de cet espace : il est couramment pris en photo par les touristes, et approprié par les habitants qui s’y donnent rendez-vous ou s’installent dans le square qui l’entoure. Mais les différents tords qui semblent lui avoir été portés après sa construction, comme le retrait par les autorités (pour des raisons de sécurité) d’un fil de fer barbelé qui l’entourait, tout comme les détériorations (les lettres des inscriptions ont été régulièrement vandalisées) ou les graffitis inscrits en grandes lettres sur le sol devant le monument (par exemple « Palestine » en novembre 2009, ou alors : « Sabra, Chatila, Gaza, Lebanon : Israël best student of nazis » en juillet 2007, peu de jour après la commémoration de la mémoire des déportés), sont interprétés comme des manifestations du même sentiment de rejet viscéral de toute manifestation publique d’une identité minoritaire dans l’espace public rhodien, voire d’un sentiment d’antijudaïsme évident. Ils confortent surtout une perception agonistique du processus de mise en visibilité de cette mémoire juive dans le quartier aux yeux de ceux qui y voient le lieu de son expression la plus légitime. Ce double mouvement d’ouverture et de fermeture apparaît aussi dans le discours des autorités municipales et préfectorales grecques. Il faut dire qu’une telle manifestation n’est pas sans impliquer plusieurs types d’enjeux qui concernent le devenir de la vieille ville et de la société rhodienne en général.
Les grincements de la mémoire
34L’observation répétée du déroulement de cette manifestation (six fois entre 2006 et 2014) permet de comprendre l’existence de certaines tensions, à l’intérieur comme à l’extérieur du groupe, qui sont révélatrices des enjeux de la réactivation de cette mémoire à Rhodes. Tout d’abord, le lieu où se tient cette manifestation pu être parfois au centre de polémiques. Parmi les Rodeslis qui fréquentent régulièrement la vieille ville, certains racontent les difficultés qu’ils ont eues pour rendre bien visible la plaque portant le nom de la place centrale de l’ancien quartier juif : la « Place des martyrs juifs ». Ce n’est qu’au début des années 1980, après l’entrée de la Grèce dans la CEE disent-ils, qu’ils ont pu obtenir satisfaction et faire en sorte que cette plaque soit visible de tous (la place porte pourtant officiellement ce nom depuis une délibération du conseil municipal de Rhodes en date du 1er octobre 1946). Par ailleurs, si des officiels grecs sont présents le jour de la commémoration, leur présence peut être commentée par certains participants. On les présente comme étant tenus par la loi d’être présents, car ils ont l’obligation légale d’honorer la mémoire des victimes de la Shoah une fois par an. Une certaine tension ou des incompréhensions se perçoivent aussi dans les discours de certains des officiels. En 2006, le préfet du Dodécanèse, lors de cette manifestation a voulu mettre en avant publiquement dans son allocution son désaccord avec l’intervention militaire israélienne au Liban et rappelait le droit des Palestiniens à avoir un État. Il relayait ainsi, de manière quelque peu déplacée au regard de cet événement, la confusion courante entre judaïté et sionisme, retrouvée encore une fois dans les allusions à peine voilée au conflit à Gaza lors des commémorations de l’été 2014.
35Mais en dehors des références au contexte géopolitique proche-oriental, n’y aurait-il pas d’autres questions qui rendraient délicat le rappel à Rhodes d’une présence juive par cette manifestation, et son occupation symbolique – même temporaire – de l’espace et de la mémoire ? Nous permettraient-elles de comprendre efficacement le contexte dans lequel s’inscrit cette revitalisation mémorielle ? Tout d’abord, si les nombreux signes de l’ancienne présence de la communauté juive dans la partie orientale de la ville forte sont une évidence, le fait que ces maisons sont aujourd’hui (presque) toutes occupées par des habitants grecs pose la question de la transmission du patrimoine immobilier aux héritiers des familles ayant déserté l’île entre-deux-guerres ou ayant été déportées en 1944. La simple évocation du passé juif du quartier d’Evraïko peut d’ailleurs faire naître un certain malaise chez les habitants actuels. Bien souvent, la question est éludée et rares sont ceux qui désirent en parler ouvertement. Or, aujourd’hui, il n’est pas un juif de Rhodes ou l’un de ses descendants qui ne se rende dans l’île sans aller sur les traces de la maison ou de la propriété de ses parents, de ses ancêtres avec les informations dont il dispose pour la retrouver. La maison est en effet une véritable incarnation de la filiation aux lieux, faisant également le lien avec les générations précédentes, souvent disparues, ce qui rend sa visite si douloureuse. On y retrouve des histoires de familles à travers la foule de détails qu’abrite le bâtiment : « quand j’ai vu la maison, j’ai vu les marches qui sont devant la porte et je me suis souvenu des histoires qu’il me racontait à propos de ces marches où il jouait, où il tombait, où il attendait son père quand il rentrait du travail, etc. ». Pour autant, quand le souvenir est perdu, il faut faire appel à un témoin, un « passeur de mémoire » qui se trouve sur place, ou que l’on appelle au téléphone, et qui ne manque pas de guider le visiteur vers « sa » maison (Sintès 2010). Ce type de pratique donne lieu à des interactions avec les habitants actuels de la Djuderia, voire avec les autorités de la ville. De cette expérience, c’est le sentiment de ne pas être bien accueilli qui domine souvent parmi les visiteurs. Certains affichent même une certaine acrimonie vis-à-vis de ces Grecs qu’ils accusent de ne pas les avoir protégés des Allemands, et qui auraient dévalisé leurs maisons une fois celles-ci abandonnées. Plus généralement, le sentiment est quasiment unanime : « quand on arrive à Rhodes, on nous regarde de travers ».
36L’impression de dépossession qui naît de la disparition des traces de la présence juive se reporte ainsi sur les habitants de la vieille ville comme sur les autorités, accusés de nier, de refouler le passé du quartier. Cette négation porte sur le dépouillement des attributs qui faisaient de ces maisons des maisons juives. Les mézouzot qui ne manquaient pas d’être clouées aux linteaux des portes ne sont plus présentes. Cet objet fondamental de la maison juive, ou les traces qu’il a pu laisser sur les portes, sont recherchés, guettés par les visiteurs. Ainsi, dans un documentaire israélien mettant en scène la visite de juifs originaires de Rhodes résidant à Ashdod, certains plans montrent les visiteurs passer leur main sur les renfoncements taillés dans la pierre des portes voûtées des maisons de la Djuderia, sans doute destinés à accueillir la mézouza, en mimant ainsi le geste rituel qui précède le passage de la porte. Des descendants sud-africains, après avoir visité la maison qui appartenait à leurs parents, ont retrouvé la petite boite sous la peinture et l’ont prise avec eux sans hésiter. Ces maisons anciennes sont aussi soupçonnées par les visiteurs de receler des biens, des trésors que les familles juives pourraient réclamer à leurs habitants actuels. Les histoires de découvertes fortuites abondent dans la vieille ville comme par exemple cette famille qui aurait retrouvé de l’or chez elle et dont le père aurait dit qu’il fallait le rendre aux anciens propriétaires juifs. Mais souvent, les habitants sont accusés de cacher les objets ou les valeurs que les déportés auraient laissés derrière eux. Ces richesses supposées, rêvées, fantasmées se mettent entre les occupants actuels du quartier et les descendants des anciens habitants, en créant un climat de suspicion mutuel. Une résidente du Cap raconte ainsi sa première venue à Rhodes :
La première fois qu’elle est allée avec son mari à Rhodes, ils ont essayé de trouver ce que ses parents avaient caché dans la maison avant que les Allemands ne les déportent. En arrivant devant la maison, ils n’ont même pas pu entrer car les occupants refusèrent de leur ouvrir la porte. Ils leur ont dit alors qu’ils voulaient juste récupérer quelque chose en particulier et qu’ils se demandaient s’ils l’avaient peut-être retrouvé dans la maison. Il s’agissait d’un bijou de famille, un médaillon dans lequel sa mère mettait des photos. Ils ont attendu vingt minutes dehors. La porte s’est ouverte. On leur a donné le médaillon sans un mot.
37Mais, plus encore que ces objets de valeur, c’est la possession des maisons elles-mêmes qui semble parfois être interrogée par le retour des descendants. Cette question, d’après ces derniers, mettrait dans l’embarras tout ce quartier : « C’est un peu comme si il y avait une préscience de ces gens-là qui doivent savoir que, moralement, leur présence dans ces murs est contestable » dit l’un de ces visiteurs en parlant des habitants actuels de la Djuderia. Pourtant, les descendants eux-mêmes portent sur cette question un regard souvent très distancié. Pour autant, certains ne manquent pas de faire remarquer que « c’est facile de prendre toute l’histoire des gens sans rien payer… » et que, même s’ils ne veulent pas créer des problèmes, la question de la propriété des maison n’est toujours pas très claire. Rares sont ceux qui vont plus loin dans leurs déclarations : « Les maisons, ce ne sont pas les leurs ! Ce sont les nôtres ! ». Cette question a pourtant été traitée par l’État grec dans les décennies précédentes. Ainsi, après une première loi de saisie conservatoire promulguée juste après la guerre, plusieurs décisions étaient censées régler cette question. La première, prise en 1955, ouvre une vague de restitutions à Rhodes mais on rapporte que cette période a vu quelques abus. Il se dit que certains ont pu récupérer des biens qui ne leur appartenaient pas, pour mieux les revendre. Ces personnes pouvaient même être de bonne foi, abusées par des intermédiaires intéressés, ou tout simplement mal informées. Après plusieurs cas litigieux, l’État grec aurait voulu mettre bon ordre à ces restitutions désordonnées au début des années 1960, en demandant un nombre de pièces supplémentaires, bien souvent difficiles à réunir pour le demandeur. Dans la majorité des cas pourtant, la question semble avoir été réglée légalement. Les biens qui n’ont pas été réclamés appartiennent presque tous à présent aux autorités publiques et sont gérés par les services archéologiques de la ville, qui les louent légalement à leurs occupants selon un contrat en bonne et due forme. Pourtant, malgré ces restitutions, très rares sont les descendants de juifs de Rhodes à habiter dans la vieille ville ou même à y posséder une maison. La complexité des procédures instaurées dans les années 1960 aurait dissuadé les demandeurs… Pour posséder légalement une maison dans ces espaces frontaliers réputés stratégiques, il fallait en effet être citoyen grec ou qu’un grec soit copropriétaire du bien, ce qui compliquait les choses. Après avoir confié ces affaires localement à des avocats, certains témoignent ne jamais avoir perçu beaucoup d’argent en raison des multiples frais qu’ils devaient assumer. La difficulté de gérer à distance ce type de propriété, et leur caractère modeste et souvent très dégradé les a donc conduits majoritairement à s’en séparer à une époque où la valeur des maisons était basse dans cette partie de la vieille ville, avant que l’île ne devienne la destination touristique qu’elle est à présent. Certains n’ont tout simplement pas voulu de ces complications et n’ont même jamais entamé la moindre procédure. Cela ne les a pas empêché de garder un œil sur les anciennes propriétés de leur famille pour lesquelles ils conservent un attachement sentimental. Ils connaissent souvent la personne qui y vit. Quel que soit le rythme de leur visite, ils sont d’ailleurs toujours reconnus : « ah oui, je sais, vous êtes ceux de Bruxelles : venez, je vais vous ouvrir la maison ». De nombreux exemples montrent pourtant combien le statut de ces biens peut parfois devenir compliqué pour les uns comme pour les autres.
On rencontre Ilan à la terrasse d’un restaurant où il a ses habitudes dans la vieille ville de Rhodes. Il est né en Israël et ce sont ses parents qui s’étaient installés dans ce pays. Son père a quitté Rhodes en 1937. Il possède la maison de son grand-père dans la vieille ville. C’est dans les années 1960 que son père est revenu pour la première fois à Rhodes. Dans les années 1950, il avait commencé les démarches pour récupérer son bien après avoir vu une annonce du gouvernement grec demandant aux propriétaires de maisons de se faire connaître avant qu’il ne les exproprie. Il est alors venu d’Israël en 1965 pour pouvoir reprendre sa propriété… mais il y a eu des complications. Dans un premier temps, le régime des colonels a cassé le jugement lui restituant sa maison. Puis, il y a quelques années, leur locataire a cherché à la leur prendre. Son père avait bien suivi toute la procédure… mais il avait oublié de faire inscrire son nom au cadastre et la maison semblait ainsi appartenir à la municipalité au titre des propriétés abandonnées. La locataire s’en est rendu compte et a essayé de demander à acquérir cette propriété vacante comme elle en avait le droit. Elle eut d’abord gain de cause et il fallut aller en cassation à Athènes. Ils ont passé 15 ans au tribunal ! Il y a 9 ans qu’ils ont enfin tout réglé. À sa connaissance, c’est le seul à avoir retrouvé une maison dans la Djudéria et à l’habiter.
Depuis, il vient ici tous les ans et il répare la maison petit à petit. Il a fait un prêt de 100000 € pour ça. Avant la situation de la maison était catastrophique. L’humidité s’infiltrait partout. Mais, c’est quelque chose de sentimental, pas de rationnel. Il ne peut pas la laisser. Il y a englouti des milliers et des milliers de dollars, mais même s’il avait dû la payer trois fois, il l’aurait fait. Son grand-père et sa grand-mère y vivaient. Ils l’avaient construite de leurs mains.
Un autre descendant semble avoir eu lui aussi les plus grandes difficultés à faire valoir ses droits sur les anciennes propriétés de sa famille : « Mes parents ont entamé la procédure en 1962. Le tribunal leur a permis de récupérer leurs biens en 1964 mais cette décision a été contestée par l’État et nous sommes allés en appel. » Entre temps, en 1967, la junte qui avait pris le pouvoir à Athènes a annulé tous ces jugements, « parfois avec quelques bonnes raisons, en emprisonnant les avocats véreux qui menaient des opérations douteuses dans la vieille ville au nom des descendants des juifs ».
Depuis, sur certaines maisons, il a eu trois jugements à son avantage mais en 2000, l’État a voulu les reprendre car il s’agit de vieilles maisons en ruines sur lesquelles il perçoit des loyers et des impôts depuis 1964, ce qui lui donnait des droits. Une fois la restitution opérée, il a vendu deux maisons à vil prix pour solder le problème. Il faut dire que la situation n’est pas commode : il n’arrive pas à obtenir de prêt bancaire par exemple pour rénover ces maisons pour lesquels il ne dispose pas de tous les papiers. Ses amis à Rhodes lui disent souvent « mais pourquoi tu ne vends pas à quelqu’un d’ici, il saura quoi en faire » et quand il s’entête : « tu sais, ce sera long et compliqué ».
Lui ne veut pas abandonner et il affirme : « Ce n’est pas question d’argent. Cela nous a déjà coûté beaucoup mais, tous les ans, je voyais mon père s’énerver avec ces histoires quand il venait ici. Je ne peux pas abandonner comme ça. C’est dur à admettre que ce qui a été commencé par les nazis n’est pas encore terminé. Comment faire le deuil de cela, de la déportation, si l’on n’arrive pas à tourner cette page des biens ? Comment un pays démocratique ne peut-il pas me rendre quelque chose que je n’ai pas choisi de laisser ? Cette question s’ajoute à la blessure de la déportation. Pourquoi ce qui était à mon grand-père ne me reviendrait-il pas ? Est-ce que la Grèce d’aujourd’hui veut terminer le travail des nazis ? ».
38L’idée du retour des juifs dans la vieille ville n’est donc pas d’actualité. Hormis la synagogue Shalom, seules trois maisons portaient jusqu’il y a peu des mézouzot et, à l’exception de celle d’Ilan, les autres sont liées au mouvement de revitalisation entrepris après-guerre et appartiennent à la communauté. Le futur d’une présence juive n’est entretenu que par quelques rêveurs comme cet ancien émigré grec parti au Congo et revenu à Rhodes, qui affirme vouloir faire revenir les juifs de Rhodes… mais à sa faveur, car il possède au pied du mont Philérimos un terrain 50 000 mètres carrés où il désire construire une cinquantaine de maisons et les vendre aux descendants de la communauté juive. Rhodes demeure essentiellement donc le lieu du souvenir. Les descendants ont une vie ailleurs, comme le confesse l’un d’entre eux depuis son appartement du nord de Tel Aviv : « ça nous touche toujours de voir là où ils ont vécu… la synagogue, le cimetière… mais enfin… maintenant, nous avons un pays à nous ».
39Surtout, sans un ancrage plus fort de la société locale, il demeure difficile de penser que la « reprise de mémoire » juive à Rhodes pourra perdurer au-delà de la prochaine génération, car déjà s’éteignent ceux qui dans cette communauté ont connu Rhodes pour y être nés. Pourtant, les autorités rhodiennes pourraient décider de valoriser cette forme de tourisme si différente de celui qui défigure leur littoral. Mais, dans cette perspective, les pouvoirs publics semblent plutôt se tourner vers des groupes dont l’expression identitaire est plus conforme à celle du pays. C’est le cas en particulier pour le tourisme des Grecs de la diaspora (Thanopoulos & Walles, 1988) qui, pour l’archipel du Dodécanèse, est promu depuis plusieurs années par l’association dodecanesian dream. À la différence des manifestations de la communauté juive, les autorités publiques, comme la municipalité de Rhodes et le ΤΕDΚ (instance intercommunale) de l’archipel du Dodécanèse, participent activement aux commémorations concernant ce groupe au moment de la première journée internationale de la diaspora dodécanésienne qui s’est tenue à Rhodes en août 2008. Lors de cette journée, aucune activité ne rappelait le passé multiconfessionnel de l’île, laissant entendre que les barrières de la religion, héritées du passé ottoman et du discours des État-nations, ses sont étendues irrémédiablement aux structures d’une diaspora établie pourtant depuis plusieurs générations dans le monde entier. La différence paraît alors grande avec ce qui a peu être étudié ailleurs, comme par exemple dans le cas de la ville catalane de Gérone, où les élites locales revendiquent au contraire une filiation cachée avec la tradition juive. À travers cette comparaison, on comprend bien que les modalités de réalisation de ce type très particulier de tourisme, qui implique un rapport au territoire élaboré sur le mode de l’appartenance,
n’obéit pas seulement à des enjeux liés à la concurrence internationale pour attirer des visiteurs, mais elle met en jeu, sur le plan idéologique, des représentations de la nation, de son histoire et de la place des différents groupes qui ont participé à sa construction culturelle par le passé. (Levy & Olazabal 2003 : 65)
40Ceci éclaire la dimension très fortement exogène de la mobilisation décrite dans le cas de la communauté juive de Rhodes, caractéristique qui engage la question de sa durabilité à moyen terme.
Le salut par la patrimonialisation : l’allié touristique ?
41Pourtant, l’histoire de la communauté juive de Rhodes pourrait être aussi un facteur positif pour le devenir général, qui permettrait de développer à sa manière le tourisme dans l’île. À cet égard, son entretien au cœur de la vieille ville peut présenter plusieurs avantages à partager par l’ensemble de ses habitants. Tout d’abord, en étant à l’origine d’un courant touristique spécifique. D’un point de vue économique, les retombées de la présence des enfants de Rodeslis ne sont sans doute pas négligeables sur l’activité de la ville. Les observations répétées effectuées à la synagogue Shalom et la lecture du livre d’or rempli par ses visiteurs donnent quelques indices sur la réalité d’un tourisme spécifique ou alors du fait que ces éléments intéressent nombre de touristes. Sans surprise, les visiteurs de la synagogue sont essentiellement des Israéliens, venus souvent en voyage organisé, qui arrivent largement devant les touristes nord-américains. Pourtant, le tourisme israélien dans l’île n’est pas vraiment massif en comparaison avec celui des autres pays. En 2005, les Israéliens sont 71 000 à avoir été enregistrés à Rhodes. Certains traits particuliers méritent toutefois d’être relevés. Les Israéliens qui se rendent en Grèce se dirigent vers l’île de Rhodes en majorité pour des raisons tenant essentiellement à la proximité géographique et donc au faible coût des vacances à Rhodes – ne pouvant pas se permettre d’en prendre dans les pays voisins du leur. En effet, 54 % des 133 000 Israéliens à être entrés en Grèce l’ont fait par Rhodes en 2005. Par ailleurs, le mode de transport est lui aussi original puisqu’ils empruntent essentiellement le bateau (70 000 contre 24 000 qui viennent en avion). Ces derniers ne comptent guère que pour 4 % du million de touristes qui atterrit à l’aéroport Diagoras chaque année (1997-2012), mais ils sont une part considérable des 90 000 personnes qui arrivent par bateau à Rhodes. Même si la réception par les Rodeslis est relativement mitigée vis-à-vis de ces touristes qu’ils accusent de venir « en consommateurs », sans grande considération pour le passé prestigieux de leur communauté, il demeure indiscutable que l’escale de croisières israéliennes au cours de la période estivale donne un certain relief à leurs efforts de réhabilitation patrimoniale, au point d’être devenue un élément important du rythme hebdomadaire des activités des membres de la communauté investis dans les visites de la synagogue et du quartier. L’impact de ce tourisme sur le bon fonctionnement du port lui donne en plus une fonction d’intérêt général qui sert l’activité économique de cette partie de la vieille ville.
42Plus généralement, il est possible de penser que la réapparition de la mémoire rodeslie dans la vieille ville de Rhodes peut aussi être comprise comme procédant de l’évolution des rapports entre tourisme et culture, ou entre tourisme et réhabilitation du patrimoine historique, telle qu’elle est observée dans d’autres régions du monde. En effet, quelque chose de plus large semble se jouer dans cette redécouverte de la mémoire de la communauté juive de Rhodes, qui serait du domaine de l’image que la société grecque se donne aujourd’hui à elle-même et/ou qu’elle veut offrir aux autres. L’importance de cette image est d’autant plus centrale que l’archipel du Dodécanèse est l’une des principales destinations touristiques de la mer Égée avec plus de 20 % des nuitées d’hôtels du pays chaque année. Même si celui-ci est plus connu pour ses plages et ses complexes touristiques que pour être un haut lieu de tourisme culturel, force est de constater que la vieille ville de Rhodes est un point à très haute fréquentation estivale en raison du cadre patrimonial exceptionnel qu’elle offre. Elle est aussi le lieu d’une concentration très élevée d’échoppes de souvenirs destinées aux touristes. En matière d’affichage, la vieille ville voit la valorisation presque exclusive de l’antiquité grecque, du passé de la ville médiévale et de l’époque des chevaliers qui constitue l’essentiel de son patrimoine architectural mais aussi depuis peu celui de son passé ottoman qui apporte une touche orientale à ses paysages.
43Si l’on considère l’ensemble architectural classé par l’UNESCO, il se présente sous la forme d’une ville médiévale close par une ceinture de fortifications de différentes époques. Cette vieille cité est le seul quartier de la ville à porter de nombreuses traces de la richesse et de la complexité de l’histoire de l’île qui en modèlent le paysage. La forme générale du site est essentiellement héritée du temps de la domination des chevaliers de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Ces derniers ont bâti au cours de cette période, sur une ancienne fortification byzantine (Luttrell 2003 : 63), une citadelle (le palais des grands maîtres) et un ensemble urbain fortifié qui représente depuis le cœur monumental de la ville (Kollias 2001). Le règne des Ottomans qui débute ici en 1523 n’apporte que des transformations mineures dans la trame urbaine mais il s’imprime surtout dans l’espace rhodien par la construction de nouveaux bâtiments monumentaux : des mosquées (parmi lesquelles la grande mosquée de Soliman construite au xvie siècle est la plus importante), un imaret (caravansérail), un hammam, une medersa, une bibliothèque et la célèbre tour de l’horloge, typique de nombreuses villes ottomanes du xixe siècle. Mais cette période est souvent aussi présentée comme un temps d’abandon et de destructions importantes liées à des événements catastrophiques comme l’explosion de la poudrière (originellement l’église Agios Giannis tou Kollakiou) en 1856 qui dévasta les édifices à 300 mètres à la ronde, ou encore le séisme de 1863 qui eut pour conséquence la destruction de la monumentale tour de Naillac qui dominait le port (Kollias 2001). À partir de 1912, le règne de l’Italie apparaît au contraire comme un premier moment d’administration et de conservation du patrimoine de la vieille ville par la création d’un office de sauvegarde des antiquités archéologiques ainsi que du musée ethnographique et archéologique de Rhodes, mais aussi en raison de toute une somme d’opérations de rénovation ou de sauvegarde puisqu’une partie de la ville est même juridiquement protégée par la loi italienne (Kollias 2001). Mais les Italiens procèdent surtout à des anastyloses ou même à de véritables reconstructions, surtout après la prise de pouvoir des fascistes, dont les plus emblématiques concernent le palais des grands maîtres et l’hôpital des chevaliers, dont Mussolini voulait faire une résidence d’été pour le roi Victor-Emmanuel III.
44Après la Seconde Guerre mondiale, et le rattachement à l’État grec moderne, les pouvoirs publics ont pour objectif premier de redonner à la vieille ville un aspect fonctionnel en la débarrassant des ruines qui l’encombrent suite aux bombardements qui l’avaient touchée. À cette époque, la ville voit l’installation de nombreux réfugiés dans l’enceinte médiévale. Ceux-ci pratiquent des activités agricoles de culture et d’élevage, surtout dans les fossés. L’adaptation de la vieille ville à cette fonction d’habitation pour sa nouvelle population est la priorité des autorités jusque dans les années 1950-60 avec l’établissement d’un plan directeur de circulation automobile en 1954, puis la construction des égouts en 1955. Mais parallèlement à cela, le souci de la préservation, dans un but affirmé de développement touristique, se fait jour avec la mise en place de lois de protection. Dès 1947, l’autorité générale du Dodécanèse interdit la construction sur les lieux laissés vides par les bombardements avant que la vieille ville ne soit déclarée « espace à sauvegarder » en 1960. En 1980, le « plan d’intervention total » est promulgué ; en 1985, un « bureau de la conservation et de la réhabilitation de la vieille ville de Rhodes » est fondé (Kollias 2001). Cette création est fondamentale car on y voit pour la première fois se conjuguer les efforts des différents acteurs institutionnels que sont l’Ephorie des antiquités byzantines, le Ministère de la culture et la Municipalité. Elle vient concrétiser à Rhodes le nouveau souci de préservation du patrimoine architectural que la Grèce a manifesté en signant les accords de Grenade en 1984 (Manoussou-Della & Dellas 2007).
45Ces efforts sont récompensés par le classement de la vieille ville en 1988 au patrimoine mondial de l’UNESCO. Une telle décision, et les précédentes, affirme à Rhodes la prise de position d’une nouvelle élite d’administrateurs culturels, souvent formés à l’étranger, et soucieux d’instaurer les démarches de la préservation dans le pays. La protection de la zone s’appuie désormais sur un arsenal réglementaire destiné à en préserver le cadre bâti et un nouveau plan directeur d’urbanisme est réalisé en 1987. Au cours de la période, les restaurations – qu’il faudrait peut-être plutôt appeler reconstruction ou réaffectation, se succèdent à Rhodes à toutes les échelles. La plus importante s’achève à l’été 2000 par l’ouverture de la promenade archéologique des fossés aux pieds des remparts, qui servaient jusqu’alors de lieu de production et de commercialisation de fruits et légumes et de parking. Les problèmes principaux, tels qu’ils sont toujours exposés par les autorités municipales concernent désormais la question de l’équipement (les réseaux souterrains d’égouts et d’électricité à moderniser), la circulation automobile ainsi que les conflits d’usages entre activités commerciales, fonction d’habitation et tourisme. Car le tourisme est bien désormais l’une des activités principales de la vieille ville. L’île en elle-même est une destination importante en Méditerranée orientale et la vieille ville de Rhodes attire chaque année plus d’un million de touristes. Les opérations de réhabilitation à plus grande échelle laissent voir l’importance du tourisme dans leurs orientations. C’est le cas, par exemple, de l’opération autour de l’hospice Sainte Catherine qui a gagné le prix de l’association Europa Nostra en 1997 et qui met en scène le bâtiment comme un musée à ciel ouvert, plutôt qu’elle ne valorise son intégration dans le tissu économique de l’ensemble urbain ni n’améliore les conditions d’habitation pour les riverains.
46Néanmoins, de telles modalités de réhabilitation pourraient aussi être interrogées au regard de la réalité historique de la ville et de son histoire multiconfessionnelle. Considérer de la sorte, les différentes opérations de restauration ne permettraient-elles pas de saisir un discours construit à partir d’un point de vue partial ? En effet, compte tenu de cette histoire particulière, la réhabilitation patrimoniale telle qu’elle se présente semble porter la marque d’une volonté d’appropriation d’un espace longtemps contesté à l’hellénisme. Ces autres versions de l’histoire des lieux ne sont que très peu visibles si l’on s’en tient aux actions de restauration et de patrimonialisation entreprises par les autorités. Le cas du patrimoine musulmans est à cet égard éloquent. Celui-ci n’apparaît en effet que très peu dans la politique de réhabilitation de la vieille ville même s’il imprime sa marque sur la sky line de manière indiscutable. Pourtant, une communauté musulmane est encore présente à Rhodes. Sa situation est même très particulière en Grèce, où la très grande majorité des musulmans avaient été soumis à un échange de population avec la Turquie en 1923. Or, à cette époque, Rhodes n’était pas concernée car administrée par l’Italie. Cette communauté a donc survécu jusqu’à nos jour, où elle représenterait près de 2 000 personnes, même si les mosquées parfois imposantes de la vieille ville apparaissent comme les traces d’un passé révolu plutôt que d’une pratique vivante : elles sont, à l’exception de l’une d’entre elle – la mosquée Ibrahim Pacha – complètement closes. Une enquête plus précise révèle pourtant que les musulmans possédaient une partie importante des édifices cultuels de la vieille ville. Les raisons sont encore une fois à chercher dans l’histoire particulière de cette région et son rattachement tardif à l’État grec. Contrairement à ce qui s’est passé dans le reste du pays, une autorité religieuse musulmane reconnue par le gouvernement grec (appelé Vakouf) a été maintenue à Rhodes, et elle possédait légalement les lieux de culte au nom de la communauté des croyants. Dans le reste de la Grèce (Thrace exeptée) ces bâtiments avaient été nationalisés dans les années 1920 et étaient devenus des édifices publics. À Rhodes, il s’agissait autant des mosquées monumentales que d’autres plus petites, souvent d’anciennes églises byzantines réaffectées à l’époque ottomane. Ce n’est qu’en 1982 que certains de ces biens auraient été concédés à l’Éphorie des antiquités byzantines (Konuk 2008). Le résultat de cette cession a été la rénovation des derniers bâtiments… et leur réaffectation comme édifices cultuels orthodoxes. Ils sont aujourd’hui présentés au public comme tels par de petites écriteaux apposés sur leur façades portant le nom de l’église originelle à côté de ses horaires d’ouverture. Ce processus de mise en valeur et de présentation a donc conduit indirectement à l’« invisibilisation » d’une partie de l’histoire de ces lieux.
47À cet effet, le discours à destination des touristes devient celui qui s’impose, parfois même en dépit des apparences de ces petits édifices portant encore leur minaret. Pour les plus grandes mosquées, les choses sont très différentes. Elles ont fait l’objet de rénovation dans les années 1980-90 (Bouskari 2009) mais ont été désaffectées, voire fermées au public à la suite de ces travaux. L’association des fidèles musulmans réclame en vain de pouvoir les utiliser au moins exceptionnellement pour les plus grandes fêtes du calendrier religieux car la seule mosquée en service serait devenue trop petite pour accueillir l’assistance les jours de fête : le nombre des musulmans s’est en effet accru suite à l’immigration de travailleurs que connaît l’île depuis 1990. Les fidèles réclament ainsi de pouvoir utiliser la prestigieuse mosquée de Soliman qui leur demeure irrémédiablement fermée, comme elle l’est aussi pour les touristes depuis sa restauration, malgré son bon état manifeste. Ainsi, le traitement du patrimoine musulman pousse à la comparaison : le fait que la mémoire juive soit contraire à la mémoire nationale grecque n’aurait-il pas conduit également à une situation de blocage des possibilités de l’aménagement urbain, touristique ou patrimonial dans la partie de la vieille ville qui la concerne ? De la même manière que pour les traces de l’Islam, les entreprises de valorisation publique de la Djuderia ignorent encore bien souvent son passé juif. La restauration de l’hospice Sainte Catherine déjà mentionnée ci-dessus passe sous silence le fait que le bâtiment a longtemps abrité le premier collège rabbinique de la ville dont le rayonnement était important en Méditerranée orientale – et, à proximité, la mise en valeur et la protection des vestiges d’une basilique paléochrétienne ont été réalisées, alors que les ruines de l’ancienne grande synagogue sont laissées à l’abandon et n’apparaissent pas sur les indications touristiques.
48Qu’il s’agisse des synagogues, des biens des juifs ou des lieux de cultes musulmans, les raisons qui ont conduit à cet état de fait peuvent être cherchées dans les caractéristiques de la construction nationale du pays, qui est semblable à toutes celles de l’aire post-ottomane (Drettas 2003). En produisant la confusion permanente entre les notions de religion et de nation, cette dernière assimile toujours les groupes religieux minoritaires à des minorités ethniques ou nationales (Clogg 2002). Facteur aggravant, et à l’image de ce que l’on a pu observer sur les frontières nord du pays, l’importance géopolitique et stratégique de Rhodes semble avoir compliqué encore un peu plus l’expression de groupes dont les caractéristiques sont contraires aux canons de l’identité grecque. Ces éléments architecturaux délaissés répondent à la définition donnée d’un « patrimoine sol » pour lequel le groupe gestionnaire ne se reconnaît pas dans l’héritage du groupe qui l’a créé (Gravari-Barbas 1995). Pourtant, à Rhodes, ce hiatus entre héritage architectural et discours national majoritaire ne semble pas (ou plus) conduire aujourd’hui à la disparition d’un tel patrimoine, en raison du nouveau mouvement d’appropriation symbolique des lieux que manifestent certains acteurs présents dans la vieille ville. Depuis le début des années 2000 en effet, le regain de visibilité des mémoires alternatives juive et musulmane entretient peut-être certaines relations avec le développement du tourisme : même si Rhodes attire plus pour ses plages, force est de constater que l’on trouve dans la vieille ville une très haute concentration d’échoppes de souvenirs destinés aux touristes qui témoignent de son attractivité pour les visiteurs. En matière d’affichage, les professionnels ne s’y trompent d’ailleurs pas, et ce sont bel et bien les « charmes de l’Orient » qui se lisent dans différents produits proposés en accord avec les paysages : objets métalliques ouvragés, tapis, hammam, loukoums, céramiques – en bonne partie importés de la Turquie toute proche. Dans ce cadre, la diversité religieuse peut apparaître comme un élément susceptible de redonner à la vieille ville sa « patine ottomane » dans laquelle des habitants musulmans ou les visiteurs juifs feraient de parfaits figurants.
49C’est d’ailleurs des arguments mentionnant le tourisme qu’utilise l’association des fidèles musulmans pour réclamer l’ouverture des plus grandes mosquées au culte : la diversité culturelle et religieuse est mise en avant comme faisant partie intégrante de la richesse culturelle de Rhodes, mais aussi de son attractivité touristique comme l’illustrent les propos de l’un de ses membres recueillis devant la mosquée Ibrahim Pacha :
La grande mosquée Soulémanié par exemple a été rénovée grâce aux fonds de l’UNESCO. On pourrait l’utiliser alors. Aujourd’hui, nous n’avons qu’une seule mosquée pour prier. En temps normal, c’est suffisant mais pour le Bayram la semaine prochaine, il y aura tant de personnes qu’ils prieront en dehors de la mosquée. À notre avis, que cet édifice soit en service, ce serait quelque chose de bien pour tout le monde. Ce serait un apport important pour notre patrie [la Grèce], pour sa culture. Ce serait une richesse de plus.
À ce moment là, il n’y aurait pas de problème pour que ce monument soit visité. En été, nous n’avons pas la force d’ouvrir tout le temps la mosquée Ibrahim Pacha que nous administrons mais si nous le pouvions, nous le ferions. Elle est déjà ouverte cinq fois par jour pour la prière et le vendredi toute la journée. On a bien vu qu’il y avait de l’intérêt de la part des touristes. Même les riverains sont intéressés. Il y a 50 personnes par jours qui entrent dans cette mosquée pour regarder et prendre des photos quand c’est ouvert. Pour nous, ce n’est pas un problème dès lors qu’ils y entrent avec respect.
La grande mosquée Soulémanié, on aimerait l’avoir comme mosquée et que les touristes puissent y entrer aussi. Ca fait maintenant 5-6 ans que l’UNESCO l’a rénovée. Pourquoi reste-t-elle fermée ? Est-ce que l’UNESCO l’a rénovée pour qu’elle soit fermée ?
50Il en va de même pour la mémoire juive, car celle-ci est aussi servie à Rhodes par la vigueur particulière du mouvement original de tourisme mémoriel qui la porte. Au même titre que l’héritage musulman, la mise en valeur d’un tel patrimoine pourrait devenir un élément de l’attrait touristique de la ville. Cela semble encore plus évident quand on observe que le centre de gravité touristique de la vieille ville s’est déplacé vers le quartier juif en raison de l’important tourisme de croisière qui accoste désormais dans cette partie du port. Mais le nécessaire aménagement du quartier et sa mise en valeur pourront-ils dépasser l’entrelacs de questions idéologiques qui tiennent à la définition de la nation et des questions juridiques de possession des biens des déportés ? Certains résultats de mes observations donnent des pistes de réponse à ces questions. En effet, même si la mémoire juive n’apparaît pas au moyen de l’affichage officiel mis en place par les autorités publiques, il lui arrive d’emprunter à l’occasion le vocabulaire constitutif de la signalisation touristique.
51Cette mise en conformité témoigne de la manière dont, plus généralement, les canons habituels de l’information et de la dynamique touristique peuvent aussi servir de levier au développement de cette mémoire minoritaire dans la vieille ville. C’est ainsi que l’ancien panneau indiquant la direction de la synagogue a été remplacé en 2006 par une indication en anglais, mentionnant « Synagogue et musée juif », qui reprend fidèlement les couleurs et la présentation habituelle de ceux qui sont installés par les autorités pour signaler un bâtiment historique. Il en va de même pour les panneaux qui se trouvent désormais devant l’entrée de la synagogue Shalom. De la même manière, peu après la porte de la Vierge qui ouvre la muraille médiévale depuis le port vers le quartier juif, un autre écriteau indique de manière détaillée le chemin vers la synagogue à l’aide d’un plan stylisé des rues qui y mènent. Outre la reprise des couleurs des panneaux officiels, ce panneau, situé à l’entrée principale menant du débarcadère des croisiéristes vers la vieille ville, confirme bien l’orientation de certaines indications de la mémoire juive vers une mise en valeur touristique. Dernier détail, l’emploi du grec sur ce dernier panneau est un indice supplémentaire de sa mise en conformité avec les règles formelles du discours officiel dominant les lieux. Le grec se retrouve aussi dans certaines des dernières réalisations de la communauté, comme l’indication du nom du mécène sur le monument de la place des martyrs remplacée depuis peu, ou sur les panneaux décrivant l’histoire de la communauté accrochés dans le musée, alors que ceux-ci étaient jusqu’à 2007 uniquement en anglais. À travers l’évolution de ces marquages, ainsi que par les différentes orientations qui semblent leur être données, on constate bien que ces signes d’expression publique sont de bons révélateurs des négociations nécessaires à l’affirmation d’une mémoire contraire aux discours sur l’histoire qui dominent le pays.
Mémoire contraire et sentiment localiste
52Enfin, pour assurer sa pérennité, la mémoire juive à Rhodes pourrait peut-être même se trouver un allié inattendu en la personne des habitants actuels du quartier. Pourtant, comme cela a été évoqué dans les pages précédentes, il semblait que les manifestations de ce passé auraient pu être perçues avec inquiétude par ces habitants, comme si la réapparition d’héritiers importuns pouvait faire planer une menace sur leur présence dans des maisons qu’ils occupent parfois illégalement. De ce point de vue, certaines expériences rapportées par des familles juives qui cherchaient à revoir la maison de leurs ancêtres corroborent bien cette première hypothèse. Mais, de leur côté, les habitants actuels de la Djuderia ont sans doute d’autres priorités. Ce sont en effet les plus modestes que connaît la vieille ville car le quartier, en raison du frein constitué par l’imbroglio juridique autour des biens juifs, n’a pas connu la gentrification qui touche désormais les autres zones du fait de l’installation de néorésidents, en partie étrangers. Les habitants y sont aussi victimes de la mauvaise réputation dont pâtissent les paliopolitès (habitants de la vieille ville). Longtemps espace de déclassement social, ce quartier est toujours réputé pour être une sorte de ghetto où séviraient drogue, alcoolisme, prostitution… Une véritable ville dans la ville. La faiblesse des loyers perçus par les autorités, voire l’installation spontanée des occupants qui ne paient parfois rien, expliquent aussi l’état des maisons. Certains s’en expliquent très ouvertement. C’est le cas d’un quinquagénaire vivant près de la synagogue :
« Les autorités veulent nous voler car ils nous obligent à payer un loyer qui devrait servir à l’entretien de nos maisons. Ils ont fait signer des contrats à nos parents qui étaient illettrés pour les obliger à payer des loyers en échange de l’entretien des bâtiments. Mais en fait, ils n’entretiennent pas les lieux et les laissent tomber en ruines. Ils espèrent bien que l’on parte, mais on va rester. Ils n’ont pas le droit de nous chasser. C’est l’un des principaux articles de la constitution qui dit que l’État ne peut pas jeter à la rue ceux qui n’ont pas les moyens de se loger et nous, dans la vieille ville, nous sommes tous très pauvres. L’État grec nous a installé ici car la vieille ville était vide et alors l’île était démographiquement faible. Ils avaient besoin de travailleurs, quatre générations ont vécu ici ! Celles de nos parents et grands-parents, la nôtre et celle de nos enfants ! »
Lorsqu’il s’est installé dans sa maison, il raconte qu’il a dû jeter trente camions de déchets pour commencer, puis il a dépensé d’après lui au moins 60 000 euros pour la restaurer… « Avec un tel coût, je n’ai pas à payer de loyer en plus. C’est moi qui entretient un patrimoine précieux pour Rhodes ».
53Une avocate de la ville confirme bien en novembre 2009 que les questions juridiques entre bailleurs et occupants font souvent l’objet de conflits dans les maisons de la vieille ville. Elle défendra bientôt un cas où une maison ancienne ayant appartenu à des juifs est désormais propriété de l’État. Au début, une famille de réfugiés de Kalimnos y est entrée librement et l’a occupée. Dans les années 1970, l’État a publié une liste de propriétés qui seraient dorénavant louées officiellement aux personnes qui les habitaient où figurait cette maison. Les occupants devaient alors payer un loyer bas, « mais un loyer tout de même », et l’État se déchargeait de l’ensemble de l’entretien sur les locataires. Mais l’occupant actuel n’a pas les moyens de faire face aux dépenses d’entretien et demande aux autorités d’intervenir. Pour remettre cette maison en état, il faudrait payer un architecte et demander une autorisation aux services archéologiques en raison du classement de l’ensemble de la vieille ville, ce qui est très couteux. Il faut dire que son client ne comprenait pas bien ce qu’il y avait dans son contrat, mais surtout certaines clauses s’avèrent irréalisables compte tenu de ses revenus. C’est pourquoi elle comptait plaider un contrat abusif au regard de la situation, tout en étant assez pessimiste pour le jugement : « si cela fait jurisprudence, les autorités seront en difficulté dans toute la vieille ville ». L’un des employers du service archéologique confirme bien ces difficultés à s’entendre avec les habitants du quartier. Les démarches à réaliser pour la réfection des bâtiments sont simples mais assez coûteuses en raison du caractère patrimonial des édifices. Pour les travaux les plus compliqués, une demande avec un projet complet doit être soumise à ce service, surtout quand le bâtiment n’appartient pas à l’occupant mais aux autorités publiques. Si les travaux sont simples et que le locataire peut les payer, ce dernier obtient leur feu vert mais, dans le cas contraire, le bâtiment doit être laissé en l’état. Or, ceux qui habitent dans ces maisons sont pauvres et n’ont pas les moyens d’effectuer les travaux comme il faudrait. À la longue, cette situation poserait même des problèmes de sécurité car les vieilles maisons s’effondrent régulièrement dans la vieille ville.
54Dans un tel contexte, la revitalisation de la mémoire juive n’est donc pour ces habitants qu’un paramètre parmi tant d’autres. Pour autant, la complexité de leur situation explique les réactions parfois vives et la suspicion qui entourent le retour des anciens propriétaires juifs ou de leurs descendants. Plus généralement, la méconnaissance de leur propre situation les conduit à la plus grande méfiance. Certains sont même persuadés que le loyer que perçoivent les services archéologiques est reversé aux instances de la communauté juive alors que cela n’est pas le cas. Pourtant, les mouvements de revitalisation qui particularisent le quartier au sein de la vieille ville leur donnent aussi des arguments pour se penser autrement dans la ville. Certains vont jusqu’à revendiquer la valeur du « patrimoine juif » dont ils seraient les seuls garants – voire les dépositaires – face à un État qui ne serait intéressé que par l’argent (Sintès 2011). Une série d’entretiens menés auprès des habitants conduit même à donner une version assez nuancée du regard qu’ils portent sur la mémoire juive de leur quartier. Ces entretiens comportaient en effet tous les mêmes éléments : tout d’abord la dureté de leur histoire familiale, l’ancienneté de leur arrivée (juste après la guerre), les conditions très difficiles (pauvreté, famine) de leur installation apparaissent toujours comme des arguments de légitimation de leur présence en ces lieux. Certains disent même « être nés là » en montrant telle ou telle pièce de la maison qu’ils occupent. Mais surtout, ils semblent souvent inscrire leur présence dans la continuité de la communauté juive, comme étant les seuls personnes pouvant assurer la préservation du quartier face à l’incurie des autorités qui n’auraient, d’après eux, que faire de la Djudéria et de sa valeur (historique, patrimoniale et même spirituelle) et qui ne chercheraient qu’à se remplir les poches avec les loyers qu’ils leur versent, ou avec les subventions internationales. Ce type de discours leur confère une légitimité nouvelle qui n’entre donc pas complètement en contradiction avec la mise en valeur du patrimoine juif. L’exemple des propos de Monsieur V*, habitant à quelques pas de la synagogue, est à cet égard éloquent :
Monsieur V* a beaucoup travaillé pour remettre en état la maison et il y travaille encore. Quand il y est arrivé, il y avait des ordures partout. Il a tout vidé avec des gants. « Il y avait des rats grands comme ça ! Quand je suis arrivé ici, la pluie tombait à l’intérieur. Comment veulent-ils me demander un loyer ici alors que j’assure déjà l’entretien de la maison ? ».
Il a tout fait pour lui donner son aspect d’avant la guerre. Les choses qu’il a amassées datent toutes du xixe siècle. Il veut que cela ressemble à « une maison des juifs d’avant » [Une kippa neuve est en évidence sur un bahut dans l’entrée]. « La maison appartenait à la famille Menasce et quand leur descendante est venue la revoir, elle m’a dit que c’était vraiment formidable, que tout était comme sa mère l’avait laissé quand ils étaient partis en Afrique ».
[Plus loin dans la rue] « Voila, c’est ici que je suis né. Juste en face du temple Shalom. Tu comprends, la première chose que j’ai vu dans ma vie, c’était une synagogue ». [Sur les autorités] « J’ai écrit des tas de lettres pour que les autorités se soucient plus de l’état de la maison. Ils n’ont rien fait. Une pièce s’est effondrée cette année. Le jour où un morceau tombera et tuera un touriste, ils ne pourront pas dire que je ne les avais pas prévenus ! ».
55Ce type de discours de préservation tant matérielle que spirituelle se retrouve de loin en loin chez certains habitants, comme les rares acteurs de gentrification du quartier. C’est le cas d’une Italienne qui tenait une pension et qui se présente comme « la réincarnation d’une Juive de Rhodes ». Cette autre Italienne dont l’attention au patrimoine juif est extrême malgré un passé de militante communiste peu en adéquation avec le piété affichée lors des offices synagogaux. Enfin, ce patron d’hôtel qui voit un intérêt immédiat à la normalisation de cette mémoire en évoquant la possibilité d’acheter aux services municipaux la maison voisine pour y faire des chambres d’hôtes à thème dont l’une d’entre elles serait « une typique chambre juive de Rhodes ». Ce type d’appropriation par le discours de la mémoire juive du quartier semble venir faire écho à la création d’une association des habitants de la vieille ville depuis 2009 qui a pour but de défendre le bien-être des riverains face à l’extension de bruyants bars de nuit dans l’enceinte médiévale et de promouvoir plus généralement un tourisme responsable que les autorités ne seraient pas capable d’instaurer. Ce mouvement participe ici d’une volonté d’appropriation de leur quartier par des habitants qui ne mentionnent jamais la revitalisation des mémoires minoritaires ni la mise en valeur touristique comme des menaces pour leur cadre de vie mais qui dénoncent, au nom de principes de bonne gestion ou d’éthique, les orientations qui leur sont données par les autorités.
56Les changements qui s’opèrent dans la vieille ville de Rhodes se présentent donc de manière singulière. Là où l’on pouvait s’attendre à trouver un conflit univoque entre groupes aux récits divergents, revendiquant la légitimité sur un même lieu, on constate au contraire la mise en commun, sans qu’il n’existe toutefois de véritables relations entre eux, d’un socle qui s’appuie sur l’attachement à un quartier vécu et approprié. Le discours qui se développe reprend le thème de la menace sur un patrimoine reconnu en raison de la gestion qu’en impose l’ordre de l’État. D’une certaine manière, le processus en cours depuis plusieurs décennies dans la vieille ville de Rhodes opère la mise en ordre administrative de situations humaines et sociales fortement stratifiées et souvent inextricables. De ce point de vue, les maisons de la Djudéria se sont trouvées au cœur de processus qui peuvent rappeler ceux qui ont touché l’identification des personnes dans l’ensemble de la région, tels qu’ils sont décrits dans cet ouvrage. Pendant longtemps pourtant, la logique en vigueur a été celle de l’État national, structurellement réticent à la présence sur ses espaces périphériques de groupes minoritaires soupçonnés de lui être déloyaux. Pourtant, il semblerait que les conditions actuelles du déplacement des individus, permettant de mobiliser des groupes (plus) nombreux, (mieux) coordonnés et situés sur la planète entière, tout comme l’intervention d’acteurs supranationaux sensibles à la préservation du patrimoine architectural comme à la mémoire des communautés disparues, peuvent être en mesure de modifier la donne. La présence juive ici, tout comme la mémoire des liens entre Grecs et Albanais dans le chapitre précédent, trouve un nouvel écho en phase avec des processus observés dans d’autres régions du monde. Il semble en effet que ces mémoires éparses de groupes périphériques parviennent à trouver de nouveaux canaux d’expression jusque sur les lieux qu’il leur était jusqu’à présent difficile de fréquenter. Ils viennent y inscrire une autre histoire, plurielle, du passé dans le présent. Ce passé introduit une complexité nouvelle (ou retrouvée) pour permettre aux habitants de redéfinir leur position ainsi que leur discours d’appartenance.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La fête en héritage
Enjeux patrimoniaux de la sociabilité provençale
Laurent Sébastien Fournier
2005
Israël/Palestine, l'illusion de la séparation
Stéphanie Latte Abdallah et Cédric Parizot (dir.)
2017
À l’origine de l’anthropologie au Vietnam
Recherche sur les auteurs de la première moitié du XXe siècle
Phuong Ngoc Nguyen
2012
Dimensions formelle et non formelle de l’éducation en Asie orientale
Socialisation et rapport au contenue d’apprentissage
Jean-Marc De Grave (dir.)
2012
La banlieue de Ho Chi Minh-Ville
Bà Ðiểm (Hóc Môn) et Vĩnh Lộc A (Bình Chánh)
Hoang Truong Truong
2014
Entre l’école et l’entreprise, la discrimination en stage
Une sociologie publique de l’ethnicisation des frontières scolaires
Fabrice Dhume-Sonzogni (dir.)
2014
Une autre foi
Itinéraires de conversions religieuses en France : juifs, chrétiens, musulmans
Loïc Le Pape
2015