Conflits des mémoires et migration entre Grèce et Albanie
p. 43-82
Texte intégral
1La migration albanaise en Grèce est le premier objet d’étude que j’ai examiné dans la région à partir de 1999. Sa dimension et son importance en faisaient un sujet déterminant pour comprendre les transformations à l’œuvre dans la société grecque au cours des années 1990 et 2000. À cette époque, la principale vague migratoire était passée, celle de l’exode du début des années 1990 qui avait suivi directement la chute du rideau de fer, ainsi que la suivante qui avait été la conséquence de la flambée de violence qu’avait connu l’Albanie après la chute des pyramides financières de 1997. Au début des années 2000, la migration semblait avoir stabilisé ses fonctionnements et se présentait de plus en plus comme l’installation pérenne de familles entières, même si les représentations issues de la période précédente étaient toujours en circulation. Il faut dire que la grande rapidité de ce phénomène ainsi que ses dimensions pouvaient expliquer la quasi-stupeur qui régnait encore dans le pays et l’impression de submersion que ses habitants ressentaient sous la vague migratoire albanaise. Un tel sentiment était bien résumé par le seul titre de une du quotidien Elefteros Typos daté du 31 décembre 1990 : « Η Αλβανία μετακόμισε στην Ελλάδα » (L’Albanie déménage en Grèce). Pourtant, les effets de cette migration, observés depuis le terrain, laissaient apparaître certaines tendances originales qui conduisaient à l’émergence de nouveaux discours ainsi que de pratiques que l’on pourrait qualifier de transnationales. Ces pratiques ne pouvaient pourtant pas être considérées comme complètement inédites en Grèce dans la mesure où elles semblaient s’appuyer sur des éléments du passé commun aux habitants des deux pays, ou à leur remobilisation sous certaines formes.
La migration vue du ciel
2Afin d’en mesurer le retentissement, ce flux doit tout d’abord être replacé dans la véritable révolution migratoire qu’a connu la Grèce au début des années 1990, période au cours de laquelle le pays est devenu l’une des destinations migratoires les plus courues d’Europe. Au cours de cette décennie, le phénomène migratoire a été des plus massifs, comme le montrent bien les chiffres du recensement de 2001. Parmi ces très nombreux immigrés arrivés dans les années 1990, ce sont les Albanais qui ont constitué de très loin le groupe le plus important avec près de 440000 ressortissants recensés en Grèce. Ils représentent alors 57 % des étrangers et sont répartis dans toutes les régions de l’espace grec. Les chiffres connus de leurs arrivées dans les années 1990 laissent apparaître le caractère exponentiel de cette migration. Ces données tendent à affirmer l’irruption d’un véritable binôme migratoire gréco-albanais au cœur de l’Europe, à l’heure où ce type de forme tend pourtant à disparaître de la géographie mondiale des migrations. Ces nombreux migrants qui arrivent en Grèce tirent profit de la proximité géographique et de la perméabilité d’une frontière longue et montagneuse, très difficile à contrôler. En Albanie, il s’agit aussi d’un fait majeur de cette fin de xxe siècle : près d’un million de personnes ont migré à l’étranger depuis 1990, sur les 3 millions que connaît le pays. La force inouïe de ce flux est à l’origine de la décroissance de la population albanaise, passant de 3,2 millions en 1989 à 3 millions en 2001, puis 2,8 millions en 2011. Parmi les bouleversements qui affectent le pays, l’accélération de l’urbanisation (les villes albanaises regroupaient 40 % de la population totale en 1989, 54 % en 2011) ainsi que la féminisation (la proportion d’hommes dans la population est passée de 51,5 % à 50 % entre les mêmes dates) peuvent aussi être vues comme des conséquences directes ou indirectes de l’ouverture du pays sur l’étranger et de l’immense force de l’émigration.
Nombre d’Albanais en Grèce selon différentes sources
Année | Nombre d’Albanais en Grèce |
1987 (police) | 1 |
1988 (police) | 7 |
1989 (police) | 17 |
1990 (police) | 800 |
1991 (police) | 54 000 |
1991 (recensement) | 20 556 |
2001 (recensement) | 438 036 |
Sources : Miletitch (1998) et recensements
3En Grèce, dans les années 2000, malgré les chiffres les plus fantaisistes cités dans la presse ou circulant dans l’opinion, le groupe qu’ils constituaient ne dépassait pas les 720 000 personnes selon les estimations tirées des données démographiques albanaises de 2001 (Sintès 2005) corroborées depuis par des études plus récentes de la fondation grecque IMEPO sur les clandestins dans le pays (Lianos et alii 2008). Au-delà de la seule proximité, la vigueur de ce flux est aussi à mettre en relation avec un contexte socio-démographique favorable au développement d’une migration de travail peu qualifiée entre ces deux pays. À l’image du reste de l’Europe du Sud en effet, la Grèce a connu au cours des dernières décennies du xxe siècle une véritable révolution démographique, marquée par une chute significative de sa fécondité. La population grecque se caractérise alors par une franche atonie que l’indicateur synthétique de fécondité exprime le mieux avec ses 1,3 enfants par femme. Ces caractéristiques démographiques et l’émigration massive des décennies précédentes ont conduit dans les années 1980 à l’apparition de carences de main d’œuvre sur le marché du travail grec. Elles affectaient plus particulièrement le secteur du bâtiment et, de manière saisonnière, celui de l’agriculture. L’afflux de travailleurs étrangers aurait donc participé au passage des nationaux vers le secteur tertiaire et dans des emplois plus qualifiés, les travailleurs étrangers venant alors à point nommé pour palier la faiblesse démographique d’une population, qui sans leur arrivée aurait été en baisse et vieillissante. Les chiffres des recensements de 1991 et 2001 le confirment : l’augmentation de la population du pays est à mettre tout entière sur le compte de ces installations d’immigrés puisque aux 720 000 personnes de l’accroissement intercensitaire de la population totale répondent les 762 000 résidents étrangers du pays. Pour finir, les caractéristiques de l’économie grecque étaient aussi relativement favorables à cette migration, grâce à l’hypertrophie des services touristiques saisonniers, d’une agriculture soutenue et en manque de main d’œuvre, et d’une industrie concentrée sur les simples taches d’exécution. Dans un tel contexte, les Albanais et les autres étrangers sont venus occuper (voire amplifier) des niches de travail précaires préexistantes et socialement acceptées. Cette relation entre caractéristiques économiques et migration semble bien se confirmer quand on examine la distribution de ces migrants albanais dans le pays au recensement de 2001. L’examen des grandes structures spatiales de la migration, envisagées grâce à cet appareil statistique permet de montrer comment sa géographie (au sens le plus trivial du terme) se confond largement avec celle de l’économie grecque, puisque les migrants albanais se trouvent essentiellement regroupés dans les grandes aires d’emploi du pays.
4La distribution des Albanais sur le sol grec présente en effet des concentrations remarquables dans certaines régions à l’image de l’ensemble des étrangers du pays. Les régions d’Athènes et de Thessalonique, sont celles qui en accueillent le plus grand nombre. Toutefois, un examen attentif permet de mettre en évidence des points de divergence d’avec la géographie des nationaux et tend à renforcer l’idée d’un impact massif de cette migration sur l’ensemble du territoire grec. Cette première remarque apparaît quand on calcule le nombre d’étrangers par habitants qui permet d’estimer l’impact migratoire sur la population des résidents. Cet indicateur fait apparaître quelques originalités. Tout d’abord, les premières couronnes des agglomérations d’Athènes et de Thessalonique sont très attractives pour les étrangers du fait de leur appartenance à des organismes urbains de dimension nationale. Mais surtout, l’étude de ces proportions renseigne sur deux faits nouveaux : les migrants sont relativement plus présents dans les communes insulaires et les zones périurbaines dynamiques que dans les deux grandes agglomérations du pays. Ce n’est donc pas dans les villes qu’on relève la proportion la plus élevée. Les seules communes où les étrangers représentent en 2001 plus de 40 % de la population totale sont deux unités de petite taille, proches de la frontière avec l’Albanie qui connaissent 44 % de population étrangère. Elles devancent une première commune insulaire, celle de Mykonos, où les étrangers représentent tout de même le quart de la population totale. La commune d’Athènes n’arrive que beaucoup plus loin avec 17 % et celle de Thessalonique ne dépasse que légèrement la moyenne nationale avec seulement 7 %.
5La nuance s’affirme encore un peu plus en mesurant l’impact migratoire en fonction des dynamiques de la population. La coïncidence générale des répartitions constatée au début de cette présentation ne permet en effet en rien d’affirmer la similitude des dynamiques. À l’échelle des nomes*1 (préfectures), si l’on compare les résultats de l’accroissement intercensitaire pour les nationaux et celle de la population totale recensée dans le pays, on peut percevoir l’ampleur du phénomène migratoire pour certaines zones. En effet, si la population totale de 15 nomes sur 54 diminue entre 1991 et 2001, la population grecque quant à elle diminue d’une manière beaucoup plus généralisée dans 36 unités. Les tendances à la langueur démographique déjà soulignées par les chiffres généraux de la population du pays se confirment donc et on ne peut que constater le décalage net entre l’évolution générale de la population du pays et celle de sa population nationale (Sintès 2008). En envisageant cela à l’échelle des communes, il devient possible de mettre en avant différents types spatiaux présentés en page suivante : (1) celui des zones dont l’évolution est conforme aux tendances spatiales de la population grecque et (2) celui où le bilan général lui est contraire en raison de l’apport massif de population étrangère. À cette première distinction s’ajoute la prise en compte de l’évolution générale de la population de chacune des municipalités (dèmes*). Ainsi, pour les espaces où la population grecque est en baisse alors que le bilan global est en hausse, on conclut à un impact migratoire très fort. Pour les régions dont la population est stable et où le nombre de Grecs diminue et celles où la population augmente et le nombre de Grecs est stable, on parlera d’impact migratoire fort. En revanche, pour toutes les régions où la population totale et la population grecque connaissent une même dynamique, on s’en tiendra à considérer l’impact migratoire comme moyen ou faible.
6L’examen de l’impact migratoire relatif confirme le poids des grandes régions métropolitaines dans les logiques de répartition des migrants. À l’intérieur des espaces urbains d’Athènes et de Thessalonique apparaissent ainsi des zones péricentrales où ce sont les étrangers qui permettent le maintien de l’accroissement démographique. Au-delà, les zones actives directement liées au développement des grandes agglomérations connaissent le même type de dynamique. Le long d’un axe qui va d’Athènes à Volos, le long du littoral du canal d’Eubée, le long des côtes de Phthiotide, le long de la rive sud du golfe Saronique, les immigrants ont permis d’inverser la tendance à la diminution de la population. De même, en Grèce du Nord, ces dèmes dessinent une grande région de Thessalonique qui gagne de la population, malgré la diminution des nationaux. D’une manière générale, on peut considérer que ce « dynamisme inverse » des migrants est lié à tout ce qui, dans les lointaines périphéries de deux grandes agglomérations, constitue des facteurs qui les attirent : à la fois un marché du travail varié (industrie du bâtiment comme agriculture) et une bonne accessibilité (puisqu’on les trouve toujours le long de grands axes de communication). C’est une même logique de l’emploi qui prévaudrait pour expliquer la répartition de ces espaces à dynamique contraire dans le reste du pays. Les zones environnantes des centres urbains secondaires paraissent engagées dans des processus similaires à ceux des régions côtières de la vieille Grèce. Dans l’Ouest du pays comme dans la Grèce insulaire, les espaces à évolution contraire sont plus rares. Ce n’est pas pour autant que l’impact migratoire doit y être considéré comme nul. Ceci traduit le contraste qui y oppose des régions en fort déclin et les zones dynamiques à l’échelle du pays, contraste qui marque les espaces occidentaux de la Grèce continentale. Dans les deux cas, les valeurs des mouvements migratoires n’ont qu’une influence marginale et non déterminante. Les rares points où les migrants peuvent inverser la tendance à la campagne sont soit les points de passage de la frontière tels que les villages de Kristalopigi et Pogoniani, directement à proximité du territoire albanais soit des zones de développement touristique comme la petite ville balnéaire de Parga.
7L’afflux massif d’Albanais en Grèce depuis le début des années 1990, malgré son importance avérée dans le milieu urbain, a donc renforcé à sa manière une organisation du territoire grec en anneaux autour des deux grandes villes du pays. Les migrants se sont fondus dans cette organisation spatiale sans véritablement la transformer, mais leur installation dans des zones qui sont aujourd’hui désertées par les Grecs donne la mesure de la complémentarité qui s’est instaurée entre étrangers et nationaux sur le marché du travail. Peu à peu, les espaces péri-urbains productifs ou les banlieues populaires sont devenus des zones répulsives pour les nationaux qui leur préféraient des périphéries toujours plus lointaines ou le centre des villes de province. Cette lecture de l’impact migratoire sur le territoire grec apparaît ainsi plus fort qu’à la seule lecture des répartitions, et il explique en un sens l’ampleur du choc qu’il a représenté pour la société grecque. En effet, ce sont les deux ensembles spatiaux qui constituent la partie la plus active du pays (les campagnes actives des plaines littorales et les centres urbains) qui sont les plus concernés par le phénomène avec (1) la présence de proportions élevées par rapport à la population totale et l’inversion des dynamiques démographiques pour les campagnes actives, et (2) l’installation de groupes fort nombreux dépassant plusieurs milliers de personnes pour les grandes agglomérations.
8Le territoire grec et ses différentes dynamiques semblent donc indéniablement porteurs de ressources pour les migrants qui s’y installent comme le montrent les logiques spatiales de leur installation. C’est pour comprendre comment ces ressources étaient prises en charge par les migrants, comment elles se hiérarchisaient et s’articulaient dans leurs parcours, cette première approche a été suivie par un travail d’enquête de terrain. Celui-ci s’est déroulé entre 1999 et 2004 et il a permis d’être confronté à la réalité de la migration à une échelle bien différente : celle des acteurs eux-mêmes et des relations qu’ils entretenaient entre eux. Ce changement de point de vue, non plus le zénithal envisagé depuis le nowhere des résultats des recensements, mais depuis celui des migrants et de ceux qu’ils rencontraient sur le terrain, a conduit à envisager toute une suite de déterminations jusqu’alors invisibles, d’opérations qui expliquent assez différemment les formes prises par la migration des Albanais en Grèce. Cette nouvelle démarche a permis de compléter de manière efficace l’analyse des distributions spatiales et des déterminations économiques.
Découvrir l’espace relationnel
9En changeant de perspective en effet, on peut constater que les migrants albanais ne sont pas engagés dans un mouvement uniquement réductible à ces quelques chiffres. Les indications que donne la police lors des premières années de leur présence en sont bien l’expression paradoxale : pour toute l’année 1991, 54 000 Albanais ont été enregistrés à leur entrée en Grèce, alors que les autorités disaient en avoir expulsé 85 000 (Miletitch 1998 : 198) laissant entendre des mouvements d’allers-retours, des doubles comptages, qui suggèrent les nombreuses circulations qui s’opéraient alors entre Grèce et Albanie. Par ailleurs, l’environnement migratoire, quand on l’envisage au niveau de la construction des réseaux individuels, révèle aussi une infinité de relations entre migrants et non migrants, entre Grecs et Albanais, et donne une nouvelle perspective sur les bouleversements que ce phénomène a pu occasionner à d’autres plans.
10Si l’on se risque à une description sommaire des logiques qui semblaient présider à la construction des réseaux migratoires, les premiers migrants venus d’Albanie étaient souvent des temporaires ou des saisonniers, attirés par la curiosité autant que par la nécessité. Sans nier la grande détresse et le dénuement dans lequel vivaient les Albanais d’alors, il faut reconnaître que d’autres motivations pouvaient aussi pousser les migrants : les plus jeunes par exemple y voyaient une manière de s’affranchir d’un environnement familiale pesant. Comme le montre Nicola Mai (King & Mai 2008), ce sont aussi les images télévisées de l’Occident qui ont poussé les Albanais à aller voir ailleurs. Dans un deuxième temps, les conditions du travail de l’agriculture ou du bâtiment, qui ont été rapidement les principales sources d’emploi ont contribué à façonner des formes migratoires hybrides, saisonnières, temporaires, faites d’allées et venues entre lieux de travail en Grèce et région d’origine en Albanie. C’est ce que montrent par exemple les déclarations effectuées par 193 étrangers en 2001 auprès de la municipalité de la Voha près de la ville de Corinthe (Sintès 2007) : leur travail y variait en effet beaucoup au cours de l’année selon les différentes phases du calendrier agricole. Dans cette région l’emploi connaît ses maxima aux moments des vendanges et du ramassage des oranges. Ces activités attirent des travailleurs qui repartent une fois la saison terminée. On retrouve de tels rythmes dans les zones très touristiques comme les îles des Cyclades où les variations saisonnières de l’activité sont au moins aussi contrastées que dans les zones agricoles. Ce sont les mois d’été qui concentrent l’écrasante majorité des nuitées de visiteurs. Cette limitation dans le temps s’accompagne aussi d’une forte concentration dans l’espace : les nuitées d’hôtel estivales (juin-septembre) sont en effet concentrées pour l’année 2006 à 32 % dans les régions de l’Égée méridionale, à 21 % en Crête et 13 % dans les îles ioniennes. On constate aussi la succession de véritables cycles d’activité : la période d’hivernage pendant laquelle l’activité connaît son étiage, la période des préparatifs qui commence lors de la semaine précédant Pâques, un temps mixte où le tourisme intérieur de fin de semaine prime, et enfin la saison estivale durant laquelle l’activité touristique internationale est à son comble. Pour de nombreux migrants albanais, c’est donc l’espace/temps de l’activité qui dicterait celui de la migration, ce qui conduirait à relativiser quelque peu les chiffres donnés dans les pages précédentes, puisque le stock des migrants est destiné à varier lui aussi en fonction de la proximité géographique ou du calendrier. C’est ce que suggèrent bon nombre de témoignages qui font état de ces allers-retours, au moins dans un premier temps.
Mihaïl vient d’un village proche de Leskovik, dans le Sud de l’Albanie. La première fois qu’il est venu en Grèce, c’était en 1995. Il est alors resté trois mois dans la plaine de Corinthe pour la période des vendanges avant de retourner à l’université d’Elbasan où il étudiait les mathématiques. Les premières années, il ne venait que pour faire la saison agricole, pendant les vacances scolaires. C’est à partir de 1998 qu’il a décidé de venir passer toute l’année en Grèce malgré l’absence de papiers : en juillet, il terminait l’école normale à Elbasan et ne pouvait être en Grèce pour bénéficier de la première campagne de régularisation. Il est alors passé clandestinement par la montagne Grammos et a traversé la frontière à pied, à la hauteur du fleuve Sarandaporos.
Une fois arrivé à Konitsa, il a retrouvé des connaissances chez qui il a pu séjourner. Il s’est changé, s’est rasé « pour faire plus grec » et a pris le bus pour Léchaio.
En arrivant, il pouvait compter sur les contacts établis les années précédentes. C’est son employeur habituel qui lui a trouvé une maison pour qu’il ne passe pas l’automne et l’hiver dans la cabane qu’il occupait. Comme il connaît beaucoup de gens maintenant, il peut être sûr d’avoir du travail pratiquement toute l’année et ne craint plus d’être expulsé par la police.
11Le témoignage qui précède soulève néanmoins la question d’un processus d’installation progressif. Une telle perspective n’est pas sans rappeler certaines visions de la migration promues dans les années 1970 et 1980, même si ces dernières peuvent sembler pour le moins normatives, à l’image des « trois âges de la migration algérienne en France » proposés par Abdelmalek Sayad (1977). Ce texte suggère en effet une succession de phases, qui pousserait les migrants, une fois acquises des bases relationnelles solides sur les lieux d’exercice du travail saisonnier, à s’y installer plus durablement. Les mouvements temporaires que l’on vient d’évoquer seraient alors considérés comme les signes avant-coureurs d’une migration permanente. Le basculement se fait quand l’idée de retour au pays est abandonnée. Il peut correspondre à l’entrée des enfants à l’école ou dans un nouveau cycle d’étude ou à un événement de la vie familiale (mariage, décès, naissance), ou encore à un événement social ou politique. À partir de ce moment, la « résidence-base », pour reprendre la notion des démographes Hervé Domenach et Michel Picouet (1987), s’inverse et change de pays. Ce type de processus est souvent attesté dans le cas des migrants albanais en Grèce. La migration des premiers temps était d’ailleurs apparue aux yeux des Grecs comme un mouvement sporadique et réversible. Les migrants, surtout albanais et bulgares, apparaissaient essentiellement au moment des récoltes où à la belle saison, quand l’activité sur les chantiers de construction battait son plein. Mais, à partir de 1997, avec la chute des pyramides financières en Albanie, la figure du migrant a changé et s’est confondue de plus en plus avec celle d’un couple installé avec enfants. Peut-être faut-il voir dans la volonté des autorités grecques de poser les bases d’un cadre législatif permettant de régulariser la situation des centaines de milliers de clandestins présents dans le pays en 1997 le signe le plus sûr d’un changement de nature de la migration à cette période ?
12Néanmoins, l’ensemble des migrants rencontrés sur le terrain ne s’est pas conformé à cette simple évolution. Force est de constater que de nombreuses personnes se sont au contraire « installées dans la mobilité » entre la Grèce et l’Albanie. Pour certains, la migration saisonnière pouvait ne constituer qu’un appoint. C’est le cas quand cette pratique particulière de l’espace migratoire se double de fortes attaches au pays : la nécessité morale de s’occuper d’un parent âgé, la poursuite des études, la possession d’un capital à faire fructifier (commerce, champs), etc. La possibilité de partir pour quelques mois en Grèce devient même le moyen de maintenir une activité peu rentable : c’est la phase du « partir pour rester » pour reprendre encore une fois l’expression d’Abdelmayek Sayad (1999). Les migrants s’appuient sur des réseaux de connaissances de personnes installées en Grèce ou ayant déjà une expérience migratoire pour organiser leurs déplacements. Dans cette hypothèse, la mobilité économique se double du voyage d’agrément, rendant les catégories d’analyse plus floues à cette échelle. Pour d’autres au contraire, la limitation dans la durée de leur déplacement est due à un déficit d’appuis du côté grec. Dans ce cas, la migration saisonnière est choisie à défaut d’une migration définitive. C’est le cas de personnes isolées dans des fratries non migrantes, ou de celles qui étaient déjà dans des positions marginales dans les sociétés de départ. Pour des Albanais rencontrés à plusieurs reprises dans le Sud de l’Albanie, l’intermittence de la migration peut être mise en relation avec la faiblesse du lien familial qui les unissait à une branche de la parentèle établie en Grèce. Enfin, quand les conditions de vie au pays ne permettent pas non plus le maintien de toutes les bouches à nourrir dans la famille, on a pu observer une mise en mobilité de certains de ses membres qui se retrouvent dans une situation proche de l’errance entre le pays d’origine et la Grèce, sans point d’ancrage fort, et qui se déplacent au gré des opportunités, ou restent reclus en Grèce en raison de la clandestinité de leur séjour.
Relation entre la disposition des ressources sociales et le comportement migratoire probable des migrants albanais rencontrés en Grèce (1999-2004)
Comportement territorial probable | Ressource en Albanie : exploitation agricole, métier assuré, impératifs familiaux | Réseau assurant l’accueil en Grèce composé de migrants ou de nationaux |
Rester en Albanie | + | - |
Circuler entre les deux pays | + | + |
S’installer en Grèce | - | + |
Réclusion ou errance | - | - |
Source : Sintès (2007)
13L’énoncé de ces différents types de mobilités (voir tableau ci-dessus) illustre bien les principales tensions qui encadrent le déplacement, mais il peut encore sembler trop simplifier la complexité des trajectoires individuelles : en effet, les situations observées sur le terrain font en général passer les acteurs par différentes phases en fonction des circonstances. La circulation rapide de l’information, l’ouverture des frontières et la rapidité des déplacements ont fait entrer dans un seul espace de vie des lieux éloignés, réduisant les distances pour les migrants. Les types migratoires évoqués précédemment, bâties sur la réversibilité du mouvement, ne sont pas toujours pertinents pour décrire des pratiques qui évoluent en fonction de l’agencement des opportunités dans l’espace et dans le temps.
La première fois que Dimo est venu en Grèce, c’était en 1991. Il est allé d’Elbasan à Kastoria où il avait de la famille. Il est allé retrouver ses cousins et est resté chez eux pendant trois mois avant de repartir. La deuxième fois, il est allé à Edessa près de Thessalonique pour travailler dans les champs avec d’autres amis d’Elbasan. Il y a passé quelques mois avant de repartir en Albanie. Chaque fois, il avait un visa. Son troisième voyage, en 1993, était plus organisé. C’était une sorte de voyage de travail organisé avec tout de même 60 autres Albanais dans un bus. C’est un patron d’Edessa qui leur avait conseillé d’aller quelques mois en Argolide pour le ramassage des oranges s’ils voulaient travailler l’hiver. C’est un bus grec qui les a amenés. Ils gagnaient 5 à 6 000 drachmes par jour, hébergement et nourriture compris.
À Argos, un Grec qui a de la famille à Hydra, lui a conseillé d’aller travailler à Hydra. Il a pris un bateau qui part de Nauplie, tout près d’Argos, et s’est rendu dans l’île sans connaître personne. Il a trouvé du travail assez rapidement dans cette taverne. Il passa alors 7 mois à Hydra pour travailler dans cette même taverne, puis 3 mois à Tripoli pour faire la cueillette des olives avant de rentrer trois mois en Albanie retrouver sa famille. Sa maison alors, c’était Hydra, Tripoli, (où il logeait toujours chez le patron) et l’Albanie ! Il a 50 ans aujourd’hui et travaille visiblement moins. Depuis 2000, il a cessé d’aller à Tripoli. Ses deux fils sont avec lui à Hydra et ils travaillent l’été dans la taverne. Sa famille est arrivée en 1995. L’hiver, la taverne ferme et ils rentrent en Albanie pour 4 mois. Ils n’y travaillent pas. Ils y prennent du repos.
14En fonction de la nature (administrative, matérielle, relationnelle, économique) des ressources, on voit se mettre en place dans ce récit une véritable logistique de la circulation, avec ses filières, ses passeurs qui permettent au migrant d’acquérir de la familiarité et de banaliser le déplacement. Dans ce cadre, l’accès à l’information est primordial. Le circulant est aussi un connecté dont l’instrument indispensable est de ce point de vue le téléphone portable. Pourtant, comme l’illustre le récit, les ressources convoquées au départ permettent très rarement de maîtriser l’ensemble des étapes du voyage. Dans le cas de déplacements saisonniers, le migrant ne dispose jamais du temps nécessaire pour transformer les opportunités en véritables ressources. Pour Dimo mentionné ci-dessus, son premier réseau l’a mené de son village d’origine vers différentes destinations où il se savait attendu. Il ne s’en est affranchi qu’une fois apparues de nouvelles opportunités qu’il a pu transformer en ressources. À l’échelle des stratégies d’acteurs, certains migrants témoigneraient donc d’une capacité à utiliser les différents types de ressources et à accepter les nouvelles formes de territorialités nomades, ou plutôt caractérisées par la multi-localité et construites sur des bases fort éloignées de la sédentarité classique, leur pratique territoriale de départ.
En 1993, Servet est venu passer 7 jours en Grèce, à Larissa mais la police l’a arrêté et expulsé. Il est reparti presque tout de suite et a passé 3 mois à Athènes, puis à Chalchis, où il travaillait dans le bâtiment. L’année d’après, il est parti avec 15 personnes. Il est allé jusqu’à Tirnavo à pied où il a travaillé comme berger parce qu’il n’y avait pas d’autre travail. Ensuite, il est parti pour Larissa. Il y a passé 5 à 6 mois pour travailler dans le bâtiment.
En 1997, pour la première fois, il a pu passer par la douane grâce aux cartes vertes. Il est parti et a logé dans la même maison que d’autres Albanais. Il est resté 5 à 6 mois en Grèce, à Larissa. Un de ses amis était parti travailler à la réfection du port de Loutra dans l’île de Kithnos. Il était bien payé et il lui a conseillé de venir le rejoindre. Une fois le port terminé, il a pu trouver facilement du travail dans la construction et est resté cinq mois. Depuis, il revient tous les ans y passer quelques temps. Il passe toujours par Larissa pour ses papiers parce que c’est là qu’il a fait sa première régularisation. Et puis c’est plus facile car c’est plus proche de l’Albanie. Il y a maintenant 4 ans qu’il vient régulièrement ici.
En Albanie, il a de la famille, sa femme et un enfant. Il vient du village de Cipan où il s’est fait construire une maison. Il y passe le reste du temps et peut vivre grâce à l’argent accumulé en Grèce pendant la période de travail.
15Les pratiques de Servet dessinent bien un parcours d’où émergent des lieux fréquentés et appropriés à différents degrés. Dans son cas, l’organisation est d’apparence bilocale et associe le lieu d’origine en Albanie (la famille, le foyer) au lieu de travail en Grèce. Elle reprend fidèlement une dichotomie connue entre l’espace domestique et le lieu de travail – au moins au niveau des représentations et du discours – car en réalité, le migrant intermittent ou saisonnier connaît une véritable multi-résidence. Les différents lieux ne sont pourtant pas tous investis de la même charge affective, ce qui explique la distorsion constatée entre le regard que le migrant porte sur sa condition, les conclusions qu’il en tire sur son avenir et la réalité de ses pratiques. Ces nouvelles pratiques se lisent aussi dans le rapport au pays d’origine comme les vacances au village qui se sont largement rependues pour de nombreuses raisons. L’accessibilité (surtout du Sud de l’Albanie) les favorise ainsi que l’ouverture de nouveaux points de passage routier et le développement du réseau de transports dans les années 2000. Les enfants passent alors les vacances avec la vieille génération alors que les parents continuent de travailler en Grèce. C’est ce que Yves Charbit, Marie-Antoinette Hily et Michel Poinard appellent pour les Portugais de France « le va-et-vient identitaire » qui rend visible le fait que la migration n’est que très rarement un mouvement unidirectionnel et qu’elle induit aussi de nombreux contres-flux. Ces échanges se lisent très clairement dans la construction de maisons au pays par les migrants. Selon le recensement de 2011 en Albanie, le nombre des logements est de 1 075 881. En 2001, il était de 785 515 (soit une augmentation de 37 %) alors que la population a diminué dans le même temps de 7,7 % à cause de l’émigration et de la baisse de la fécondité. Force est de constater dans ces pratiques que les migrants maintiennent souvent un imaginaire du retour, et adaptent la maison à la vie d’une grande famille et d’une vie ensemble. Outre leur valeur économique, leur dimension en tant qu’investissement, les projets de maisons des migrants albanais dans leur village d’origine sont aussi des moyens d’assurer une présence dans leurs communautés de départ et d’affirmer cette « double-présence » évoquée par Dana Diminescu (2005).
16Depuis 2008, la crise économique qui secoue la société grecque n’est bien entendu pas sans effet sur la vie des migrants. Les travailleurs journaliers ou saisonniers ont été largement frappés par le ralentissement de l’activité dans le pays. La grande souplesse de cette main d’œuvre, si elle peut être un atout pour trouver de nouveaux modes de subsistance, n’a pas empêché la crise d’avoir un impact notable sur la migration. Pour l’heure, les résultats du dernier recensement de la population grecque de 2011 ne permettent pas de distinguer les effets précis que cette période difficile a eu sur la présence des migrants albanais en Grèce, car le mode de recensement n’a pas tenu compte de la situation de nombreux migrants retournés vers l’illégalité de leur séjour. Certains résultats provisoires permettent en revanche de noter l’inversion du bilan migratoire, puisque près de 190 000 personnes ont quitté le pays entre 2001 et 2011. Par ailleurs, la population de la Grèce diminue aussi pour la première fois de son histoire récente pour atteindre 10,7 millions habitants, contre 10,9 millions en 2001. En cela, le pays se conforme aux tendances en cours dans l’ensemble balkanique et semble cesser d’être un pôle d’attraction régional, même s’il est à présent traversé par d’importants flux migratoires en transit vers d’autres pays de l’Union européenne. Le recensement albanais de 2011 donne de son côté des éléments plus précis concernant le retour des émigrés. Ceux-ci seraient en effet près de 140 000 à être retournés vivre en Albanie au cours de la dernière période intercensitaire, dont plus de 86 000 depuis la Grèce. Parmi ces derniers, ils sont plus de 63 % à avoir choisi le retour dans les années qui ont suivi la crise économique de 2008, c’est-à-dire au cours des trois dernières années de cette période, suggérant bien l’impact de cette crise sur la vie des migrants.
17Pourtant, ce nombre est loin de constituer l’ensemble des Albanais qui avaient migré en Grèce précédemment, confirmant bien, si cela était nécessaire, l’inertie que représente une installation de plus de quinze années en raison des nombreuses implications qu’elle peut avoir sur la vie quotidienne (scolarisation des enfants, modification des pratiques linguistiques, investissements sur place, perte des propriétés ou des soutiens dans le pays d’origine, etc.) Pour autant, ces derniers mouvements informent sur la complexité de la migration albanaise en Grèce. Cette dernière a en effet produit un territoire transfrontalier et discontinu, sujet à des modifications au gré des contextes que vivent les migrants. Leur projet ne peut ainsi pas être vu uniquement comme le passage d’un territoire à un autre, il décrit plutôt des retours en arrière, des lieux de transit, d’attente et de rebond plus ou moins longs. Les itinéraires de ce nouveau type de migrants tissent des espaces migratoires plus complexes qu’auparavant. Ce type de projet ne conduit plus forcément son auteur à migrer au sens traditionnel du terme : souvent, il circule. On retrouve bien ici les conclusions des travaux qui mettaient en question dès le début des années 1990 les définitions classiques des mobilités géographiques, et surtout l’opposition entre mobilités habituelles dont les acteurs demeurent dans leur même bassin de vie (mobilités de travail, de loisir, travail itinérant, nomadisme) et migrations (séjour prolongé défini souvent par le changement de résidence, ou mettant en jeu le caractère réversible de ce mouvement).
18Il semble en effet plutôt que, aujourd’hui, si la mobilité géographique à toutes ses échelles se poursuit, voire s’intensifie, le déplacement connaisse en revanche une diversité de plus en plus grande, aussi bien en ce qui concerne ses échelles spatiales (les distances parcourues sont de plus en plus grandes, de plus en plus d’espaces sont concernés et la planète entière peut être intégrée dans un cycle de mobilités, dans des stratégies de migration ou dans la mise sur pied d’un réseau diasporique) que ses types de mobilités. Pour une même personne, on peut en effet relever des déplacements définitifs (migration internationale de travail, retour ou migration de retraités), saisonniers (voyages d’études, travail agricole saisonnier, etc.) ou encore d’autres déplacements réversibles. Ce type de constat, déjà évoqué plus haut, semble pouvoir faire le lien entre mobilités et fragmentation sociale, car si les migrants sont de plus en plus indéterminés en raison de la somme infinie des motifs migratoires ou mobilitaires, il semble aussi qu’ils se coulent dans des stratégies toujours plurielles pour réaliser leur migration. L’exemple des migrants albanais en Grèce témoigne d’un tel processus. Comme le montrent les pages qui suivent, cette multiplicité des trajectoires de migrants semble aussi avoir été favorable à la mise en question des définitions habituellement admises quant à eux.
(Re)trouver le lien par-delà l’altérité
19Cette première observation de la présence albanaise sur le sol grec a donc donné lieu à des conclusions attendues. Il s’agit bien d’une migration de travail qui se dirige surtout vers les grands centres urbains du pays, qui sont aussi les principaux centres d’emploi. Ce caractère hautement urbain de la migration est relativisé par l’observation d’autres données, comme celle du nombre d’Albanais par habitant qui montre que, relativement aux villes, ce sont bien les campagnes qui font l’objet d’une belle attractivité. D’autres critères semblent donc entrer en ligne de compte pour expliquer cette géographie. L’adaptation réciproque du marché du travail et de la migration peut être ainsi avancée. Les critères de répartition entre travailleurs grecs et travailleurs albanais ne peuvent pas être les mêmes car ils exercent tout simplement des activités différentes, conformément à la théorie de Michael Piore (1979) de dualisation du marché du travail en situation de forte migration. C’est en partant de tels constats qu’il a semblé nécessaire d’examiner les modalités pratiques de la migration en Grèce, à partir de la question de la formation des réseaux migratoires pour voir ce qu’ils pouvaient dire de la spatialité de cette mobilité. Une telle approche a permis de découvrir une toute autre réalité – plus inattendue – de ce mouvement de population. En effet, la migration albanaise a alors semblé s’appuyer en territoire grec sur des relations héritées de l’histoire, qui avaient été susceptibles de guider les pas des migrants, en ravivant à cette occasion des liens transfrontaliers anciens.
20Dans les villages de la plaine de Corinthe déjà évoqués plus haut, les migrants albanais rencontrés à plusieurs reprises entre 1999 et 2004 formaient des groupes très distincts parmi lesquels certains étaient venus en Grèce dès le début des années 1990 depuis le Sud de l’Albanie (la région frontalière autour de la ville de Gjirokastër). Ils se distinguaient des autres, originaires de régions albanaises plus septentrionales, car ils constituaient des familles complètes à égalité d’hommes et de femmes, qu’ils vivaient dans des conditions de confort très acceptables, louant des maisons, parlant bien le grec, scolarisant leurs enfants. Ceux-là paraissaient manœuvrer les nombreux leviers d’une intégration sociale et économique réussie ; sociale par la fréquentation du bar « des Grecs » dans lequel les autres migrants albanais n’étaient pas admis à consommer ; économique grâce à la confiance que leur portaient les habitants puisqu’ils étaient plus volontiers embauchés dans les périodes de sous-emploi. Cette situation était expliquée par les intéressés du fait de leur origine commune du Sud de l’Albanie et de leur appartenance à la religion orthodoxe, bien qu’ils ne fussent pas tous membres de la minorité hellénophone d’Albanie du Sud reconnue par les deux gouvernements. Vis-à-vis de leurs compatriotes albanais venus des autres régions, ils manifestaient souvent une distance notable et ne cherchaient pas à les fréquenter publiquement. On a pu par exemple les surprendre à leur parler grec lors de contacts publics. Surtout, ils s’étaient tous installés dans ce village à la suite d’un parent, parti d’Albanie à l’époque d’Enver Hoxha et installé depuis dans la région.
21Ces constatations donnaient à mes yeux le premier indice d’une migration originale depuis les espaces frontaliers entre les deux pays. Les différents séjours effectués par la suite dans ces régions de la frontière l’ont bien confirmé. Différents liens ont eu un effet indéniable sur les modalités de la migration pour certains de ces citoyens albanais. Ils ont pu en effet s’appuyer sur un capital relationnel tiré d’un passé transfrontalier datant de la période de l’entre-deux-guerres. Ainsi, malgré la longue séparation des années du monisme, certains avaient conservé la mémoire de liens familiaux ou amicaux avec des citoyens grecs qu’ils se sont fait fort de retrouver après 1990. Les récits de la réouverture de la frontière en 1991, tels qu’ils ont pu être recueillis, décrivent d’ailleurs un élan mutuel plutôt que d’exode, permettant les retrouvailles enthousiastes de familles, d’amis ou de voisins séparés depuis cinquante ans. C’est ce que montre par exemple ce témoignage qui relate les premiers moments de l’ouverture de la frontière autour du village de Molivdoskepastos dans la région de Konitsa.
Ainsi, dans la vallée de l’Avios, c’est sur un sentier qui serpente à flanc de montagne que les familles se sont retrouvées entre les villages de Psiloterra et Molivdoskepastos. Quelle ne fut pas la surprise de Dimitri quand il entendit ce matin-là la clarinette sur ce sentier qui lui avait été interdit toute son enfance à cause des gardes frontières albanais. Il ne le croyait pas mais c’était bien çà, les gens de Psiloterra, le village hellénophone situé de l’autre coté de la frontière étaient en train de monter sur la route du monastère. Quand ils sont arrivés à leur hauteur, c’était vraiment comme une fête pour tous. L’un d’entre eux se présenta à lui avec trois noms griffonnés sur un bout de papier. L’un de ces noms était celui de sa mère. Lui, était un cousin. Il ne l’avait jamais vu.
22Une fois en Grèce, l’aide apportée par la revitalisation d’un lien transfrontalier est substantielle. Dans le domaine administratif bien entendu mais surtout, par l’accès à un réseau de relations qui devient un facteur facilitant la migration avant même que la loi n’accorde en 1997 plus d’avantages aux migrants du Sud de l’Albanie, à la condition qu’ils soient hellénophones, ou parfois simplement orthodoxes. Sur le plan matériel, cette aide a pu être déterminante pour l’installation de certains, comme le montre le témoignage de Giorgo pour lequel l’importance de ces contacts apparaît clairement, tant ce dernier s’est indubitablement appuyé sur la présence de cousins établis de longue date en Grèce pour migrer et surtout pour s’installer et travailler à Athènes :
Nous rencontrons Giorgo à Athènes dans son appartement modeste de l’avenue Patissiôn. Il nous raconte la manière dont il est venu en Grèce depuis son village du Sud de l’Albanie :
« Le cousin de mon père était venu à Athènes avant la guerre et ses enfants ont aujourd’hui un café à Maroussi. Ils nous ont aidé à trouver un travail quand nous sommes arrivés en 1994 du Sud de l’Albanie à Athènes, même si nous ne nous connaissions pas. Nous avons même passé un mois entier chez ma tante. Dans la famille de ma femme aussi, des parents étaient venus s’installer à Athènes dès 1940 à la recherche de personnes de leur famille demeurées en Grèce depuis l’entre-deux-guerres. Eux étaient déjà morts en 1994, mais elle est parvenue à retrouver ses cousins qui vivent aussi ici et qu’elle avait réussi à contacter par lettre depuis l’Albanie ».
23Une telle situation, qui valorise le lien entre citoyens grecs et albanais, n’est pas sans porter quelques paradoxes en termes d’appartenance par rapport aux cadres des discours nationaux. Ces contradictions apparaissent parfois aux migrants. L’enquête multilingue permet de constater comment le simple changement linguistique est un moyen de gérer parfois la polyphonie identitaire dans ce cadre nouveau. Par exemple, se déclarer « Grecs d’Albanie » est possible pour un interlocuteur (migrant venus du Sud de l’Albanie) quand il s’exprime en grec alors que celui-ci prendra des positions nettement plus canoniques vis-à-vis du discours national albanais quand il parle en albanais avec ses amis. La mise en avant de l’identité locale peut être aussi une manière pratique de tourner la difficulté et de résoudre un tel paradoxe.
S. est partie de son village du Pogon après la Seconde Guerre mondiale. Les gens de son village (Agia Marina) étaient tous partis à Athènes. Son père était d’Agia Marina et sa mère de Longo (un village resté du côté albanais en 1913). En 1990, de très nombreuses personnes de sa famille sont venues d’Albanie et ils l’ont cherchée. Elle s’est arrangée pour les dépanner et, quand elle a pu, les loger. Elle avait alors un immeuble de 2 étages avec 14 chambres à Athènes. Elle y a hébergé 40 familles de Longo, Kousovitsa et Vrissera, jusqu’à ce qu’ils puissent s’en tirer tout seul.
— Concernant les Valaques*, quand ma fille me dit qu’ils viennent de Roumanie, je lui répond qu’ils sont des dopii (des locaux)… même s’ils sont venus de Roumanie il y a très longtemps. Ils sont grecs maintenant. Ce sont eux-mêmes qui veulent garder leurs caractéristiques propres comme leur langue. Ils sont valaques d’appartenance, c’est certain, mais grecs de conscience et de mentalité.
PS — Mais il existe des Valaques albanais ?
— Oui c’est vrai mais être Valaque, c’est comme une appartenance locale... Certains disent, je suis épirote comme d’autres disent je suis valaque. Ceux-là sont des Valaques de notre région, mais aussi des citoyens albanais.
24La relation transfrontalière – et transnationale – apparaît rapidement échapper au cadre d’expression classique de l’identité nationale comme nous le montrent bien les discours de personnes rencontrées dans un village du Sud-Ouest de l’Albanie, à proximité de la frontière grecque :
Mais maintenant nous sommes bien contents d’être des minoritaires grecs en Albanie : on peut aller et venir en Grèce sans problème et les enfants aussi. Mais, en Grèce, on nous traite comme des étrangers. Notre patrie n’est ni là-bas [en Grèce] ni là-bas [en Albanie], mais ici, au village.
25À travers ces différents exemples d’activation de ces solidarités inattendues de part et d’autre de la frontière, cette migration apparait comme un facteur de fragmentation par l’activation du lien transnational et le renforcement des identités locales qui semblent se nourrir l’un l’autre. La question de la migration est donc aussi faite d’une rencontre de l’altérité, qui révèle par ses modalités les mécanismes de sa construction sociale. Dans tous les pays du monde, les migrants font naître, dans des proportions variables, le double mouvement d’apparence contradictoire qui conduit d’une part à fortifier la différence et de l’autre à produire le métissage. À travers ces mécanismes, elles permettent d’aborder la question de l’ethnicité à la mesure des cas particuliers qu’elles concernent.
Migrations, relations transnationales et fait minoritaire en Grèce
26Pourtant, en raison de leurs caractéristiques linguistiques et religieuses, la plus grande partie des migrants Albanais en Grèce semblerait condamnée à être rejetée dans une altérité incompressible en raison des délimitations de la construction nationale grecque. Appuyée sur la différenciation d’avec l’islam ottoman, auquel la figure de l’Albanais est souvent associée, celle-ci se distingue par la reconnaissance de l’orthodoxie et la fidélité à l’hellénophonie. Mais, en poursuivant les trajectoires de vie des migrants présentées ci-dessus, il a été possible de comprendre que certains éléments du passé, ou leurs interprétations actuelles, ne conduisaient pas uniquement à séparer les habitants des deux pays en deux groupes complètement hermétiques l’un à l’autre, puisque des liens semblent avoir existé que la migration faisait renaitre. Plus largement, ces liens entre citoyens grecs et albanais peuvent même s’établir sur la base de réseaux de solidarités qui reposent sur des histoires alternatives qui contredisent, dans le détail, les identités englobantes des États-nations.
27Pour en rendre compte, il est possible de partir des différentes questions qui, au cours de l’histoire, ont pu être susceptibles de rapprocher certains groupes situés de part et d’autre de ce qui allait devenir ou de ce qui était devenu la frontière gréco-albanaise, avant de montrer en quoi leur mémoire a pu être remobilisée à partir des années 1990. Très schématiquement, l’histoire de la Grèce et de l’Albanie est celle de deux pays frontaliers de la péninsule balkanique qui ont connu des différends autour de deux types de questions : des questions de frontières et des questions de minorités nationales. Paradoxalement, ces différends qui ont opposé les deux États peuvent aussi, pour peu que l’on change de point de vue ou d’échelle, être susceptibles de rapprocher certains de leurs habitants. Le tracé de la ligne frontalière a été fixé en 1913 dans une région mosaïque où étaient présents de nombreux groupes qui se distinguaient par des pratiques religieuses et linguistiques différentes. Avant la fermeture hermétique de l’Albanie qui débute en 1945, l’Épire et la Macédoine étaient même les lieux d’échanges intenses entre ces groupes. Non seulement le franchissement de la frontière ne posait pas de problème particulier pour de nombreux habitants, mais l’imbrication des modes de vie, des langues, des religions, des propriétés et des familles en faisait un espace qui, sous certains aspects, connaissait un fonctionnement intégré malgré la division politique. Au sud de cette ligne, du côté grec, on trouvait des albanophones dans la région côtière de Thesprotie, autour des villes de Paramithia, Margaritis, Filiatès, et dans les villages de la région de Kastoria. L’un comme l’autre de ces groupes a aujourd’hui disparu, le premier dans l’échange de population gréco-turc de 1923 et les autres à la suite de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque-là, ceux que l’on appelait les Tchams* ont été accusés de collaboration avec les armées d’occupation italienne et allemande, ainsi que de soutien dans l’accomplissement de massacres de populations grecques de la région, et ils se sont enfuis ou ont été expulsés vers l’Albanie après 1945 (voir les pages suivantes). Au nord de la frontière, côté albanais, plusieurs groupes demeurent encore aujourd’hui liés à la Grèce aussi bien par la langue que par l’histoire. Il s’agit tout d’abord de la minorité hellénophone d’Albanie méridionale, reconnue de manière très officielle par les gouvernements grec et albanais depuis 1914 que l’on retrouve dans des zones plus ou moins bien signalées (sa taille varie entre 60 000, selon le recensement albanais de 1989, à 400 000 selon certaines des associations les plus radicales). Les Aroumains* du Sud albanais, qui sont les descendants de pasteurs transhumants semi-nomades présents dans toute l’Épire et en Macédoine aux siècles précédents, sont eux aussi en relation avec l’aire culturelle grecque au point qu’ils ont pu adopter la langue grecque pour certaines de leurs activités. Ils sont reconnus comme étant de « conscience nationale » grecque par les autorités de ce pays. Dernier groupe, qui dépasse les deux précédents, la population orthodoxe d’Albanie dans son ensemble, couramment estimée à 20 % de la population totale du pays (à peine 6 % d’après le dernier recensement albanais de 2011), qui peut apparaître comme étant liée à la Grèce en raison de la communauté de religion. C’est grâce à cet ensemble de représentations et de réalités que bon nombre de migrants albanais ont pu être considérés comme des Omogéneis*, c’est-à-dire des membres de la nation grecque après 1997, date à laquelle la nouvelle loi les concernant a été appliquée. Selon le ministère des Affaires étrangères qui gérait cette question, ils étaient 100 à 150 000 en Grèce au début des années 2000. Ce simple statut leur ouvrait de nombreux droits et un accès facilité au territoire et à la résidence en Grèce.
28En Grèce, plus loin de la frontière, d’autres groupes peuvent aussi présenter certaines caractéristiques qui les rapprocheraient des migrants albanais. Parmi ces communautés qui diffèrent du citoyen grec hellénophone et orthodoxe, certaines ne pourraient-elles pas se sentir des liens avec les nouveaux venus albanais à partir de 1990 ? On pourrait se poser la question pour le cas de groupes transfrontaliers comme les Aroumains et, pourquoi pas, les catholiques qui constituent de petites minorités dans ces deux pays. Mais, de toutes les communautés présentes en Grèce, ce sont les Arvanites*, c’est-à-dire des groupes albanophones vivant dans le Sud de la Grèce depuis l’époque médiévale (Attique, Péloponnèse orientale, îles du golfe Argo-saronique), qui pourraient se sentir les plus proches des Albanais en raison de leur communauté de langue, même s’ils ont conservé un dialecte assez distinct de l’albanais standard. Il est vrai que, sans remettre en question leur appartenance à la nation grecque, le travail d’enquête a révélé la discrétion de l’expression de leur particularisme, que concernerait tout de même plusieurs centaines de milliers de personnes en Grèce. La persistance de la langue arvanite jusque dans la seconde moitié du xxe siècle est pourtant un fait avéré (Géfou-Madianou 1999, 1998, Athanopoulou 2005) mais on a pu constater chez certains Arvanites rencontrés la conscience d’une altérité linguistique « à dissimuler » (Sintès 2012, Baltsiotis & Empeirikos 2007). En quoi la migration des Albanais en Grèce a-t-elle pu contribuer à raviver ces mémoires alternatives ou à véhiculer une vision originale par rapport aux représentations de la nation que transmet la mémoire officielle ? Pour y répondre, on peut se demander comment ces appartenances que l’on vient de décrire ont pu exercer une certaine influence sur le cours de la migration.
29Tout d’abord, pour ce qui concerne les groupes transfrontaliers, ils semblent, dans certains cas, que leur mémoire ait été revitalisée dès 1990 par les urgences de la migration. En effet, si les migrants albanais rencontrés en Grèce évoquent souvent le hasard ou la « volonté divine » pour expliquer leur localisation, il n’a pas été rare de découvrir, après de plus longues enquêtes, que certains, surtout ceux du Sud de l’Albanie, ne sont pas venus en Grèce au hasard. Ils ont pu suivre par exemple les traces d’un parent établi avant la Seconde Guerre mondiale, ou d’une relation familiale dont ils avaient gardé la trace malgré les cinquante années de réclusion à l’intérieur des frontières de l’Albanie. Pour de nombreux migrants de ces régions proches de la Grèce, le premier voyage ne se faisait ainsi pas à l’aveuglette et il était l’occasion de retrouvailles avec des membres de leur famille dont ils étaient séparés depuis de nombreuses années. Les candidats à la migration se sont alors souvent appuyés sur ces contacts en se rendant dans leur village, de l’autre côté de la frontière. En règle générale, quel que fut l’accueil de ces parents grecs inconnus pour la plupart, leur village a servi immanquablement de premier pas ou de première base. Le village de Képhalovrisso est par exemple devenu le point d’attache des Aroumains albanais de la région de Gjirokastër. On s’y est souvent établi quelque temps (entre un mois et un an) avant de trouver d’autres destinations car le travail manque toujours dans cette région périphérique et montagneuse de la Grèce et de l’Europe qui connaît les indices de richesse les plus faibles de l’ensemble de l’Union. Les immigrants se sont alors orientés vers des destinations où ils étaient susceptibles de retrouver des connaissances ou de la famille et ont suivi la trace de personnes parties de Képhalovrisso ou des autres villages de la frontière durant les décennies précédentes. Quelle que soit l’impression que laisse cette expérience aux migrants (amertume ou enthousiasme), l’aide apportée par le passage dans les villages de la frontière est substantielle, ne serait-ce que dans le domaine administratif. L’existence de ces réseaux est un facteur indéniable facilitant la migration et on a constaté sans surprise que les membres de ces groupes transfrontaliers sont ceux qui avaient migré le plus souvent en masse. À travers ces exemples, l’activation de ces solidarités connexes semble bien être un élément original de compréhension des logiques de la migration qui est devenue un facteur de revitalisation de relations restées en veille pendant de nombreuses décennies.
30Pour ce qui concerne les groupes plus lointains, comme les Arvanites du Sud du pays, leurs liens avec les nouveaux venus albanais sont sans doute plus abstraits, et ils ne s’appuient pas sur des relations familiales ou interpersonnelles préexistant à la migration. Toutefois, au cours des années 1990, il est certain que l’identification mutuelle entre Arvanites et migrants albanais, rendue possible par la langue, a comblé le fossé qui séparait dans le discours dominant les Grecs des Albanais. C’est ainsi qu’un nombre important de récits concernant l’installation des migrants albanais dans la plaine de Corinthe relate, à un moment ou à un autre, l’intervention d’un Arvanite. L’un des migrants rencontrés, le premier d’une importante fratrie venant de Lunxhëri, après s’être rendu dans un village de la région dans la maison d’un parent ayant fui le communisme dans les années 1950, est parti en quête de travail. Chemin faisant, il a rencontré « un Grec qui parlait l’albanais » qui lui a conseillé de venir dans la plaine, dans le village de Vohaïko, et de se recommander de lui pour trouver du travail. Un autre, venant de la région de Peshkopi, avançant au hasard dans le pays à la recherche d’un endroit pour travailler, a été renseigné dans le train par une vieille dame qui parlait l’albanais. « Elle m’a conseillé de descendre à la gare de Vrachati et de marcher tout droit jusqu’à Vohaïko ». Ces interventions paraissent à ce niveau être le fruit d’un heureux hasard, mais elles ont provoqué des courants parfois très nourris vers ces villages en raison de la plus grande souplesse entraînée par la présence de ces quelques albanophones au moment où les Albanais qui s’y présentaient n’avaient pas encore appris la langue grecque. Cette souplesse est évoquée à plusieurs reprises quand il est question de trouver du travail ou d’effectuer des démarches administratives.
31Mais ces facilités, indispensables au début des années 1990, ne sont plus nécessaires aujourd’hui. Le lien n’a pas disparu pour autant : on a pu rencontrer des familles arvanites ayant noué plus facilement, grâce à la langue, des relations avec des migrants albanais qui ont pu déboucher sur le sentiment d’une certaine proximité. « Nous aussi venons de là-bas, d’Albanie » se justifient désormais ces Arvanites en se référant à un temps mythique. S’il est délicat pourtant de mesurer l’impact de ces rencontres, on peut affirmer qu’elles colorent différemment les espaces d’arrivées pour les Albanais comme l’illustre l’anecdote suivante.
Depuis plusieurs jours on croise Christos sur la place de Zevgolatio ou au café, mais on ne parvient pas à l’aborder. On sait bien qu’il parle l’Arvanite. Ce sont les Albanais du village qui nous l’ont dit. Pourtant ce soir, on a pu venir lui rendre visite avec une amie. Il n’est pas encore chez lui quand on y arrive. Il est parti avec un certain Roland nous dit-on. Après une heure d’attente, le voilà qui arrive à la maison. Ce n’est plus l’homme préoccupé des derniers jours mais un Christos rayonnant, vraiment très content de lui. Que s’est-il passé ? Qui est donc ce Roland dont voici le frère ?
« Roland est un jeune Albanais qui travaille avec moi depuis plusieurs années dans mes champs. Lui et son frère habitent chez moi. Je suis parti pour l’aider à trouver une maison dans la région car il vient de rentrer d’Albanie avec sa future femme. Il était allé dans son village, près de Lushnjë, pour y enlever cette fille dont il était amoureux. Le père de la jeune fille ne voulait pas la lui donner. Ils vont se marier en Grèce dans trois mois. Ils ne pourront rentrer en Albanie que dans quelques années, quand les passions seront apaisées ».
Christos nous semblait déjà être un philanthrope mais cette histoire vient le confirmer magistralement. Vezir, le frère de Roland le connaît depuis sept ans maintenant : « Il est comme mon père. Quand je suis arrivé, je ne parlais pas un mot. C’est lui qui m’a tout appris : la langue, le travail. On peut communiquer, lui en arvanite, moi en albanais. Je l’emmènerai en Albanie dès qu’il le voudra ». Christos est ravi de ces déclarations. Il porte sur son visage les signes de l’immense satisfaction qu’il éprouve à porter secours à la famille de Vezir et Roland. Il nous raconte qu’il se sent proche d’eux, son histoire ressemble à la leur. L’exil depuis son village d’origine dans les montagnes d’Argolide dans les années 1950, et puis… lui aussi a enlevé sa femme en rentrant discrètement au village, un soir d’été. C’était en 1962. Il avait vingt-sept ans et elle en avait quatorze.
32Difficile de décrypter précisément les enjeux réels de ces situations. En effet, les Arvanites rencontrés ne remettent jamais en cause leur appartenance à la nation grecque moderne. À ce sujet, ils se disent toujours Grecs sans le moindre doute et reconnaissent en l’Albanais un non Grec, un étranger. Néanmoins, les Arvanites racontent qu’ils ont été reçus comme des étrangers (« comme des Albanais ») au moment de leur arrivée dans la plaine de Corinthe même s’ils ne le sont plus. À travers ces déclarations, l’altérité semble finalement se mesurer localement à l’aune de la petite patrie plus que de la Nation. Si ces échanges entre Albanais et Arvanites ne confirment pas la piste de l’éventuelle émergence d’une conscience minoritaire, ils nous permettent néanmoins de mesurer un certain décalage existant entre le discours englobant de la nation dans le pays, et la manière dont celui-ci est réinvesti dans la pratique par ses habitants. Les Grecs albanophones dont il est question ici, et pour lesquels l’intégration dans le corps national n’avait jamais fait de doute, se retrouvent aujourd’hui en position singulière. La migration a, semble-t-il, servi de catalyseur pour un nouveau type d’autoreprésentation les poussant à revisiter leur histoire. Ces mécanismes permettent de comprendre un peu mieux en quoi la migration albanaise a pu participer à ce qu’Alexandra Nestoropoulou nomme « la panique pour l’identité » qui s’est manifestée dans les années 1990 dans le pays. La présence de migrants albanais, au lieu de conforter la perception de l’identité nationale, serait venue au contraire la questionner en prouvant les relations existant entre les deux populations (Nestoropoulou 2008). C’est d’ailleurs ce même questionnement qui est mis en scène par le film Ακαδημία Πλάτωνος du réalisateur Filippos Tsitos qui évoque en 2009, sur le mode comique, les interrogations identitaires produites par la redécouverte de liens familiaux jusqu’alors cachés entre citoyens grecs et albanais à l’occasion de la migration. Cette œuvre de fiction nous renvoie à l’« inquiétant étranger » que Julia Kristeva (1988) emprunte à Freud pour nous rappeler que l’altérité du migrant est d’autant plus troublante qu’elle révèle la part étrangère qui est en nous. De la sorte, les migrants albanais seraient venus rappeler au cœur de la Grèce la complexité de la construction nationale du pays.
Une nouvelle enquête au cœur des marges
33Ce travail sur la migration albanaise en Grèce a pris fin avec la soutenance de mon doctorat le 22 novembre 2005, et mes recherches se sont alors poursuivies sur d’autres espaces et sur d’autres thématiques pendant plusieurs années (Rhodes qui a donné lieu au prochain chapitre, ainsi que la Belgique, l’Afrique du Sud et Israël). Pour autant, je n’ai pas abandonné les questions gréco-albanaises et j’ai repris mes travaux sur la frontière entre les deux pays quelques années plus tard à l’occasion du programme « jeunes chercheuses et jeunes chercheurs » financé par l’Agence Nationale de la recherche intitulé « Les Balkans par le bas » qui a débuté en 2009. Dans ce cadre, j’ai décidé de reprendre l’analyse des relations transfrontalières en insistant sur la mémoire d’un espace particulier, la région littorale de l’Épire, appelé Thesprotie, que la réputation m’avait fait éviter auparavant car elle avait été habitée par une importante communauté albanophone, disparue suite à la Seconde Guerre mondiale dans des circonstances encore débattues. Pourtant, un demi-siècle après ces violences, et près de 20 ans après les incidents frontaliers meurtriers de Peshkëpi qui avaient donné lieu à un regain de tensions entre les deux pays (voir page 20), les relations entre Grèce et Albanie semblaient meilleures à la fin des années 2000. Si la fin de l’état de guerre n’est signé entre les deux pays que depuis 1987, elle a été confirmée par la signature en 1996 d’un traité d’« amitié, de coopération, de bon voisinage et de sécurité » venant mettre fin à la période de tensions qui avait précédé. Aujourd’hui, quiconque longe ou traverse la frontière gréco-albanaise y verra une ligne interétatique pacifiée. Plus personne ne semble prétendre officiellement à sa modification. On peut le constater même en Thesprotie, pourtant l’une des régions les plus disputée dans l’imaginaire de la population des deux pays. Depuis 2004, l’ouverture d’un point de passage frontalier au lieu-dit Mavromati en grec ou Qaftë Botë en albanais a en effet permis une reprise de contact aisée entre les deux côtés de la frontière, en ouvrant ce qui est désormais un axe de pénétration important vers l’Albanie depuis l’achèvement de la route qui rejoint Sarandë et Igoumenitsa, premier port de la région mais aussi terminaison de l’Εγνατία Οδός, l’autoroute qui traverse le Nord de la Grèce vers Thessalonique et la frontière turque. Dans cette région, la portion frontalière se compose de deux entités géographiques méridiennes. La plus orientale est un espace montagneux présentant des altitudes élevées, des vallées enclavées et difficiles d’accès : le massif de la Mourgana*, sous-ensemble du Pinde occidental, largement vidé de sa population au cours du xxe siècle du fait d’une migration soutenue vers les villes de la Grèce, la République Fédérale Allemande et la Belgique industrielle et minière. Le second sous-ensemble est composé de la plaine du Kalama, petit fleuve littoral au cours artificialisé dans les années 1960. Ce sont majoritairement les discours des habitants de ce second ensemble, recueillis lors d’enquêtes menées entre 2009 et 2011, qui ont été utilisés pour bâtir les paragraphes suivants.
34En venant du port d’Igouménitsa et en se dirigeant vers le Nord, le paysage s’ouvre, après une série de petites collines, sur une plaine menant vers la frontière gréco-albanaise. La basse vallée du fleuve Kalama et son delta a été longtemps un espace marécageux et répulsif. Cette région concentre aujourd’hui l’essentiel de la population qui est répartie en gros villages vivant de l’agriculture commerciale de la mandarine (Asproklyssi et Sagiada), alors que les montagnes qui s’élèvent plus à l’Est, et séparent la Thesprotie du reste de l’Épire et de la région de Ioannina, sont aujourd’hui largement vidées par l’émigration. Le contexte du peuplement est comparable au reste de l’Épire où il suffit de remonter à la Seconde Guerre mondiale et à la guerre civile grecque pour saisir les déplacements les plus importants de la population, ceux qui marquent en profondeur encore aujourd’hui les paysages. En effet, ces régions ont connu au cours du second conflit mondial l’occupation des troupes italiennes puis allemandes, et surtout les exactions qui en ont découlé. Les violences se sont poursuivies lors de la guerre civile grecque pour s’achever en 1948, date à laquelle les derniers maquis de l’armée démocratique ont été réduits dans les hauteurs de la Mourgana, moins d’une année avant la fin de la guerre. Les conséquences de cette période troublée sont des déplacements de population et l’abandon de nombreux villages. Certains habitants sont alors partis vers l’Albanie, d’autres ont dû abandonner leur lieu de vie pour s’installer ailleurs à l’intérieur de la région, ou ailleurs en Grèce. Dans le détail, ces situations sont assez variées mais elles aboutissent partout à des mouvements finalement assez classiques quand on les replace dans le contexte méditerranéen tel qu’il est décrit par Fernand Braudel (1977) : c’est-à-dire la conquête des plaines et leur exploitation intensive, au détriment des zones de montagnes et des modes de mise en valeur agro-sylvo-pastoraux.
35Ce mouvement « de descente » se fait ici à plusieurs échelles. À l’échelle régionale, avec l’abandon de nombreuses régions de montagne comme c’est le cas pour les villages du massif de la Mourgana, presque entièrement dépeuplés au profit des plaines, des villes et d’une émigration à l’étranger. Ces mouvements s’effectuent parfois aussi sur des distances très limitées, comme dans le cas du village de Sagiada où seulement quelques kilomètres séparent le village actuel de l’ancien. Le déplacement s’est fait ici au terme de différents épisodes liés directement aux conflits des années 1940. À Sagiada, c’est tout d’abord la destruction partielle du village par les Allemands le 23 août 1943 qui conduit la population à un premier abandon. Les Sagiadini passent alors la frontière en masse et se réfugient dans les villages albanais de Dishat, Janjar, Vervë juste de l’autre côté de la frontière, où la force de la résistance tenait les Allemands éloignés. Après leur retour, à l’hiver 1943, ils sont confrontés aux derniers soubresauts de la guerre et aux débuts de la guerre civile. Une descente de partisans qui voulaient enrôler de force des jeunes gens du village en janvier 1948 décida les habitants à se réfugier sur le rivage. Les autorités les envoient sur l’île de Corfou, d’où ils ne reviendront qu’au tout début des années 1950 (entre 1952 et 1953) pour fonder le nouveau village de Sagiada, entre la plaine et le rivage (Tsogas 2009). À travers ces différents mouvements, on perçoit les principaux éléments qui président à ces relocalisations et qui sont caractéristiques de ces situations de marges : les violences qui chassent les habitants de leur village d’origine, mais aussi l’intervention de l’État qui cherche à contrôler ceux qui seraient susceptibles de renforcer, de gré ou de force, les troupes communistes.
36Ce souci de contrôle par la relocalisation se retrouve de manière encore plus explicite dans le village voisin de Sagiada, Asprokklisi, où une grande partie des habitants, venus d’espaces parfois très lointains, a été fixée peu après la guerre civile afin de limiter les mouvements de groupes encore très mobiles jusque dans les années 1940 : les καλατζήδες (Kalatzidès*) de la Mourgana (des artisans ferblantiers au travail itinérant) ou alors des pasteurs se distinguant par leur langue : Sarakatsanes* du Pinde ou Valaques de la région voisine du Pogon. Ce sont des histoires qui marquent bon nombre de régions en Grèce à la même époque et qui découlent d’une volonté de fixation volontariste de la part des autorités des populations des montagnes afin de les encourager à la stabilité résidentielle, et de les éloigner des zones de conflits où ils pourraient fournir de l’aide à l’armée démocratique. On peut aussi y voir une intention de nationaliser les marges frontalières en y stabilisant des populations perçues comme loyales à l’État grec, ce qui ne signifiait pas non plus l’absence d’une surveillance stricte : comme ailleurs sur la frontière grecque, des zones d’exclusivité frontalière (παραμεθόριες περιοχές) sont instituées qui demeurent sous administration spéciale jusque dans les années 1990, conséquence de la très grande proximité de l’Albanie. Ces relocalisations, qui sont aussi des regroupements, font passer les populations par différentes phases, allant du précaire, du spontané, à l’édification de maisons en dur et à la conquête planifiée de l’espace environnant. La domestication de l’espace passe surtout par un projet de mise en valeur dont le progrès semble le moteur principal. Si l’on s’en tient à l’exemple de Sagiada, les populations de retour de Corfou s’installent tout d’abord dans des cabanes au toit de chaume, plutôt sur la plage, sans eau courante, au milieu des bêtes. C’est l’État qui prend alors en charge l’implantation dans ces zones basses avec la construction de douze maisons, de quatre appartements de deux pièces sur deux étages chacune, dans lesquelles sont installées une cinquantaine de familles et qui forment à Sagiada le premier quartier que l’on appelle « le noyau ». Puis, c’est la construction de la route, l’apport de l’eau, de l’électricité qui décident, tout autant que la peur de l’insécurité qui règne dans la région, les Sagiadini à ne pas se réinstaller dans le vieux village : « que serait-on allé faire au village ? C’est ici que nous avions le plus de confort car l’État avait installé l’électricité et l’eau qui nous manquait en haut ». C’est encore ce qui pousse la dizaine de familles qui était retournée occuper les ruines du vieux village à redescendre vers cette nouvelle implantation.
37Pourtant, dans le nouveau village, le mode de vie est plutôt spartiate dans les appartements exigus du premier noyau ou aux alentours, pour ceux qui n’ont pu obtenir un appartement et qui vivent encore dans les cabanes jusque dans les années 1960. C’est lors de la décennie suivante, grâce au succès des cultures commerciales (d’abord le riz, puis la mandarine), que les maisons en dur s’imposent. Autour du village, l’établissement du nouveau Sagiada se fait par la conquête des terres fertiles de la plaine qui a lieu encore une fois sous l’impulsion de l’État, avec l’édification du barrage sur le Kalama en 1962. Cet ensemble de travaux a permis la division des champs de la plaine et la distribution des terres agricoles devenues fertiles aux villageois, au prorata du nombre de personnes dans la famille. Ces terres sont attribuées aussi bien aux communautés relocalisées dans les villages du nouveau Sagiada et d’Asprokklisi qu’à celles qui étaient présentes avant guerres, les métayers de Kestrini, Smerto ou de Ragio. Plus généralement, ce type de projet affirme sans détour la modernisation par la rationalisation. L’installation d’un office pour régler les questions de l’irrigation et du drainage (le TOAEB : Τοπίκος Οργανισμός Εγγείων Βελτιώσεων) inscrit dans les pratiques l’élan gestionnaire qui impose la mise en valeur de la plaine. Le tout est complété par le désenclavement progressif de la région avec les routes qui mènent vers les villes les plus proches, en plein développement. Ces espaces littoraux de la basse vallée qui étaient surtout reliés auparavant à Corfou, d’où venaient par exemple les travailleurs saisonniers pendant les saisons des travaux agricoles, se retrouvent en quelque sorte rattachés au continent, mais surtout au reste du territoire national, par la mise en place du barrage car le Kalama constituait avant cela un véritable obstacle.
38Mais l’interprétation qui est donnée localement de cette évolution dans les discours des habitants actuels ne se fait pas en évoquant le grand mouvement de modernisation qui s’empare de la plaine après guerre. Elle se fonde plutôt sur la résolution des dissensions qui traversaient la société de la région dans l’entre-deux-guerres. La redistribution des terres dans les années 1960 est présentée comme ayant permis la restitution aux Grecs de biens qu’ils avaient perdus au cours de la période ottomane, et que s’étaient alors appropriés des groupes musulmans – ici entièrement albanophones – que l’on désigne localement sous le nom de Τούρκοι, de Τσάμηδες, d’Αλβανοτσάμηδες ou de Τούρκοτσάμηδες (Baltisiotis & Embirikos 2007). Dans la plaine du Kalama, ces musulmans peuplaient surtout les villages de Smerto, de Kotsika et de Liopsi dont les Agas possédaient, dit-on, la très grande partie des terres fertiles qu’ils confiaient à leurs métayers orthodoxes de Ragio (dont l’ancien nom, Tchiflik, signifie « domaine » en turc), Kestrini et Smerto. Les habitants du village de Sagiada étaient pour leur part relégués à l’élevage et à la pêche, ou travaillaient comme employés journaliers en plaine, dans les champs ou au port. Au cours de la guerre, les grands propriétaires auraient pris le parti des Italiens et des Allemands, pour tenter de regagner la position prépondérante que le rattachement de la région à la Grèce en 1913 commençait à leur faire perdre (Margaritis 2005, Manta 2004). Un tel positionnement a été fatal à leur présence puisque, tout comme l’ensemble des musulmans de cette région de Thesprotie, ils ont été chassés par les forces nationalistes de Napoléon Zervas, ou, tout au moins, seraient partis après avoir appris les exactions commises à l’encontre de leurs coreligionnaires dans les villes de Filiatès et de Paramithia (Meyer 2007, Péchoux 2002, Péchoux & Sivignon 1989).
39La région est donc présentée dans les discours comme ayant été reconquise par l’hellénisme après la période ottomane et surtout après l’éviction des Tchams musulmans en 1945. La présentation par les actuels habitants des relations entre les différents groupes affirme d’ailleurs ce type de narration de l’histoire locale. Les musulmans sont identifiés comme étant des « Turcs » au regard de leur pratique religieuse, ce qui les relie au pouvoir ottoman, et les orthodoxes (quelque soit leur langue vernaculaire) sont appelés – le plus souvent – Έλληνες (Grecs) dans un tel contexte. Dans les discours des habitants de Sagiada comme d’Asprokklisi, ces Tchams apparaissent donc toujours comme les représentants d’une époque révolue, presque une survivance anachronique de la domination ottomane, dont la disparition est allée de pair avec l’émancipation des Grecs, et la libération de ces terres de leur présence menaçante.
40De nombreuses sources attestent bien le déroulement de violences intercommunautaires qui ensanglantèrent la région au sens large, et qui firent de nombreuses victimes surtout entre 1942 et 1945. Des ouvrages publiés en Grèce par des témoins, des militants, des historiens improvisés ou des universitaires de profession relatent ces événements en leur accordant une plus ou moins grande ampleur. Tous s’accordent néanmoins pour donner de cette histoire une même version. Des musulmans de la région se sont rangés derrière les troupes d’occupation dont ils allèrent jusqu’à endosser l’uniforme. Ils commirent des exactions vis à vis des populations chrétiennes afin de préparer le rattachement qu’ils voulaient pour la Çamëria/Τσαμουριά, c’est-à-dire la Thesprotie actuelle, au territoire albanais. Certains auteurs sont allés jusqu’à dresser une liste exhaustive des victimes. C’est le cas de l’ouvrage de Giorgos Sarra (2001), Μνημες της τραγικης Περιοδου 1936-1945, qui mentionne pour la seule éparchie d’Igouménitsa, plus de 80 assassinats perpétrés par des Tchams lors de cette période. Il fournit jusqu’aux circonstances les plus détaillées de ces meurtres, établies à partir de récits recueillis sur place. Sans se livrer à un tel décompte, en raison de la fragilité des sources à ce sujet, l’historienne Elefthéria Manta (2004 : 137) décrit dans une monographie sur cette question, construite à partir des archives diplomatiques italiennes et surtout grecques, les avanies et les incertitudes qui présidaient à la vie des habitants à cette époque. Elle y mentionne aussi sans détour les destructions comme les exactions au cours de la période d’occupation de la Thesprotie.
41Néanmoins, ces narrations du passé sont rendues aujourd’hui plus complexes, du fait de la migration qui traverse toute la région depuis 1990. L’existence de ce substrat socio-historique original peut en effet lui conférer une dimension particulière (Kretsi 2002). Comme observé ailleurs (Sintès 2010), les Valaques d’Asprokklisi, implantés dans la plaine par les autorités dans les années 1950, ont pu retrouver des parents ou des amis restés en Albanie après guerre à l’occasion de l’ouverture de la frontière en 1990. Ces derniers, au moment de migrer, n’ont pas manqué d’activer ce lien familial pour appuyer leur projet migratoire comme on l’a expliqué plus haut. Mais le plus original est ici la manière dont la migration ou la « vie de la frontière » peut désormais prendre appui sur les coexistences de l’entre-deux-guerres. C’est ainsi que les « bonnes relations » traditionnelles entre Sagiadini et habitants de la ville albanaise voisine de Konispol ont été par exemple remobilisées sur un mode nouveau à partir de 1990. On raconte même qu’aux premiers moments de la migration, quand la police grecque repoussait les clandestins, les habitants de Sagiada intervenaient pour qu’on laisse tranquilles les migrants originaires de Konispol en raison de cet ancien lien mais aussi au nom d’une amitié parfois uniquement proverbiale. Aujourd’hui encore, outre les nombreux frontaliers qui traversent quotidiennement la frontière pour venir travailler côté grec tout au long de l’année, la période hivernale de travail intense sur les mandariniers voit descendre la plupart des habitants en âge de travailler depuis Konispol. Ils franchissent à cette occasion la frontière et travaillent à la journée dans la plaine, au nom de la confiance que l’on peut traditionnellement leur porter.
42Les plus âgés ont été les témoins de relations de proximité ou d’entre-aide qui avaient pu unir les membres des différentes communautés confessionnelles ou linguistiques situées aujourd’hui de part et d’autre de la frontière, même si la dimension conflictuelle de la relation demeure souvent prépondérante dans les esprits en raison des tensions de la période précédente. Depuis 1990, les nouvelles relations entre les ressortissants des deux pays s’articulent certes majoritairement autour du mouvement migratoire des Albanais vers la Grèce, mais aussi des nombreux voyages d’agrément des Grecs vers l’Albanie, comme les voyages organisés par les autorités municipales pour le KAPI (centre de soin aux personnes âgées ou Κέντρο Ανοιχτής Προστασίας Ηλικιωμένων) de Sagiada dans les années 2000 et 2010. Les configurations de ces liens sont nombreuses : relations familiales datant d’intermariages de l’entre-deux-guerres, relations culturelles s’appuyant sur une communauté linguistique ou religieuse, souvenir d’anciennes relations de voisinage interrompues dans les années 1940. Mais les liens transfrontaliers qui peuvent être mobilisés sont aussi du domaine de la relation interpersonnelle. Ainsi, les plus anciens se fréquentaient-ils parfois par-delà les frontières ethniques. C’est le cas par exemple d’une octogénaire de Sagiada qui a retrouvé depuis 1990 le berger musulman albanophone de ses parents qui avait été chassé/était parti en 1943 du village voisin. Leur ancienne amitié était toujours d’actualité jusqu’au décès de ce dernier en 2010. Ils se rendaient visite régulièrement et se soutenaient dans les épreuves de la vie, comme le décès de leur conjoint.
Une gentille octogénaire me dit combien elle aime aller en Albanie depuis 1990 : « Tu sais, j’avais des amis de l’autre côté de la frontière. C’était quelqu’un de mon âge qui est mort cette année. Quand on était jeunes, on s’est rencontrés. Il avait 16 ans et il était berger pour mes parents. Notre amitié a toujours existé. Il venait du village “turc” d’à côté et mon père l’avait pris comme berger. Il a fui pendant la guerre, au moment où les gens de notre village sont allés mettre le feu à son village. Ils ont pris tout ce qu’ils pouvaient mais moi, je n’ai pris que deux poules ». Quand ils se sont retrouvés après 1990, elle lui a dit : « ces deux poules que j’ai prises chez toi mon ami, je vais te les rendre au centuple ». La première fois qu’il est venu, il est passé à cheval par la montagne. Il a retrouvé ses amis même s’il ne les avait pas vus ni contactés depuis les années 1940. « Mon mari l’a amené à son magasin et lui a donné tout ce qu’il pouvait, tout ce que le cheval pouvait porter pour qu’il le ramène en Albanie. Depuis ce temps, on se voyait sans arrêt. Il venait nous rendre visite au village et nous allions en Albanie. Sa maison était faite là-bas de deux petites pièces et d’un salon avec une cheminée. Il n’avait rien apporté de son village grec au moment de sa fuite. Il n’était que berger et avait une vie très simple. On se voyait à chaque Pâques. Il venait ici aux premiers temps mais après, il fallait se rencontrer à la frontière car il n’avait pas de papiers pour entrer en Grèce. Je lui préparais toujours à Pâques des brioches, des pâtisseries et beaucoup de vêtements. Lui, il nous apportait un agneau. On s’appelait et on lui apportait au poste frontière ce que ne portaient plus nos enfants pour les siens par exemple car, à partir d’un moment, il n’a plus pu venir faute de papiers. En 2002, mon mari est mort. Il l’a su et il est venu. Il est resté toute la nuit le front appuyé sur son ami et il pleurait en lui disant des mots en albanais. Il a suivi tout l’enterrement même s’il était “turc”. Il est allé à l’église et est venu s’assoir au repas que l’on fait pour les morts ». Depuis et jusqu’à ce qu’il meure en 2010, ils se retrouvaient au poste frontière deux fois par an : pour Noël et pour Pâques. Une fois, un garde-frontière lui a dit : « tu veux qu’on te laisse passer et qu’on t’amène dans ton ancien village pour que tu revoies ta maison ? ». Il a répondu qu’il ne voulait pas : « Le passé est le passé. Je ne veux pas avoir une crise cardiaque. Maintenant, que cela reste des pierres et rien d’autre ! Laissez-moi juste voir cette dame. J’ai mangé le pain dans sa maison pendant plusieurs années et nous les “Turcs”, on n’oublie pas quand on mange le pain dans une autre maison ».
43La reprise de ces liens entre les habitants contraste ici quelques peu avec la réalité des relations officielles qui se sont développées avec difficultés depuis 1990. Si les deux pays s’associent dans le cadre de différents programmes transfrontaliers, surtout celui qui intègre INTERREG et CARDS de deux côtés de la frontière (IPA), les seules relations officielles qui semblent se nouer sur ce flanc occidental de la frontière gréco-albanaise passe souvent par les services centraux des deux capitales, voire par l’Italie voisine comme le confirmait le vice-préfet de Thesprotie lors d’un entretien mené en juillet 2010 :
Beaucoup de relations internationales passent par les relations avec l’Italie, avec INTERREG et avec ESPA. Avec l’Albanie, les relations existent comme la construction de la route liant Sarandë à Konispol qui est très importante pour notre région. Mais les seules relations que l’on a pu développer avec les autorités locales albanaises, c’est surtout à travers le programme INTERREG que l’on mène avec l’Italie, grâce à nos étroites relations avec Brindisi et Bari dans les Pouilles.
44Même le seul programme unissant les deux pays, rendu public par le biais du site internet d’INTEREG lie les municipalités de Sarandë en Albanie et de Paleokastritsa… sur l’île de Corfou, affirmant bien la difficulté d’une relation pacifier entre les deux autorités dans cette région dont l’histoire est marquée par la conflictualité du passé proche.
Retour du conflit et retour du refoulé : ce que nous en dit le territoire
45L’appropriation d’un espace par le marquage des lieux a été étudiée dans des régions encore aux prises avec un conflit récent, comme c’est le cas dans les Balkans en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo au cours des années 1990 et 2000. Ces études, menées par des chercheurs formés à la géographie sociale ou à la géographie culturelle, ont montré comment des processus de territorialisations antagonistes peuvent produire un marquage spécifique de l’espace. En particulier, Bénédicte Tratnjet avance pour le cas de Mitrovica au Kosovo deux processus qui semblent éloquents : (1) le « mémoricide » d’une part, c’est-à-dire l’effacement volontaire des tous les monuments et signes qui rappellent dans l’espace la présence de l’ennemi, et (2) la construction de « monuments de la haine », qui ont pour finalité de rappeler dans le présent un conflit passé (Tratnjek 2011). Sans adhérer forcement à cette terminologie sans doute trop radicale, il peut sembler intéressant de montrer comment, dans le contexte de frontière longtemps disputée, cet antagonisme national, tout en étant officiellement résolu, peut être exprimé, reproduit (mais aussi transmis ou imposé) à partir d’un dispositif explicite de marquage des lieux.
46Au cours de la Seconde Guerre mondiale, les villages de Thesprotie n’ont guère été épargnés par les combats qui ont visiblement fait rage depuis l’offensive italienne d’octobre 1940 jusqu’à la fin de la guerre civile. Outre les villages ruinés et abandonnés que l’on trouve dans la région, il y a aussi de très nombreux signes faisant référence aux événements violents des années 1940. Comme ailleurs, les monuments aux morts rendent hommage aux victimes tombées για την πατρίδα (pour la patrie) (Sagiada), ou dans le vocabulaire plus ronflant de la langue savante, υπέρ δε της πατρίδος (Kastri), ou plus simplement comme des victimes combattantes de la guerre (1940-1949) dans le carré militaire du cimetière de Filiatès. La mention des causes de la mort n’a pas toujours le même degré de précision, qu’ils aient été généralement θύματα της Γερμανικής κατοχής (victimes de l’occupation allemande) devant l’église du vieux Sagiada, ou encore tombées εναντιων των ξενοκινητων ενοπλων κομμουνιστικων δυναμεων (devant les forces armée communistes animées depuis l’étranger) sur le monument à la mémoire des otages exécutés dans le village de Palamba.
47Néanmoins, en plus de ces mémoriaux « génériques », ou au moins conformes à l’ensemble de ceux que l’on peut trouver régulièrement sur l’ensemble des espaces grecs touchés par la guerre, on peut signaler dans cette région des monuments plus originaux, qui ne sont compréhensibles qu’avec une connaissance plus précise de l’histoire locale. Ils ont été édifiés sur les lieux de crimes (croisements, bords de route) ou alors en des lieux symboliques (devant un service de l’État où officiait la victime, comme l’ancienne préfecture d’Igouménitsa, ou alors dans le péribole d’une église comme à Kestrini). Il s’agit de stèles, rappelant des morts par leur nom, mais aussi souvent leur âge et parfois aussi leur surnom. L’originalité majeure provient du fait que ces personnes ne sont pas présentées comme ayant été tuées par les armées régulières des puissances occupantes (Italie ou Allemagne), ni par les belligérants de la guerre civile, mais plutôt par d’hostiles voisins. Ces agresseurs sont clairement identifiés en des termes plus ou moins explicites rapportés sur ces monuments : il s’agit souvent d’Αλλόθρησκοι (personne d’une autre religion, donc non-chrétiennes, car les stèles portent souvent une croix) ou alors d’Αλβανοτσάμιδες (Alvano-Tchams) ou d’Αλβανοί (Albanais). Cette terminologie permet immanquablement d’identifier les meurtriers comme étant les musulmans albanophones qui habitaient la région jusqu’en 1945.
48La mémoire de ces exactions est vive et les différentes générations dans les villages concernés sont encore capables de les décrire sans difficulté, et avec force détails, révélant souvent les circonstances des meurtres ainsi que l’identité des meurtriers :
au cours de la guerre, après l’offensive italienne mais surtout au cours de l’occupation allemande, les principaux leaders des villages musulmans de la région, anciens propriétaires terriens dont les avantages avaient été menacés par le rattachement à la Grèce en 1913 se livrèrent à des exactions sur les populations chrétiennes
49explique calmement un érudit local résidant à Sagiada. Emportés par des passions plus vives et par le ressentiment, les autres témoignages relatent des crimes horribles et inexcusables aux yeux de ceux qui les relatent : « mon oncle a été tué d’un coup de fusil alors qu’il était devant sa maison. Son corps a été trainé par un cheval autour du village avant d’être jeté dans le Kalama » (à Smerto), ou « Les musulmans ont violé une jeune fille dans le village et ils l’ont tuée » (à Ragio) et encore « j’ai perdu mon père à l’époque. C’est un « Turc » du nom de Hassan D* venu du village voisin qui l’a battu et jeté au fleuve avec les mains attachées. Son nom est maintenant inscrit sur le monument devant l’église » (à Kestrini). Ces différents témoignages révèlent bien la permanence de cette mémoire parmi les habitants ainsi que, dans ce dernier cas, le jeu de va-et-vient qui s’instaure entre la stèle commémorative et la permanence de ce souvenir.
50Par rapport aux dispositifs plus officiels commémorant les victimes des différents conflits, dressés sur les places publiques ou dans les cimetières, les petites stèles mentionnant les violences spécifiques perpétrées par les musulmans de la région racontent à leur manière une histoire locale. Elles viennent rappeler tout d’abord les mémoires meurtries des familles touchées par les assassinats. Certains éléments les font d’ailleurs apparaître comme des monuments privés : ils portent des signes de proximité avec le défunt comme le nom des orphelins laissés derrière lui ou encore la mention du surnom utilisé de son vivant. Parfois, les noms des commanditaires de la stèle figurent sur sa base, et confirment bien l’origine familiale de cette initiative. De telles caractéristiques les rapprochent des chapelles privées ou alors des constructions qui commémorent aujourd’hui dans la région le décès d’une personne dans un accident de la route. Mais, par leur présence et les détails qu’ils donnent sur le meurtre, ces monuments semblent aussi destinés à porter un message au-delà du seul cercle familial de la victime. En effet, si l’espace se trouve ainsi investi d’un sentiment privé, il devient aussi le support public du souvenir de ce qui peut apparaître comme un sacrifice endeuillant l’ensemble de la communauté qui se jugerait visée par ces agissements au titre de la religion ou de la nationalité. Ces stèles peuvent donc être aussi présentées comme le volet matériel des témoignages oraux mentionnés ci-dessus qui, désignant explicitement l’identité des meurtriers (ce que ne font que très rarement les monuments officiels) portent également aux yeux du scrutateur un message politique, au sens large du terme, sur ces événements du passé.
51À l’échelle des États, en rappelant les exactions d’un groupe étroitement associé dans les termes à l’Albanie voisine (comme Alvanotchamidès), ces monuments désignent les Albanais comme des ennemis pour les Grecs orthodoxes. Comme on l’a déjà mentionné, l’état de guerre entre les deux pays n’a été levé que partiellement en 1987. Ces monuments témoignent ainsi de la longue hostilité entre les deux pays, nourrissant les rancœurs actuelles des violences du passé. À l’échelle de la région, ils permettent également d’expliquer les raisons de la disparition des populations musulmanes de Thesprotie après la Seconde Guerre mondiale. Les assassins ont certes eu à craindre des représailles, mais ils auraient aussi dû répondre de ces nombreux crimes, et c’est pour cela qu’ils auraient choisi de partir. Plus encore, les meurtres dont les populations musulmanes se sont rendues coupables justifieraient à présent qu’elles n’aient plus à faire valoir leurs droits sur ces terres, qu’elles abandonnent toute revendication sur la Thesprotie en raison de leurs nombreux crimes. C’est un même argument que l’on retrouve par exemple sur le blog de Radio Igouménitsa, dans un billet daté du 21 juin 2011, reprenant par le détail le nom et le nombre des victimes de ces violences, et qui s’intitule sans ambiguïté : Να γιάτι δεν έχουν δικαιόματα στην Θεσπρωτία οι Τσάμηδες (c’est pourquoi les Tchams n’ont pas de droit en Thesprotie). Une telle position fait écho à celle des habitants des lieux où les meurtres sont recensés : « Maintenant, ils (les Tchams) sont là-bas en Albanie et ils pleurent. Ils disent qu’ils veulent revenir ici, mais s’ils n’avaient pas autant volé et tué, ils pourraient revenir » (à Sagiada), ou alors « c’est mieux que les musulmans soient partis, car la religion pose toujours des problème comme on l’a vu à Chypre » (à Filiatès). À cette menace d’une revendication albanaise sur les régions littorales de l’Épire, on oppose donc régulièrement les meurtres commis par des musulmans dans les années 1940. Plus que la transmission d’une mémoire tragique, le discours sous-tendu par ces stèles se projetterait ainsi dans le présent (voire dans le futur) pour faire pièce à des intentions que l’on juge hostiles de la part des voisins albanais. Ces petits monuments sont, en quelque sorte, des remparts qui permettent de s’en protéger
52Une telle hypothèse serait encore renforcée par un paramètre éloquent. En effet, si les monuments aux morts des villages ou des cimetières semblent tous avoir été construits au cours de l’après-guerre, ceux qui commémorent les victimes de violences perpétrées par les Tchams sont de toute évidence bien plus récents. Certains portent même des dates d’édification dans les années 1990 ou 2000. Cette originalité pousse à interroger un peu plus la fonction de tels monuments, car l’époque où ils ont été construits est marquée par la force du flux migratoire décrit plus haut. De plus, en raison d’une topographie peu accidentée, cette section littorale de la frontière a été fortement concernée par le franchissement clandestin des migrants albanais dès 1990. Les villages du Kalama étaient alors en toute première ligne pour accueillir les migrants qui rejoignaient la gare routière d’Igouménitsa pour poursuivre leur périple vers les autres villes de Grèce, ou qui restaient dans la région quelques temps pour occuper des emplois agricoles à la journée. Parallèlement à ces travailleurs, des témoignages rapportent aussi la venue de descendants de Tchams curieux de connaître les lieux d’origine de leur famille, ou souhaitant s’appuyer sur les informations transmises par leurs parents ou grands-parents pour réussir un projet migratoire (indications des parcours praticables, noms d’éventuelles connaissances pouvant les accueillir...). La visite des villages-fantômes semble même être devenue un motif marquant pour les habitants de cette région frontalière au cours des dernières décennies. Ces derniers témoignent sans difficulté des visites d’Albanais à la recherche de la maison de leurs ancêtres, voire relatent les échanges qu’ils ont eus avec eux… mais aussi l’inquiétude que peuvent leur procurer parfois ces visiteurs.
Christos est originaire du village de Sagiada. Ses parents et ses grands-parents y sont nés ainsi que les générations précédentes. Ils y possédaient même des champs alors que souvent, les gens comme lui (les orthodoxes) travaillaient pour des grands propriétaires musulmans jusqu’au rattachement de la région à la Grèce en 1913 et surtout la Seconde Guerre mondiale et l’éviction de ces derniers. Pourtant, au début des années 1990, deux « turco-tchams » venus d’Albanie l’ont croisé alors qu’il était dans son champ et lui ont dit : « ce champ est à nous ». « Je leur ai répondu : ”vous vous trompez, il appartient à ma famille depuis plusieurs générations, à mon père et avant lui à mon grand-père. Le village qui se trouve en haut est à vous, mais pas ce champ” ».
Il poursuit : « Tout cela montre bien quand même une certaine disposition d’esprit… ils pensent que tout est à eux ici ! C’est un gros ou un petit problème ? Je ne sais pas... c’est un gros problème à mon avis. Et puis c’est vrai qu’ils avaient bien plus de biens que nous ici. Mais pourquoi les avaient-ils ? Comment les avaient-ils obtenus ? Ce n’était pas le produit de leur travail. Ils ne les avaient pas parce qu’ils avaient travaillé dur comme nous. Nous qui sommes ici depuis tant d’années, que va-t-on leur dire ? Venez et prenez tout ! Prenez les champs ! Même s’ils étaient une minorité ici, ils avaient les meilleurs champs. Ce n’est pas normal. Ils disent qu’on les a chassés mais c’est aussi qu’ils avaient peur à cause de ce qu’ils nous avaient fait. C’est certain qu’ils n’auraient pas pu rester car nos relations s’étaient gravement détériorées pendant la guerre ».
53Quoi de mieux alors pour affirmer l’hellénité des lieux face à ces différents visiteurs venus d’Albanie que de leur rappeler l’antagonisme qui oppose sur ce sol Grecs et Albanais ? Une de ces stèles est même placée exactement sur la frontière, entre les deux postes douaniers. Elle accueille pour ainsi dire les migrants au moment de leur entrée en Grèce, tout en leur rappelant les sacrifices consentis par les Grecs pour se préserver de l’irrédentisme albanais. Pour les autres stèles recensées en Thesprotie, elles sont toutes tournées vers l’Albanie, où s’étaient enfuis les supposés assassins... mais d’où viennent aussi aujourd’hui les migrants.
54Pour finir, il existe une dernière hypothèse théorique à envisager : que de tels monuments soient aussi adressés aux habitants des lieux eux-mêmes, pour leur rappeler leur appartenance commune. Il est vrai qu’une meilleure connaissance de ces régions frontalières a déjà révélé le caractère très hétéroclite des populations qui y ont été implantées depuis la Seconde Guerre mondiale. Cette diversité pourrait aussi être identifiée comme l’un des éléments présidant au fonctionnement des marqueurs spatiaux que l’on évoque ici. Aussi, les différents groupes, autochtones ou installés par les autorités après guerre, dessinaient-ils jusqu’à ces dernières années des entités sociales très fermées et endogames ou « chacun restait dans son groupe » (ο καθένας στο σόι του comme on l’a entendu à Asprokklisi). Ces habitants (Aroumains, Arvanites, Gypsies, Greki), s’ils sont tous orthodoxes, ne sont pas forcement des locuteurs du grec moderne dans leurs pratiques domestiques, même s’ils se reconnaissent sans aucune hésitation dans cette identité nationale. Le rappel des crimes des musulmans par l’intermédiaire de ces monuments permettrait ainsi d’opérer pour eux une mise à distance définitive d’avec les Albanais, et de renforcer les liens qui les unissent en tant qu’habitants du lieu. Le caractère affirmé de l’assignation qui en découle se retournerait ainsi vers le scrutateur, ancrant dans son esprit la différence qui le sépare des assassins ainsi que les liens qui l’unissent à la victime. Ces stèles participeraient donc à un double mouvement d’assignation d’identités, par défaut nationales, alors que la réalité est bien plus labiles, d’autant que les frontières linguistiques (voire ethniques) ont été à nouveau questionnées depuis la réouverture de la frontière en 1990 et la reprises d’anciennes relations telle qu’elle a été décrite plus haut.
55Par leur présence, ces monuments commémoratifs remplissent néanmoins le rôle attendu de marquage national du territoire. Ils fondent des lieux de mémoire et conduisent aussi à faire de la Thesprotie toute entière une « région de mémoire » en rappelant les combats pour l’hellénisme qu’elle a connus. De plus, il semble que l’on puisse attribuer à ces monuments deux autres fonctions notables : celle de signifier aux migrants albanais des années 1990 l’hellénité de ces terres car des morts grecs y sont célébrés, et celle de rappeler aux habitants une histoire tragique qui les désignent comme victimes de violences intolérables, et les renforcent dans leur sentiment d’appartenance à la nation grecque. Mais ces monuments proposent manifestement aussi un traitement univoque de l’histoire des lieux où ils sont construits. A contrario, il est frappant de constater que des localités de Thesprotie, réputées pour avoir été des centres importants pour les populations musulmanes, n’en portent à présent plus aucune trace, ni aucun monument. Le « mémoricide » que mentionne Bénédicte Tratnjek se manifeste en creux à la lecture des stèles qui les désignent collectivement comme des assassins. Il en va de même pour les villages entiers laissés à l’abandon depuis le départ de leurs habitants en 1944-45, présents sur les anciennes cartes et dont les ruines sont visibles dans le paysage, mais qui sont au contraire complètement « anonymés » dans la signalisation ou la cartographie récente. Ainsi, si l’ancien village orthodoxe de Sagiada est indiqué par un panneau improvisé, les villages musulmans abandonnés situés à proximité ne sont pas mentionnés dans la signalisation ; d’autres villages encore peuplés ont été débaptisés pour ne laisser place qu’à des noms à consonance grecque. Si « le vainqueur écrit l’histoire » comme déclarait lors de l’enquête le libraire de la petite ville de Paramithia située plus au sud, il écrit manifestement aussi le nom des lieux et sélectionne les événements qu’il convient de se rappeler.
56Pour trouver une version différente de ce récit, il est nécessaire de traverser la frontière. À quelques kilomètres seulement, sur la place centrale du principal quartier de la petite ville albanaise de Konispol, un autre monument se dresse, qui a été construit dans les années 1990. Il ne porte pas de nom mais uniquement la mention Memoriali i kushtohet martirizimit të shqiptarëve të çamërisë prej gjenocidit të shovinizmit grek (mémorial dédié au martyre des Albanais de Tchamerie dont le génocide a été perpétré par le chauvinisme grec). Contrairement aux stèles décrites du côté grec, ce monument fonctionne en mémorial pour un ensemble de victimes anonymes : celles du « génocide des Tchams » tel qu’il est reconnu officiellement par l’État albanais depuis 1994. Pour autant, par sa présence dans la dernière ville albanaise avant la frontière, il fait aussi office de borne, activant la représentation d’un espace traversé par une ligne de front. Les décorations qui le flanquent racontent aussi des histoires de victimes : la stylisation d’une coiffe traditionnelle féminine (à « visière ») caractéristique de la Tchamérie et fichée au sommet du monument, ou la représentation d’une femme allongée à côté de son enfants sur un bas-relief, reprennent les récits des meurtres de femmes qui reviennent dans les descriptions des massacres des populations musulmanes de Thesprotie de 1944-45 (Kretsi 2007). Ce monument va de pair avec l’institution depuis 1997 en Albanie d’un jour de commémoration de la cause des Tchams tous les 27 juin. Il porte un discours qui contredit celui qui émaille en Grèce la région voisine et témoigne à n’en pas douter de la transmission d’une mémoire encore disputée.
La fragmentation : stop ou encore ?
57Ce type de présentation de la réalité historique cache pourtant dans le détail une grande diversité des appartenances. Celle-ci est perceptible à partir du flottement qui se fait jour dans la définition des termes employés pour se définir. Léonidas Embirikos et Lambros Baltsiotis ont bien montré comment l’appellation « Tcham » pouvait à cet égard être des plus significatives car employée pour désigner des réalités parfois bien diverses (Baltisiotis & Embirikos 2007). De la même manière, l’adoption récente du terme d’« Arvanite » (plutôt que de Tcham) pour désigner les albanophones résidant encore dans l’actuelle Thesprotie conduit à la neutralisation de la question de l’altérité linguistique, qui cesse ainsi d’être un fait transnational pour devenir une question interne à la Grèce contemporaine. Le groupe linguistique des albanophones de Thesprotie se trouve donc séparé en deux du fait de ces appellations distinctes : d’un côté les Arvanites (sous entendu, les orthodoxes albanophones) compris comme de conscience nationale grecque à l’image des autres « Arvanites » de vieille Grèce évoqués dans les pages précédentes, de l’autre les « Turcotchams » ou « Alvanotchams » qui sont compris comme étant des Albanais musulmans que l’on rattache historiquement à la construction nationale albanaise ; ne dit-on pas qu’ils ont été « renvoyés chez eux » à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale ? Cette présentation permet aussi l’expression de la différence pour les citoyens grecs albanophones présents dans la région en désamorçant tout lien entre un éventuel irrédentisme albanais et leur présence en Thesprotie.
58Sur le terrain, cette dissociation est opérée et avalisée par la radicalité des monuments commémoratifs. À Kestrini, c’est un « Αλλόθρησκος », donc quelqu’un « d’une autre religion » qui est responsable de la mort de la personne honorée. Le monument le plus explicite sur l’identité des assassins est celui du village de Kastri qui mentionne les « assassins turcotchams ». Il est peut-être intéressant de signaler que les deux cas mentionnés ici, qui sont les deux désignations les plus explicites de l’identité des meurtriers, ont été trouvés dans des villages de Thesprotie où les albanophones sont encore nombreux, confirmant que ces monuments participent d’une volonté d’« invisibilisation » de la différence linguistique ou, au moins, d’une stratégie de sortie et de distinction de ces groupes albananophones orthodoxes résidant en Thesprotie d’avec les « Tchams », entendus ici comme les musulmans hostiles à l’hellénisme. Pourtant, le terme de « Tcham » nous a été présenté parfois de manière plus inattendue en débordant largement la simple désignation du groupe des musulmans albanophones. En privé, un Sagiadini dira qu’il est « Tcham » pour désigner son appartenance régionale… à la Thesprotie, qui est une appellation récente pour désigner une région que tout le monde connaît ici sous son autre nom… de « Tchamouria ». Ce registre d’appellations, qu’il vaut mieux se garder d’employer en toutes circonstances, est apparu être accepté parfois comme autonyme par tous les habitants de la région. Ces inflexions autour du nom des lieux, des appartenances linguistiques, religieuses et régionales sont d’un grand intérêt. Elles marquent les espaces, les engramment d’une mécanique paradoxale qui met en lumière les distorsions entre la réalité plurielle de la société frontalière et les discours des États-nations sur le passé.
59De la même manière, aujourd’hui, et en différentes occasions, les habitants de la Thesprotie font parfois à nouveau entendre leurs différences, comme quand il s’agit d’établir la légitimité de chacun à s’être vu attribuer les terres de la plaine dans les années 1950 et 1960. C’est ainsi que les Sagiadini peuvent faire valoir leur présence ancienne et leur parfaite fidélité aux canons de l’hellénisme : orthodoxie et hellénophonie, ce qui fait qu’ils sont désignés par les autres habitants comme étant des Gréki. Les habitants de Smerto ou de Kestrini, descendants des métayers, venus parfois d’Agios Vlasios ou de Kastri près d’Igoumenitsa, sont réputés dans la région pour parler un dialecte albanophone, appelé arvanitika ou alvanika selon les contextes, tout en étant de confession orthodoxe – ce qui leur permet d’être présentés à l’occasion comme étant des Hellinès alors que d’autres les désignent selon leur couleur de peau : mavri (noir) ou alors guifti (gitans) en leur attribuant ainsi un ethnonyme assez éloquent sur leurs origines supposées (l’Égypte selon certains). Par ailleurs, les actuels habitants d’Asprokklisi, sur les anciennes terres du village de Liopsi (dont les ruines sont visibles depuis la route qui mène au poste frontière de Mavromati) sont distribués en trois groupes distincts : des Gréki, venus d’un village appelé Asprokklisi dans la Mourgana qui auraient été déplacés au cours de la guerre civile, des Valaques aroumains qui avaient pour habitude d’hiverner sur les terres qu’ils louaient aux Agas de Liopsi, et des Sarakatsanes dont les terres de transhumance étaient pourtant situées assez loin de la Thesprotie littorale (Grévéna et la Thessalie centrale) mais que l’État grec avait décidé de sédentariser dans la région. Les questions de redistribution des terres, de recomposition des finages et de repeuplement permettent donc d’approcher ces différents groupes qui composent la société de ces espaces frontaliers. Néanmoins, d’autres lignes de fractures la traversent plus discrètement, comme par exemple celles qui ont été activées au cours de la guerre civile, même si l’on a pu remarquer au cours de nos entretiens qu’elles venaient s’adapter aux compositions déjà existantes : en opposant sédentaires et transhumants, villages des hauteurs et villages des plaines... oppositions que l’on peut retrouver aujourd’hui exprimées… autour du football entre supporters de l’Olympiakos et du Panathinaïkos.
60Ces quelques lignes permettent d’évoquer encore une fois combien la population de cette petite région frontalière demeure traversée par des lignes de séparation délimitant différents groupes dont la constitution historique est restée ancrée dans les mémoires. Malgré plus de cinquante années de vie commune dans ces villages et la diffusion de plus en plus grande des mariages mixtes, la distinction demeure. Un tel contexte a été mis à l’épreuve par la migration qui a sans doute participé à l’activation de ces différences en relançant les questions de relations transfrontalières et de mémoire conflictuelle. En effet, malgré la très grande diversité des récits proposés, il est difficile de nier que le positionnement de chacun des habitants dans ce jeu des appartenances thesprotes les conduit à porter un regard différent sur les nouveaux migrants albanais. Certaines personnes ont pu à cet égard exprimer une très grande proximité avec les descendants de Tchams partis après guerre, tout en indiquant qu’un jour, avec la crise économique qui sévit en Grèce, il ne serait pas exclu que les migrants des années 1990 soient amenés à les aider à trouver du travail… en Albanie. Sans que l’on puisse affirmer que la migration agisse ici comme l’unique facteur de (re)fragmentation de la société locale, on constate qu’elle peut jouer ce rôle au regard de certains discours ou de certaines pratiques.
61Pourtant au début des années 2010, de nouvelles inquiétudes géopolitiques semblent atteindre la région. En effet, le mouvement de fragmentation touche aussi la société albanaise et, après plusieurs décennies passées en Albanie, les descendants de Tchams semblent faire entendre à nouveau leur voix de l’autre côté de la frontière. Déjà le sort des musulmans de cette région était perçu en Albanie comme une injustice qui entachait durablement les relations entre les deux pays. Les violences des années 1940 auraient même selon certains arraché un morceau de « terre albanaise » au pays, et plus nombreux sont aujourd’hui les militants qui revendiquent pour l’Albanie le retour de ces territoires de la Çamëria dans le giron national. Ils sont même aujourd’hui rassemblés au sein d’un parti politique, le PDIU (parti pour la justice, l’intégration et l’unité) fondé en 2011, dont les thèses sont défendus aussi aujourd’hui par l’Aleanca Kuq e Zi (l’alliance Rouge et noire) de Kreshnik Spahiu, fondée en 2012, qui réclame (entre autre chose) un référendum pour l’union du Kosovo avec l’Albanie et milite pour une Albanie ethnique qui irait « de Prishtina à Preveza ». Le 27 juin, jour anniversaire de la commémoration du « génocide des Tchams », tel qu’il est reconnu par le gouvernement albanais, leur donne l’occasion de manifester à Tirana et dans les villes de l’Albanie méridionale pour rappeler leur vision de cette page de l’histoire gréco-albanaise. En 2011, une marche s’est même déroulée à proximité de la frontière grecque et a dû être stoppée par la police albanaise alors que ses participants se dirigeaient vers le poste frontière de Mavromati. Ces histoires de spoliations et de violences réciproques semblent bien avoir été réactivées du fait de la migration des travailleurs albanais en Grèce qui concerne massivement cet espace frontalier. Depuis les années 2010, la crainte de voir se manifester une nouvelle présence albanaise dans la région frontalière de la Grèce semble donc aussi être liée à la forte activité politique les concernant en Albanie.
62Ces différents mouvements peuvent de loin en loin conduire à influencer les relations entre les deux États. Déjà en 2005, le président de la République hellénique, Karolos Papoulias avait dû renoncer à rencontrer son homologue Alfred Moisiu à Sarandë en raison de manifestations hostiles de personnes réclamant la réouverture du dossier tcham. Plus récemment, le premier ministre albanais Sali Berisha a pu aller jusqu’à déclarer, lors des festivités pour le centenaire de la naissance de l’Albanie en novembre 2012 que l’aire de peuplement albanais s’étendait « jusqu’à Prévéza », une ville située au sud d’Igouménitsa, provoquant l’ire des autorités grecques, même si son cabinet a tout de suite rectifié : « Les paroles du premier ministre étaient à replacer dans le contexte historique de la déclaration d’indépendance. Aujourd’hui, l’Albanie n’a pas de prétentions territoriales que ce soit chez ses voisins du sud, de l’est ou du nord ». Dans un tel contexte, sans doute faut-il interroger plusieurs facteurs : la migration qui a mis de nouveau en contact Grecs et Albanais, la crise économique en Grèce qui conduit au retour en Albanie de nombreux migrants et à leur diffusion dans l’opinion d’une image de la Grèce qui n’est pas toujours très positive et, pour finir, le rôle de mouvements qui accompagnent notoirement la globalisation tel que le primordialisme évoqué dans le premier chapitre de cet ouvrage, qui semble favoriser au sein des discours sociaux et politiques la référence à des identités plus radicales pouvant relever d’une histoire parfois conflictuelle.
63C’est dans ce nouveau contexte que mes enquêtes dans la région de Thesprotie ont été suspendues. Les nombreuses questions sur les expériences transfrontalières de mes interlocuteurs ne laissaient pas toujours indifférent les personnes rencontrées, et certaines ont fini par préférer éviter de me revoir ou ne répondaient plus à mes sollicitations. Lors de ma dernière enquête en juillet-août 2011, ce sont deux jeunes hommes qui, après avoir fait arrêter ma voiture sur le bord d’une route de montagne, m’on poliment demandé d’aller passer la fin de l’été à la plage plutôt que de poursuivre ma visite des villages de la frontière. Mon succès était tel que de nombreux inconnus me photographiaient dès que je me rendais dans des lieux publics. Jugeant ne pas devoir déranger plus longtemps par ma présence des processus en plein développement, je jugeais bon de laisser pour un temps cette enquête sur la fragmentation des sociétés de cette région si particulière.
Notes de bas de page
1 Les termes suivis d’un astérisque renvoient au glossaire p. 189.
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