Réception de la poésie des troubadours dans l’espace culturel roumain
Lectures et traductions après 1970
p. 103-113
Texte intégral
1Fort concurrencées par l’intérêt pour la littérature arthurienne, les études roumaines consacrées aux troubadours se sont pourtant frayé un chemin après les années 1970, notamment en milieu universitaire bucarestois. Par ailleurs, le premier ouvrage qui réunit des traductions des poèmes troubadouresques paraît en Roumanie en 1979, étant suivi, en 1980, par une anthologie bilingue où l’on retrouve un nombre important de versions roumaines pour des pièces appartenant aux troubadours du Midi, mais aussi pour d’autres, attribuées à des troubadours italiens et portugais, de même qu’à des trouvères et à des minnesängers.
2Notre intervention1* aura pour objet l’examen critique des lectures roumaines dont la lyrique d’oc a bénéficié depuis 1970 jusqu’à présent, qu’il s’agisse des chapitres qu’on lui a réservés dans les histoires littéraires universitaires, des thèses de doctorat qui ont approfondi l’analyse des topoï troubadouresques, tantôt dans leur articulation au niveau des cansós, tantôt en étroite relation avec le contexte socio-historique et culturel où la cortezia est née, ou des études comparatives entre certaines formes poétiques cultivées par les troubadours et la création folklorique roumaine. Nous n’ignorerons pour autant ni la place que les dictionnaires littéraires réservent à la lyrique d’oc, ni les études focalisées sur la symbolique de certains topoï fictionnels, dont l’origine se trouve dans la littérature en langue d’oc, tel le topos du « cœur mangé », qui, repris ensuite dans la littérature en langue d’oïl, voire diffusé vers d’autres aires géographiques, est devenu une véritable figure de la subversion des normes dans l’imaginaire médiéval. Pour donner une idée plus claire de la manière dont ces regards critiques ont su intégrer différentes directions de recherche promues dans le champ des études littéraires à l’étranger, nous avons choisi de les présenter en diachronie.
3Notre contribution visera également les traductions roumaines mentionnées ci-dessus, car nous voulons mettre en lumière les choix que les traducteurs ont faits pour rendre en roumain la spécificité de la poésie d’oc.
4Compte tenu du repère que nous venons de préciser, à savoir l’année 1970, on peut affirmer que le premier manuel ou cursus universitaire bucarestois consacré à la littérature française médiévale a paru en 1973, avec pour auteur Sorina Bercescu2, à l’époque maître de conférences titulaire au Département de français. Rédigé en français, repris et enrichi en 1975, ce manuel se veut une synthèse des œuvres littéraires du Moyen Âge et le chapitre sur la poésie des troubadours laisse transparaître lui aussi cet esprit de synthèse. En effet, Sorina Bercescu y définit brièvement la création troubadouresque, la mettant en rapport avec le phénomène courtois et l’illustrant par quelques noms sur lesquels elle fournit les informations biographiques et critiques essentielles : Guillaume IX, Jaufré Rudel, Bernard de Ventadour, Bertrand de Born, Marcabru.
5Une année plus tard, en 1976, un traducteur illustre, Romulus Vulpescu, qui s’est intéressé aussi à la création villonesque, a publié les traductions roumaines de quelques pièces lyriques des troubadours et trouvères dans le numéro 58 de la revue littéraire Vatra3. Même s’il ne s’agit pas encore d’un recueil, c’est une tentative notable pour réunir plusieurs noms représentatifs, tels Guillaume IX, Bertrand de Born, Jaufré Rudel, Conon de Béthune, Guiot de Dijon et Rutebeuf, tentative qui témoigne d’un certain intérêt pour la poésie troubadouresque dans les milieux à la fois des universitaires et des traducteurs. Par la suite, cet intérêt va croissant, de sorte que, en 1979, Sorina Bercescu publie, à Bucarest, avec son mari, Victor Bercescu, traducteur lui-même, la première anthologie4 qui réunit des traductions roumaines de la création troubadouresque, sur lesquelles nous allons revenir plus tard. Le volume comporte aussi une étude introductive en roumain, une synthèse plus ample, en fait, par rapport au chapitre qu’on retrouve dans le manuel de 1975, qui s’arrête plus longuement sur la genèse de la poésie troubadouresque, en étroite relation avec le phénomène courtois, sur les hypothèses quant à sa naissance, sur la thématique et les principales formes poétiques cultivées. De plus, les versions en roumain sont précédées de fiches biographiques qui ont pour point de départ les vidas occitanes, même si l’on souligne le caractère imaginaire de bon nombre de ces productions. Il faut rappeler, d’ailleurs, que les traducteurs ont réuni dans ce recueil non seulement des pièces appartenant aux troubadours (une vingtaine), mais également trois chansons populaires et une pièce attribuée à une trobaïritz, la Comtesse de Die. À la fin du recueil, certains aspects historiques, géographiques, voire linguistiques sont précisés par l’intermédiaire des notes explicatives pour un public pas nécessairement constitué de spécialistes.
6Une année après, en 1980, une seconde anthologie paraît, à Cluj cette fois-ci, la ville la plus importante de Transylvanie, qui propose une perspective différente, non seulement parce que le traducteur, Teodor Boşca5, choisit un répertoire plus vaste, allant au-delà des cansós6, mais également parce qu’il l’enrichit des versions roumaines qu’il propose pour un nombre important de pièces attribuées à des troubadours italiens et portugais, de même qu’à des trouvères et à des minnesängers. Un autre point fort de ce recueil procède du fait que la traduction roumaine est doublée en miroir par le texte occitan, offrant ainsi le poème original aux lecteurs désireux d’approfondir le sujet. Enfin, le péritexte y est plus développé, car, outre une préface très riche, le traducteur cherche à offrir des informations biographiques, historiques et/ ou littéraires sur chaque poète, dans une sorte de chapeau placé avant les versions roumaines.
7Pour ce qui est de la traduction en tant que telle, la seconde anthologie choisit une langue à l’aspect archaïsant, fort redevable au folklore, au niveau lexical autant qu’au niveau des structures syntaxiques, ce qui rend mieux, à notre avis, la spécificité des pièces troubadouresques. À l’inverse, dans la première anthologie, le choix se porte plutôt sur une langue moderne, du point de vue des structures, même si, au niveau lexical, on identifie là aussi des archaïsmes. En ce sens, nous avons choisi pour exemple la sextine d’Arnaut Daniel, car, étant traduite dans les deux anthologies, on peut mieux en cerner les différences :
Lo ferm voler qu’el còr m’intra
No’m pòt ges bècs escoissendre ni ongla
De lauzengièr, qui pèrt per mal dir s’arma ;
E car non l’aus batr’ ab ram ni ab verga,
Sivals a frau, lai on non aurai oncle,
Jauzirai jòi, en vergièr o dinz cambra7.
Dorinţa care-n inimă îmi intră, N-o poate zmulge ciocul şi nici unghia Clevetitorului, ce-şi pierde astfel sufletul, Şi ne-ndrăznind să-l bat cu ramul sau nuiaua, Pe ascuns, aşa, să nu mă vadă unchiul, Vesel voi fi-n livadă sau odaie. |
Când vrerea-n piept îmi intră, nu pot prin grai s–o sfarme, nici cu unghii cei prefăcuţi, ce pierd prin bârfă suflet ; cu ram cum nu-i pot bate, nici cu vargă, pe-ascuns, pe-acolo unde n-am vreun unchi, m–oi desfăta, prin crîng sau prin odaie. |
8Si l’on examine la première cobla, on constate, en effet, que la première traduction se sert d’un lexique et de structures syntaxiques modernes, proches de notre époque, alors que la seconde traduction privilégie un niveau lexical archaïsant. Le nom vrerea, par exemple, est privilégié par Teodor Boşca au détriment de son équivalent littéraire dorinţa (qui traduit le désir, la volonté ou voler en occitan). Grai, un autre terme archaïsant, est employé, bien qu’il soit dépourvu de la connotation négative de mal dir, à la place de limba (la langue). De même, s[ă] sfarme, l’équivalent roumain du verbe écraser, au mode conjonctif (subjonctif), comporte un trait littéraire propre au folklore, tout comme le nom vargă (la verge), employé au détriment de bâton ou de rameau, ou encore le nom odaie, équivalent de la chambre (l’occitan cambra), que les traducteurs préfèrent au détriment de cameră (chambre), terme moderne mais nullement poétique. La tendance de Teodor Boşca à privilégier une langue à l’aspect archaïsant est évidente également au niveau des constructions verbales, telle la forme populaire m-oi desfăta, qui traduit le futur de l’indicatif du verbe pronominal « a se desfăta » (se délecter, s’épanouir en délices), jugée plus expressive pour rendre le jòi occitan que la structure verbale vesel voi fi, constituée quant à elle à partir du verbe être au futur de l’indicatif, à la première personne du singulier (voi fi), précédé par l’adjectif vesel (joyeux).
9L’envoi de la sextine permet d’envisager à son tour des attitudes différentes dans la manière dont les traducteurs entendent rendre la spécificité du texte médiéval occitan. Plus précisément, dans la première traduction, on préfère garder le senhal tel quel (DEZIRAT), mis en évidence du point de vue graphique au moyen des majuscules, mais on l’explique ensuite dans une note. Au contraire, Teodor Boşca préfère le traduire en roumain par le terme d’origine slave Drag (le bien-aimé, l’amoureux), qui conserve la majuscule, dont la signification en tant que senhal de Bertrand de Born est une fois de plus glosée dans une note :
Arnautz tramet sa chanson d’ongl’ e d’oncle,
A grat de liès que de sa verg’ a l’arma,
Son Desirat, cui prètz en cambra intra8.
Arnaut trimite cîntul spre unchi şi unghii
Să-i placă celei ce nuiaua-i ţine loc de suflet Lui DEZIRAT, a cărui faimă în odaie intră ! |
Vers mînă-Arnaut de unghii şi de unchi,
Cu voia ei, ce-n vargă pune suflet, la al său Drag, har ce-n odaie intră. |
10En 1981, le Département de français de l’université de Bucarest publie, sous la direction d’Angela Ion, le plus actif de ses directeurs, bien que l’époque fût alors peu favorable à l’édition de livres en langues étrangères, une Histoire de la littérature française9, en trois tomes, dont le premier, qui traite de la littérature du Moyen Âge et de la Renaissance, accorde une large place à la poésie des troubadours et des trouvères. En effet, bien que rédigé une fois de plus par Sorina Bercescu, ce chapitre s’emploie, à la différence du cours de 1975, à explorer plusieurs facettes du phénomène littéraire en question, probablement sous l’emprise des études françaises qui avaient paru à ce sujet, tel le livre d’Henri-Irénée Marrou, Les Troubadours, qu’elle a traduit peu après10 et dont elle a signé aussi une postface. Cette histoire littéraire a été rééditée en 1982 (Bucarest, Éditions Didactică şi Pedagogică), ce qui lui a assuré ensuite une diffusion plus large dans tous les centres universitaires du pays, comme ouvrage de référence pour les cours dispensés. Ayant pour public-cible les étudiants de la Faculté des Langues Étrangères, ce chapitre a une visée théorique, ne renvoyant que rarement aux corpus ; on y trouve la définition des termes troubadour-trouvère par le recours à l’étymologie, le phénomène courtois et les facteurs économiques, sociaux, culturels qui ont favorisé son éclosion, y compris les facteurs religieux (la faible autorité de l’Église dans le Midi), l’amour courtois et les valeurs qu’il suppose, la thématique, les formes poétiques cultivées, les formes du trobar, des thèses sur l’origine de la poésie troubadouresque, de brèves fiches pour une dizaine de troubadours et pour la comtesse de Die, censés illustrer ce phénomène.
11C’est toujours en 1982 qu’une partie des membres du même département de l’université de Bucarest proposent un Dictionnaire historique et critique de la littérature française11, sous la direction de l’infatigable Angela Ion, mais qui vise cette fois-ci le public roumain en général, et pas seulement les lecteurs francophones (pourtant beaucoup plus nombreux alors qu’ils ne le sont à présent), puisqu’il est rédigé en roumain et publié dans une maison d’édition à distribution nationale, nullement confinée dans le domaine des recherches ou des publications universitaires, même si le haut niveau scientifique des auteurs transparaît nettement dès les premières lignes. Les deux premières parties du dictionnaire, qui recouvrent le Moyen Âge et la Renaissance, ont pour auteur un autre spécialiste du département, Luminiţa Ciuchindel, qui avait fait un stage doctoral à Poitiers, sous la direction du professeur Pierre Bec, ce qui explique la présence de nombreuses références à une exégèse mise à jour en la matière, comme on le constate dans les commentaires critiques qui accompagnent la fiche bio-bibliographique de chaque écrivain, y compris dans le cas des troubadours, de même que les relations complexes établies entre les œuvres d’une époque.
12L’aboutissement de ces efforts a été, en 1982, la thèse de doctorat de Luminiţa Ciuchindel (à l’époque maître-assistant titulaire au département), consacrée à la poésie des troubadours de la génération de transition, 1100-1150 et dont le titre est Esthétique et rhétorique dans la poésie lyrique des premiers troubadours12. Fruit d’un stage doctoral au Centre d’Études supérieures de Civilisation médiévale à Poitiers, sa démarche vise, d’une part, à approfondir l’analyse des topoï, selon le modèle promu par les études du professeur Pierre Bec, et, d’autre part, à mettre en lumière comment leur agencement, propre à chaque forme poétique, est régi par un impératif rhétorique et à la fois esthétique, hérité de la Poétique d’Aristote. Cela revient à dire que l’auteur de la thèse se donne pour tâche non seulement d’identifier et de classer les topoï conçus comme des unités de contenu sémantique qui se font jour dans les chansons des premiers troubadours – Guillaume IX, Jaufré Rudel, Bernart Marti, Cercamon –, mais aussi d’étudier les relations syntagmatiques qu’ils entretiennent et les changements de contenu sémantique qu’entraîne chaque axe combinatoire.
13En effet, Luminiţa Ciuchindel propose une classification systématique des topoï selon le nombre maximum de traits récurrents, à partir de laquelle on puisse définir un type poétique doué d’une dominante. Plus précisément, elle pose l’existence de deux paradigmes : d’une part, les topoï primaires13, ou de premier degré ou encore monotypes, tels le topos saisonnier (exorde) ; l’éloge de la femme aimée ; les topoï : joy, dolor, largueza, mercé, mezura, joven, valor, pretz, onor, poder, proeza ; les topoï de la vérité, du mensonge, de la sagesse, de la folie, du devoir, etc. D’autre part, elle souligne les topoï secondaires, ou de second degré, qui « jouent le rôle d’ » intensificateurs », ajoutant une tonalité d’insistance à la portée signifiante des topoï primaires14 » : le virtuel joy – plénitude espérée de la fin’amor – est intensifié par opposition avec la dolor – dominante affective de la cansó –, à l’intérieur du topos antithétique possession /vs/ privation, avec ses dérivés espoir /vs/ désespoir ; accompli /vs/ inaccompli ; maintenant /vs/ jamais ; proximité /vs/ éloignement ; bien /vs/ mal, « aimer sans être aimé » ; apparence / vs/ essence ; virtuel /vs/ réel, cette dernière opposition se manifestant, le plus souvent, par l’intermédiaire d’une autre, à savoir sommeil /vs/ veille.
14On démontre, en outre, que les relations établies entre les topoï peuvent être fondées sur des « rapports allusifs » ou sur « l’effet métonymique », des rapports « d’inclusion – substitution par médiation ». À titre d’exemple, Luminiţa Ciuchindel renvoie à l’identification de la femme aimée au joy d’aimer, procédé métonymique fréquent chez les plus anciens troubadours, comme dans toute la Chanson IX de Guillaume IX d’Aquitaine15, dans la Chanson III de Jaufré Rudel16 (« Totz los vezis apel senhors/ Del renh on sos joys fo noyritz », strophe IV, v. 25-26), ou dans la Chanson V de Cercamon17 (« Qu’us joys d’amor me reverdis e’m pays/ E pueso jurar qu’ano ta bella no fos », strophe VII, v. 39-40). L’équivalence s’explique, selon l’auteur, par un transfert sémantique :
il faut renoncer à la substance motivationnelle du joy au profit de la projection de ses traits caractéristiques – les sèmes fondamentaux qui se trouvent dans la mouvance de la fin’amor – sur l’objet qu’il signifie – la femme aimée –, selon la relation de cause à effet impliquée dans le processus de substitution propre à la métonymie18.
15Selon un autre critère, à savoir la « géométrie » réalisée par les topoï à la surface du texte, Luminiţa Ciuchindel distingue, d’une part, les topoï-monômes ou monovalents (joy, joven) et, d’autre part, les topoï-binômes, répartis en chaînes synonymiques ou antinomiques, dont les termes – monômes constitutifs sont bivalents ou polyvalents, selon l’ordre syntagmatique et paradigmatique (joy / vs/ dolor)19.
16Pour mieux illustrer ce genre d’analyse, l’auteur de la thèse présente, sous forme de diagramme, la répartition des enchâssements topiques dans la Chanson I de Cercamon. Or, ce diagramme est censé dévoiler l’existence de deux isotopies fondamentales – la soumission et la requête courtoise –, dont le pivot est l’antinomie possession /vs/ privation, essence même de la dialectique du joy et de la dolor20. L’étude des réseaux topiques dans les autres cansós de Cercamon met par la suite en lumière une récurrence particulière des formules consensuelles stipulées par les obligations contractuelles de l’hommage courtois. Pourtant, l’auteur de la recherche souligne que l’attitude de ce poète diffère de celles de Guillaume IX et de Jaufré Rudel, car, si dans la poésie de Guillaume IX, le schéma du service amoureux est calqué sur le service féodal, dans les cansós rudelliennes, ce genre de relation se dilue jusqu’à perdre apparemment tout lien qui l’attache à la réalité sociale21. Ayant pour point de départ une analyse régie par les concepts de la sémantique lexicale, Luminiţa Ciuchindel réussit donc à déceler les conceptions divergentes qui se cachent derrière un formalisme apparemment immuable tel qu’il se fait jour dans la création troubadouresque.
17Dans la deuxième partie, elle va plus loin encore, proposant d’envisager la topique comme « une garantie de la mise en œuvre de l’argumentatio, une source dont le troubadour tire des arguments en vue de la persuasion, puisqu’il est impliqué dans le discours en qualité de “demandeur”, de “défenseur” et de “témoin”22 ». La raison pour laquelle l’auteur emprunte cette direction, qui anticipe, selon nous, les approches pragmatiques ultérieures, s’appuie sur le fait que l’aire poétique troubadouresque était située à proximité des foyers de traductions des ouvrages scientifiques, philosophiques, politiques, éthiques d’Aristote – l’Espagne et la Sicile – par des érudits arabes et juifs, selon les textes grecs et arabes. Quant à la traduction de la Poétique d’Aristote, effectuée au ixe siècle par le Syrien Ishaq ibn Husain, suivie d’une traduction arabe du xe siècle, elle fut très probablement découverte par voie pyrénéenne. Or, comme le démontre brillamment par la suite Luminiţa Ciuchindel, les troubadours ont connu les règles de la Poétique et s’en sont servis dans la construction du discours poétique, pour agencer les topoï de manière à faire répondre chaque pièce à une triple exigence : docere – delectare – movere23, l’acte créateur étant lui-même subordonné à un but à la fois esthétique et éthique.
18Luminiţa Ciuchindel est aussi l’auteur de treize articles sur la poésie des troubadours, la plupart issus de communications présentées lors de colloques ; je tiens à en rappeler trois : « Mihai Eminescu et la poésie médiévale. Une modalité d’approche topique de la poésie lyrique », article paru dans les Annales de l’Université de Bucarest, en 1989 ; « Relais folkloriques roumains et occitans », étude publiée après une communication présentée au IIIe Congrès de L’Association internationale d’Études occitanes, Montpellier, les 20-26 août 1990 ; « Le rêve dans la poésie lyrique des premiers troubadours Guillaume IX d’Aquitaine et Jaufré Rudel », article publié dans les actes du Colloque international Le rêve médiéval et ses métamorphoses, organisé par Le Centre d’Études Médiévales de l’Université de Bucarest, les 27-28 octobre 2006.
19La première contribution24 que je viens de mentionner a pour point de départ l’intérêt de notre grand poète romantique, Mihai Eminescu, pour la philosophie, la poésie et la musique médiévales, pendant ses études universitaires à Vienne et à Berlin, lui qui, comme tous les romantiques, se rangeait aux côtés des artistes amoureux du Moyen Âge, avouant dans un poème : « Je suis le troubadour./ La lyre c’est ton âme » (Quatrains), et plaçant des événements de sa vie « en mille quatre cents » (IVe Lettre). Or, par le biais de l’analyse topique Luminiţa Ciuchindel démontre qu’il ne s’agit pas de simples affirmations. Au contraire, les échos des topoï cultivés par les troubadours constituent des noyaux autour desquels s’organise une partie de ses poésies circonscrites à la thématique de l’amour. Si une telle hypothèse lui semble justifiée, c’est non seulement parce que le poète roumain connaissait l’allemand, mais surtout parce qu’il a très probablement connu cette création de manière indirecte, par l’intermédiaire des pièces de minnesängers, à l’époque de ses études en Allemagne et en Autriche.
20Quant à l’étude focalisée sur les convergences entre le folklore occitan et le folklore roumain25, elle a pour objet une poésie lyrique, recueillie par le folkloriste roumain Grigore Tocilescu, au début du xxe siècle, dans une région du sud de la Roumanie. En appliquant l’analyse topique à cette pièce, qui n’est pas unique comme forme dans notre folklore, Luminiţa Ciuchindel parvient à montrer qu’on peut bien la ranger dans la catégorique folklorique universelle des « aubes » par le motif introductif, qui instaure le registre tragique, commun à la plupart des « aubes », de même que par le thème spécifique à cette forme poétique, la séparation des amants à l’aube. Un autre point de convergence vise l’obstacle, source de la tension, à savoir le mari (gilos) ou parfois le guetteur (qui annonce au couple le retour de l’aube), est figuré dans la pièce roumaine (où la femme n’est pas mariée et où, selon la coutume, il n’y a pas de guetteur) par l’aube qui point et qui fait cesser la joie des amants. Je présente ici le texte original de cette pièce, en roumain, et sa traduction en français, qui appartient également à l’auteur de l’étude :
Zorile de dimineaţă | Aube |
– Foaie verde samulastră Zorile de dimineaţă, Tuturor le pare greaţă, Numai mie cu dulceaţă, |
1 – Tendre feuille de rosier, L’aube fait mal au cœur à tous, Mais à moi elle semble douce, 4 Car j’embrasse ma bien aimée. |
– Foaie verde samulastră Bobocel de la fereastră, Du-mi-te puicuţă-acasă ! Că zorile se revarsă Şi te-aşteaptă mă-ta acasă. Cu ocaua plină rasă Cu fripturica pe masă. |
– Tendre feuille de rosier, Petite fleur de mes pensées, Va chez toi, ma bien aimée. 8 Car bientôt l’aube poindra, Et ta mère t’attend chez toi, Son repas est riche et plein De rôti et de bon vin. |
– Să m-aştepte cît de mult, De la neica nu mă duc, Că mi-e drag la aşternut Şi guriţa să-i sărut. |
12 – Qu’elle m’attende encore longtemps, Je ne quitte pas mon amant. Avec lui j’aimerais rester Et je voudrais l’embrasser. |
De la stele pînă-n zori, Toate stelele că pier, Numai steaua stelelor, Ursitoarea fetilor, |
16 La nuit cède sa place à l’aube Qui chasse vite toutes les étoiles Sœur filandière des filles, Gardienne du paradis, |
Şade-n poarta raiului, Şi-mi judecă florile, Ce-au făcut miroasele ? Le-a-mpărţit cu fetile. |
20 Qui des fleurs est âpre juge. Car les parfums, elles les gaspillent Et les prêtent souvent aux filles. |
21 La pièce roumaine « ne se dérobe qu’apparemment aux « contraintes » formelles de l’aube “classique”, telle qu’elle est construite en occitan au xiie siècle26 », mais, si l’hypothèse de l’existence d’un substrat roman folklorique commun n’est pas exclue par d’autres spécialistes, l’auteur de l’article explique d’une autre manière les convergences entre ces productions folkloriques, les considérant issues des circonstances, des sentiments et des besoins humains universels27.
22Le dernier article auquel nous avons choisi de renvoyer28 valorise une fois de plus l’analyse des topoï, par le biais de laquelle l’auteur parvient à mettre en lumière, dans la Chanson IV de Guillaume IX et dans plusieurs pièces de Rudel, deux conceptions distinctes du rêve : l’une associe le rêve ou la dorveille (dort-veille) à l’acte de création, alors que l’autre l’investit d’une fonction compensatoire, de refuge ou de projection imaginaire de l’amour accompli.
23Pour revenir au paradigme des manuels universitaires bucarestois, il s’est enrichi après 1990 par deux parutions : L’Introduction à la littérature française médiévale, livre publié en 1999 par Ioan Pânzaru29, et Histoire de la littérature française du Moyen Âge (xe-xve siècles), ouvrage de Mihaela Voicu, paru en 200330, tous deux professeurs au Département de français, de même que Luminiţa Ciuchindel. Néanmoins, à regarder de plus près le volet consacré aux troubadours, on se rend compte que les perspectives diffèrent sensiblement, puisque le premier s’intéresse davantage aux mutations socioculturelles et religieuses que la société occitane a connues, notamment à l’influence de la culture orientale (malgré les réserves énoncées au sujet des sources arabes de la poésie troubadouresque), mais aussi à l’hérésie cathare, à la croisade contre les albigeois, d’où l’intérêt prêté au contenu factuel des vidas, à leur substrat historique. Le second ouvrage privilégie, quant à lui, les formes poétiques telles quelles.
24C’est à partir d’un topos fictionnel véhiculé dans les vidas et les razós de Guilhem de Cabestang, le « cœur mangé », que j’ai entrepris à mon tour ma recherche doctorale31, ayant bénéficié d’une formation fort redevable à mon professeur, Luminiţa Ciuchindel. La voie que j’ai empruntée n’a pourtant pas été l’analyse sémantique des topoï, l’analyse structurale non plus, mais une démarche menée avec les concepts de l’anthropologie culturelle et religieuse, visant un corpus constitué des versions du xiiie siècle rédigées dans l’aire franco-provençale et italienne dont la cible a été la symbolique de cette figure de l’imaginaire, problématique s’écartant gravement des normes courtoises aussi bien que de la morale socio-religieuse.
25Enfin, on doit citer aussi un ouvrage collectif conçu pour un public plus large, Dicţionar de scriitori francezi (Dictionnaire d’écrivains français)32. Rédigé en roumain pendant plusieurs années, sous la direction du professeur Angela Ion, qui ne l’a malheureusement pas vu paraître puisqu’il fut publié en 2012, après son décès, ce dictionnaire contient plus de six cents entrées, dont cinq consacrées par Luminiţa Ciuchindel aux troubadours les plus connus (Guillaume IX, Jaufré Rudel, Marcabru, Cercamon, Bernart Marti). Dans ce cas, on a voulu avant tout proposer des articles de synthèse, comportant les données biographiques majeures que l’exégèse a pu retenir pour chaque poète, mais aussi des appréciations critiques visant leurs pièces et, en outre, la principale édition de chaque chansonnier, de même qu’une brève bibliographie et les traductions roumaines (à savoir les deux anthologies que nous avons sommairement présentées), grâce auxquelles la poésie occitane a été accessible à un public plus large en Roumanie.
26En surmontant la barrière linguistique autant que la barrière temporelle qui les séparent de cette sensibilité autre, les médiévistes bucarestois ont cherché, notamment après 1980 (et malgré les contraintes politiques qui les isolaient et leur rendaient l’exégèse étrangère peu accessible), à intégrer la poésie des troubadours dans les programmes universitaires, lui consacrant une place de plus en plus importante autant que des études et deux thèses de doctorat, qui ont valorisé et approfondi les principales directions suivies dans le champs des études médiévales en France, à diverses époques. Peu nombreux, ces littéraires et les traducteurs, qui se sont penchés avec audace et passion sur les cansós et sur les autres formes poétiques médiévales, ont ouvert des pistes de lecture vouées à éveiller chez les lecteurs roumains, plus ou moins avisés, l’intérêt pour la création des troubadours et, à la fois, à la leur rendre accessible.
Notes de bas de page
1 * Une première version de ce texte a fait l’objet de la communication que j’ai présentée au colloque « Modernités des troubadours : réécritures et traductions », organisé par Le Centre Interdisciplinaire d’Étude des Littératures d’Aix-Marseille (CIELAM), à Aix-en-Provence, du 21 au 23 novembre 2013. Ma participation à ce colloque a été possible grâce à une bourse de mobilité accordée par l’Agence universitaire de la Francophonie – Bureau Europe centrale et orientale.
2 Sorina Bercescu, Cours de littérature française : Moyen Âge – Renaissance, T.U.B. (Éditions de l’université de Bucarest), 1973.
3 Voir à cet égard Ileana Verzea, dans Angela Ion (dir.), Histoire de la littérature française, t. I, T.U.B. (Éditions de l’université de Bucarest), 1981, p. 202.
4 Poezia Trubadurilor (La Poésie des Troubadours), ouvrage traduit en roumain par Sorina Bercescu et Victor Bercescu, Préface, « biographies » des troubadours et notes par Sorina Bercescu, Bucureşti, Albatros, 1979.
5 Poezia trubadurilor provensali, italieni, portughezi, a truverilor şi a minnesängerilor, în versiune originală şi în traducerea lui Teodor Boşca (La Poésie des troubadours provençaux, italiens, portugais, des trouvères et des minnesängers, en version originale et traduite en roumain par Teodor Boşca), Cluj, Editura Dacia, 1980.
6 Il traduit plusieurs pièces pour la plupart des quarante et un troubadours ayant écrit en occitan.
7 Arnaut Daniel, dans Nouvelle anthologie de la lyrique occitane du Moyen Âge, textes avec traduction, une introduction et des notes par Pierre Bec, Avignon, Aubanel, 1972 (2e édition), p. 215.
8 Arnaut Daniel, dans Nouvelle anthologie de la lyrique occitane du Moyen Âge, op. cit., p. 216.
9 Angela Ion, dir., Histoire de la littérature française, t. I, op. cit.
10 Henri-Irénée Marrou, Trubadurii [titre original Les Troubadours], traduction roumaine, notes et postface de Sorina Bercescu, Bucureşti, Univers, 1983.
11 Luminiţa Ciuchindel, dans Angela Ion, dir., Dicţionar istoric şi critic de literatură franceză (Dictionnaire historique et critique de littérature française), Bucureşti, Editura Ştiintifică şi Enciclopedică, 1982, Chap. « Evul Mediu şi secolul al XVI-lea » (« Le Moyen Âge et le xvie siècle »), p. 11-50.
12 Luminiţa Ciuchindel, Esthétique et rhétorique dans la poésie lyrique des premiers troubadours, T.U.B. (Éditions de l’université de Bucarest), 1986.
13 Luminiţa Ciuchindel, op. cit., p. 62.
14 Ibidem, p. 62-63.
15 Les Chansons de Guillaume IX, duc d’Aquitaine (1071-1127), éd. Alfred Jeanroy, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, 1927.
16 Les Chansons de Jaufré Rudel, éd. Alfred Jeanroy, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, 1924.
17 Les Poésies de Cercamon, éd. Alfred Jeanroy, Paris, Librairie Ancienne Honoré Champion, 1922.
18 Luminiţa Ciuchindel, op. cit., p. 64.
19 Ibidem, p. 65.
20 Ibid., p. 136-142.
21 Ibid., p. 226-264.
22 Ibid., p. 90.
23 Ibid., p. 88-102.
24 Luminiţa Ciuchindel, « Mihai Eminescu et la poésie médiévale. Une modalité d’approche topique de la poésie lyrique », dans Analele Universităţii din Bucureşti (Les Annales de l’université de Bucarest), Limbi şi Literaturi Străine (Langues et Littératures Étrangères), 1989, p. 8-11.
25 Luminiţa Ciuchindel, « Relais folkloriques roumains et occitans », dans les Actes du IIIe Congrès International de l’Association Internationale d’Études Occitanes, t. II. Contacts de langues, de civilisation et intertextualité, Montpellier, Presses de l’Imprimerie de Recherche de l’Université « Paul Valéry », 1992, p. 437-451.
26 Luminiţa Ciuchindel, « Relais folkloriques roumains et occitans », art. cit., p. 439.
27 Ibid., p. 440.
28 Luminiţa Ciuchindel, « Le rêve dans la poésie lyrique des premiers troubadours : Guillaume IX d’Aquitaine et Jaufré Rudel », dans Mianda Cioba et Luminiţa Diaconu (éd.), Le rêve médiéval et ses métamorphoses. Actes du Colloque international organisé par le Centre d’Études Médiévales, Université de Bucarest (les 27-28 octobre 2006, à Bucarest), Editura Universităţii din Bucureşti (Éditions de l’Université de Bucarest), 2007, p. 87-100.
29 Ioan Pânzaru, L’Introduction à la littérature française médiévale, Editura Universităţii din Bucureşti (Éditions de l’université de Bucarest), 1990, p. 85-105.
30 Mihaela Voicu, Histoire de la littérature française du Moyen Âge (xe-xve siècles), Editura Universităţii din Bucureşti (Éditions de l’université de Bucarest), 2003, p. 45-52.
31 Luminiţa Diaconu, L’Imaginaire médiéval de la sexualité : le topos du « cœur mangé », Editura Universităţii din Bucureşti (Éditions de l’université de Bucarest), 2006, 284 p. (thèse soutenue à l’université de Bucarest en 2004).
32 Angela Ion, dir., Dicţionar de scriitori francezi (Dictionnaire d’écrivains français), Iaşi-Bucureşti, Editura Polirom (Éditions Polirom), 2012.
Auteur
Maître de conférences titulaire au département de français, faculté de Langues et Littératures Étrangères, Université de Bucarest, enseigne la Littérature française du Moyen Âge et de la Renaissance, et la Civilisation française. Sa thèse de doctorat porte sur L’Imaginaire médiéval de la sexualité : le topos du « cœur mangé ». Elle est aussi l’auteur de deux livres : Écrits sur l’imaginaire français : valeurs culturelles, représentations et transgressions symboliques, Éditions de l’université de Bucarest, 2009 ; Figures du cœur, de la prouesse guerrière à la fin’amor et à l’adultère, Éditions universitaires de Craiova, 2012 ; coauteur de La littérature française de la Renaissance. Histoire littéraire et choix de textes, ouvrage publié en 2009 en collaboration avec Luminiţa CIUCHINDEL ; auxquels s’ajoutent une cinquantaine d’études sur la littérature française médiévale et sur les chroniques et journaux de voyage de Guy de Maupassant et de nombreux articles consacrés à des écrivains français de différentes époques.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Fantasmagories du Moyen Âge
Entre médiéval et moyen-âgeux
Élodie Burle-Errecade et Valérie Naudet (dir.)
2010
Par la fenestre
Études de littérature et de civilisation médiévales
Chantal Connochie-Bourgne (dir.)
2003