La littérature courtoise est-elle une fable mystique ?
p. 315-329
Résumés
Au sujet de la littérature courtoise, qui naît au début du xiie et qui s’épanouit jusqu’au milieu du xiiie siècle, l’adjectif ou le substantif mystique sont souvent employés. Il est question de mystique de l’amour profane dans les textes lyriques et narratifs d’oc et d’oïl à propos de la figure « divinisée » de la Dame. Il est aussi question de mystique de l’amour de Dieu avec le thème du Graal, qui forme la deuxième ligne le long de laquelle se développe cette littérature de cour. Mais comment lire ces œuvres ? Avons-nous affaire à des fictions chevaleresques ou à des textes orientés vers le mystère divin ? Afin d’éclairer un débat qui divise la critique, cette étude entend confronter le corpus courtois à la notion de fable mystique. En analysant la manière dont « une lente démythification religieuse semble s’accompagner d’une progressive mythification amoureuse », elle met au jour les ressorts socio-littéraires grâce auxquels « l’Unique change de scène » (M. de Certeau).
About courtly literature, born in the early twelfth and flourishing until the middle of the thirteenth century, the adjective or the noun ‘ mystic’ are often used. It is question of mystical profane love in lyric and narrative texts of Oc and Oïl about the figure « deified » of the Lady. There is also talk of mystical love of God with the theme of the Grail, which forms the second line along which develops this courtly literature. But how to read these works? Are we dealing with chivalrous fictions or texts oriented toward the divine mystery? To inform a debate that divided critics, this study intends to confront the courtly corpus to the notion of « mystical fable ». By analyzing how « slow religious demystification seems to be accompanied by a loving progressive mythologizing », it reveals the socio-literary process by which « The Only change scene » (M. de Certeau).
Texte intégral
1Au sujet de la littérature courtoise, qui naît au début du xiie et qui s’épanouit jusqu’au milieu du xiiie siècle (le premier Roman de Rose, celui de Guillaume de Lorris, en marque la fin sans en éteindre la nostalgie), l’adjectif ou le substantif mystique sont souvent employés. Il est question de mystique de l’amour profane dans les textes lyriques et narratifs d’oc et d’oïl à propos de la figure « divinisée » de la Dame1. Il est aussi question de mystique de l’amour de Dieu avec le thème du Graal2, qui forme la deuxième ligne le long de laquelle se développe cette littérature de cour. Mystique de la Dame d’un côté, mystique du Graal, de l’autre. Mystique de l’un et de l’autre, de l’un contre l’autre, si l’on en juge par le Lancelot-Graal, « somme de l’amour médiéval3 » qui, dans la première moitié du xiiie siècle, oppose une chevalerie terriene vouée au désir amoureux et une chevalerie celestiele aimantée par le Graal, en un cycle qui voit « s’affronte[r] deux mystiques4 ».
2L’usage de cette notion ne va cependant pas sans difficulté. Au problème de la définition, lié à un emploi parfois diffus du mot, se superpose celui de l’interprétation : comment doit-on lire ces œuvres ? Avons-nous affaire à des fictions chevaleresques ou à des textes orientés vers le mystère divin ? Une telle interrogation, qui concerne au premier chef la littérature du Graal5, s’applique aussi à la fin’amor6.
3 Dans le cadre de cette étude, nous nous demanderons dans quelle mesure la notion de fable mystique élaborée par Michel de Certeau permet de surmonter ce double obstacle. Au cœur de ces réflexions s’inscrit l’œuvre de Chrétien de Troyes qui constitue, à l’égard des langages de l’amour, un véritable foyer de perspective. Ses romans offrent, de fait, le quadruple intérêt : 1. d’acclimater au nord de la Loire la fin’amor inventée par les troubadours, non sans en signaler les apories (Le Chevalier de la charrette) ; 2. de contester la version que les romans de Tristan donnent de cette érotique spiritualisée (Cligès) ; 3. de forger grâce au « mariage courtois » son propre modèle, fondé sur la spiritualisation de la chair (Érec et Énide, Yvain)7 ; 4. de jeter les bases des cycles graaliens du xiiie siècle (Le Conte du Graal).
L’amour courtois8
4Même si « la configuration où la mystique reçoit sa forme propre » remonte au xiiie siècle, M. de Certeau choisit de « s’installer d’abord au centre de ce champ aux frontières historiques mouvantes [pour] le considérer dans le moment de sa plus grande formalisation et de sa fin — de Thérèse d’Ávila à Angelus Silesius9 ». Pour autant, il évoque l’amour courtois au moins à deux reprises.
5La première référence est liée à la corrélation qu’il cherche à établir entre l’avènement d’une nouvelle érotique et le développement, puis le déclin de la mystique :
Depuis le xiiie siècle (l’Amour courtois, etc.), une lente démythification religieuse semble s’accompagner d’une progressive mythification amoureuse. L’unique change de scène. Ce n’est plus Dieu, mais l’autre et, dans une littérature masculine, la femme10.
6En un autre passage de la Fable mystique, M. de Certeau établit un rapprochement intéressant entre la nécessité dans laquelle le discours mystique se trouve de « fonder la place d’où il parle11 » et un certain nombre d’« élaborations voisines », au premier rang desquelles figure la poésie courtoise. Si la valeur du discours mystique, fondée sur le critère de l’« expérience », « tient au seul fait qu’il se produit dans la place même où parle le Locuteur, l’Esprit, el que habla », la comparaison avec la lyrique amoureuse s’impose. Cette dernière, elle aussi, comme le montrent les travaux de Paul Zumthor12, « prétend mettre en scène un acte présent de Dire ». Dans les deux cas, « une autonomisation progressive du “je” s’affirme et la poésie joue pleinement son rôle en « affin[ant] l’usage de ce signe-je, au fur et à mesure qu’une littérature se détache des institutions qui l’autorisaient ».
7Malgré leur relative brièveté, ces deux références sont fondamentales, comme on le verra, ne serait-ce que parce qu’elles illustrent, chacune à sa manière, les termes sur lesquels repose l’expression de fable mystique, expression qui conjugue expérience d’une rencontre avec le divin et pratique de la langue13. Telles seront les deux orientations que nous suivrons.
« Impliquer Dieu dans l’aventure du désir14 »
8Dans l’ouvrage qu’il a consacré à la théologie mystique de saint Bernard, Étienne Gilson a souligné l’importance d’une « vague mystique, dont la force est perceptible dès les environs de 1125 et qui va déferler sur le xiie siècle », l’associant aux autres manifestations de ce qu’on nomme aujourd’hui la Renaissance du xiie siècle : « la naissance de ce mouvement est un problème aussi pressant que celui de la naissance de la littérature en langue vulgaire ou de l’art ogival15 ». Le philosophe ne se contentait cependant pas de relever une simple concomitance entre cet avènement et ce qui, au début du xiie siècle, constitue pour la littérature en langue vernaculaire, « une seconde naissance, plus soudaine que la première, plus surprenante et dont les suites allaient être plus fécondes16 ». Observant que « l’éclosion de la poésie courtoise et du roman courtois, toute cette littérature amoureuse en langue française, est précédée d’une abondante spéculation théologique sur l’amour », il tentait d’établir un rapport :
La littérature mystique du xiie siècle complète harmonieusement sa littérature profane et la couronne, et elle va bientôt la reformer à son image17.
9Une telle « reformation » de la littérature profane à l’image de la littérature mystique a souvent retenu l’attention des spécialistes. Sensibles à l’élaboration du langage poétique de la fin’amor, ces derniers y ont relevé, au titre de l’ornement difficile, l’usage de « métaphores religieuses18 » : « dans l’univers autonome et intérieur de la fin’amor se multiplient les calques de religion », note Jean Frappier, lesquels tendent à faire de la fin’amor « une religion de l’amour avec des adorations, des extases, des scrupules, des repentirs, des examens de conscience, une ascèse, des joies, des tourments19 ».
10Dans le Lancelot de Chrétien de Troyes, les « calques de religion » se cristallisent autour des deux grands rôles qu’endosse le chevalier de la charrette durant la quête qui l’entraîne sur les traces du ravisseur de la reine : 1) celui de l’amant martyr, engagé dans un parcours semé d’embûches, d’épreuves et de souffrances, qui s’apparente bientôt à un chemin de croix20 ; 2) celui du chevalier pensif, qui poursuit intus, et non plus seulement foris21, l’image de celle qu’il aime.
11Si l’extase amoureuse, à l’instar de la découverte du peigne et des cheveux de Guenièvre (aussitôt assimilés à une relique) peut apparaître comme l’une des récompenses obtenues par l’amant pour prix de son ascèse, la joie d’amour, accordée lors d’une seule nuit, vient couronner la quête de Lancelot, en un récit où l’évocation de cette merveille unique22 repose sur « le brouillage des codes religieux et érotique23 ». Qu’il s’agisse de la course du désir ou de la fruition qui l’accomplit24, les analogies, les métaphores ou bien encore le recours au « code religieux » sont donc partout présents.
12Plusieurs années après J. Frappier, Maurice Accarie revient sur ce dossier en s’intéressant à l’épisode de la nuit d’amour, « point culminant » du Chevalier de la charrette. Après avoir noté que « la lettre du texte impose […] l’image d’une union sexuelle25 », ce qui « revient à s’interdire toute interprétation purement mystique26 », le critique ajoute aussitôt :
Mais tout en refusant l’allégorie mystique, nous sommes bien forcés de reconnaître que la scène baigne dans une atmosphère spirituelle, quasireligieuse. […] Les images religieuses se bousculent. Et si l’on peut penser qu’elles sont naturelles au Moyen Âge, leur accumulation suggère que le propos de Chrétien de Troyes est de spiritualiser au maximum le contexte de la rencontre charnelle.
13Mais comment comprendre une telle spiritualisation ? Afin de saisir la portée et les enjeux de cette notion, au « grand tournant » des années 1150-1250, « quand des valeurs qu’on associait à l’au-delà descendent sur terre27 », il convient de se tourner vers les travaux d’A. Guerreau-Jalabert. Élargissant la perspective, l’historienne l’inscrit, en effet, dans un modèle global en prenant appui sur deux observations principales.
141. En dégageant un certain nombre de constantes du discours ecclésiastique, elle note que « la relation antagoniste du charnel et du spirituel » constitue « comme la matrice à travers laquelle sont perçus et pensés, dans la société chrétienne médiévale, divers pans de la réalité matérielle, pratique et idéelle28 ». À l’égard de ce discours prescriptif, qui place au niveau inférieur ceux des hommes qui pratiquent la sexualité au lieu de l’amourcaritas (impliquant, quant à lui, continence ou virginité), et à une époque où « l’aristocratie reconnaît la prééminence du principe spirituel comme fondement des relations sociales29 », la littérature courtoise va déployer pour son propre compte un certain nombre de stratégies discursives destinées à spiritualiser une chevalerie que l’Église identifie au pôle charnel.
152. Exprimant le point de vue des laïcs au sein d’une société commandée par un discours ecclésiastique, antérieur, englobant et prescriptif, la littérature en langue romane entre ainsi dans un rapport de contrepoint avec celui-ci. C’est dans et contre le discours religieux que se constitue le discours aristocratique, par acquiescement et par écart distinctif : l’acquiescement consiste à reprendre la posture du fidèle adorant Dieu ; l’écart distinctif à remplacer Dieu par la Dame30. C’est donc grâce à cette substitution que la fin’amor accomplit cette spiritualisation recherchée. Le transfert mystique s’accomplit grâce au primat donné à la phénoménologie sur l’axiologie31.
Le « lieu d’où l’on parle » et l’avènement du sujet laïque
16La vaste entreprise de contextualisation sur laquelle il repose ne constitue pas le seul mérite du modèle avancé par A. Guerreau-Jalabert. Rompant avec une approche essentialiste, fondée sur l’enregistrement d’« analogies » (É. Gilson) ou sur le relevé de « calques de religion » (J. Frappier), la démarche socio-historique donne à la notion de discours une place centrale, qui lui permet d’aborder les textes non seulement comme des énoncés mais comme les lieux privilégiés où se construit une énonciation32. Appréhender la « fable courtoise » sous cet angle exige de poser deux questions : « Qui parle ? » et « D’où parle le texte ? ». À la première question, il convient de répondre, comme on l’a vu, que « les dominants laïques, et d’abord l’aristocratie, ont trouvé dans l’expression littéraire le moyen de construire et d’exprimer une idéologie commune et distinctive33 ». La deuxième question impose de prendre en considération une autre formation discursive, issue de la culture ecclésiastique, par référence à laquelle le discours littéraire se construit : « L’idéologie de l’amour doit donc être considérée comme le produit endogène d’une société structurée par le christianisme et l’Église34 ». Telle est la manière dont la littérature courtoise relève le défi laïque35.
17Et c’est sans doute parce que le langage des poètes et celui des théologiens constituent, parmi les langages de l’amour, ceux qui « brillent du plus grand éclat36 » au début du xiiie siècle, qu’il est possible de mettre au jour un processus commun à la fable mystique et à la « fable courtoise », un synchronisme qui n’a pas échappé à M. de Certeau comme nous l’avons déjà souligné :
Dans le texte, le « je » devient de plus en plus l’index, en même temps que l’instrument, de la question, elle aussi initiale, que le discours mystique doit prendre en charge : qui parle ?, et d’où37 ?
18De même, dans une tradition littéraire où « les poèmes découpent de plus en plus nettement le “je” locuteur », « l’acte d’énonciation (ou son sujet) devient le référentiel des énoncés. Le “je parle” est le lieu de production que le poème épelle en épisodes autobiographiques (“j’ai perdu celle que j’aimais et c’est pourquoi je me mets à chanter”) » :
Le texte se change en révélations successives de son foyer secret. Il est fait des événements qui servent de métaphores à l’acte poétique lui-même. Inlassablement, il raconte sa propre naissance à partir de ce lieu surprenant, le « je », qui est genèse de la parole, poeisis38.
19Comme le discours mystique étudié par M. de Certeau la littérature courtoise se livre donc à une narratisation du locuteur, plus aisément perceptible dans la canso que dans le roman, genre où la construction de l’ethos poétique se concentre dans les prologues. Le célèbre poème de Thibaut de Champagne, où le je se compare à une licorne (« Ausi come unicorne sui… »), constitue à cet égard un exemple intéressant. Cette figure d’identification repose sur une « image phallique évidente » mais, comme le note Marcel Faure, celle-ci se trouve singulièrement atténuée : outre que « la corne, située sur le front, ne peut avoir de fonction proprement sexuelle39 », le genre du mot (unicorne est masculin) laisse planer une ambiguïté : « la licorne est une sorte d’animal femelle à attribut mâle, peut-être figure d’androgyne, en tout cas une figure qui semble transcender la sexualité ». Au fond, elle « semble bien être une incarnation du désir à l’état pur, d’un désir qui ne déflore pas, d’un désir qui n’aboutit qu’à la mort40 ». Symétriquement, la dame est présentée comme celle qui retient le cœur de l’amant mais dont le corps reste interdit. Une armée de gardiens en garde le seuil. Corne dirigée vers le haut, sexe féminin inaccessible, il n’y a plus qu’à souffrir : « seule la souffrance peut épurer ce désir complexe41 », souligne M. Faure. Cette souffrance ne relève néanmoins pas de l’ascèse, elle est directement liée à la « structure du sujet désirant » comme l’écrit Henri Rey-Flaud. Loin d’être maîtrise, une telle rétention du désir témoigne, selon lui, du « l’impasse mortelle dans laquelle peut s’engager le désir humain42 ». Impasse que l’on peut analyser en termes psychanalytiques comme le propose H. Rey-Flaud, attentif à recueillir les symptômes d’une « névrose courtoise », ou bien en termes socio-historiques, comme le suggère A. Guerreau-Jalabert quand elle rappelle qu’une telle structure subjective entre en opposition avec la fonction des laïcs, appelés à se perpétuer dans la génération. Cherchant à surmonter le caractère aporétique de la fin’amor, Chrétien de Troyes s’attache à équilibrer charnel et spirituel en faisant de l’épouse (ou dame) une amie. Tel est, en particulier, le sens d’Erec et Enide, qui s’emploie à spiritualiser le mariage (seigneurial et charnel) grâce à la fin’amor (chevaleresque et spirituelle) et à sexualiser la fin’amor en condamnant la dissociation du corps et du cœur43. C’est également pourquoi il s’en prend aux romans de Tristan, qui acceptaient de leur côté un desmanbrement comparable : « Qui a le cuer, cil a le cors », fait-il dire à Fenice44.
Le thème du Graal
20Dans la littérature du Graal, à première vue du moins, l’unique ne change pas de scène. Le transfert mystique s’accomplit ailleurs, sur une autre scène, où se tient l’adorateur de l’unique. Dans le rôle qu’il joue, le clerc, fonctionnellement voué à l’amour de Dieu, y est remplacé par le chevalier spirituel. À la différence de ce qui se produit avec la fin’amor, la substitution ne concerne donc pas l’objet de l’amour (Dieu ou la Dame) mais son sujet (le clerc, supplanté par le grand laïc).
De Chrétien de Troyes à Robert de Boron : les Hauts Livres du Graal
21Dans la mesure où il se trouve à l’origine du « singulier développement qui mène d’un roman chevaleresque à un vaste corpus d’inspiration mystique45 », le Conte du Graal joue, à cet égard, un rôle décisif. En s’emparant d’un thème nouveau, Chrétien de Troyes ne rompt pas tout lien avec l’amour courtois, comme le montrent la rencontre de Perceval et de Blanchefleur et peut-être surtout le célèbre épisode des gouttes de sang sur la neige. La critique a souvent évoqué les liens souterrains qui unissent cette dernière scène et le cortège formé par la lance et le graal, à commencer par le remarquable contraste chromatique du blanc et du vermeil, présent dans les deux cas. L’une des chansons de Rigaut de Barbézieux confirme, de manière explicite, la pertinence d’un tel rapprochement :
Atressi com Persavaus
El temps que vivia,
Que s’esbaït d’esgardar
Tant qu’anc non saup demandar
De qué servia
La lansa ni’ l grazaus,
Et eu sui atretaus,
Mielhs-de-Domna, quan vei vostre cors gen,
Qu’eissamen
M’oblit quan vos remir
E’us cug prejar, e non fatz, mais consir. (éd. Alberto Varvaro46)
22Devant la dame comme devant la lance et le graal, l’amant « s’esbaït » et il « s’oblit », restant silencieux. Le héros de Chrétien et le je mis en scène par Rigaut de Barbézieux partagent, à cet égard, l’expérience que connaît aussi le chevalier de la licorne évoqué par Thibaut de Champagne. L’oubli de soi est lié au surgissement de la merveille, qu’il s’agissse de la dame aimée (qualifiée de Mielhs-de-Domna ou de passemervoille47) ou bien de la lance qui saigne48. Que le texte mette l’accent sur la stupeur49 ou qu’il suggère un possible dépassement50, la merveille renvoie à un voir extra-ordinaire, qui prend son sens dans l’univers unifié de l’aristocratie, à partir du regard porté par un sujet qui s’étonne et qui admire. Tel est bien, en effet, l’angle sous lequel il faut aborder le merveilleux courtois :
Il est digne de remarquer que, dans le plus grand nombre des cas, uniformément, [la description] est conçue, si divers qu’en soient les objets, dans une intention élogieuse. Elle est destinée à exciter l’admiration ; elle prétend enchanter l’imagination du lecteur ; et il semble que ç’ait été, pour les poètes auteurs de romans, à qui peindrait les jardins les plus magnifiques, les châteaux les plus somptueux, les femmes les plus éblouissantes, les curiosités les plus rares, les prodiges les plus inattendus : le merveilleux est installé au milieu de leurs descriptions51.
23Avec l’œuvre de Robert de Boron, une rupture s’accomplit, qui engage le Graal dans une autre direction. À la merveille qui domine les romans courtois du xiie siècle, succède un merveilleux d’inspiration ecclésiastique – le miraculosus cher à Jacques Le Goff, étroitement lié la « christianisation » dans laquelle J. Frappier voit le principe commandant la réécriture des romans du Graal52. Si le merveilleux du Conte du Graal est avant tout d’essence subjective, celui que l’on rencontre dans le Roman de l’Estoire dou Graal résulte d’une objectivation. Tandis que le « conflit des lumières » savamment orchestré par Chrétien de Troyes ménageait un double éclairage, entre merveille et merveilleux, entre les lumières humaines de la philosophie naturelle et la lumière surnaturelle de la Révélation « rayonnée par le Graal », Robert de Boron assure, quant à lui, le triomphe univoque de la lumière divine53.
24Si l’on voulait traduire cette distinction en termes socio-historiques, il conviendrait de revenir à l’opposition fondamentale des discours laïque et clérical :
La prééminence de l’institution chevaleresque avait été clairement affirmée dans le Conte du Graal : elle est le plus haut ordre que Dieu ait fait. La littérature ignore ou méprise l’ecclésiastique, elle célèbre dans l’ermite l’ancien chevalier. Avec les romans de Robert de Boron, un mouvement inverse est amorcé, qui va triompher dans la Queste del Saint Graal, où le clerc impose son discours au détriment de l’histoire chevaleresque54.
25Dès le premier vers du Roman de l’Estoire dou Graal, le discours du clerc imprime sa marque : « Savoir doivent tout pecheur55 ». Le Graal n’est plus un plat, comme chez Chrétien de Troyes, « un plat large et profond », selon Hélinand de Froidmont, « dans lequel on a coutume de servir successivement aux gens riches les mets de prix, avec leur jus, un morceau après l’autre, en diverses présentations [et qu’on] appelle en langue vulgaire graal56 ». Il devient un livre : « Se je le grant livre n’avoie/ Ou les estoires sunt escrites/ Par les granz clers feites et dites./ La sunt li grant secré escrit/ Qu’en numme le Graal et dit57. »
26Le trait commun aux romans qui dépendent à quelque degré de l’œuvre de Robert de Boron est de se présenter non seulement des livres, c’est-à-dire comme des textes autorisés58, mais comme de Hauts livres, c’est-à-dire comme de saints livres. Ainsi le Perlesvaus a-t-il été écrit sous la dictée d’un ange tandis que l’Estoire del Saint Graal se présente comme la translatio d’un livret composé par le Christ lui-même59. Sur la scène énonciative, le je laïque s’efface au profit de « Dieu écrivant », topos commun aux proses du Graal60. Dans la diégèse, les personnages de clercs se multiplient, notamment dans la Queste del Saint Graal, construite sur un récit double qui « met en contiguïté texte et métatexte61 », aventures héroïques et séquences interprétatives, chevaliers et prodomes détenteurs du sens. Présent à la fois dans l’énoncé (comme personnage) et sur la scène énonciative (comme figure auctoriale), grâce à son double statut de clerc et de chevalier, Joseph d’Arimathie joue un rôle majeur dans les cycles du xiiie siècle62. Grâce au discours des clercs, Robert de Boron arrache donc le Graal à la fiction bretonne. L’histoire littéraire ne voit sans doute pas en lui un grand écrivain, « mais l’envergure de son dessein, à la fois historique et théologique, permet de le considérer comme un constructeur63 ».
Le Lancelot-Graal et l’affrontement de deux mystiques
27À partir de la distinction qui s’établit entre contes du Graal et estoires du Saint Graal, fictions chevaleresques et Hauts Livres, il est donc possible de distinguer entre une version aristocratique64 et une version ecclésiastique65. Si la première se rattache à Chrétien de Troyes, la seconde dépend de Robert de Boron, sans qu’il soit possible de tracer une frontière étanche entre les deux traditions66.
28Pas plus que les autres cycles romanesques, le Lancelot-Graal n’échappe aux phénomènes d’hybridation, mais ce qui le distingue est la manière remarquable dont il organise la confrontation entre ces deux versions. C’est ce que souligne à la fois le titre double choisi par les éditeurs modernes, qui renvoie aux deux romans fondateurs de Chrétien, et l’expression de « double esprit », souvent reprise depuis que Ferdinand Lot l’a forgée. Si la dialectique qui préside au développement du Lancelot en prose repose sur la progressive subordination de l’esprit courtois à l’esprit mystique, au fur et à mesure que le Graal monte à l’horizon, elle s’accomplit aussi en faisant du chevalier celestiel le fils du chevalier terrien67. En conjuguant syntagme et paradigme, l’architecture duelle du Lancelot se trouve ainsi profondément unifiée.
29Au cœur de ce dispositif, deux épisodes se détachent. Le premier repose sur trois grandes scènes du Graal traitées en parallèle : « regard[a]nt le côté courtois et le côté mystique du Lancelot en prose », elles forment « les pierres angulaires du grandiose édifice68 ». Ces passages célèbres ont été si souvent commentés qu’il n’est pas utile de s’attarder. Qu’il nous nous soit seulement permis de rappeler que, dans ces séquences où le Graal est juge d’un regard, l’auteur donne un relief particulier à la figure de la belle porteuse69, invitant pour ainsi dire ses personnages à choisir entre la beauté de celle-ci et la sainteté du Graal. Comme on le sait, Gauvain « se merveille plus assés de sa bialté que del vaissel70 », ce qui l’empêchera de percevoir la qualité mystique du Graal71. Sans s’attacher à la demoiselle, que le récit ne mentionne même pas, Bohort, touché par la grâce, reçoit le don des larmes. Lancelot, quant à lui, tout en se montrant sensible à tant de beauté, comprend que le graal est « sainte chose et dingne », à l’instar des autres membres de la cour. La réponse qu’il donne du Roi-Pêcheur trahit un déséquilibre qui n’est pas sans intérêt. Interrogé à propos du « riche vessel que la damoisele aporta », le héros ne répond que sur la beauté de la demoiselle, mais c’est pour la distinguer de celle de la reine, qui reste l’unique objet de ses pensées (LXXVIII, 51-52). Comme en témoigne l’élaboration de trois scènes, et non de deux, on ne saurait donc se contenter d’opposer un amour charnel et un amour spirituel. La présence de Lancelot fait sens quant à la place qu’il convient d’accorder à la fin’amor. Selon Myrrha Lot-Borodine, malgré une apparente antithèse entre « la prétendue sensualité » de l’un et « l’idéalisme épuré » de l’autre, Lancelot et Galaad incarneraient « deux mystiques dont les sources cachées restent proches72 ».
30Pour souligner l’importance du second épisode qui nous intéresse, A. Micha fait appel à une autre métaphore. À côté des pierres angulaires formées par les trois grandes scènes du Graal, l’un des plus célèbres dialogues du Lancelot en prose73 peut apparaître, selon lui, « comme un belvédère d’où l’on voit s’organiser les perspectives du cycle tout entier74 ». Si l’entretien qui met en scène Lancelot et Guenièvre joue ce rôle, c’est parce qu’il soutient « la grandeur de l’amour en face de la mystique religieuse » : aux remords de la reine, le héros répond que, sans l’amour que sa dame lui a inspiré, il ne serait jamais devenu le meilleur chevalier du monde. Partant, il n’aurait pu prétendre à la plus haute des aventures. « Ce sont bien deux mystiques qui s’affrontent », note A. Micha75, qui montre par ailleurs à quel point l’amour courtois, « traversé de jalousies, de douleurs, de frénésies, de dérèglement mental », peut prendre l’apparence d’une « fausse mystique76 ».
31Tout se passe donc comme si la dualité des « esprits », l’antithèse des chevaleries, terriene ou celestiele, et la coexistence des discours concurrents alimentaient ce que Jean-Charles Payen nomme une « réaction dévote77 » : « Gauvain, c’est la chevalerie courtoise jugée selon l’esprit cistercien », souligne de son côté A. Pauphilet78. Ainsi les dames ne sauraient-elle accompagner leurs amis au cours de la quête et Lancelot devra-t-il renoncer à Guenièvre pour mériter d’entrevoir une partie des merveilles du Graal. « Enfantosmez » par la reine, n’a-t-il pas « perd[u] la joie des ciex et la compaignie des anges79 » ? Bien plus, n’hésitant pas à revenir sur un certain nombre de scènes du Lancelot, la Queste présente les regards échangés par les futurs amants lors de leur première rencontre comme des dards lancés par le démon, ce qui a permis à certains critiques de considérer cette œuvre comme « le premier manifeste anti-romanesque80 ». À la lire sur l’horizon de sa foi, la Queste del Saint Graal exalterait donc la joie de voir Dieu pour mieux dénoncer la joie amoureuse.
32Et pourtant, une telle confrontation est construite en semblance. Tout montre, en effet, que les deux discours, « courtois » et « clérical », poursuivent en réalité le même but, à savoir l’exaltation de la chevalerie81. Comme l’écrit J. Frappier à propos des Hauts Livres du Graal, il est sans doute permis d’évoquer une version « ecclésiastique » et « assurément les raisons ne manquent pas pour justifier ce terme ». Cependant, ajoute-t-il, « cette version “ecclésiastique” ne cesse pas d’être une version “chevaleresque”82 ». Non seulement Galaad ne se convertit pas mais les « merveilles des merveilles » qui lui sont données à contempler, dans le contexte extatique de l’ultime vision de la Queste, relèvent de la chevalerie : « Ici voi ge l’a començaille des granz hardemenz et l’achoison des proesces » (p. 278, l. 4 sq.). En dévoilant à ses yeux « l’essence même du chevalier83 », il s’agit avant tout d’en fonder la transcendance, « cette transcendance de la chevalerie, sur le plan religieux, ét[ant] en somme un sentiment de luxe parallèle à celui de l’amour courtois dans le domaine profane84 ».
33Dès lors, comment justifier la stratégie adoptée par le Lancelot en prose ? Pourquoi présenter une mystique qui se moque de la mystique, si la « vraie » mystique (religieuse) va dans le même sens que la « fausse » mystique (courtoise) ? Fondée en grande partie sur le binôme de la chevalerie terriene et de la chevalerie célestiele, l’écriture de la semblance transpose, de manière remarquable, le discours ecclésiastique de la conversion85. La Queste n’invente pas ce binôme, elle le décalque, ajoutant, pour ainsi dire, un étage à la construction sociale produite par les clercs. Prenant appui sur la distinction entre la militia saecularis (= les chevaliers) et la militia spiritualis (= les moines), le discours laïque distingue à son tour, au sein même de la chevalerie, une « militia saecularis » (= la chevalerie teriene) et une « militia spiritualis » (= la chevalerie celestiele). En reproduisant à l’intérieur de la classe chevaleresque la distinction clerc/laïc et en occupant les deux pôles du charnel et du spirituel, les romans du Graal réalisent la « substitution » qu’évoque l’historien Joseph Morsel : « être chevalier à la place du clerc », substitution par laquelle ils « marginalisent, voire éliminent complètement le clergé de l’ordre social au profit des seuls chevaliers86 ».
34S’il est permis de considérer la mystique comme un phénomène universel, « on ne peut en parler qu’en fonction d’une situation culturelle et historique particulière », note M. de Certeau87. S’agissant de la littérature courtoise, cette situation est celle d’un xiie siècle « tout entier voué à élucider le problème de l’amour88 » et qui, parmi les nombreux langages de l’amour, voit naître concomitamment le discours mystique et le discours courtois À cela s’ajoute le rôle joué par la réforme grégorienne dès la fin du xie siècle. En renforçant « la délimitation des champs (laïque/ecclésiastique, profane/sacré, spirituel/ charnel, etc.), fondée sur des bases anciennes, mais désormais plus systématiques, avec un passage du fonctionnel à l’essentiel89 », celle-ci invente pour ainsi dire la figure du laïc90.
35C’est parce qu’un déplacement a pu s’opérer du discours mystique vers le discours courtois qu’il est possible de relever dans le second des mots, des motifs et des thèmes empruntés au premier. Prétendre, à l’instar de Charles Seignobos, que l’amour est une invention française du xiie siècle ne vise assurément pas à soutenir que l’amour, en tant que réalité affective, n’existe pas avant le Moyen Âge. Une telle formule souligne seulement que les textes littéraires de cette époque constituent un véritable creuset : « si l’amour est un sentiment vieux comme le monde, ce n’est que dans les littératures d’oc et d’oïl du xiie siècle que l’on assiste à l’apparition d’un fait fondamentalement nouveau dans l’histoire affective de l’humanité : l’amour de l’homme pour une femme peut devenir un idéal absolu91 ». Et ce qui confère à l’amour cette valeur d’absolu, c’est le transfert mystique décrit plus haut, la manière dont l’unique, changeant de scène, se déploie sur la scène amoureuse et parallèlement sur la scène du Graal.
36Mais comment entendre le mot de fable dans l’expression fable mystique ? Parmi les nombreuses définitions qu’offre l’œuvre de M. de Certeau, l’idée selon laquelle, avec les mystiques, « il se passe quelque chose qui ne peut être réduit à l’ancien92 » constitue une voie d’approche intéressante :
Depuis le xiiie siècle, c’est-à-dire depuis que la théologie s’est professionnalisée, les spirituels et les mystiques relèvent le défi de la parole. Ils sont par là déportés du côté de la « fable ». Ils se solidarisent avec toutes les langues qui parlent encore, marquées dans leur discours par l’assimilation à l’enfant, à la femme, aux illettrés, à la folie, aux anges ou au corps93.
37Dans la mesure où la littérature courtoise invite à ajouter aux figures de l’enfant, de la femme, etc., celle du grand chevalier, elle relève de la fable mystique, au moins à un double titre : 1. Elle construit sa propre fable en captant le discours mystique et en le détournant afin de spiritualiser le pôle charnel auquel les laïcs sont identifiés ; 2. Dès le xiiie siècle, le discours courtois, ainsi cousu de fil théologique, permet à son tour à un certain nombre de fables mystiques de voir le jour, notamment dans les aires franciscaine et rhéno-flamande, en leur fournissant des mots, des motifs, des thèmes, bref une langue94. Pour désigner les deux manières dont se trouve ainsi relevé le défi de la parole, en marge des cercles cléricaux, l’expression de mystique courtoise s’est peu à peu imposée95.
Notes de bas de page
1 Voir notamment Jean-Charles Huchet, « La Dame et le troubadour : fin’amors et mystique chez Bernard de Ventadour », Littérature, 47, 1982, p. 12-30.
2 Ainsi Jean Frappier présente-t-il les textes liés à l’œuvre de Robert de Boron comme les « romans du Graal mystique » (« Le cortège du Graal », Lumière du Graal, dir. René Nelli, Paris, Les Cahiers du Sud, 1951, p. 206).
3 Étienne Gilson, « La mystique de la grâce dans la Queste del Saint Graal », Romania, 51, 1925, p. 91.
4 Alexandre Micha, « L’esprit du Lancelot-Graal », dans Id., De la chanson de geste au roman, Genève, Droz, 1976, p. 255.
5 Ainsi la monographie qu’Emmanuèle Baumgartner consacre à la Queste del Saint Graal se présente-telle comme « un essai pour sortir de l’alternative, roman de chevalerie ou roman mystique » (L’Arbre et le pain, Paris, CDU et SEDES, 1981, p. 8).
6 Voir Pierre Bec « “Amour de loin” et “dame jamais vue”. Pour une lecture plurielle de la chanson VI de Jaufré Rudel », Écrits sur les troubadours et la lyrique médiévale (1961-1991), Orléans, Paradigme, 1992, p. 265-282.
7 Cette présentation s’inspire des travaux d’Anita Guerreau-Jalabert. Voir notamment « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) », Histoire culturelle de la France, t. 1, dir. Michel Sot et al., Paris, 2005, p. 117-258.
8 Faut-il rappeler que cette expression, visant à désigner une érotique étroitement liée à un art de vivre à la cour, n’apparaît qu’à la fin du xixe siècle, sous la plume de Gaston Paris, dans un article consacré au Chevalier de la charrette (Romania, 12, 1883, p. 459-534) ? Inconnue du Moyen Âge, elle n’est pourtant pas absurde : « Gaston Paris fut fort bien inspiré », estime Georges Duby (Histoire des femmes en Occident, t. 2, Le Moyen Âge, dir. Christiane Klapisch-Zuber, Paris, Plon, 1991, p. 266).
9 Michel de Certeau, La Fable mystique, I (xvie-xviie siècle), Paris, Gallimard (Tel), 1992, p. 29.
10 Ibid., p. 13. La datation proposée par M. de Certeau doit être avancée d’un siècle afin de la faire coïncider avec l’avènement de l’amour courtois. Parallèlement, Catherine Vincent note qu’« en Occident, la mystique prend son essor au xiie siècle, quand apparaissent les premières œuvres qui relatent ce type d’expérience » (« La mystique en Occident », Histoire du christianisme, dir. Alain Corbin, Paris, Seuil, 2007, p. 264).
11 Cette citation et les suivantes sont empruntées à la p. 244 de la Fable mystique, op. cit.
12 De Paul Zumthor, M. de Certeau cite en l’occurrence Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975.
13 Comme on le sait, à la suite des travaux de Jean Baruzi, c’est un aspect fondamental dans l’œuvre de M. de Certeau.
14 Il s’agit d’une formule forgée par Francis Dubost. Voir à cet égard notre article : « Impliquer Dieu dans l’aventure du désir : à propos du Tristan de Béroul », Le désir. Or se dit, or se conte, dir. F. Dubost et al., Revue des Langues Romanes, t. 118/2, 2014, p. 499-515.
15 É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, Paris, Vrin, 1931, p. 24.
16 Michel Zink, Le Moyen Âge. Littérature française, PU de Nancy, 1990, p. 25.
17 É. Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, op. cit., p. 14.
18 Roger Dragonetti, La Technique poétique des trouvères, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p. 113-121.
19 J. Frappier, « Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise », Cahiers de Civilisation Médiévale, 6, 1963, p. 265.
20 La critique a souvent évoqué, dans cette œuvre, la présence d’un filigrane christique, l’exemple le plus souvent retenu reposant sur les blessures que reçoit Lancelot au Pont de l’Épée, qui ne laissent pas d’évoquer les stigmates du Christ.
21 Sur l’importance de ce binôme, voir Intus et foris : une catégorie de la pensée médiévale ?, dir. Manuel Guay, Marie-Pascale Halary et Patrick Moran, Paris, PUPS, 2013.
22 « Tant li est ses jeus dolz et buens, / et del beisier, et del santir, / que il lor avint sanz mantir/ une joie et une mervoille/ tel c’onques ancor sa paroille/ ne fu oïe ne seüe. » (Le Chevalier de la charrette, éd. Mario Roques, Paris, Champion, 1975, v. 4674 sq.)
23 E. Baumgartner, Romans de la Table Ronde de Chrétien de Troyes, Paris, Gallimard, 2003, p. 147.
24 Voir la définition proposée par Hugues de Saint-Victor : « Car l’amour, comme il a été dit, est la jouissance que prend le cœur de quelqu’un à quelque objet pour quelque motif : il est désir en l’appétit, joie en la fruition ; désir, il court ; joie, il se repose ; il court à ceci et il se repose en ceci. » (La Réalité de l’Amour, iv, 1, dans Six opuscules spirituels, éd. Roger Baron, Paris, Cerf, 1969.)
25 Maurice Accarie, « Guenièvre et son chevalier de la charrette : l’orgasme des anges », dans Id., Théâtre, littérature et société au Moyen Âge, Nice, Serre Éditeur, 2004, p. 334.
26 Ibid., p. 335. Cette remarque vise l’ouvrage de Jacques Ribard, Le Chevalier de la charrette. Essai d’interprétation symbolique, Paris, Nizet, 1972.
27 Jacques Le Goff, « Le Moyen Âge a poursuivi quelque chose de plus fort que le bonheur : la joie », Le Bonheur. Les textes fondamentaux, Le Point, Hors série, 23, 2009, p. 65.
28 A. Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) », Histoire culturelle de la France, t. 1, Paris, Seuil, 2005 [1997], dir. Jean-Patrice Boudet et al., p. 236.
29 A. Guerreau-Jalabert, « Parenté », Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, dir. J. Le Goff et J.-C. Schmitt, Paris, Fayard, p. 874.
30 Sur la littérature courtoise comme « contrepoint laïque de la théologie et des vies de saint », voir, du même auteur, « Histoire médiévale et littérature », Le Moyen Âge aujourd’hui, dir. J. Le Goff et G. Lobrichon, Paris, 1997, p. 147.
31 En analysant l’ouvrage de Richard de Saint Victor, le De quatuor gradibus violentae charitatis, Robert Javelet montre que seule la visée qui leur est propre permet de différencier l’amour humain et l’amour spirituel. Distinguant phénoménologie et axiologie, il observe que leurs manifestations sont semblables : « La différence gît dans l’orientation. L’axiologie est fondée sur le sens de l’amour, selon qu’il tend vers Dieu ou vers la créature, la femme en particulier, qui revêt ainsi une valeur négative et devient anti-Dieu » (Robert Javelet, « L’amour spirituel face à l’amour courtois », Entretiens sur la Renaissance du xiie siècle, dir. Maurice de Gandillac et Édouard Jeauneau, Paris-La Haye, Mouton, 1968, p. 330).
32 À côté des travaux d’A. Guerreau-Jalabert, voir aussi John W. Baldwin, Les Langages de l’amour dans la France de Philippe Auguste, Paris, Fayard, 1997, p. 26.
33 A. Guerreau-Jalabert, « Le temps des créations (xie-xiiie siècle) », chap. cit., p. 239.
34 Ibid., p. 238. Ailleurs, l’auteur précise : « Contrairement à ce que disent trop d’historiens, ce sont bien les représentations chrétiennes qui organisent les modes de pensée et les conceptions du monde non seulement des clercs, mais aussi des laïcs dominants […]. Ainsi, ce que l’on appelle depuis le xixe siècle l’amour courtois […] et qui est certainement une des plus grandes créations de l’imaginaire occidental, est un produit des modes de pensée chrétiens. » (« Formes et conceptions du don : problèmes historiques, problèmes méthodologiques », Don et sciences sociales, dir. Eliana Magnani, Dijon, Éditions Universitaires de Dijon, 2007, p. 197).
35 J’emprunte cette expression au titre d’un ouvrage récent (Ruedi Imbach et Catherine König-Pralong, Le Défi laïque. Existe-t-il une philosophie de laïcs au Moyen Âge ?, Paris, Vrin, 2013).
36 Charles Baladier, Érôs au Moyen Âge. Amour, désir et delectatio morosa, Paris, Cerf, 1999, p. 202.
37 La Fable mystique, op. cit., p. 244.
38 Ibid., p. 244-245.
39 « Par là, ajoute-t-il aussitôt, elle n’est qu’une métaphore du désir sexuel, pétrifié ou minéralisé », avant d’évoquer « une sorte de phallus psychique ou spirituel » (Marcel Faure, « “Aussi com l’unicorne sui” ou le désir d’amour et le désir de mort dans une chanson de Thibaut de Champagne », Revue des Langues Romanes, t. 88/1, 1984, p. 16).
40 Ibid., p. 17.
41 Ibid., p. 20.
42 Henri Rey-Flaud, La Névrose courtoise, Paris, Navarin éditeur, p. 159.
43 Voir à cet égard, dans le Chevalier de la charrette, l’épisode du chevalier gardien du gué.
44 Chrétien de Troyes, Cligès, éd. A. Micha, Paris, Champion, 1957, v. 3121.
45 Jean Fourquet, dans Les Romans du Graal dans la littérature des xiie et xiiie siècles, Actes du colloque de Strasbourg (mars-avril 1954), Paris, CNRS, 1956, p. 301.
46 Cité par Pierre Bec, Anthologie des troubadours, Paris, UGE (10/18), 1979, p. 116. Le cas de Rigaut de Barbézieux n’est pas isolé car le poète Guittone d’Arezzo se compare lui aussi au héros de Chrétien de Troyes : il est si amoureux, qu’en présence de sa dame il ne peut que se taire, comme Perceval en présence du Graal.
47 La première expression est employée par Rigaut, la seconde par Chrétien, qui l’applique à Blanchefleur (Le Conte du Graal, éd. Félix Lecoy, Paris, Champion, 1978, v. 1825).
48 Le mot de mervoille est employé en l’occurrence (ibid., v. 3190).
49 Dans ce cas, c’est le verbe esbahir qui est utilisé, aussi bien chez Rigaut de Barbézieux que dans la chanson de Thibaut de Champagne.
50 Ce trait permet de distinguer soi merveillier et soi esbahir. Sur la structure de la merveille, articulée entre un voir et un demander, entre une semblance et la quête d’une senefiance, voir le modèle que nous proposons à partir des v. 3190-3193 du Conte du Graal (« Merveille et merveilleux dans le Conte du Graal : éléments de poétique », Le Conte du Graal. Chrétien de Troyes, dir. Danielle Quéruel, Paris, Ellipses, 1998, p. 127-148).
51 Edmond Faral, « Le merveilleux et ses sources dans les descriptions des romans français du xiie siècle », Recherches sur les sources latines des contes et romans courtois du Moyen Âge, Paris, Champion, 1913, p. 307.
52 « À plus d’un égard, on pourrait être tenté d’envisager dans sa généralité, comme formant un tout, la suite des romans du Graal aux xiie et xiiie siècles, durant un demi-siècle environ, disons de 1180 à 1230 ; elle s’est en effet édifiée peu à peu, d’après un modèle commun, constamment repris, modifié, complété à la fois. En prenant de cette vaste matière une vue d’ensemble, on saisit à travers les variations de thèmes et de motifs fondamentaux un principe d’unité qui n’est autre que leur progressive christianisation » (J. Frappier, « La légende du Graal : origine et évolution », Grundriss der romanischen Literaturen des Mittelalters, dir. Hans-Robert Jauss et Erich Köhler, vol. 4/1, Heidelberg, Winter, 1978, p. 316-317).
53 F. Dubost, « Le conflit des lumières : lire tot el la dramaturgie du Graal chez Chrétien de Troyes », Le Moyen Âge, 1992, 2, p. 187-212.
54 Michel Stanesco, « Parole autoritaire et “accord des semblances” dans la Queste del Saint Graal », id., D’armes et d’amours. Études de littérature arthurienne, Orléans, Paradigme, 2002, p. 260.
55 Robert de Boron, Le Roman de l’Estoire dou Graal, éd. William A. Nitze, Paris, Champion, 1927, v. 1.
56 Hélinand de Froidmont, Chronicon, Patrologie Latine, t. 212, col. 814-15.
57 Le Roman de l’Estoire dou Graal, éd. cit., v. 932-6.
58 « La langue médiévale appelle livre le texte qui, de par son ancienneté et/ou sa signature, paraît digne de foi, porteur d’une vérité et qui peut donc fonctionner comme auctoritas. » (E. Baumgartner, « Le Livre et le roman », De l’Histoire de Troie au Livre du Graal. Orléans, Paradigme, 1994, p. 38)
59 Sur les Hauts Livres, voir notre ouvrage, La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (xiie-xiiie siècle), Paris, Champion, 2008.
60 Claude Roussel, « Dieu écrivain et ses lecteurs dans l’Estoire del Saint Graal », Le Lecteur et la lecture dans l’œuvre, Publications de la Faculté des Lettres de Clermont-Ferrand, 1982, p. 163-176.
61 Tzvetan Todorov, « La quête du récit : le Graal », Poétique de la prose, Paris, Seuil, 1971, p. 62. Plus généralement, voir Miléna Mikhaïlova, « Le clerc : personnage de la fiction/personnage-fiction. Le clerc écrivant dans la littérature arthurienne », Le Clerc au Moyen Âge, Senefiance, 37, 1995, p. 267-273.
62 Le faux sens de la Vulgate, qui a fait du membre notable du Sanhédrin un homme de guerre, un miles, a joué un rôle décisif dans la promotion de la figure de Joseph d’Arimathie. Dans l’évangile de Marc (15, 43), il est nommé nobilis decurio. De là vient une part non négligeable de sa fortune, notamment dans les récits chevaleresques de la première moitié du xiiie siècle français.
63 J. Frappier, « Le Graal et la chevalerie », Autour du Graal, Genève, Droz, 1977, p. 128. Notons au passage que l’écriture de l’histoire constitue l’un des côtés de la « quadrature de la mystique » présenté par M. de Certeau (La Fable mystique, op. cit., p. 12).
64 J. Frappier, « Le Graal et la chevalerie », art. cit., p. 94 et 98.
65 Sur cette expression, voir notamment Jean Marx, « Robert de Boron et Glastonbury », Le Moyen Âge, 1953, p. 69-86.
66 « There are two major traditions in twelth-century Grail romance. The first begins with Chrétien’s Conte du graal, the second with Robert de Boron’s Estoire del Saint Graal. Since neither romance was completed by its original author, each invited continuations, amalgamations, and adaptations in verse and prose. » (Douglas Kelly, Medieval French Romance, Twayne Publishers-Maxwell Macmillan Canada, 1993, p. 20.)
67 Comme l’a noté Charles Méla, ce vaste roman repose tout entier sur « l’élucidation d’un nom propre » : « L’unité contradictoire du Lancelot est tout entière contenue dans le double nom du héros : “Galaad” en baptême, mais “Lancelot” d’après son aïeul, et le premier nom reste longtemps en sommeil, jusqu’au jour où cette dualité s’avère incompatible et exige son report de père en fils, c’est-à-dire dans la génération, de Lancelot à Galaad, désormais distincts. » (La Reine et le Graal, Paris, Seuil, 1984, p. 350 et p. 332.)
68 J. Frappier, « Le cycle de la Vulgate (Lancelot en prose et Lancelot-Graal) », Grundriss…, vol. 4/1, op. cit., p. 550.
69 Voir notre article, « La belle porteuse du Graal ou la beauté des signes », La Beauté du merveilleux, dir. Aurélia Gaillard et J.-R. Valette, Pessac, PU de Bordeaux, 2011, p. 179-205.
70 Lancelot en prose [par abrév. LP], éd. A. Micha, 9 vol., Paris-Genève, Droz, 1978-1983, LXVI, 13.
71 En soulignant la perplexité de Gauvain devant le Graal (« il ne puet savoir de quoi il est, kar de fust n’est il pas ne de nule matiere de metal […] et de ceu est il tos esbahis. » (LP, LXVI, 11), le texte le présente comme une figure privilégiée de l’insipiens, de l’homme charnel ou extérieur.
72 Myrrha Lot-Borodine, « Le double esprit et l’unité du Lancelot en prose », dans Ferdinand Lot, Étude sur le Lancelot en prose, Paris, Champion, 1918, p. 444. En demandant que soit prise en considération « toute la perspective Lancelot-Queste-Mort Artu », Alexandre Micha écrit de son côté : « Dans l’absolu, l’auteur place au sommet la chevalerie célestielle inspirée par un ascétisme mystique, au-dessus de la terrienne dont le fondement était la mystique courtoise » (« L’esprit… », art. cit., p. 260).
73 LP, LXXXV, 3.
74 A. Micha, « L’esprit… », art. cit., p. 255.
75 Ibid. Nous avons cité cette expression dans notre introduction.
76 A. Micha, Essais sur le cycle du Lancelot-Graal, Genève, 1987, p. 189.
77 Jean-Charles Payen, « La pensée d’Abélard et les textes romans du xiie siècle », Pierre Abélard-Pierre le Vénérable, dir. Jean Chatillon et al., Paris, CNRS, 1975, p. 520.
78 A. Pauphilet éd., La Queste del Saint Graal, éd. cit., p. xi.
79 Ibid., p. 118, l. 11 sq.
80 F. Dubost, Aspects fantastiques de la littérature narrative médiévale (xiie-xiiie siècles), Paris, Champion, 1991, t. 2, p. 762.
81 Voir notre article, « Quêtes de Joie : la Rose et le Graal », Mélanges en l’honneur de Gilles Roussineau, dir. Hélène Biu et al., à paraître.
82 J. Frappier, « Le Graal et la chevalerie », art. cit., p. 102.
83 E. Baumgartner, L’Arbre…, op. cit., p. 154.
84 J. Frappier, « Le Graal et la chevalerie », art. cit., p. 126.
85 Voir É. Andrieu et J.-R. Valette, « Du personnage de Guillaume d’Orange au chevalier célestiel : itinéraires de conversion et communautés textuelles (xiie-xiiie siècles) », La Conversion. Textes et réalités, dir. Didier Boisson et Élisabeth Pinto-Mathieu, PU de Rennes, 2014, p. 29-63.
86 Joseph Morsel, L’Aristocratie médiévale, Paris, A. Colin, 2004, p. 162.
87 M. de Certeau, « Mystique », Encyclopaedia Universalis, t. 11.
88 Marie-Madeleine Davy éd., Saint Bernard, Œuvres, Paris, Aubier Montaigne, 1945, t. 1, p. 213.
89 Patrick Henriet, « En quoi peut-on parler d’une spiritualité de la Réforme grégorienne ? », Revue d’Histoire de l’Église de France, t. 96, 2010, p. 91.
90 Voir Guy Lobrichon, « Les réformateurs ont-ils inventé les laïcs ? (c. 1000-c. 1110) », ibid., p. 29-41.
91 M. Zink et M. Stanesco, Histoire européenne du roman médiéval, Paris, PUF, 1992, p. 39.
92 M. de Certeau, La Possession de Loudun, Paris, Gallimard, 1989, p. 39. Ailleurs, il note : « Dans le langage est fable ce qui est à la fois l’acte d’instaurer et l’acte de dire l’instauration. […] C’est un discours de naissance, de surprise. Il n’est pas autorisé par ce qui le précède […] mais par ce qu’il rend possible, par ce qu’il inaugure, par ses effets » (« Mystique et psychanalyse », M. de Certeau, dir. Luce Giard, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1987, p. 184).
93 La Fable mystique, op. cit., p. 24.
94 Voir notre article, « Marguerite Porete et le discours courtois », Marguerite Porete et le Miroir des simples âmes, dir. Sean L. Field et al, Paris, Vrin, 2013, p. 169-196.
95 Les lignes qui précèdent ont exploré le premier versant de l’expression, celui qui concerne la littérature des xiie et xiiie siècles (pour un emploi concret, sous la plume d’A. Micha, voir notre note 72). Pour la seconde acception, en lien avec la mystique rhéno-flamande, voir Barbara Newman, « La mystique courtoise : Thirteenth-Century Beguines and the Art of Love », Ead., From Virile Woman to Woman Christ, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1995, p. 137-167.
Auteur
Université de Paris Ouest - Nanterre-La Défense CSLF EA 1586
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