Les faits, rien que les faits
p. 39-53
Texte intégral
« On me reproche souvent : « Mais, vous, totalement critique, qui n’arrêtez pas de fustiger l’économie et les économistes, que pouvez-vous bien enseigner ? » Je réponds « d’abord, l’histoire économique ». Et avec quel plaisir ! Les faits économiques. »
B. Maris, Antimanuel d’économie
1Comme on s’est employé à disjoindre le terme du phénomène afin, par l’opération, d’éclairer la dimension conceptuelle des mots, on peut tenter de regarder de même des formations propositionnelles plus allongées et denses ; et comme précédemment, chercher à rompre avec la disposition spontanée à assimiler produits représentationnels et phénomènes réels. Aussi, dans un premier temps, peut-on bien reconnaître avec J. Courtès que « l’on puisse opposer un discours « réaliste » – qui, faisant appel aux cinq sens traditionnels, donne une impression de plus grande « vérité » – à un traité de logique ou, plus largement, de philosophie qui se meut dans l’univers conceptuel. Du figuratif relèveront par exemple les romans de Zola, tandis que les ouvrages de Kant concerneront essentiellement le thématique, même si, au passage, ce dernier auteur est amené à illustrer son propos « théorique » par des exemples très « concrets » relevant donc du figuratif » (Courtès 2007 : 107). Le risque étant toujours, d’un tel constat, de conclure que le caractère réaliste ou figuratif d’un ensemble propositionnel constitue un gage de ce qu’il est en phase avec les phénomènes, ou qu’il dépend plus de la réalité qu’un discours abstrait pour se constituer.
Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dans l’eau. Sa face paraissait encore ferme et rigide ; les traits s’étaient conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre et boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait ; elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières levées, montrant le globe blafard des yeux ; les lèvres tordues, tirées vers un des coins de la bouche, avaient un ricanement atroce ; un bout de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents1.
2Pour réaliste qu’elle apparaisse, il faut s’efforcer d’apercevoir dans une telle description, plutôt qu’une simple mise en mots de ce qui est, l’ensemble des actes par le biais desquels une représentation se trouve constituée : d’abord la mobilisation de concepts divers (« face », « traits », « tête », « peau », « cheveux » etc.), ensuite leur association pour référer unilatéralement à une entité singulière, présentement appréhendée. Plutôt que « sa face », il faut voir le concept particulier de « face » utilisé comme ‘entrée’ pour amorcer le dessin du personnage, la représentation de son anatomie. Il faut comprendre de là en d’autres termes que même les propositions « les plus plates », c’est-à-dire celles qui paraissent le mieux coller à la réalité et en découler le plus directement, ne se meuvent pas moins dans un « univers conceptuel » que, par exemple, des propositions d’ordre philosophique ou métaphysique.
La reconnaissance des faits chez les journalistes et les chercheurs
3Ici, on voudrait considérer sous cet angle la façon indigène de reconnaître des « faits » et de catégoriser en conséquence les diverses propositions en usage. Ainsi, premièrement, des propos de journalistes évoquant leur travail et qui, indirectement, disent un certain usage propositionnel. Dans l’extrait qui suit, Elias fait un point sur ce qui lui paraît être la base du travail d’écriture journalistique puis explique la façon dont son journal travaille avec l’AFP.
Bon bah la base de la base de la base du journalisme, c’est qu’il faut que ton attaque, donc c’est-à-dire la première partie de ton papier, elle réponde à la question qui, quoi, quand, où, comment, voilà. C’est-à-dire quel que soit le type d’article, et quel que soit… comment dire… quel que soit le propos quoi. C’est-à-dire quel que soit le sujet. Dans une interview, il faut quand même que tu dises qui est cette personne qui parle. Pourquoi elle parle. Comment elle parle. Où elle va peut-être parler par exemple voilà. Tu réponds à toutes ces questions-là dans une petite introduction avant de poser tes questions. Mais de la même manière dans un compte rendu de débat, dans un tout autre type de papier et bah il faut que tu répondes à ces mêmes questions-là, de la même manière que je sais pas dans un reportage, un autre type encore d’article, bah il faut que tu expliques, que tu poses le décor, pour que tu saches où tu vas, où tu emmènes le lecteur avec toi. Voilà, ça c’est vraiment la base de la base. Ensuite, à ça s’ajoute une exigence pour le journal, pour moi, d’apporter une analyse aussi souvent qu’on le peut, un point de vue complémentaire à l’information brute. Hein c’est un choix de notre journal et c’est très important. Et d’ailleurs, c’est, nous on le pense, l’avenir de la presse écrite. C’est-à-dire qu’à partir du moment où tu as une information délivrée en temps réel, brute, sur internet, sur ton portable, à la télé, le temps de la presse écrite c’est un temps, même s’il est inscrit dans l’actualité, au jour le jour, on est un quotidien, c’est un temps quand même d’analyse, de recul critique, par rapport à une information brute, qu’on doit au lecteur, voilà. […] tu as dans le journal une rubrique France où effectivement on travaille beaucoup avec l’AFP et qui est nourrie par l’AFP parce que tu as pas les moyens d’avoir un service costaud sur France parce que c’est un journal régional, bon. Ça c’est un fait, voilà. Mais moi, dans mon journal… dans mon travail pardon pour le journal, eh bien c’est pas comme ça que je travaille parce que je me tiens moi-même au courant de l’actualité, et si tu veux le lien que je fais avec le national, c’est souvent un lien d’analyse. C’est-à-dire que quand il y a un événement local qui se passe ici, j’essaye de faire le lien avec un phénomène plus général au niveau national. Exemple type, une délocalisation d’usine. Tu peux pas parler d’une délocalisation d’usine sans parler de la construction européenne, sans parler de l’abaissement des frontières, de l’OMC, sans parler d’un certain nombre de politiques libérales qui sont menées, sans parler de la concurrence qui existe entre les peuples, etc. Donc ça, ça va être intégré à l’article mais si tu veux t’as pas besoin de l’AFP pour ça. C’est un regard différent, un recul analytique qui va intégrer la dimension nationale, européenne, mondiale, à un dossier local. Et ça c’est le rôle du journaliste, c’est ce que je fais moi. Voilà. Donc ça c’était la question par rapport à l’AFP. Peut-être plus généralement, sur est-ce que comment faire le lien avec l’actu nationale etc. bah des fois t’as des événements qui sont nationaux mais qui se produisent… donc là c’est l’éternel dilemme, quel angle on prend ? Donc l’angle c’est, si tu veux, le regard journalistique qui est posé sur un événement. […]
Intervieweur : Du coup tu disais grosso modo un article par jour ?
Oui voilà un article par jour. Alors il y a évidemment toujours le désir chez les journalistes d’avoir des journées de dégagées pour creuser mieux un sujet, quitte à produire par exemple une page. C’est-à-dire plusieurs articles, avec plusieurs angles différents sur le même sujet et d’importance.
4Dans ces propos, il faut voir l’expression d’un certain aspect de l’exercice propositionnel. Distinction entre l’« information brute » et l’« analyse ». Evocation de la possibilité de prendre, par rapport à cette information brute, un « recul critique » ou un recul « analytique » ; ou encore de développer, sur elle, un « regard journalistique », d’adopter un « angle » pour l’approcher – « quel angle on prend ? ». Qu’il s’agisse pour Elias de rappeler le B.A.BA de l’exercice d’écriture journalistique ou de témoigner de l’usage fait, au sein d’un journal régional, des contenus issus de l’Agence France Presse, on voit se dessiner dans ses propos une forme de partition entre les propositions, manière binaire de les départager.
Nathan : j’essaye de le faire le moins possible en fait donner juste le fait brut, juste l’info, parce que je trouve que c’est un peu sec. Et c’est rarement… il y a toujours besoin de contexte. […] Alors moi je pense qu’il y a une plus-value sur le fond qui est la contextualisation. Je pense que c’est vraiment… aujourd’hui, sachant que toutes les infos sont pareilles partout, je pense que c’est vraiment sur le côté contextualisation qu’on a vraiment une plus-value à apporter. Donc un point de vue, un mec qu’on va appeler et auquel les autres auront pas pensé ou… ou rattacher à une affaire auquel les autres auront pas pensé, trouver le truc derrière, bon voilà…
5De même, chez Nathan : distinction entre le fait brut – « juste l’info » – et la possibilité de contextualiser, ou entre le fait brut et la tentative pour apporter une « plus-value » en allant au-delà du fait. D’une façon générale, on voit premièrement la façon dont les représentations manipulées par les journalistes se trouvent invariablement rangées et fragmentées en deux portions, entre d’un côté une partie relevant des faits et, de l’autre, un ordre de représentations second, différemment qualifié et désigné selon les cas : ici angle à déterminer, là contexte à mentionner. On voit aussi comme, entre les deux segments envisagés, intervient constamment quelque chose comme une temporalité, un ordre particulier d’apparition : points de vue ou analyses, angles d’approche ou explications ne paraissent jamais intervenir qu’après coup, c’est-à-dire a posteriori de la reconnaissance des faits, rapport au phénomène comme réalisé préalablement. Au constat de ces derniers succède toujours la formulation potentielle de propositions secondes, et non l’inverse. D’où, sans doute corrélativement, qu’une espèce d’évidence paraît invariablement être au principe de leur identification : c’est ce que Nathan paraît signifier en parlant de fait « brut » ; aux faits aisément admis et reconnus font face des prolongements représentationnels moins assurés et plus ou moins évidents, et appelant en quelque sorte un surcroît de travail.
6On peut faire la même observation à propos des discours des chercheurs, discours qui sont exemplaires dans leur manière de toujours faire coïncider d’un côté des propositions avérées et tenues pour acquises et, de l’autre, un contingent de représentations en gestation et potentiellement sujet à caution. On peut lire ainsi les propos de Diana, doctorante en psychologie cognitive, lorsque celle-ci s’attache à faire le point sur l’état de la recherche relative à son objet, l’intégration des stimuli sociaux chez les sujets neuro-typiques.
Diana : Chez les neuro-typiques quelques unes parce que ça fait… maintenant, c’est un courant jeune hein, ça a entre trente et soixante ans de recherches, c’est pas un gros gros courant, mais il commence à y avoir suffisamment de littérature pour savoir quelques petits trucs. Que par exemple la présence de quelqu’un d’évaluatif, ou l’induction d’une pression évaluative va faire chuter nos performances chez les neuro-typiques. Par exemple. Que la présence d’une personne au contraire naïve, pas évaluative et qui te porte attention, va améliorer tes performances. La même personne qui te porte pas attention va rien faire sur tes performances. On sait que sur ça il y a deux grands types d’explication. T’as une explication de type attentionnel, qui dit que l’information sociale, qu’elle soit de la pression ou autre, n’importe, va accaparer certaines de tes ressources attentionnelles et que cette capture attentionnelle, si la tâche, l’activité que t’es en train de faire, te demande beaucoup de ressources, bah ça va faire chuter tes performances. Mais si l’activité que t’es en train de faire te demande un certain nombre de ressources nécessaires pour réussir, mais qu’après il y a beaucoup de distracteurs, et que du coup si t’as moins de ressources, tu vas moins traiter de distracteurs, du coup ça va améliorer tes performances. Ça c’est la vision attentionnelle, c’est celle un peu qu’il y a dans cette équipe. Mais c’est pas clairement tranché. C’est la polémique, le débat. Après t’as l’autre… la concurrente qui voit ça plus en termes d’activation physiologique où l’information sociale va augmenter ton niveau d’éveil physique et du coup tu vas être un peu plus sur le qui-vive et tes habitudes, tes réponses dominantes de ton répertoire comportemental vont prendre le dessus. Donc bon voilà, il y a des explications qui sont établies, chez les neuro-typiques. Par contre elles sont pas… t’as pas une explication. Là en tout cas dans ce domaine, t’as deux grands courants, après t’as diverses petites sous-théories là-dedans mais grosso modo t’as deux grands courants qui se battent un peu. Enfin pas complètement parce que ça se complète aussi. Mais où on a du mal à trancher parce que certaines manip vont plutôt dans le sens de l’une, d’autres vont plutôt dans le sens de l’autre. Et on a du mal à trouver un truc vraiment intégratif qui puisse prendre en compte chaque élément et bien les assembler. Et du coup bah là, chaque manip que tu peux faire, ça peut rajouter un petit lego, soit pour dissocier vraiment les deux, soit pour les rapprocher, mais il y a toujours du jeu. Par contre, tu sais avec quoi tu joues chez les neuro-typiques. Chez les autistes c’est plus compliqué. Parce que justement il y a pas d’études sur la répercussion de la balle de tennis sur la raquette. Il y a pas de référence.
7Comme plus tôt pour les journalistes, on voit la façon dont elle est parfois conduite à parler en termes d’« explication » ou « vision », soit autrement dit à faire la distinction entre d’un côté une série de constats d’ores et déjà éprouvés et de l’autre des propositions dont le statut demeure incertain ou en voie de confirmation. Si la littérature existante permet par exemple de savoir qu’une information sociale de type évaluative fera chuter les performances chez les neuro-typiques, on ne sait pas par suite quelle explication doit être privilégiée pour comprendre ce phénomène, entre l’une qui attire l’attention sur la capture attentionnelle qu’induit la présence d’une personne évaluative, et l’autre qui tend à mettre l’accent sur la reprise par le sujet de ses habitudes et réponses comportementales dominantes. D’où l’obligation pour Diana de reconnaître différents « courants » explicatifs et l’existence d’une « polémique », d’un « débat ». Dans l’extrait qui suit, Ingrid, chercheuse en psychologie cognitive et neurobiologie, explique à son « cobaye » qu’il ne fera pas partie de son échantillon final parce qu’il n’est pas sujet au phénomène cognitif qui l’intéresse, l’illusion McGurk.
Ingrid : Tu présentes pas le profil recherché. Ça fait que là je vais t’expliquer le but. […] Oui alors ça c’était pour savoir… il y a une illusion, qui s’appelle l’illusion McGurk, je sais pas si t’as entendu parler de ça, donc c’est… Bon effectivement, t’as vu que c’était un petit peu bizarre ces stimuli. Non seulement ils étaient décalés donc… c’est-à-dire le signal acoustique relativement au signal visuel était pas synchrone. À vrai dire il l’était jamais, sauf pour un des films. Mais le système perceptif en fait est pas capable de faire… est pas assez fin pour faire la distinction et en fait tolère… Il considère comme si c’était synchrone des décalages de l’ordre de largement 300 à 350 millisecondes, donc on n’est pas… Et c’est une durée aussi qui est en fait bon c’est il y a plein d’interprétations pour ça… mais qui correspond à peu près à la durée d’une syllabe. Donc cette tolérance elle est un peu calquée à la… elle est à l’échelle des unités de langage un peu c’est un peu… c’est l’une des interprétations qu’on peut donner… Et qu’il y a pas besoin en fait d’être beaucoup plus performant que ça parce que ça va pas nous handicaper dans nos capacités de reconnaître le… Ça c’est une des interprétations. […]
Intervieweur : Donc là juste pour avoir une idée en fait, pour déterminer si la personne peut continuer entre guillemets ou pas, ça se joue au niveau du décalage entre les clics et les réponses attendues…
Ça se joue dans la… ce qu’on veut, on voulait trouver une population qui est perméable à l’effet, à cet effet. Effectivement donc l’effet, c’est en fait… il y a un phénomène de fusion entre les informations visuelles et auditives, ce qui fait que là, à chaque fois, non seulement les films étaient décalés dans le temps, donc… Mais tu avais une image qui correspondait en fait à la personne prononce un « ga » et tu as la bande audio d’un « ba ». Et les gens qui sont sujet en fait à cette illusion font une fusion. Alors leur système… leur système perceptif, cognitif, on sait pas d’ailleurs à quel niveau ça se situe, si c’est des connexions directes entre les aires motrices et… euh les aires motrices qu’est-ce que je… les aires audiovisuelles et auditives, s’il y a justement mobilisation peut-être des aires motrices impliquées dans la production du langage qui viennent en fait médier, qui servent d’intermédiaire, à ce phénomène de fusion. Enfin, on l’explique très mal. Ça fait trente ans qu’il est exploré. Il y a eu un nombre incroyable de manip qui ont été faites et c’est toujours en fait un paradigme expérimental qui est utilisé parce qu’il y a plein de questions qu’on peut se poser avec ça.
8Au terme d’« explication » majoritairement usité par Diana, Ingrid substitue celui d’« interprétation » pour rendre compte de l’indécision qui touche certaines propositions relatives à son objet. Si l’on sait que l’illusion McGurk correspond à « un phénomène de fusion entre les informations visuelles et auditives », que dans ces conditions le système perceptif considère comme synchrone des décalages de l’ordre de 300 à 350 millisecondes, on ne sait pas cependant « à quel niveau ça se situe », « on l’explique très mal ». Des propositions existent bien pour rendre compte des points qui demeurent obscurs – la possibilité que les aires motrices du cerveau impliquées dans la production du langage participent à ce phénomène est par exemple évoquée – mais leur bien-fondé n’est pas encore établi. De là la même forme de partition dans les représentations d’Ingrid. Parce qu’ils renvoient constamment à l’expérience qui fut menée précédemment à l’entretien, ces nouveaux propos de la chercheuse illustrent d’autant mieux ce procès de partition des propositions.
Intervieweur : Et ça vous vous en êtes rendu compte grâce aux graphiques qui enregistrent les… enfin les clics que je… les réponses que je donne avec…
Ingrid : Ouais. Ouais. Parce qu’en fait je sais… En fait bon par exemple les machins là où t’as les courbes qui se rejoignent, je sais que si tu converges pas, ce qui était le cas, ça veut dire que t’as pas… Quand tu changes jamais d’avis, c’est-à-dire que si tu entends que des « ba » et tu passes jamais au « da » à un moment donné, mes petites suites de présentation elles… je les laisse tomber. C’est l’algorithme qui est fait comme ça. Et puis après, ce que je t’ai présenté en fait c’est des séries où le décalage, là par exemple selon cet axe-là, je mets un moins 500 millisecondes ici, et je mets, mettons, 0 milliseconde ici. En l’occurrence qu’est-ce que ça veut dire, ça veut dire que là je suis parti, bon c’est arbitraire aussi hein l’ordre… Moins 500 millisecondes, ça veut dire que le signal acoustique précède le signal visuel ou l’image de 500 millisecondes et ensuite, au fur et à mesure des « ba ba ba ba ba » qu’elle dit, on réduit l’écart jusqu’à avoir quelque chose de parfaitement synchrone, et ensuite on ré-augmente l’écart, jusqu’à avoir quelque chose qui est de nouveau asynchrone très clairement. Alors toi quand je te posais la question de savoir est-ce que c’est synchrone ou asynchrone, tu disais oui asynchrone, puis après quand ça diminuait ça diminuait, bah tu disais bah à peu près là, ah non ça devient synchrone. Ensuite on repassait et… par contre, avec le « ba » et le « da », tu restais toujours sur le même percept, donc là je voyais bien que t’étais pas… t’es pas sujet à l’illusion. Parce que quelqu’un qui est sujet à l’illusion bah très clairement il passe là tout d’un coup… Il entend « ba ba ba » puis tout d’un coup hop il entend « da » puis après « da da da », puis tout d’un coup hop il entend « ba »… Parce que si t’as un décalage temporel trop important entre les… le signal acoustique et visuel, tu n’as plus cette fusion en fait entre les modalités xx… Euh ça c’est des questions… c’est des questions très classiques et il y a plein de méthodes différentes qui sont utilisées pour essayer de les résoudre. C’est des questions… des grosses questions. Il y a rien d’original du tout dans la question qu’on se pose là, vraiment on n’est pas du tout… Ni dans le paradigme. Mais… voilà c’est des questions qui sont encore ouvertes et puis qui permettent d’affiner les outils.
9Référence aux données tirées de l’expérimentation – courbes d’ordinateur qui ne convergent pas – comme au comportement circonstanciée du cobaye – « toi quand je te posais la question de savoir est-ce que c’est synchrone ou asynchrone, tu disais oui asynchrone, puis après quand ça diminuait ça diminuait, bah tu disais bah à peu près là, ah non ça devient synchrone. Ensuite on repassait et… par contre, avec le « ba » et le « da », tu restais toujours sur le même percept, donc là je voyais bien que t’étais pas… t’es pas sujet à l’illusion » : on saisit d’autant mieux l’écart séparant ces propositions dont la robustesse n’est pas à mettre en doute et le constat quasi simultané de la difficulté à les dépasser pour faire avancer la compréhension du phénomène. De là aussi bien la nécessité de parler en termes d’« interprétations », c’est-à-dire de propositions dont le statut épistémique demeure indéterminé, que la possibilité d’inventorier non pas une mais différentes explications, car divergentes dans leur façon de comprendre un même contingent de faits. Encore, le fait qu’Ingrid reconnaisse que ce n’est pas tranché, qu’il y a débat et polémique, que tout simplement « on ne sait pas » ou qu’une interprétation peut s’avérer « totalement fausse », achève d’illustrer cette espèce d’assurance qui paraît accompagner le maniement de certaines propositions, paraissant ainsi autant de faits, cependant que les tentatives pour prolonger ces premiers constats sont ponctuellement vouées à l’indécision.
De la reconnaissance des faits comme révélateur d’un certain usage des mots
10Ceci dit, et contre une interprétation voulant de là qu’il est, d’un côté, un niveau de propositions d’ores et déjà valide et, de l’autre, des développements seconds plus ou moins circonstanciés (dans le cas des journalistes) ou attendant d’être validés ou invalidés (du côté des scientifiques), il faut rapporter le constat que ce que l’on reconnaît ordinairement pour des faits ne sont jamais que des propositions rendant compte de faits, soit toujours des représentations du monde dont la constitution passe impérativement par l’emploi de mots et de nombres. Faire le constat, par exemple, que « le sujet de l’expérience ne perçoit pas certains changements des stimuli auxquels on le soumet », c’est bel et bien, qu’on l’admette ou non, se faire le producteur d’une proposition, quel que soit le niveau de vérité, de correspondance ou de conformité que cette proposition paraît entretenir à l’endroit des phénomènes appréhendés. Ici, notre propos n’est pas d’abord de dénoncer une quelconque fausseté ou de réfuter la vérité d’une telle proposition mais d’observer simplement qu’elle consiste en un processus social de représentation. Aussi, ayant plus tôt convenu que les mots et les concepts ne trouvent jamais dans la réalité d’« articulations naturelles » pour se forger, il faut poser de surcroît et par extension que les faits sont construits, non pas au sens où il n’est pas de réalité qui existe absolument, mais en ce que le procès d’identification de faits constitue déjà en soi l’aboutissement d’un travail représentationnel qui, pour imperceptible qu’il soit, revient directement à l’initiative des individus.
11Ici, on veut donc tout à la fois aboutir au constat qu’il n’est rien dans la réalité qui corresponde à des faits et suggérer que la reconnaissance perpétuelle de telles entités par les acteurs indique plutôt l’implication d’un ressort propositionnel spécial : l’observation que la façon dont les acteurs pensent la réalité passe ponctuellement par la reconnaissance de faits ne doit pas constituer l’emblème d’une espèce de succès méthodologique quant à la divulgation d’un aspect de la réalité premier ou fondamental, mais signaler plutôt la contribution privilégiée, dans la constitution des propositions en question, de concepts et recours représentationnels dont le niveau élevé d’institution explique que – relativement à la considération de tel ou tel phénomène – leur usage apparaisse comme naturel voire impératif, comme découler des phénomènes eux-mêmes. Au constat que les acteurs reconnaissent continûment des faits, il faut répondre non pas par l’idée qu’une vérité est effectivement faite à propos de telle ou telle réalité, mais par l’hypothèse que les ressources conceptuelles puissent, à un certain niveau d’institution et d’incorporation, devenir suffisamment coextensives à l’acte d’appréciation des phénomènes pour paraître en émaner directement. S’agissant de choses telles que les « faits », il n’y a pas tant à tirer quelque conclusion de type métaphysique ou ontologique concernant la réalité qu’à se préoccuper des modalités d’incorporation des outils propositionnels par les acteurs, et de la façon dont différents niveaux ou différentes « modalités » d’incorporation de ces outils impliquent en aval, au moment de considérer les phénomènes, des formes de médiation diverses. Ce n’est donc pas qu’il est certains mots qui se trouvent comme « en phase » avec le réel ou qui, par rapport au reste des notions, sont dotés d’une caractéristique spéciale leur assurant d’être plus proche des phénomènes : d’après nous, il faut plutôt examiner les multiples façons dont une culture – et en son sein les mots et différentes formules propositionnelles – s’inscrit au sein des acteurs, tel ou tel de ses parties pouvant, dans certaines conditions, s’imposer en tant qu’élément incontournable et paraître inéluctable. Par là on comprendrait qu’un consensus puisse s’établir sur une manière « factuelle » de rendre compte d’une réalité tout en envisageant la possibilité que les faits ne soient pas nécessairement les mêmes pour tous, au sens où des compréhensions plus anonymes et locales – par exemple attenantes à la détention d’un vocabulaire spécial : disciplinaire, professionnel ou technique – parviendraient à assurer cette office pour un certain lot d’individus tout en demeurant absolument opaques pour les autres.
Les faits selon Latour et Popper
12Réfuter qu’il est en soi des propositions factuelles, réfuter qu’il est tout simplement des propositions qui parviennent à correspondre avec un niveau factuel de la réalité afin de considérer plutôt les conditions sociales en vertu desquelles tel ou tel contingent de mots acquiert une certaine propriété représentative ou une certaine qualité de figuration : on peut noter comme à ce sujet on n’est pas loin de l’observation de B. Latour et S. Woolgar (1996) lorsque ceux-ci, appréhendant les articles qui circulent au sein d’un laboratoire d’endocrinologie, en viennent à penser tous ces matériaux écrits en termes de degré de facticité. On retrouve là l’idée que de cette qualité de facticité les propositions ne sont pas dotées en elles-mêmes et qu’elle dépend plutôt de facteurs à aller chercher ailleurs, soit dans le social. Ceci dit, leur analyse met d’après nous trop conséquemment l’accent sur les propriétés formelles des propositions considérées. Emploi plus ou moins prononcé de citations, intégration plus ou moins prolifique de documents – figures, données, etc. – censés soutenir et confirmer la représentation défendue, recours plus ou moins prononcé à des références bibliographiques, et enfin renvoi plus ou moins explicite aux conditions d’élaboration des résultats avancés, comme marqueurs potentiellement malvenus de leur contingence, etc. Le propos de Latour et Woolgar n’est d’après nous pas tant faux qu’incomplet : si l’on peut opportunément supposer que les modalités d’écriture investies au sein d’un article varient en fonction du degré de véracité qu’on accorde aux différents énoncés mobilisés, si sans doute l’on s’exprime effectivement différemment selon qu’il s’agit de propositions faisant l’objet d’un consensus ou que l’on tente d’avancer une représentation inédite, et donc en cela plus difficilement soutenable, il ne s’en fait pas pour autant qu’il y a dans ses modalités rédactionnelles le facteur explicatif de la facticité ou de la dureté qu’on reconnaît potentiellement aux propositions. De là, on risquerait de juger que le simple jeu sur la forme peut déterminer à lui seul la propension à rendre une proposition vraie ou plus factuelle, comme si la manière d’écrire pouvait suffire à emporter l’adhésion du lecteur, comme si le fait d’affirmer que la terre est plate en recourant à certaines modalités d’expression pouvait suffire à convaincre tel individu né dans les années 2000. De là, d’après nous, l’opportunité d’insister plutôt sur les modalités d’incorporation par les acteurs des différentes propositions en usage ; on comprend que la facticité d’un mot ne tient pas à tel arrangement formel dont on le pare, mais à un certain degré d’assimilation de ce mot par les individus.
13Aussi, on trouvera davantage d’écho sur ce sujet dans les propos de Popper (1978) ou dans ceux de Chalmers (2011), lorsque ceux-ci se refusent à considérer qu’il est des représentations de la réalité qui soient de simples descriptions, ou qui puissent être apparentées à de purs faits. C’est dire – c’est l’une de leurs principales propositions – que l’on ne saurait assimiler l’activité de recherche scientifique à un pur exercice inductif, comme si à partir de données recueillies sur le terrain au cours d’un premier temps de la recherche, on pouvait par suite déduire des vérités théoriques générales ou plus profondes. Selon leurs propres termes, il importe de reconnaître une composante théorique inhérente même aux propositions qui paraissent les plus étroitement attenantes au réel, composante théorique qui peut s’apparenter à ce que nous qualifions ici de « conceptuel ». Ainsi, on pourrait reprendre pour nous les mots qui terminent le chapitre de Popper consacré au « problème de la base empirique », la métaphore employée résumant adéquatement la position défendue ici :
La base empirique de la science objective ne comporte donc rien d’« absolu ». La science ne repose pas sur une base rocheuse. La structure audacieuse de ses théories s’édifie en quelque sorte sur un marécage. Elle est comme une construction bâtie sur pilotis. Les pilotis sont enfoncés dans le marécage mais pas jusqu’à la rencontre de quelque base naturelle ou « donnée » et, lorsque nous cessons d’essayer de les enfoncer davantage, ce n’est pas parce que nous avons atteint un terrain ferme. Nous nous arrêtons, tout simplement, parce que nous sommes convaincus qu’ils sont assez solides pour supporter l’édifice, du moins provisoirement. (Popper : 1978 : 111)
Une réalité facilement lisible
14Disposition, au sein de l’espace social, d’une “manière de dire les choses” quasi naturelle, car se fondant sur un contingent de mots dont la manipulation est fortement instituée et assimilée : on peut comprendre ainsi, d’abord, le rapport des journalistes au terrain ou, plus précisément, la façon dont ils recueillent couramment leurs données. Les extraits d’entretien qui suivent en témoignent.
Nathalie : par exemple, on nous appelle pour nous dire, comme c’est arrivé il y a quinze jours de ça, bon parce qu’on a un réseau dans les quartiers, allo, il y a les flics ils viennent d’arriver qui ont molesté un gamin qui tirait à la carabine à plomb, bon. Cédric y va, il fait l’article. On traite un fait divers là. […] Avec trente élèves par classe en maternel. Dans un quartier comme le Jas de Bouffan, c’est vraiment infernal pour les professeurs et les parents sont très inquiets là, donc il y a une levée de boucliers. On reçoit l’info… des parents d’élèves. C’est-à-dire que, au niveau du Jas de Bouffan, on avait un réseau qui s’était mis en place depuis des années puisqu’on avait travaillé longtemps avec eux. Donc, on va sur le terrain. On relève la situation etc. […] Regardez, hier je comptais faire un article sur ce qui se passe à la CPA […] c’est un article qui est quand même assez problématique hein, donc ça fait une semaine, quelques jours que j’y suis dessus et puis d’un coup il y a cette manifestation des anesthésistes, des infirmiers-anesthésistes. Qu’est-ce qui est primordial ? C’est l’actualité. Donc on va voir les anesthésistes, on fait l’article, et puis la CPA bah c’est reporté. […] bon vous avez une inauguration. D’un rond-point ou je sais pas quoi. N’importe quoi, ça n’a pas vraiment beaucoup d’importance. Vous pouvez pas faire passer l’article… vous pouvez là… il y a pas de problème, vous faites un papier pour décrire ce qui s’est passé. Donc là ça ne nécessite pas qu’on remette en cause les sources etc. C’est un papier qui se fait en une heure deux heures. Basta. Cédric : Évidemment, si quand on arrive à la Pinette, il y a des gens qui vous disent ah non mais c’était pas une carabine à plomb, c’était un bazooka. Forcément, l’angle il change automatiquement. C’est plus « la police a interpellé un jeune qui avait pistolet à eau » mais c’est « des jeunes qui prennent un bazooka et qui terrorisent la cité la Pinette ».
15L’important est ici de considérer combien le journaliste peut se contenter, pour produire son article, d’un rapport minimal ou ‘succinct’ au phénomène, au sens où une confrontation unique suffit à en garantir l’élaboration. Il n’y a qu’à « aller sur le terrain », « voir les anesthésistes » et « relever la situation ». L’article à rédiger ne demande pas davantage d’enquêtes. Loin d’attenter aux méthodes de travail d’une profession, la remarque doit valoir pour illustrer un certain usage des mots : l’inutilité de passer plus de temps sur le terrain tient non pas à ce que le journaliste se limite aux apparences des événements qui lui font face, mais à ce qu’il est des mots dont le degré accru d’incorporation rend leur utilisation évidente et, à l’observation des phénomènes, comme immédiate. Fait à la fois par trop familier et élémentaire pour être interrogé, il faut rendre compte dans sa pleine mesure de cette disposition ou ‘faculté’ commune à mettre en mots les phénomènes, propension quasi instantanée à déterminer un produit propositionnel à partir de la simple considération d’une réalité.
Les conditions d’un processus propositionnel collégial
16Parce que cette qualité d’institution attenante à certains recours propositionnels peut faire non seulement qu’ils sont profondément assimilés mais encore d’un usage largement répandu, on peut comprendre en outre la pratique récurrente consistant, pour les journalistes, à reprendre la parole des acteurs rencontrés sur le terrain. Quand elle est réalisée, cette propriété du matériel représentationnel à tenir lieu de faits peut trouver à s’accomplir non pas uniquement dans le cadre d’un travail solitaire mais entre de multiples interlocuteurs, en offrant la possibilité de se communiquer des propositions jugées valables de part et d’autre. De là la pratique courante des reportages consistant à reprendre directement les propos d’individus rencontrés sur le terrain. Un extrait choisi aléatoirement dans une édition du journal télévisé de TF1 en fait bien montre :
Première cartouche, première prise, et quelle prise, un beau lièvre de près de quatre kilos. Leur chien en première ligne dans la brume matinale de la campagne picarde, Jérôme et ses parents, Renaud et Marie, sont aux aguets, eux qui attendaient l’ouverture de la chasse avec tant d’impatience. « Bah écoutez, ça fait à peine un quart d’heure qu’on chasse et les chiens ont eu la chance de sentir un lièvre et, à demi arrêt, le lièvre a sauté puis un coup de fusil a suffi. »« C’est être dans la nature, rechercher le gibier et puis être là en communion quoi. » Et voilà un faisan qui a eu de la chance, la famille Pousy, comme tous les chasseurs de Neuilly, n’a pas la gâchette facile et surtout respecte les quotas, un lièvre par chasseur pour toute la saison et un faisan par jour de chasse. « On est sur un territoire. Le gibier est un gibier sédentaire donc avant tout responsabilité gestion, de façon à pouvoir réaliser notre passion pendant encore de longues années. » Une perdrix, un faisan, un pigeon et deux lièvres, sacré tableau de chasse pour Jérôme et son père, et c’est maintenant à la cuisinière de la famille de prendre le relais. « Alors le lièvre, de deux choses l’une, ou vous pouvez le faire en civet si c’est un jeune lièvre. Si c’est un vieux lièvre je vous conseille de faire du pâté moi parce que c’est plus fort en viande. Maintenant le faisan, vous pouvez faire un faisan au jus, avec des raisins, vous pouvez l’agrémenter avec du raisin. » De quoi donner l’eau à la bouche, la chasse au gibier est ouverte chaque dimanche, jusqu’au 28 février.
17Au sein des entretiens, les journalistes font eux-mêmes montre de cette pratique d’appropriation de propos trouvés sur le terrain.
Intervieweur : Et par exemple, là je lisais dans l’édition du jour quelque chose, le neveu qui a tué son oncle, vous comment ça se fait ça, surtout concrètement ? C’est-à-dire qu’on appelle le policier qu’on connaît et…
Nathalie : Ouais en principe, alors…
Cédric : Bah pour les faits divers c’est théoriquement on appelle le commissariat qui va lui nous donner les faits, nous donner également sa version…
Nathalie : Attends. Mais le problème c’est que nous on fait pas les faits divers sur notre édition.
Cédric : Oui. Mais c’est en général.
Nathalie : En général quand on fait de la PQR, tous les soirs on doit appeler le commissariat, les pompiers, les gendarmeries avoisinantes, pour avoir la liste des faits divers.
PQR ça veut dire quoi ?
Cédric : Presse quotidienne régionale.
D’accord. Et quand vous disiez que vous faisiez pas ça c’est que…?
Nathalie : Parce que nous on le faisait avant, mais à partir du moment où le commissaire à changer, on n’a plus eu nos entrées et…
Cédric : ça dépend les contacts, parce que ça dépend on va dire aussi les accointances, on peut appeler ça comme ça, avec… en gros politique, de part la mairie, avec les différents…
Nathalie : Non, c’est pas par rapport à la mairie, c’est par rapport au commissaire directement. Avant quand il y avait le commissaire, je crois qu’il s’appelait Chalopin, avec lui on téléphonait on avait les faits divers tous les soirs. À partir du moment où il est parti, bah ça a été fini quoi.
Nathalie : Bah les mecs qui sont là, qui nous racontent comment… Prenons par exemple l’anesthésiste. Le type il est là. Il me raconte ce qu’il fait. Moi je sais pas ce qu’il fait, puisque je suis journaliste et je suis pas infirmier-anesthésiste. Donc il me dit bah voilà il y a des gardes, c’est insupportable, patati patata. Bon je remets pas en cause ce qu’il dit, mais par contre je sais qu’aussi au niveau national il y a une véritable problématique. Donc, on relie ce qui se passe au niveau local, au niveau national, mais ce qu’il me… Quand il m’explique… Pour que l’article soit intéressant, ce que les gens aiment retrouver, c’est une histoire. Donc, je vais faire parler l’infirmier-anesthésiste sur son histoire, ce qu’il vit, c’est quoi sa façon de pratiquer, sa spécialité. Donc, là, moi je suis dans le témoignage… e témoignage dans un contexte national.
Nathalie : Bon par exemple si vous faites un témoignage sur un mec qui est surendetté, d’accord ? Bon, vous allez essayer de lui faire expliquer bah c’est quoi votre vie. Alors le mec va vous expliquer des trucs, ça va être horrible, mais il va falloir que vous ayez le plus d’informations possible pour donner à votre lecteur la réalité de la vie de ce type qui se retrouve en surendettement.
18Joindre, au commissariat ou chez les pompiers, certains « contacts » afin d’obtenir un compte rendu des faits divers récents. Ou interviewer des acteurs sur leur vie afin de donner une certaine chair et une certaine densité aux articles. C’est dire que le propos indigène tiré à même le terrain peut tenir une place au sein de l’article, non pas en tant que donnée à analyser, comme ferait par exemple un sociologue ou un linguiste d’une parole d’acteurs, mais bel et bien à titre informatif, comme un matériau contribuant lui-même au travail de représentation. On comprend qu’une telle mise à profit des discours indigènes par les journalistes procède d’une espèce d’institution qui, quand bien même elle n’est pas totale – la rédaction en chef pouvant toujours réordonner selon sa volonté l’information fournie – permet qu’on s’en remette parfois à la parole d’autrui pour témoigner d’un phénomène. Se dit par là l’existence de recours propositionnels suffisamment usés et acquis pour qu’on laisse à l’autre le soin de rapporter un phénomène auquel on n’a pas soi-même assisté. La reprise de dépêches AFP par Nathalie de même que la reprise de « flux » internet par Nathan, ou encore l’utilisation par Elias de documentations extérieures pour informer ces articles, expriment toujours le recours possible à des formules instituées, modalités éprouvées faisant que, pour façonner la représentation d’une réalité, on peut se reposer sur des propositions primitivement produites, la nécessité de se confronter soi-même au phénomène pour le traiter se trouvant dans ces conditions repoussée.
Intervieweur : Et du coup la… si on peut dire la séparation entre ce qui est du local et par exemple ce qui se passe à l’Assemblée Nationale… du coup là vous avez un correspondant qui…?
Nathalie : Non là c’est l’AFP.
Et du coup l’AFP est-ce que ça renvoie aussi à tout ce qui écrit dans votre journal mais qui n’est pas signé ?
Nathalie : Exactement ouais. Ce qui n’est pas signé c’est l’AFP. Ou bien quand c’est pas signé de chez nous, ce sont des communiqués de la ville, voilà.
Intervieweur : Et ça veut dire que, grosso modo, est-ce que chaque article que tu écris correspond à un déplacement pour toi sur un terrain… tu vois ce que je veux dire, est-ce que c’est toujours une confrontation au terrain entre guillemets, ou alors est-ce qu’il y a des articles qui viennent plus de toi-même… c’est le rapport au terrain qui me…
Elias : Alors pas forcément parce qu’en économie c’est pas forcément un rapport au terrain c’est-à-dire qu’il est possible en économie en recevant des données ou en allant en chercher notamment sur internet de pouvoir bâtir des papiers. […] Tu vois aujourd’hui j’ai fait deux mille cinq cents signes sur une étude de l’INSEE qui s’étale sur 16 pages.
Nathan : en général je fais la recherche d’infos le soir à 22 heures, donc… bah ça consiste à j’ai mon flux d’actus, j’utilise google reader. J’ai mon flux d’actus comme ça avec 150 actus et puis bah je les passe en revue et je coche celles qui me semblent intéressantes pour le lendemain. Comme ça je sais le soir ce que je vais traiter le lendemain matin quoi. Donc quand je me lève, au lieu de passer trois quarts d’heures à faire de la recherche, faire un ou deux articles et être à la bourre, bah en une heure j’arrive à faire 3-4 articles et… et voilà. […]
Et je veux dire une dernière question mais cette lecture de flux enfin ça prend combien de temps grosso modo ? Le soir tu me disais que ça te prenait une heure c’est ça ?
Ouais moi j’y passe vraiment…
Disons combien d’articles tu lis du coup tu vois… pour effectuer cette lecture ?
Je pense que… Alors en moyenne j’ai… Je reçois 2000 articles par jour. J’en lis je lis 2000 titres.
Tu lis 2000 titres.
Ouais. D’un coup d’œil hein, en diagonale… Et en article article vraiment je vais en… là-dessus je vais en lire je sais pas 10… 5 %… articles entiers. 5 % auxquels je rajoute bah regarde par exemple je lis tous mes titres. Je repère facebook credit. Je vais lire ce truc et je vais ensuite aller dans un autre système pour regarder tous les autres sites qui parlent de facebook credit mais que j’aurais pas lu dans mon truc. Donc au final quand je trouve un sujet je vais lire cinq articles, donc je sais pas ouais… j’en lis je dois lire une centaine d’articles de mon flux et en tout, en tout je dois lire cinq cents articles par jour peut-être.
500 articles par jour…
En diagonale. En diagonale… mais ouais ouais à peu près. En fait plus tu travailles l’actu, plus t’as pas besoin de lire l’article entièrement, parce que le coup du procès dont je te parlais tout à l’heure si je repère exactement les peines qu’il y a eues et machin, tout le reste je le sais. J’ai plus qu’à écrire tu vois, j’ai pas besoin de lire tout l’article. Parce que le reste c’est du blabla, c’est lui qui va rappeler les trucs, qui va… enfin qui va faire le boulot que je vais faire aussi en fait, donc
19On peut de même référer aux propos de Nathalie lorsque celle-ci évoque la possibilité de recourir à des correspondants extérieurs – lesquels sont chargés de couvrir l’actualité des villages alentours – ou lorsqu’elle décrit sa manière de collaborer avec ses journalistes. Du point de vue indigène, se dit surtout alors une division du travail qui est fonction, si l’on peut dire, du potentiel polémique du sujet traité : point n’est besoin pour elle d’intervenir s’il est seulement question, selon ses propres mots, de traiter des « cent ans de la mémé du coin » ; de cela les correspondants peuvent se charger. À l’inverse, ce n’est pas le rôle de ces contributeurs que de couvrir l’actualité politique, de même qu’il lui revient systématiquement de revenir sur les productions de ses journalistes, pour peu que celles-ci traitent de questions propices à susciter la polémique.
Nathalie : Alors on a des correspondants, des correspondants dans les villages environnants… des correspondants qui font le week-end. Pour le journaliste, bon la correspondance de village, c’est essentiellement… C’est pas du tout polémique alors c’est essentiellement les cent ans de la mémé du coin. L’inauguration je sais pas de la bibliothèque, la rencontre… C’est la vie des activités en fait du village et la vie… Voilà c’est la vie de la commune… Quand il s’agit, bon… quand il s’agit d’articles un peu plus polémiques, ça passe forcément par l’agence, et par moi, voilà. […] Non parce que, au niveau des correspondants pas vraiment parce que les correspondants ne sont pas amenés à faire des articles politiques. Voilà. La correspondance du village c’est vraiment bah la vie du village quoi. Les articles politiques sont confiés aux journalistes de l’agence.
Intervieweur : C’est-à-dire il y a toujours votre œil quand même, au final sur un article produit en interne ?
Nathalie : En principe oui mais sur sur… Ouais mais sur les gros articles… On va dire, faut être clair parce que je me désengage de plus en plus. Sur les gros articles vraiment polémiques, là il y a pas de problème, on va le relire ensemble, on va en parler, on va dire « attends là non, pourquoi… » Parce que vous le sentez… Quand vous avez l’habitude, vous écrivez une phrase, vous savez que cette phrase va faire polémique. Et vous savez exactement… parce que… je veux dire qu’après… Je veux dire que tout ce que vous écrivez, quand vous écrivez un article, que vous êtes rodé, ça fait tellement longtemps que vous savez là où ça va faire mal quoi… concrètement. Donc il y a pas de hasard hein, vous savez très bien où vous mettez les pieds. Donc à partir de là, c’est certain que sur des gros articles comme celui que Cédric est en train de faire, je vais le relire. On va se voir. Je vais lui dire qu’est-ce t’en penses, non, nanana… Il va peut-être le refaire, peut-être je vais le modifier moi… Voilà. Là-dessus… Mais bon sur des articles genre on va fermer la bibliothèque pendant quinze jours, bon bah Aurélia le traite et elle se démerde quoi enfin il y a pas de… Là-dessus…
20Sujets polémiques – par exemple articles politiques – ou non – « la vie du village » : il y a certes dans ces multiples divisions du travail – aussi bien entre les correspondants et ce qui doit nécessairement « passer par l’agence », qu’en interne entre les sujets que les journalistes peuvent couvrir en solo et ce sur quoi la rédactrice en chef doit revenir à tout coup – le fait d’une différence d’objets, entre d’un côté des articles usuels et triviaux et, de l’autre, des problématiques requérant le support d’une expérience professionnelle plus confirmée. Mais il faut voir aussi ce qui traverse cette segmentation du travail et qui ici nous intéresse : la disposition générale d’un matériel conceptuel institué qui est ce par quoi des ‘faits’ sont communément reconnus et qui permet que chacun, à un niveau ou à un autre, prenne part à l’entreprise propositionnelle.
21On peut sans doute considérer d’un point de vue épistémologique l’interrelation entre les faits et l’explication des faits, entre un niveau empirique et un théorique, questionner les conditions faisant qu’on passe de l’un à l’autre et les retombées heuristiques que l’opération procure. Encore peut-on, empruntant une perspective ontologique, se préoccuper du type de réalité qu’on atteint par l’un et l’autre type de propositions. Ici, on voudrait plutôt faire valoir toute l’opportunité qu’il y a à rapporter ces questionnements au fondement social qui constitue toujours le substrat des propositions. Telle orientation n’est possible que si l’on concède, opérant la rupture d’avec le sens commun, lequel n’est sans doute dans ce cas pas moins prégnant chez les professionnels de la science qu’ailleurs, d’abandonner toute approche référentielle des propositions, soit tout abord fondé à les rapporter d’une façon ou d’une autre à la réalité des phénomènes, afin de tourner l’attention sur les acteurs et leurs usages propositionnels. Ainsi s’offre-t-on d’ouvrir la voie à une mise en question de ce qui ailleurs demeure in-questionné, car au principe-même du questionnement adopté : il ne faut pas déjà interroger les faits ou spéculer sur la valeur heuristique ou ontologique qu’ils représentent mais, plus en amont, questionner la possibilité même des « faits », autrement dit la possibilité que les acteurs reconnaissent des faits, que certains dits et écrits paraissent « empiriques » et constituent du point de vue indigène une expression si irrésistible des phénomènes. En son temps, Durkheim remarquait justement combien le fait de n’éprouver aucune contrainte n’implique pas que nos actes soient dépourvus de tout conditionnement social. Ici en effet, l’évidence qui accompagne les propositions factuelles, loin d’être le signe d’une naturalité qui les caractériserait, s’avère bien plutôt le résultat d’une inscription profonde de tels usages en la personne des acteurs.
Notes de bas de page
1 Thérèse Raquin, E. Zola, cité par J.-M.Adam (1993 : 18).
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