Introduction
p. 5-15
Texte intégral
1La Grèce est depuis 2008 au cœur de l’actualité presque quotidienne des Européens en raison de la crise qui touche ses finances publiques et a ébranlé l’ensemble du vieux continent, en menaçant la stabilité du système monétaire de l’Union et l’économie de tous ses partenaires – voire du monde entier. Le développement de ce que l’on a coutume d’appeler la « crise des dettes souveraines » n’est pas propre au pays, mais les réformes qui lui ont fait suite en Grèce se sont distinguées par l’appauvrissement qu’elles ont imposé à une part importante de la population du pays qui vit désormais dans un dénuement saisissant. Au cours des dernières années, les images qui ont rendu compte de cette situation se sont largement diffusées dans les médias du monde entier au point d’être devenues familières : grèves et protestations, manifestations de rue tournant à l’émeute, crise politique, accords de la dernière chance, misère et violence. Les différents chiffres qui les accompagnent, issus des services statistiques de l’État grec, d’estimations venues des instances internationales (Banque mondiale ou FMI) ou encore d’associations luttant contre la pauvreté dans le pays (Clandestino, Médecins du monde, Smile of a child, etc.) paraissent souvent difficiles à croire alors qu’il s’agit de considérer un État ayant intégré l’Union Européenne depuis 1981. Les niveaux de pauvreté et la détresse qu’ils suggèrent paraissent insoutenables. Le chômage est monté à 27 % des actifs, mais il atteindrait le double chez les jeunes. Le salaire minimum a été réduit à 456 euros nets et il peut être de 10 % inférieur pour les moins de 25 ans. Dans un tel contexte, le niveau de vie moyen, entre baisse des revenus et hausse des tarifs des services publics, malgré le fléchissement des loyers et de quelques autres prix, aurait diminué de 50 %, plaçant ainsi près du tiers de la population grecque en-dessous du seuil de pauvreté. Surtout, un tel appauvrissement fait suite à une période où le développement de la consommation était accompagné d’une croissance économique fulgurante, le « deuxième miracle grec », caractérisé par un accroissement annuel du PNB de 6,75 % entre 1948 et 1962 (Dallègre 2006).
2Le coup d’arrêt brutal donné à la progression des conditions de vie qui avait accompagné la période de croissance, leur détérioration marquée, et surtout l’absence de perspective et l’incertitude ont alors saisi la population grecque dans sa grande majorité depuis la fin des années 2000. De façon emblématique, cette dernière se manifeste aux yeux de tous par l’augmentation impressionnante du nombre des suicides dans un pays qui en connaissait jusqu’à présent si peu (un accroissement de 22,7 % et de 27,6 % respectivement de 2007 à 2009 d’après l’American Journal of Public Health du 18 avril 2013) et par l’apparition de nombreux sans-abris dans les rues des villes (plus de 20 000 personnes toujours d’après la presse). Autre symbole de cette détresse, lors de l’hiver 2012, la suppression des chauffages collectifs dans les immeubles au profit de dispositifs individuels a abouti à l’abatage sauvage des arbres dans les cimetières, les parcs et les forêts proches des villes.
3Le quotidien des Grecs est désormais marqué au fer rouge par cette cruelle réalité. Son impact, qui ne manquera pas de se faire sentir de nombreuses années sur les fondements même de la société (rapports à la famille, au travail, à l’espace…), est encore difficile à mesurer dans son ensemble – même s’il l’on en saisit aujourd’hui déjà quelques prémices : inversion des indicateurs démographiques, reprise de l’émigration vers l’étranger, retour intermittent de populations vers les campagnes, auto-organisation de certains secteurs délaissés par l’investissement, abandon du service public, etc. Parmi les conséquences de cette nouvelle conjoncture, la plus fréquemment relevée à l’étranger est la montée rapide de la radicalité, voire de la violence politique. Celle-ci se manifeste notamment par l’émergence confirmée d’un inquiétant parti néo-nazi (Aube dorée) depuis les élections législatives de mai-juin 2012 où il a remporté près de 7 % des suffrages, ainsi qu’une vingtaine de sièges au parlement. De tels scores ont été par la suite confirmés lors des élections européennes de mai 2014 pour lesquelles ce parti a obtenu près de 10 % des suffrages exprimés sur l’ensemble du territoire. La filiation affichée de cette mouvance politique avec l’idéologie nationale-socialiste du troisième Reich, mais aussi ses pratiques violentes avérées, viennent désormais s’ajouter au paysage de pauvreté et de désolation qu’offrent de nombreux espaces du pays, réunissant tous les éléments d’une formule socio-politique explosive. Un tel tableau ne cesse d’inquiéter concernant l’avenir de la cohésion sociale du pays, surtout si on lui ajoute le discrédit permanent jeté sur les élites traditionnelles par la répétition de scandales politico-financiers qui ont touché tout autant les milieux politiques, ecclésiastiques qu’économiques, laissant entendre le peu de considération portée par les puissants au bien public. L’un des plus marquants, celui de la « liste Lagarde », a dévoilé au grand jour l’ampleur de la fraude fiscale aux plus hauts sommets de l’État puisqu’y étaient incriminés rien moins que le Ministre de l’économie, ainsi que la mère de l’ancien premier ministre socialiste Giorgos Papandreou.
4Au-delà des frontières du pays, cette nouvelle situation ne manque pas de questionner la faisabilité comme la solidité du projet européen sur cette partie du continent : son modèle de développement et d’intégration y est en effet radicalement mis à mal, plus encore que dans les autres pays de l’Europe méridionale dont les économies sont en difficulté comme l’Espagne ou l’Italie. Dans ce contexte, l’ensemble des États de la péninsule balkanique voient aujourd’hui leur adhésion future, vocation pourtant affirmée par les gouvernants de l’UE aux sommets de Feira en 2000 et de Thessalonique de 2003, mise en doute dans un proche avenir. Dans le même temps, les politiques de rigueur qui s’y développent peuvent sembler comparables à celles que connaît la Grèce, depuis que la crise financière mondiale des subprimes a douché leurs finances publiques. Partout dans les Balkans, comme ailleurs en Europe, de véritables mises sous tutelles politiques, fruits des injonctions du FMI ou de la politique de conditionnalité imposée par Bruxelles, assignent à cet ensemble de pays du Sud-Est européen une position convergente sur l’échiquier continental, malgré la grande diversité des situations vis-à-vis de l’UE (pays membres, nouveaux entrant, pays candidat, candidats à la candidature). À bien des égards, la Grèce s’avère donc être un lieu important pour tester les hypothèses concernant le devenir des transformations régionales en raison, d’une part, des fortes répercutions de sa crise sur les économies des pays voisins qui lui sont liés de plusieurs manières (liens commerciaux étroits, migrations massives) mais aussi parce que sa trajectoire peut être présentée comme un (contre) exemple ou un (contre) modèle pour valider les procédures destinées à d’autres pays des Balkans en matière d’« ingénierie européenne » et de rapports à l’UE. Au-delà de la Grèce, c’est sans doute le devenir de l’Europe du Sud-Est dans son entier qui se trouve ébranlé directement par la crise grecque, voire les fondements du projet européen tel qu’il était conçu depuis 1951.
Ombres et lumières
5Les recherches présentées dans cet ouvrage ont été entamées avant et après le déclenchement de cette crise. Elles pourraient sembler bien éloignées des préoccupations récentes de ses habitants. D’aucun les qualifierait sans doute de dérisoires compte tenu de la situation. En effet, s’il s’est agi dans mes travaux de documenter la survie économique de certains acteurs de la société grecque, elle concerne surtout les migrants albanais du début des années 2000, plutôt que les nouveaux pauvres de cette fin de décennie. Plutôt que les transformations économiques, les licenciements des fonctionnaires ou la solidité du secteur bancaire, je me suis intéressé aux questions d’ordre territorial ou identitaire par l’examen de plusieurs cas d’étude traités à partir d’une méthodologie d’enquête et d’observation de moyenne et longue durée. Mes travaux visent souvent à documenter et à analyser la formation ou la reformation de discours de « minorité », de « localité » ou, pour éviter les connotations de ces deux termes, de « groupes restreints » la plupart du temps activés par l’intervention d’une mobilité géographique, d’une migration ou d’un réseau transnationale. Ce travail m’a amené à considérer à plusieurs reprises l’usage contemporain de la mémoire comme instrument pour mettre en cohérence les pratiques contemporaines de certains habitants de la Grèce, qu’il s’agisse de migrants, de nationaux ou d’étrangers de passage dans le pays.
6Mais, dans ce nouveau contexte de la fin des années 2000, qui s’intéresse à présent aux dynamiques des groupes minoritaires ou encore aux programmes de revitalisation culturelle des espaces périphériques du pays quand les pensions de retraites connaissent des coupes sans précédent ? Qui s’inquiète encore des identités plurielles de certains citoyens helléniques alors que les émeutes font rage à Athènes ? Même les sujets plus sensibles, qui occupaient les esprits dans les années 1990, comme la place des très nombreux migrants balkaniques dans la société grecque, ne semblent plus susceptibles de faire la une de l’actualité, ni même de susciter l’intérêt de mes interlocuteurs académiques. Seules les questions géopolitiques, ou celles qui abordent la migration de transit aux confins gréco-turcs, dans un contexte de banalisation des discours nationalistes, laissent apparaître un lien ténu entre mes travaux sur les identités de frontières et les nouveaux enjeux du pays. Plus généralement, les urgences semblent aujourd’hui résider plutôt dans la compréhension des dynamiques du secteur bancaire et financier que dans celles de la construction des identités de groupes au sein de la population grecque. Pourtant, si l’on examine avec attention les politiques de rigueur, l’ajustement qui touche l’économie et la société grecque, il ne faudrait pas oublier que les effets de ces nouveaux développements s’inscrivent dans la continuité des dynamiques de la période précédente, et que celles-ci demeurent essentielles pour comprendre ceux-là.
7En effet, avant les événements traumatisants consécutifs à la crise de 2008, la société grecque avait déjà connu un certain nombre de transformations moins médiatisées à l’étranger, qui ont engagé sa population dans ce qu’elle a pu percevoir comme une plongée du côté obscur de la globalisation. Ainsi, les bouleversements politiques du début des années 1990, et la chute des régimes d’inspiration marxiste qui sévissaient de l’autre côté du rideau de fer, avaient déjà radicalement transformé le visage du pays. On peut soutenir que l’ouverture d’une frontière septentrionale jadis fermée (certes à différents degrés car des nuances existaient dans les relations transfrontalières de la Grèce avec ses voisins albanais, yougoslave et bulgare tout au long de la guerre froide) a eu deux conséquences principales : la multiplication des investissements grecs largement bancaires (ce qui n’est pas le moindre des paradoxes au regard de ce qui s’est produit quelques années plus tard) dans les pays des Balkans, et le déclenchement d’une migration massive de travailleurs peu qualifiés, surtout depuis l’Albanie, vers la Grèce. Cette dernière amenait des contingents nombreux de migrants dont la présence marquait l’ensemble du territoire, jusqu’au plus petit village de la campagne crétoise ou du Péloponnèse. Un tel mouvement créait dans le pays un apport précieux de main d’œuvre qui permit d’importantes réalisations sur le plan économique, comme les équipements nécessaires à l’organisation des Jeux olympiques de 2004, mais elle déclenchait dans le même temps une infinité de réactions négatives de la part des populations. Celles-ci s’ancraient souvent dans une même représentation d’un passé heureux et paisible, auquel l’arrivée des migrants, au premier rang desquels les Albanais, était venue mettre un terme définitif (Sintès 2010 : 85). C’est une telle version nostalgique de l’histoire qui était systématiquement présentée, dans les médias grecs comme dans les discours des habitants rencontrés lors de mes premiers travaux au début des années 2000, où l’accroissement de la délinquance était toujours attribué à cette nouvelle situation migratoire enclenchée à partir du début des années 1990. Mais, autant que ces traits tout à fait classiques pour un nouveau pays d’immigration, l’ouverture des frontières septentrionales venait aussi redonner à la Grèce une certaine proximité avec des réalités que certains observateurs percevaient comme éminemment balkaniques. Ces « nouvelles » questions impliquaient des litiges de frontières avec, pour arrière plan, les questions de minorités et de définitions nationales, qui avaient déjà fait la renommée de la région depuis le début du xxe siècle et reprenaient vigueur en cette fin de siècle. Ces implications ont conduit à envisager un trait plus particulier au pays lui-même : sa position comme membre de l’UE, tout en interrogeant sa singularité voire, d’une certaine manière, sa compatibilité avec les « valeurs européennes ». Ce sont tout d’abord les crises yougoslaves qui, sans jamais s’exporter directement en Grèce, faisaient souffler un vent nouveau sur des frontières longtemps figées par la guerre froide. Dans les années 1990, certains observateurs ont soupçonné le premier ministre grec Andreas Papandréou d’entretenir des liens secrets avec Slobodan Milosevic, visant à un encerclement du territoire albanais par les forces grecques et serbes (Michas 2002). Les violents dérapages des relations gréco-albanaises n’en auraient été qu’un signe discret qui ont pu tout de même conduire à quelques incidents meurtriers faisant courir le risque d’une condamnation à la peine capitale à plusieurs représentants de la minorité grecque d’Albanie (Sintès 2010 : 211).
8D’un plus grand retentissement à l’échelle internationale, l’indépendance de l’ancienne République socialiste de Macédoine en 1991, et la question du nom qu’elle comptait se donner, apportait l’instabilité aux portes d’une Grèce, pourtant membre de l’Union européenne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique-Nord. Cette résurrection d’une « question macédonienne » sortie tout droit des guerres balkaniques consacrait alors le retour du fantôme des groupes slavophones de Grèce, partiellement disparus après la guerre civile, ou celui des visées annexionnistes des pays voisins sur Thessalonique, la deuxième ville du pays. C’est ainsi que les partenaires européens voyaient avec une certaine incrédulité le gouvernement grec infliger un embargo commercial en 1993-94 à son plus petit voisin, alors que celui-ci ne paraissait pas en mesure de menacer sérieusement la stabilité régionale. Cette impression d’irrationalité concernant les positions grecques sur les questions de géopolitique frontalière s’imposa une fois encore lors de la crise de l’îlot d’Imia/Kardak en 1995, avec comme toile de fond la présence d’une minorité musulmane en Thrace occidentale, soupçonnée d’être un cheval de Troie pour l’expansionnisme turc qui pourrait être instrumentalisée dans un coup de force pareil à celui qu’avait connu Chypre en 1974.
9Après plusieurs décennies de stabilité, ces différentes tensions géopolitiques régionales ont contribué, au-delà des clichés exotiques, à construire (ou à réactiver) pour ce pays une image d’altérité (voire d’isolement) dans le concert international. Elles ont aussi installé à l’intérieur de sa société un nouveau vécu de marginalité, voire d’incompréhension vis-à-vis des autres pays européens, bien avant que la crise financière et les positions de l’Eurogroupe ne viennent accroitre ce sentiment pour la majorité de ses habitants. Un tel mouvement, qui affecte l’image de la Grèce au cours de la période qui s’ouvre en 1990, peut aussi avoir été analysé plus largement comme une sorte de « retour » aux Balkans (Yérasimos 2002). Sans créditer complètement cette expression, car les thématiques qui s’y développent alors n’avaient sans doute jamais complètement disparu de la réalité grecque lors des périodes précédentes, difficile de nier que, d’un point de vue interne, les conditions d’expression d’identités minoritaires semblent avoir été modifiées à cette époque dans le pays. Elles ont impliqué la plus grande visibilité de groupes non conformes aux canons de l’État-nation grec, qui auraient voulu qu’un citoyen grec de plein droit soit hellénophone et de religion orthodoxe. Mais, d’une façon plus générale, et tout à fait concordante avec ce qui se passe ailleurs en Europe, la question de la diversité s’est faite omniprésente dans le débat public à partir des années 1990 et 2000, souvent sous forme polémique, qu’il s’agisse de la migration albanaise, du conflit qui entoure la création de la République de Macédoine, ou plus tard de la migration de longue distance ou de transit. Durant cette période, la production d’une large bibliographie scientifique en témoigne, consacrant au sein des milieux académiques et institutionnels la prise de conscience ou la reconnaissance d’une réalité longtemps passée sous silence : celle de la diversité de la population du pays.
10Il faut dire que de telles thématiques font alors indiscutablement écho aux préoccupations de la population. Outre la situation internationale ou la question des frontières du pays, plusieurs épisodes de l’actualité grecque ont en effet été l’occasion de débats publics autour de la notion de grécité (Ελληνικότητα). C’est le cas par exemple, à partir du printemps 2000, de la question du retrait de la mention de la religion sur la carte d’identité qui suscita l’opposition farouche d’une grande partie de la population, et un engagement très fort de l’église contre cette mesure (Depret 2005). La même année, c’est un jeune albanais à qui il sera offert, en vertu de ses excellents résultats scolaires, la possibilité de porter le drapeau grec lors des célébrations de la fête nationale le 25 mars, conduisant à d’importants débats autour de la question de l’appartenance à la nation pour les enfants de migrants, mais aussi à l’éviction de cet élève de sa position de porte-drapeau pour sa classe (Kapllani & Mai 2005, Sintès 2010 : 82). Ces débats reprendront avec l’accession au pouvoir de Giorgos Papandréou en 2009 qui, sous ses habits de modernisateur, proposa une refonte du droit à la citoyenneté par l’introduction de certains aspects du jus soli dans la législation grecque. Par la suite, ces dispositions ont été mises en question par le gouvernement d’Antoni Samaras qui, au cœur de la crise économique et politique, s’en est remis aux contours bien définis d’une identité stato-nationale classique, plus excluante pour les migrants et leurs enfants. Ce retour en arrière se fait en relation avec la nouvelle position du pays sur l’échiquier migratoire méditerranéen qui le désigne essentiellement comme un point de transit pour une migration de longue distance venue des pays africains et asiatiques, passant par la frontière gréco-turque sur le chemin de l’Europe occidentale. Comme cela sera le cas après la crise économique, la Grèce est présentée aussi comme la victime de la politique plus large d’une Union Européenne qui refuse de partager le fardeau migratoire, obligeant le pays à gérer un nombre trop important de demandeurs d’asile en vertu des traités européens destinés à réguler les flux sur le continent. C’est une telle situation qui aurait fait le lit du succès politique du parti Aube dorée et de l’émergence de la violence raciste constatée dès la fin des années 2000 dans les rues d’Athènes.
11L’évocation rapide de ces différentes séquences permet d’identifier la réalisation d’un double mouvement de mise en conformité et de résistance à l’implémentation de nouvelles normes sociales qui, promues de l’extérieur ou procédant d’un mouvement auquel la société grecque participerait, s’imposeraient (ici comme ailleurs) sans que la majorité de ses habitants ne les voit forcément d’un très bon œil. Sans que cette tendance ne concerne uniquement la Grèce, on assiste dans ce pays, d’un côté, au rejet assez explicite d’une altérité (minorités ou migrants) qui mettraient en question l’homogénéité de la nation, et de l’autre à l’ouverture de la société grecque « sur le monde » et plus précisément sur l’Union européenne (avec l’application des politiques de cohésion territoriale, de reconnaissance de la diversité des expressions et des minorités, de préservation des patrimoines locaux dans le cadre de programmes de coopération internationale) ou encore sur les autres sociétés des Balkans par la circulations des biens et des personnes et le développement des relations économiques avec de nombreux pays de la péninsule.
12Plus globalement, sans détailler ce qui s’est produit après la crise de 2008, de très nombreuses transformations semblent avoir affecté ces dernières décennies la société grecque. Certaines ont modifié les cadres qui paraissaient être au fondement de son organisation collective. Sans revenir sur les thématiques de la sécularisation d’une société longtemps attachée à certaines formes de religiosité, ou de la disparition progressive des collectifs ruraux malgré la belle résistance des visites « au village », on ne peut que constater l’émergence de l’individualisme, que l’on pourrait voir comme le corolaire de l’urbanisation accélérée de la population du pays depuis les années 1950, ainsi que des puissants flux d’émigration vers les pays plus riches (essentiellement États-Unis et Allemagne fédérale) jusque dans les années 1970. Plus encore, de manière très classique, les conditions de l’individualisation des manières de vivre permise par la société moderne et par l’implantation du modèle néo-libéral, ont connu un grand succès dans le pays, faisant entrer les Grecs dans l’ère de la consommation de masse, de la mobilité professionnelle et géographique, du crédit bancaire et de la famille nucléaire. Depuis les années 1980 et l’intégration du pays dans la Communauté économique européenne, les transformations des modes de vie se sont encore accélérées, et elles ont affecté les répartitions démographiques comme les pratiques de l’espace. Cet individualisme, que Marietta Karamanli décrit dans son essai sur les racines sociales de la crise grecque (Karamanli 2013) gagnait du terrain. Il n’est pas certain qu’il ne faille y voir, comme cette dernière auteure le soutient, uniquement une survivance des temps anciens de frugalité propres aux sociétés montagnardes de la Turquie d’Europe, mais aussi sans doute une pénétration implacable du nouveau Zeitgeist planétaire de la postmodernité libérale, combinée à la particularité d’un petit pays à l’économie fragile. C’est encore donc un autre paradoxe qu’il convient de noter ici, d’une société dont les repères et l’horizon objectif sont ceux d’une certaine forme de « modernisation » matérielle comme sociétale (menant à une certaine forme d’« individualisation ») et, dans le même temps, l’émergence ou le renforcement de discours faisant une référence croissante au passé et à l’authenticité pour expliquer les légitimités et les solidarités du présent, qu’ils valorisent les identité locales ou minoritaires de groupes restreints, ou qu’ils se fondent sur le discours plus englobant et hégémonique d’une forme de nationalisme intégral. Sans prétendre encore qu’il soit propre au pays, un tel paradoxe est apparu important à relever car il s’est avéré être l’un des aspects récurrents des situations étudiées en Grèce depuis le début des années 2000.
Mémoire-identité-territoire : la trinité de l’observation
13Au cours de ces dernières années, l’observation de différentes situations en Grèce m’a conduit à mettre en relation le contexte décrit ci-dessus avec des réflexions plus larges, menées par bon nombre d’auteurs traitant de la mondialisation. Il s’agit des analyses portant sur le processus désigné sous les termes de « primordialisme » par Arjun Appadurai, de « rétrovolution » par Jean-Loup Amselle ou encore par l’expression de « course en arrière » par l’anthropologue Ivan Colovic. Un tel mouvement consiste en l’affirmation de discours d’appartenance tirant leur légitimité et leur cohérence d’une glorification du passé ou des traditions. Ils se réfèrent souvent à des groupes de dimensions inférieures aux nations produites sur le modèle des xixe et xxe siècles européen, et soutiennent des allégeances qui dépassent par le bas l’échelon classique des États tels qu’ils existent dans la région. Cette tendance est présentée dans de nombreux ouvrages au rang des mouvements affaiblissant l’emprise de l’État-nation sur les sociétés, comme une sorte de pendant local à l’apparition des pouvoirs supranationaux qui sont l’une des autres marques de la mondialisation sur les relations pouvoir/territoire. Créant des formes sociales « invertébrées », telles que les groupes diasporiques ou les appartenances minoritaires (Appadurai 2007), ces réseaux impliqueraient de modes d’allégeances plus adaptés aux processus contemporains, en raison de leur plus grande flexibilité et de leur capacité à utiliser les nouveaux outils technologiques de communication. Dans le même temps, ils tireraient avantage de la généralisation d’une définition post-moderne de l’individu, de la dimension fluide du monde actuel, en se présentant comme une option potentielle pour de nombreux acteurs, libres de se déterminer au gré des possibilités d’allégeance qui leur sont offertes sur un marché identitaire accessible, mondialisé et concurrentiel.
14Malgré le caractère virtuel des supports mobilisés pour ces nouveaux imaginaires de l’identité, bien exprimé par les différentes termes en -scape de l’anthropologue Arjun Appadurai (1991), de tels discours peuvent être observés par le biais de leurs implications territoriales : ils relèvent en effet toujours d’un ensemble de valeurs localement situées, ou s’inscrivant dans un certain rapport à l’espace. Ces invocations du passé se doublent en effet très régulièrement d’une référence explicite à un territoire, ou à des territoires donnés, à une géographie réelle ou imaginaire, à une somme de rapports à l’espace tout autant que de valeurs. Quelles sont donc les relations particulières que l’on entretient avec un territoire quand on y survalorise la question des racines, de la mémoire, du passé ? Ce type de relation immatérielle, idéelle à l’espace, conduit-il à des pratiques distinctes, comme celles qui s’imposent en matière de préservation ou de mise en valeur d’un passé aux vertus légitimantes ? De telles interrogations conduisent à replacer ces représentations, comme les territoires qui en procèdent, dans des logiques d’échelles emboitées, allant du localisme – c’est-à-dire de la survalorisation des qualités d’un lieu – à la « hiérarchie globale de la valeur » telle qu’elle est définie par Michaël Herzfeld (voir ci-après), en passant par la revitalisation de toute une gamme d’appartenances situées à des niveaux intermédiaires.
15De telles considérations scalaires conduiront à interroger les relations entre niveaux d’acteurs et à revenir sur l’hypothèse présentée plus haut. Ces déclarations identitaires procèdent-elles de forces systématiquement opposées aux discours nationaux qui servent de cadre de légitimité à un État-nation en perte de vitesse ? C’est une question que l’on retrouve précisément dans certains travaux que l’anthropologue Michael Herzfeld consacre à la Grèce, et plus particulièrement dans son ouvrage The Body Impolitic, Artisans and Artifice on the Global Hierarchy of Value. L’auteur y examine le devenir du savoir-faire traditionnel d’un groupe d’artisans crétois. Il signale ainsi comment la valorisation de traditions bien particulières, qu’il s’agisse de celles d’un pays (la Grèce) ou de l’une de ses régions (la côte nord de la Crète et la ville de Réthymnon) s’articule – de façon paradoxale – à la mise en conformité des représentations avec les valeurs qu’il décrit comme « occidentales », et plus largement avec une « hiérarchie globale de la valeur ». Cette dernière convoquerait le passé, en le réinventant et en lui affectant un valeur relative, et conduirait dans le même temps à la mise au pas des particularités des lieux, en les intégrant dans un système dominant à caractère néocolonial et à vocation planétaire. De telles hypothèses nous permettent d’envisager alors la possibilité que les mouvements de valorisation d’un groupe particulier, aussi petit soit-il, seraient aussi en mesure – et de manière quelque peu paradoxale – de renforcer certains aspects du discours national voire une vision internationalement reconnu de l’identité et du territoire, en ce qu’ils font tous référence au passé (via la mémoire) comme source de légitimation incontestable. Mais, si les observations présentées dans l’ouvrage de Michaël Herzfeld abordent bien les inflexions logiques de la référence au passé dans le cadre de la mondialisation (voire du néo-libéralisme), elles demeurent toujours associées à leur objet d’étude : un groupe d’artisans crétois auprès duquel l’auteur a mené son enquête entre 1992 et 1994. La dimension politique et, plus particulièrement, le potentiel subversif et centrifuge de l’apparition ou du renforcement des identités locales ou minoritaires ne peut y être décelé, en raison du caractère particulièrement conforme de ce groupe vis-à-vis des canons de l’ethnicité et de la nation en Grèce. Pour permettre de compléter cette approche, l’observation de groupes relevant d’autres périmètres de définition mérite d’être menée à bien dans ce pays. Néanmoins, afin d’éviter que la dimension centrifuge n’occulte les autres aspects de cette dynamique, les cas d’étude proposés dans cet ouvrage se répartiront en fonction d’un gradient de positionnements, tenant compte de la « sensibilité géopolitique » des groupes observés.
16La diversité des situations présentées dans cet ouvrage permettra de montrer comment l’implémentation de cette global hierarchy of value dans le contexte grec dialogue de différentes façons avec une hierarchy of Greekness (Veïkou et Triandafyllidou 2002), bien installée dans les pratiques comme dans les représentations. Les situations iront ainsi des groupes les plus stigmatisés et les plus éloignés des cadres de l’hellénité (les migrants albanais ou encore les minorités jugées menaçantes de la frontière gréco-albanaise) à des situations où les processus de la mondialisation sont à l’œuvre dans une plus grande conformité avec les définitions identitaires nationales – comme certains mouvements de revitalisation des cultures locales sur la frontières gréco-albanaise ou en Macédoine – ou tout du moins dans de meilleures conditions de compatibilité avec les canons contemporains de l’hellénité, comme c’est le cas pour le retour de mémoire de la communauté juive de Rhodes. Les différents lieux observés permettront de mesurer la variété des processus qui convoquent le passé et la mémoire pour fortifier des identités de groupe dans la Grèce d’aujourd’hui. Ils conduiront à proposer un éclairage particulier sur les rapides transformations que le pays a traversé au cours des dernières décennies, décrivant des situations où les mobilités et les migrations sont souvent impliquées d’une part, où les effets des dynamiques internationales qui concernent le soutien et l’officialisation des politiques patrimoniales ou mémorielles sont bien attestés de l’autre.
17De la sorte, ce travail d’observation des discours de valorisation de passé, tout en partant de l’échelle d’observation des habitants, et de leur incarnation dans les vies quotidiennes, permettra d’évoquer des changements qui touchent plus globalement l’ensemble des territoires européens à travers l’usage qu’en font les politiques publiques. D’un point de vue plus théorique, il permettra de voir comment les configurations locales sont prises dans les logiques du monde global, en abordant par la localité des thématiques exprimées par le couple unicité/diversité, ou plutôt uniformisation/fragmentation fréquemment convoqué pour rendre compte des dynamiques culturelles contemporaines. Dans un même esprit, on retrouvera, par le local, la question du devenir de l’État-nation, qui conduit à poser une nouvelle fois le débat en termes géographiques, par la relation entre territoire aréal et territoire réticulaire (Lévy 1994). Ces différents diptyques conceptuels (uniformisation vs fragmentation, aréal vs réticulaire), malgré le défaut de simplification qu’ils produisent, permettent d’éviter une vision trop hiérarchique, opposant systématiquement centre et périphérie, telle qu’elle s’impose à la lecture du cas d’étude crétois de Michaël Herzfeld, où les marges sociales et spatiales paraissent irrémédiablement absorbées par le discours dominant, modelées passivement depuis un centre, qu’il soit national, continental ou même planétaire. En abordant ces différentes logiques, et en insistant sur la variété des acteurs et des groupes, on cherchera à adapter notre regard aux topologies contemporaines – où la marginalité comme la centralité ne dépendent plus de critères de situation stables, en raison de la multiplication des centres de pouvoirs et surtout de la transformation des modes de relations aux territoires.
18Cette entrée par différents espaces s’avère aujourd’hui féconde. Michaël Herzfeld, en abordant ces nouveaux rapports de pouvoir à travers la question de l’embodiment des valeurs et des normes, se cantonne toujours à l’examen des manières dont ses interlocuteurs se présentent aux autres et interprètent leur(s) position(s) dans la société crétoise. Or, les paradoxes présentés ci-dessus restent entier si l’on en reste à ces logiques de discours : la production de valeurs globales semble conduire irrémédiablement à l’exclusion ou la fragmentation des marginaux (populations marginales, Nations périphériques, minorités, prolétariat, etc…), alors que le multiculturalisme s’impose comme valeur hégémonique des sociétés contemporaines. De tels processus sont pourtant saisissables de manière plus nuancée, mais aussi plus complète, en portant notre attention sur les rapports entretenus entre les logiques scalaires, saisies dans leur dimension matérielle (une somme de pratiques ou de réalisations) ou dans leur dimension idéelle voire idéologique (celle des « territoires » au sens de la géographie sociale francophone, ou humaniste anglo-saxonne, mais aussi de la géographie politique). Ces enquêtes multiples, conduites à partir du rapport aux espaces et auprès de groupes souvent réduits, permettent ainsi de constater par l’observation directe les nombreuses négociations que se nouent entre les différentes échelles ou les différents univers (ou « régimes ») de légitimités, en s’appuyant sur des cadres interprétatifs différents (identité nationale, cadres globaux, identités locales). Elles permettront alors de nuancer ce qui paraissait au départ comme un paradoxe irréductible de la mondialisation, opposant marge et périphérie, État-nation et minorité, Jihad et Mac World...
19Certes, les transformations et la diversification des manières d’envisager la valeur conduisent, en Grèce comme ailleurs, à des ruptures entre ce qui est valorisé par le discours dominant et ce qui est combattu, précipitant souvent le non-conforme dans la marginalité et l’exclusion. Pourtant, il est intéressant de pointer le fait que le conflit peut s’insinuer non pas uniquement entre normes (européennes ou globales) et valeurs (locales, traditionnelles, authentiques) – entre idéologie et réalité en quelque sorte, comme semble le suggérer nombre d’observateurs du Sud-Est européen – mais aussi à l’intérieur même de ce qui fait la norme en raison de la multiplication des cadres de référence désormais à la disposition des acteurs. C’est un jeu, « faisant avec » la diversité des cadres, plutôt qu’une seule et même hiérarchie de la valeur, qui nous apparaît sans doute être la marque la plus sûre de la globalisation sur les sociétés. On ne niera pas non plus que cette négociation peut aussi se muer en l’un des fondements de l’incompréhension ou de la « perte des repères » qui se nourrit paradoxalement de la pluralisation des discours. Elle peut ainsi conduire au raidissement des positions, au rejet de l’autre – surtout quand elle institue elle aussi la référence au passé, comme on le constate sous certains aspects dans la Grèce contemporaine en crise. La valorisation des racines et du passé reprise, remaniée et légitimée depuis maintenant plusieurs décennies, justifierait à présent ce qui n’est qu’une illusion : la réversibilité de la marche de l’histoire, le repli autour d’un authentique salvateur, surtout quand le futur semble inquiétant.
20Cet ouvrage est le fruit de plusieurs années de recherche de terrain en Grèce, dans des pays voisins des Balkans mais aussi dans des lieux plus lointains. Sa réalisation n’aurait pas été possible sans le soutien de différentes institutions, aux premiers rangs desquelles le laboratoire TELEMME et la Maison Méditerranéenne des sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence. Ses développements sont aussi le fruit de nombreuses recherches parfois collectives, surtout dans le cadre du programme BALKABAS ANR-08-JCJC-0091-01 financé par l’Agence Nationale de la Recherche entre 2009 et 2012. Plus particulièrement, les échanges soutenus avec des anthropologues travaillant sur ces régions (Gilles de Rapper, Olivier Givre et Cyril Isnart) ont très largement inspiré certaines pages au point d’avoir été intégralement contaminées par leur vocabulaire, leurs références et leurs expressions. En particulier, les pages sur les usages du passé dans le premier chapitre et celles concernant la construction de la localité dans le chapitre 5 doivent beaucoup à la pensée d’Olivier Givre et à son investissement sur ces thématiques dans le cadre du programme BALKABAS. Je tiens à remercier enfin l’ensemble des personnes qui, dans le cadre scientifique mais aussi sur les différents lieux où j’ai mené mes enquêtes, ont contribué à l’écriture de ce texte.
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