Sur la tâche moderne du poète-traducteur
La présence de la Provence dans l’œuvre des frères Campos
p. 93-101
Texte intégral
1Depuis Novalis – qui associait le « haut esprit poétique » à la tâche du traducteur – la traduction, envisagée aussi comme un travail de création, a occupé une place spéciale dans l’histoire de la poésie moderne occidentale. Ce travail créateur a été accompli par plusieurs représentants du canon poétique de la modernité, tels que Charles Baudelaire, Paul Valéry et Ezra Pound. Il faut souligner qu’en Amérique Latine cette pratique s’est intensifiée au long du xxe siècle, notamment dans le travail des poètes-traducteurs tels que, entre autres, Jorge Luis Borges, Octavio Paz, Augusto de Campos et Haroldo de Campos.
2Un des premiers poètes-traducteurs latino-américains à souligner l’importance de la traduction dans le contexte poétique et culturel de notre modernité a été Octavio Paz. Il a défini le xxe siècle justement comme le siècle des traductions1. Ayant reconnu que d’autres peuples, de différentes époques, se sont dédiés à la traduction de textes avec passion, il a attribué aux modernes la perspective selon laquelle traduire c’est altérer le texte de départ, c’est réaffirmer le même comme autre, comme différence. Selon lui, l’époque moderne nous permet de dire que si, d’un coté, la traduction supprime les différences entre les langues, de l’autre elle rend ces différences explicites, étant en réalité un exercice d’otredad - mot dont la traduction en portugais serait « outridade », mais qui en français s’avère difficile à rendre (il ne s’agit pas d’« altérité », mais d’« autruité »).
3C’est dans ce sens que Paz considère le concept moderne de traduction comme un opérateur effectif pour traiter plusieurs questions, telles que celle de la relation des poètes modernes avec la tradition, celle du dialogue et de l’entrecroisement entre les diverses cultures de la planète et, plus précisément, de la culture latino-américaine et des cultures étrangères. De cette façon, traduire devient aussi une façon d’assurer la continuité de notre passé converti en dialogue avec d’autres civilisations. C’est selon lui aussi une manière de soutenir le flux d’une tradition tout en la transformant2.
4Selon cette logique, la tradition doit être considérée dans sa condition de mobilité ou bien, comme l’envisage Haroldo de Campos, en se servant d’une résonance musicale, comme une « partition transtemporelle3 », et jamais comme une simple cristallisation. Il s’ensuit de cela que toute tradition vivante est toujours autre et n’assure sa permanence que dans la mémoire et dans une réception immergée dans le présent. Ainsi cette réception elle-même fonctionne-t-elle comme une traduction faite simultanément de déviations, de répétitions et de transgressions.
5Quant à la question de la traduction textuelle, Octavio Paz a aussi élaboré une poétique du traduire fondée sur les notions d’analogie et de création. Selon lui, traduire et créer sont des pratiques qui se conjuguent nécessairement, puisque l’activité du traducteur est parallèle à celle du poète, ayant néanmoins une finalité différente : « il ne s’agit pas de construire avec des signes mobiles un texte singulier, inaltérable, mais de défaire les éléments de ce texte, de remettre les signes en circulation et de les rendre au langage4 ».
6Bien que cette conception de l’acte de traduire comme un double de l’activité poétique soit liée à la pensée moderne, il ne faut pas oublier qu’elle n’est pas exclusive de la modernité. Comme on le sait bien, après le romantisme allemand l’alliance entre création et traduction s’est convertie en un principe pour les poètes de la tradition de la rupture, mais la première expérience dont on ait connaissance dans le domaine de la traduction créative remonte à l’Antiquité, plus précisément au ive siècle de notre ère, à saint Jérôme. Sa traduction de l’Ancien Testament directement de l’hébreu vers le latin a modifié sensiblement les mouvements de l’écriture et de la culture occidentale des siècles qui ont suivi. Il a dû inventer, comme nous l’a bien montré Valéry Larbaud, non seulement une syntaxe et un style mais aussi une langue à la fois très populaire et très noble, une langue qui a fini par avoir un rôle fondamental dans la constitution des langues romanes5. Hébraïser le latin, inscrire la différence dans le même, reconfigurer une langue à partir de l’étrangeté de l’autre, se détourner de la littéralité et se risquer dans l’interprétation des sens du texte : voilà quelques-unes des lignes de force de l’œuvre de Jérôme6. En bon précurseur des modernes, il a osé inventer des néologismes, il a réimaginé des métaphores, il a refusé les règles et les artifices propres à la rhétorique de son temps, expérimentant des dictions nouvelles.
7Néanmoins, il ne faut pas oublier que Jérôme était un religieux, un homme de foi qui a pris cette tâche comme une mission. Lorsqu’il cherchait la beauté de l’Écriture sacrée, il le faisait au nom de la vérité du mot divin. Dans ce sens, la traduction avait pour lui une fonction liée au salut : celle de transporter la langue pure de Dieu vers la langue des hommes, comme l’a soutenu bien plus tard Walter Benjamin dans sa métaphysique de la traduction7. Mais, comme nous le savons, toute traduction qui échappe à la littéralité, qui essaie de reconfigurer poétiquement dans la langue d’arrivée « le mode d’intention » de la langue originale, s’oriente par la « devise rébelle du non serviam (de la non submission à une présence qui lui est extérieure8 [...]) ». Nous sommes déjà là dans ce qu’Haroldo de Campos appelle une « traduction luciférine », définie par lui comme « la transgression des limites des signes, [...] de la relation apparemment naturelle entre ce qui se postule dichotomiquement comme forme et contenu9 ».
8L’importance de l’œuvre des frères Augusto et Haroldo de Campos dans le panorama de la poésie brésilienne contemporaine est indéniable. Non seulement par leur travail de création poétique, qui inclut plusieurs livres de poésie publiés par chacun deux, mais aussi par leur travail de traduction de poètes étrangers de diverses époques. Soit dans leurs poésies soit dans leurs traductions, on peut observer la présence des troubadours provençaux.
9À cet égard, il faut souligner que l’articulation entre les poètes brésiliens et la poésie troubadouresque est liée à l’origine du mouvement de la poésie concrétiste brésilienne, dont ils ont été les protagonistes. En 1952, Augusto, Haroldo et Décio Pignatari ont lancé la revue littéraire Noigandres, origine du groupe homonyme qui a inauguré le concrétisme au Brésil. Le nom de la revue et du groupe a été pris du Canto XX d’Ezra Pound, dans lequel le poète américain fait référence à une chanson du poète provençal Arnaut Daniel :
And he said : « Noigandres ! NOIgandres !
“You know for seex mon’s of my life
“Every night when I go to bett, I say to myself
“Noigandres, eh, Noigandres
“Now what the DEFFIL can that mean !”
[…]
Duccio, Agostino ; e l’olors –
The smell of that place – d’enoi ganres.
10 En dialogue avec des poètes-traducteurs étrangers qui l’ont précédé, Haroldo de Campos a formulé une théorie de la traduction très singulière. La traduction est envisagée essentiellement comme un travail d’inscription de la différence dans le même. Selon lui, il revient au traducteur de créer un nouveau langage dans la langue d’arrivée et d’interférer radicalement dans le flux lui-même de la production poétique du présent. Ayant traduit des textes de plusieurs idiomes occidentaux, Haroldo a même étudié des langues orientales, telles que le japonais et le chinois, avec le but d’apporter à la langue portugaise la visualité concentrée propre aux formes poétiques orientales. Ainsi a-t-il mis en pratique les enseignements poundiens assimilés par le mouvement concrétiste.
11En outre, il s’est dédié à l’étude de l’hébreu pour réécrire des passages de la Bible à la lumière des expérimentations poétiques de la modernité. Il a ainsi réédité le geste de traduction de saint Jérôme, bien que mû par une motivation incompatible avec le pathos religieux ou avec les buts d’accessibilité qui marquaient le travail de ce Saint traducteur, qui, selon le cinéaste brésilien Júlio Bressane (auteur d’un film sur ce religieux), a été le premier « à visionner la valeur et à mâcher l’hebraica veritas », à partir d’une conception totalement nouvelle de l’acte de traduire10. Tandis que Jérôme faisait de l’interprétation une recherche exégétique de la « vérité » cachée sous les mots, Haroldo considère l’interprétation comme une lecture à rebours, qui culmine plusieurs fois dans le déplacement des énoncés de l’original. Si le premier traduit au nom du Père, l’autre le fait au nom de ce qu’il appelle une « démemoire parricide11». Alors que le saint conduit son travail comme une mission, le poète le fait comme un projet. Là où Jérôme voit la splendeur de Dieu, Campos voit la magnificence de la forme.
12Ces propositions haroldiennes s’insèrent dans un projet développé par lui tout au long de la deuxième moitié du xxe siècle. Depuis la moitié des années 50, quand les lignes directrices du concrétisme ont été définies, Haroldo et les autres adeptes du mouvement, en défense de la matérialité du langage, se sont donné la tâche de tracer les lignes d’un projet dans lequel le travail de traduction était conçu – à la lumière des enseignements d’Ezra Pound et du concept d’« antropophagie » formulé par le poète brésilien Oswald de Andrade – simultanément comme une méthode de lecture, de critique et de création. Et c’est dans le cadre de cette proposition de traduction balisée par l’emphase sur les potentialités sonores et visuelles du langage, et donc par une espèce de « déconstruction » de la tradition étrangère, que le poète s’est dédié à traduire non seulement des textes bibliques directement de l’hébreu, mais aussi des chants de Dante et d’Homère, de la poésie moderne française, anglo-américaine, espagnole, hispano-américaine, italienne, allemande, russe, chinoise et japonaise. En radicalisant le geste innovateur d’Octavio Paz, Campos a attribué au traducteur la tâche d’inventer poétiquement, considérant que la fonction du traducteur est celle de
transcréer, excédant les limites de sa langue, rendant étrange son lexique, récompensant la perte ici avec une intromission inventive là-bas, […] jusqu’à ce que s’affole et perde son pouvoir cette ultime hybris (culpabilité luciférine, transgression sémiologique ?) qui consiste en transformer l’original dans la traduction de sa traduction12.
13Cette perspective se donne aussi à voir d’une façon incisive dans l’œuvre d’Augusto de Campos, qui ne s’est pas occupé de manière si détaillée de la théorisation sur la traduction, mais qui a développé un travail extensif et important comme traducteur, rapportant ce dialogue avec la traduction à sa propre pratique poétique.
14La première traduction des troubadours réalisée par les frères Campos a été publiée en 1968, dans un livre écrit à quatre mains : Traduzir e trovar (poetas dos séculos XII a XVII) : Guilherme IX, Arnaut Daniel, Guido Cavalcanti, Dante, Donne, Marwell, Herbert, Crashaw, Marino, Brignole Sale13. Ultérieurement, Augusto de Campos seul a donné suite à ce dialogue avec la traduction : son livre Verso Reverso Controverso, de 197814, a mis plus intensément en circulation la poésie provençale dans le contexte de la poésie brésilienne contemporaine. La petite préface de ce livre s’ouvre déjà avec des observations qui soulignent l’importance du dialogue avec des poètes de différentes époques :
Tout comme il y a des personnes qui ont peur du nouveau, il y a des gens qui ont peur de l’ancien. Je défendrai jusqu’à la mort le nouveau à cause de l’ancien et jusqu’à la vie l’ancien à cause du nouveau. L’ancien qui a été nouveau est aussi nouveau que le nouveau le plus nouveau. Ce qu’il faut c’est savoir les discerner15 [...].
15Ensuite, il explicite que, en ce qui concerne sa relation avec les écrivains du passé, il va dialoguer avec Oswald de Andrade, Fernando Pessoa et Ezra Pound. Sa manière d’aimer les poètes du passé est celle de les traduire ou les déglutir, selon la loi antropophagique de l’écrivain brésilien moderniste Oswald de Andrade : « seulement m’intéresse ce qui n’est pas mien ». En outre, la traduction est selon lui « persona, presque hétéronyme », dans la lignée de Pessoa : « Entrer dans la peau de celui qui feint pour tout refeindre à nouveau, douleur par douleur, son par son, couleur par couleur16 ». Pour clore cette petite préface, Augusto de Campos reprend la pensée poundienne selon laquelle la traduction est une des meilleures formes de critique, tout en rendant aussi possible la construction d’un paideuma.
16 Le premier chapitre de ce livre, intitulé « Présence de la Provence” » part de cette constatation d’Ezra Pound : « Aucune étude de la poésie européenne ne saurait prétendre au sérieux si elle ne commence pas tout d’abord par une étude de cet art en Provence17 ». Juste après, lorsqu’il se demande ce que justifierait la présence de cette poésie à l’ère technologique, voici sa réponse : « la technologie poétique, le travail de structuration et d’ajustement des pièces du poème en termes d’artisanat », le fait de constituer « un des moments les plus hauts de la poésie dans le sens de l’appropriation de l’instrument verbal et de son adéquation au dire poétique18 ». Ensuite, il mêle des commentaires critiques et des traductions de quelques poèmes de Guilhem de Peitieu, de Marcabru, Arnaut Daniel, Bertran de Born, Bernart de Ventadorn et Peire Cardenal.
17Dans une interview de 1995, Augusto explique son concept d’intraduction qui était à la base du livre auquel je viens de me référer :
J’ai donné ce titre à une série d’expériences de traduction que j’ai commencé à faire dans les années soixante-dix. J’ai compris qu’elles se différenciaient d’autres travaux de traduction, étant les unes et les autres des types de travail liés à cette idée de traduction créative ou de traduction-art. Les intraductions caractériseraient un type d’approche différencié, qui serait la traduction non pas nécessairement d’un poème intégral, mais très souvent d’un certain passage du poème, auquel – avec beaucoup de liberté, avec une liberté de pratiques qui n’étaient pas incluses dans l’original, mais peut-être seulement suggérées par l’original – j’appliquais [...] des ressources non-verbales, graphiques, visuelles qui impliquaient un layout différent du poème, avec une interférence souvent même dans la graphie des poèmes, ayant pour objectif une iconisation du texte ou un dialogue entre texte et image, ce qui caractérise aussi ma poésie visuelle, dans laquelle je travaille explicitement une zone limite entre le verbal et le non-verbal19.
18Le premier produit de cette série était la traduction d’un morceau du troubadour provençal Bernart de Ventadorn, dont il a extrait deux lignes déjà citées par Ezra Pound dans son xxe Canto – « Si no’us vei, domna don plus mi cal, negus vezer mon bel pensar no val » – que le poète brésilien a traduit par : « Se eu não vejo a mulher que eu mais desejo, nada que eu veja vale o que eu não vejo ». Ces vers ont été coupés, fragmentés et interceptés. Les mots du provençal ont été graphiés avec des formes plus archaïsantes, différentes de celles de la traduction, qui était graphiée avec des formes plus modernes. Ils s’imbriquaient, s’interceptaient et produisaient un tiers texte qui pourrait être lu en enchaînant un mot du provençal avec un mot du portugais, produisant quelquefois des effets surprenants. Ce processus a été nommé d’une façon à suggérer une certaine ambiguïté, comme le poète lui-même l’exprime :
In-traduction dans le sens de non-traduction, et intra-duction, dans le sens d’une traduction interne, d’un dialogue presque viscéral ou essentiel avec la traduction, qui autoriserait cette liberté que je prends en relation aux textes20.
19Bref, on peut différencier les deux types d’acte traductoire qui sont développés par l’auteur. Dans les traductions strictement nommées, on essaie de rapprocher au maximum le texte de sa forme artistique originale ; dans les intraductions, le poète se permet une liberté plus grande et donne à ces textes une orientation intersémiotique, travaillant avec sa structure visuelle, approchant ainsi ses propres démarches dans ses poèmes concrétistes.
20Quelques années plus tard, en 1982, Augusto a repris son dialogue avec la lyrique occitane et a publié le livre Mais Provençais21, dans lequel il traduit deux poèmes de Raimbaut d’Aurenga et tous les poèmes d’Arnaut Daniel qui ont été conservés jusqu’à nos jours : un sirventès (poème satirique), seize cansos et une « sextine », forme très complexe dont il est considéré comme l’inventeur. En remarquant qu’Ezra Pound lui-même n’a traduit que dix cansos d’Arnaut, dont il considérait l’œuvre comme l’un des deux dons parfaits légués par le xiie siècle (l’autre étant l’église de San Zeno, à Vérone), le poète brésilien essaie d’expliquer les motifs qui l’ont conduit à amplifier le corpus traduit, sans néanmoins « prétendre s’égaler au miglior fabbro » :
Sans doute serait-il prétentieux d’aller au-delà de cette référence cruciale – et même inutile, face à la virtuosité insurmontable des textes arnaldiens – si traduire n’était pas aussi une manière de les lire, d’une façon poétique et critique, et de vivre avec l’œuvre, peut-être aussi la revivre à quelques moments privilégiés22.
21À cet égard, il est important aussi de mentionner que dans un petit texte introducteur à ces traductions, Augusto de Campos a résumé avec perfection l’art d’Arnaut :
Huit siècles nous séparent donc de ces 18 poèmes. Je répète : il y en a plus à apprendre avec eux qu’avec des tonnes de volumes massifs d’œuvres complètes de ceux qui ont vécu avant ou après lui. La fleur de la poésie d’Arnaut est intacte. Le temps n’a pas volé son savoir ni sa saveur. Et « l’olors de noigandres » continue à nous débarrasser de l’ennui et à nous inciter vers le nouveau23.
22En 2003 a été publiée l’œuvre Invenção – de Arnaut e Raimbaut a Dante e Cavalcanti24, qui réunit dans un même volume les traductions des troubadours Arnaut Daniel et Raimbaut d’Aurenga déjà publiées dans le livre Mais Provençais, accompagnées cette fois de traductions inédites de six chants de La Divine Comédie (quatre de l’Enfer et deux du Purgatoire) et aussi de poèmes lyriques de Guido Cavalcanti et de Dante lui-même.
23Cette idée de traduction comme « refeinte », ou « transfeinte » (selon les mots employés par Haroldo de Campos) nous permet de penser aussi le processus de transposition du texte d’une langue à une autre en tant que jeu de juxtaposition de subjectivités, ou bien de masques poétiques. À qui appartient le « je » qui s’énonce dans le poème traduit ? Où s’inscrivent les limites entre la voix du poète et la voix du traducteur ? C’est dans ce sens que traduire est également un exercice d’otredad : s’insérer dans l’autre et, en même temps l’attirer hors de soi-même ; assumer une identité fausse dans l’acte de faire sien un dire d’autrui.
24En ce qui concerne spécifiquement Augusto de Campos, cette relation d’affinité et d’identification avec les poètes qu’il traduit ne s’inscrit pas seulement dans le domaine de l’affinité personnelle (traduire comme une manière d’exercer son admiration), mais est aussi reliée à un projet esthétique bien spécifique, qui remonte aux bases mêmes du mouvement de la poésie concrétiste. C’est-à-dire que, même en admettant que sa manière d’aimer un poète étranger est de le traduire, Augusto le fait aussi dans le but d’établir un paideuma, un catalogue de noms qu’il considère comme essentiels pour justifier sa propre poésie et la lignée poétique dans laquelle il s’insère. Il associe encore le travail de traduction à l’acte de déglutir l’autre, dans une allusion évidente à la notion d’anthropophagie oswaldienne et à la poétique de la traduction haroldienne, selon lesquelles le traducteur se nourrit des textes traduits dans son propre travail poétique. Ceci peut être remarqué dans le livre Invenção, si l’on considère que cette collection de poètes et de poèmes a constitué un ensemble rigoureusement choisi, en ce qui concerne et les affinités que chaque poète maintient avec l’autre dans le champs de la texture sonore du langage et les relations d’ordre « généalogique » entre eux et avec l’œuvre poétique du traducteur elle-même.
25Suivant la logique des parentés qui traverse le livre, Raimbaut était précurseur d’Arnaut – « le plus audacieux, le plus moderne, celui entre les poètes de la Provence qui, selon Augusto de Campo25, a expérimenté avec des formes moins conventionnelles et qui a osé les langages les moins prévisibles » ; Arnaut dont l’« artisanat furieux » a été admiré et revitalisé par Dante qui, à son tour, a maintenu avec son contemporain Cavalcanti une sorte de complicité dans l’usage des « réverbérations vocaliques » sophistiquées qui « ont enchanté l’oreille très sensible » d’Ezra Pound qui, à son tour, est le plus légitime précurseur d’Augusto de Campos lui-même, en ce qui concerne l’amalgame traduction/critique/création. Bref, il s’agit d’une lignée de poètes construite sur la base de la fonction poétique du langage, du principe moderne de l’invention et des préférences esthétiques du traducteur.
26 De cette manière, sous l’influence de la devise poundienne du make it new, Augusto et Haroldo de Campos ont développé leur travail de reconfiguration de la tradition selon les coordonnées d’un projet simultanément poétique et théorique. Autrement dit, selon les mots de Maria Esther Maciel26, en pénétrant dans la peau des poètes choisis, ils les réinventent, se les approprient, les rendent propres et autres par rapport à eux-mêmes. Ils les convertissent en hétéronymes par la force d’une langue qui leur est étrangère et construisent ainsi un théâtre (dans le sens de Fernando Pessoa) de subjectivités feintes, qui se juxtaposent à leurs propres voix de poètes-traducteurs.
Notes de bas de page
1 Octavio Paz, Convergencias, Mexico, Seix Barrel, 1993, p. 165.
2 Maria E. Maciel, Desafios da traduction criativa : invenção, « transfingimento » e cruzamentos culturais, in Zunái. Revista de poésie & debates. Texto disponivel em http://www.revistazunai.com/ensaios/maria_esther_maciel_traducao_criativa.htm.
3 Haroldo de Campos, Beré shith. A cena da origem, São Paulo, Perspectiva, 1993, p. 258.
4 Octavio Paz, Centro móvil, in El signo y el garabacte, Mexico, Joaquin Mortiz, 1992, p. 77.
5 Valéry Larbaud, Sob a invocação de São Jerônimo, trad. Joana Angelica, São Paulo, Mandarim, 2001, p. 50. (Sous l’invocation de saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1946.)
6 Julio Bressane, Cinemancia, Rio de Janeiro, Imago, 2000.
7 Walter Benjamin, Die Aufgabe des Übersetzers, in ders. Gesammelte Schriften, Bd. IV/1, p. 9-21, Franckfurt/Main, 1972.
8 Haroldo de Campos, Transluciferação mefistofáustica, in Deus e a diabona Fausto de Goethe, São Paulo, Perspectiva, 1981, p. 179.
9 Ibid., p. 180.
10 Julio Bressane, op. cit., p. 7.
11 Haroldo de Campos, op. cit., p. 209.
12 Haroldo de Campos, Pedra e luz na poesia de Dante, Rio de Janeiro, Imago, 1998, p. 82.
13 Augusto de Campos & Haroldo de Campos, Traduzir & trovar (poetas dos seculos XII a XIII), São Paulo, Papyrus, 1968.
14 Augusto de Campos, Verso reverso controverso, São Paulo, Perspectiva, 1978 (1re éd.).
15 Ibid., p. 7.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 9.
18 Ibid., p. 10.
19 Id., Entrevista a Simone Homem de Mello, 1995. Texto disponivel em http://www.goethe.de/wis/bib/prj/hmb/the/das/pt3289334.htm.
20 Ibid.
21 Id., Mais provençais : Raimbaut e Arnaut, Florianópolis, Noa Noa, 2a ed. Ampliado, São Paulo, Companhia das Letras, 1987 (1a ed. 1982).
22 Ibid., 1987, p. 26.
23 Ibid., 1987, p. 37.
24 Id., Invenção, São Paulo, Arx, 2003.
25 Ibid., p. 159.
26 Op. cit. ci-dessus à la note 2.
Auteur
Professeur de Littérature Brésilienne de l’université de l’État de Rio de Janeiro, Docteur en Littérature Comparée, Master en Lettres, chercheuse du Centre National de Recherches (CNPq). Auteur de Por quem os signos dobram : uma abordagem das letras jesuiticas, Rio de Janeiro, EdUERJ, 2003. Elle a dirigé les ouvrages suivants : Antonio Vieira : 400 anos, Rio de Janeiro, EdUERJ, 2011 ; Linhas de fuga : transitos ficcionais, Rio de Janeiro, 7 Letras, 2004 ; Cartas e papeis varios, tomo I, vol. 5 de l’Obra completa do Padre Antonio Vieira, Lisboa, Circulo de Leitores, 2014.
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