Quelle connivence par la fable mystique ?
Étude d’un exemple, la poésie du pur amour de langue française du premier xviie siècle (Mage de Fiefmelin, Rabbi, de Croix, Hopil, Marillac)
p. 273-289
Résumés
L’article propose d’identifier sous le nom de « poésie du pur amour » des recueils divers en langue française parus entre 1601 et 1633, qui se situent dans l’une des mouvances augustiniennes du début du xviie siècle. Les poètes (Mage de Fiefmelin, Rabbi, de Croix, Hopil et Marillac) énoncent un amour désintéressé, à partir d’une pensée de la prédestination positive. Les poètes appartiennent à des réseaux divers (selon leurs régions, professions, confessions et états respectifs) et indépendants entre eux. Ils ont en commun d’emprunter des motifs à la fable mystique pour enrichir une sensibilité piétiste. Éloignés autant de la dissidence institutionnelle que de la surenchère confessionnelle, ils énoncent une forme intense de dévotion personnelle. L’écriture poétique devient ainsi une « manière personnelle de vivre l’appartenance aux Églises » (J. Le Brun). La préoccupation éditoriale chez ces poètes indique l’existence d’un public de connivence, préexistant à l’édition, et révèle un imaginaire social englobant un public plus indéterminé. L’énonciation des poèmes suppose plusieurs types de réception et d’interprétation, allant de l’exclusion à la complicité, en passant par le malentendu et l’élucidation interprétatifs.
This article aims at gathering some collections of French poetry (published between 1601 and 1633) under the name of « poetry of pure love ». Those poems are influenced by a specific Augustinian trend in the early seventeenth century: they imply pure or free love (without interest) and positive predestination. Each poet (Mage de Fiefmelin, Rabbi, de Croix, Hopil and Marillac) belongs to a network of sociability defined by region, social status, confession of faith, without any known relationship between them. Nevertheless, all of them borrow commonplaces to the mystic fable. Thus, they enrich a pietist sensibility and promote « a personal way to live the membership of Churches » (J. Le Brun). They avoid both institutional dissent and confessional excess. Poets carefully prepare the print and diffusion of their books. That care toward editorial gesture shows that a small audience of connivance pre-exists publication, and revels a social imagination, dreaming a virtual reception. Through the analyze of utterance, speech acts and verbal interactions, we show that poems imply different levels of reception and interpretation: exclusion or inclusion of the audience, misunderstanding or clarification.
Texte intégral
1Dans un article qui a fait date, paru en 1932, Jean Baruzi note que « le langage mystique proprement dit émane moins de vocables nouveaux, que de transmutations opérées à l’intérieur de vocables empruntés au langage normal1. » Depuis les travaux de Baruzi, les chercheurs insistent en outre sur le fait que la langue est pour les chrétiens spirituels le lieu de l’expérience2. De la sorte, une série d’études – la Fable mystique de Michel de Certeau est l’une d’elles – a étudié la mystique comme pratique de la langue introduisant un écart par rapport à l’usage commun. Au xviie siècle, le chrétien spirituel manifeste ainsi sa dissidence par rapport au groupe qui partage sa langue et qui s’accorde sur les conventions langagières, par exemple sur une mise aux normes grammaticale de la langue vernaculaire.
2Une telle pratique de la langue singularise le locuteur et c’est sans doute là la modernité de la mystique. Cependant, ne pouvons-nous déceler aussi, dans cet usage de la langue, l’instauration de formes de la connivence par le langage ? Nous entendons le nom connivence au sens d’« entente discrète ou tacite entre des personnes ». En effet, l’affirmation de l’individu n’entre pas en contradiction avec le présupposé, admis à la Renaissance, que l’homme est de nature sociale. Nous pouvons ainsi interroger la pratique spirituelle de la langue et la définition de groupes sociaux qui l’accompagnant peut-être. Nous travaillerons pour cela sur l’un des corpus de la fable mystique en français, la « poésie du pur amour ».
3Nous verrons que la connivence par la fable mystique peut être comprise comme l’intersection entre une diffusion et une réception effectives des poèmes d’une part, et un imaginaire social consubstantiel à ces usages poétiques de la langue d’autre part. Nous préciserons d’abord quel est cet objet nouveau dans l’histoire littéraire que nous désignons sous le nom de « poésie du pur amour ». Nous examinerons ensuite la pratique du fait littéraire par ces spirituels, la récupération de codes lettrés à laquelle ils procèdent, notamment au plan du geste éditorial. L’usage du fait littéraire semble porter l’idéal de faire corps dans l’unité de l’usage de la langue. Enfin, au plan poétique et linguistique, nous montrerons que cette pratique de la langue paraît être le lieu d’accomplissement d’une utopie de langage : une façon d’inscrire la béatitude de la prédestination positive dans un corps collectif.
Un être de raison pour l’histoire littéraire, la poésie du pur amour
4Par « poésie du pur amour », nous entendons un être de raison, de portée plus restreinte que « fable mystique ». L’étiquette permet de rassembler sous son nom une liste provisoire de huit recueils parus entre 1601 et 1633 : l’Image d’un Mage ou le Spirituel d’André Mage de Fiefmelin, les Flames de l’amour divin de Pierre Rabbi, le Miroir de l’amour divin de Pierre de Croix, la seconde série de recueils de Claude Hopil (quinze cantiques publiés à la suite des Douces extases en prose, les Divins eslancemens, les Doux vols, le Parnasse des odes), les huit Cantiques spirituels et de dévotion de Michel de Marillac3. Cette liste n’est pas close et est susceptible de s’enrichir de nouvelles trouvailles érudites.
5Convient-il plutôt de parler de spirituels poètes ou de poètes spirituels ? Il est possible d’hésiter. Tous les écrits considérés sont bien antérieurs à la querelle du pur amour de la fin du xviie siècle. Ils sont en revanche contemporains des premières condamnations antimystiques dans le clergé régulier4. Les laïcs semblent échapper largement aux poursuites et censures grâce à leur statut de laïc, précisément.
6Ces cinq noms d’auteur sont relativement méconnus de nous, à l’exception d’un seul. En fait, ces rédacteurs et leurs poèmes ont en commun de ne pas permettre une lecture par confrontation croisée entre vers, doctrine et biographie. Outre le poème que nous lisons, nous n’avons en effet ni doctrine constituée en dehors de l’expression par poème, ni témoignage sur la vie du poète, qu’il soit issu de l’hagiographie ou de la controverse. Pour Mage et de Croix, nous ne lisons désormais qu’un unique recueil, rassemblant quasi toute la production connue de ces rédacteurs5. De plus, pour Mage, de Croix et Hopil, les recherches d’actes notariés sont restées vaines. Elles n’ont pas été entreprises pour Rabbi à notre connaissance. Outre leurs poèmes, deux spirituels ont toutefois écrit une œuvre en prose de théologie mystique, Hopil et Rabbi. Hopil rédige deux paraphrases du Cantique des cantiques proposant une interprétation selon le « sens mystique », Meditations sur le Cantique des Cantiques de Salomon (manuscrit non daté) et les Douces extases de l’ame spirituelle (1627). Les ouvrages imprimés de Rabbi sont plus nombreux mais ils sont bien postérieurs aux Flames de 1602. À partir de 1616, en effet, le rédacteur annonce désormais un grade de docteur en théologie et l’état de prêtre. Il fait œuvre de traducteur et fait imprimer plusieurs traités de théologie mystique. Entre autres, le Pourtraict du vrai Amour (1623) reprend un cycle de sermons prêchés pendant l’avent sur le chapitre V du Cantique des Cantiques6. Ces différents traités confirment l’affaiblissement de la référence à la théologie scolastique chez Hopil et Rabbi. Par différence avec les quatre poètes précédents, Marillac est en revanche un homme de pouvoir connu par une Vie, successivement surintendant des finances (1624-1626) et garde des sceaux (1626-1630) sous Louis XIII7. Son œuvre écrite et imprimée est abondante. Sous la direction spirituelle de Barbe Avrillot (dite Madame Acarie, puis Marie de l’Incarnation) en quelque sorte, il favorisa notamment l’installation des Carmélites réformées en France. Pour ces rédacteurs de poèmes, l’écriture est constitutive de l’expérience spirituelle.
7L’examen rapide du livre imprimé permet de noter l’éclatement géographique des lieux d’impression et de mise en vente. Mage fait imprimer son livre à Poitiers, Rabbi à Lyon, de Croix à Douai – ville qui n’appartient pas alors au royaume de France – tandis que Marillac et Hopil confient leurs écrits à des libraires parisiens. Dispersion géographique et réseaux de sociabilité régionaux expliquent que ces poètes paraissent ne s’être ni connus ni lus mutuellement. Leurs recueils n’entretiennent entre eux aucune intertextualité directe. Ces poètes ont cependant à l’évidence une mémoire poétique et une « invention » rhétorique communes, les poètes ronsardiens et post-ronsardiens.
8Ces poèmes du pur amour résultent en effet du transfert de différents discours lettrés de la Renaissance vers un discours qualifié par les recueils de spirituel, saint, divin ou mystique. Ce transfert énonciatif et les poèmes qui en résultent offrent le creuset de la « rencontre de la mystique du nord avec le Carmel thérésien » (J. Orcibal).
9Les poètes recourent à l’expression affective néo-pétrarquiste retravaillée par le néo-platonisme qui s’énonçait déjà par poèmes au xvie siècle. Ils enrichissent ainsi la paraphrase du Cantique des cantiques par les codes affectifs contemporains. Dans ce contexte, les recueils réemploient un discours de la dignité humaine :
Car tout ce qui ça bas se meut en son destin,
D’elle[l’indivise union, l’Un] prend son principe, et redonne sa fin,
D’elle nostre carole en rond parfait se trasse,
Tout fait reflexion à s’amour, à sa grace.
(Rabbi, Flames, « Hymne de la perfection de l’Amour divin », p. 50)
Qu’est-ce de l’homme, ô Dieu, qu’une conjonction
De tout ce qu’icy bas de plus rare on admire ? (de Croix, Miroir, I, s. 5, v. 3-4)
10Ils reprennent aussi celui de la nécessité :
Comme le premier Ciel tire à son mouvement
Chasqu’un des autres cieux, ainsi tout pensement
Obeit à tes loix, t’honore et te redoute :
Car si tu es le Roy de nostre volonté,
C’est argument tiré de la necessité,
Que l’ame soubs ton joug est entierement toute.
(Rabbi, Flames, s. 68, v. 9-14, p. 79)
Mais dés que par ta grace, o grand Sauveur des ames,
Tu m’eus touché le cœur, serf de tes volontez
J’eu l’esprit amoureux de tes sainctes beautez
Dont, heureux, je jouys par mille divins spasmes.
(Mage, Les Saincts souspirs, s. 39, v. 5-8)
11Dans sa terminologie personnelle, A. Mage nomme « contrimitations » spirituelles ou « essais » le résultat de l’imitation créatrice à partir de poèmes d’amour profane (de Ronsard, Desportes, et autres) et de lectures morales diverses (Boaistuau, Jean de L’Espine, Jean Taffin, et autres). Les poèmes du pur amour délaissent ainsi les motifs dévots de l’imitation du Christ, Dieu incarné. Ils énoncent avant tout l’union à un Dieu essence, suivant une terminologie empruntée à la mystique rhéno-flamande et à Herp en particulier8, susceptible de recevoir des synonymes prudents. Rabbi loue ainsi la « substance vrayement super substantielle9 », Hopil, à maintes reprises dans les Divins eslancemens, l’« Estre sur-estant ».
12Deux traits doctrinaux nous paraissent caractéristiques de ces poèmes. La poétique du pur amour repose d’une part sur l’assurance de la prédestination positive. Cette dernière apparaît à travers l’expression de l’amour désintéressé dit « amour pur » ou bien de la foi seule comme motif du salut :
Eh ! mon ame pourquoy, et pourquoy te perds tu ?
Tu te pourrois sauver par la seule vertu :
Mais non : tu ne le peux sans la divine grace.
(Rabbi, Flames, s. 69, v. 9-11, p. 79)
Les cœurs sont seulement formez
Pour aymer l’essence première […]
(Hopil, Parnasse, « Qu’il faut aymer un seul Dieu », st. 6, p. 331)
13Marillac explicite le motif de l’amour gratuit :
Mais c’est un pur amour, mon Dieu, que je demande,
Amour sans interest, sans plainte, sans retour,
Un amour profitant, vif et tranquille amour :
L’amour n’est pas amour, si l’ame ne s’amende. (Marillac, « Sur le
S. Sacrement », st. 11, p. 488)
14La prédestination positive n’exclut pas le consentement libre de l’âme :
C’est luy [Dieu] qui residant au fond de nos esprits
De son esprit moteur le sacré-saint pourpris
Par nous ses volontez benignement opere,
Nous y avons pour tout le plein consentement,
Encore en vient de luy le premier mouvement,
Seul principe du bien comme sa fin derniere. (de Croix, Miroir, I, s. 19, v. 9-14)
15La poétique du pur amour exprime d’autre part une expérience extatique du langage, dénommée par certains spirituels « anéantissement déifiant » dans l’oraison mentale. Rabbi en donne une formulation prudente :
Ainsi nous ressemblons quand nous faisons prière,
Attirer devers nous ceste essence première
Bien que ce Dieu begnin, Ocean de douceurs
Comme par une chaine il s’attire noz cœurs. (Rabbi, Flames, « Hymne de la perfection de l’Amour divin », p. 55)
16Le même poète signe des sonnets acrostiches desquels les lettres initiales des vers forment : « Pierre Rabbi nul » (s. 14, p. 10-11, et 30, p. 20). Les vers de P. de Croix relatent une paradoxale connaissance affective, par l’oraison qui divinise, par imitation du Christ :
Non qu’un extase ardant hors de moy me ravisse, Ou d’un brusque aiguillon les sens m’esvanouisse ; Mais doucemen [me] porte dans son bien infini.
Dardant des petits traits d’une amour toute intime
Je me sens au plus pur de mon estre sublime
En mon intérieur parfaitement uni. (de Croix, Miroir, I, s. 77, v. 9-14)
17De Croix emprunte sa matière au traité du capucin Laurent de Paris, Le Palais d’amour divin (1602). Ce dernier peut être lu comme l’amplification par l’abondance rhétorique du traité de Benoît de Canfield, caractéristique de la spiritualité abstraite parisienne au début du siècle, La Règle de perfection10. Les deux traités promeuvent le « moyen court » qu’est l’anéantissement déifiant11. Cette dernière expression serait peut-être admise par Hopil, dont les écrits témoignent de la réception des textes de Bérulle12. Elle est attestée chez Marillac :
Et cét anéantissement
De la Divinité cachée
Sous un si grand abaissement,
Est la place que j’ay cerchée :
Et dans l’abjection
Sera ma consolation. (Marillac, « Sur les souffrances […] », p. 506)
18Ce moyen court permet de ménager vie active et vie contemplative, aussi bien dans l’état laïc que l’état consacré. Ainsi, pour Hopil « l’ame religieuse »,
[…] Vaquant tantost à l’action
Puis à la contemplation
Au ciel elle a l’ame ravie. (Hopil, Parnasse, « Cantique de l’ame religieuse »,
st. 5, p. 308)
19L’expression d’« anéantissement déifiant » est en revanche étrangère au langage du réformé Mage. Ses poèmes offrent toutefois des tours proches et relatent une extase déifiante comparable :
Tu [la parole divine] transformes en toy l’homme qui s’y attend,
Le deïfiant, vive au fonds de sa poictrine […]
(Mage, Image d’un Mage, « Les Meditations », fo 269 ro-vo)
20Le lexique calvinien de la réformation (« transformes »), appliqué à la nature humaine, est réinterprété chez Mage par le lexique spirituel de la déification (« deïfiant »). Le je, ainsi régénéré ou rené par la grâce seule, fait l’expérience de l’extase et de l’union à Dieu :
De là vient que mon ame au sainct-esprit ravie
Contemple Dieu son pere et trouve en Christ sa vie.
Dieu, pere fils esprit, est mon divin miroir.
Là sans fin me mirant, l’aise pasmé me laisse
Dans le sein de mon Dieu. Ainsi se laissoit choir
Au giron de son Christ le sainct plein de liesse.
(Mage, Image d’un Mage, Les Saincts souspirs, s. 27, sizain)
21L’étreinte est décrite tantôt en des termes maternels, comme ci-dessus, tantôt en des termes nuptiaux : le sonnet 21 de la section des Saincts souspirs est titré « Theanthropogamie », par exemple. Les tours spirituels de l’Image d’un Mage paraissent relire la poésie d’amour néo-platonicienne du xvie siècle à l’aide du traité de la Theologie germanique13 qui fournit une part de la matière doctrinale du recueil. Pour l’ensemble des poèmes du « pur amour », nous pouvons reprendre l’analyse doctrinale de M. Terestchenko14. Selon ce dernier, le pur amour serait la réponse apportée à une aporie angoissante de la doctrine augustinienne : puisque le nombre d’élus est probablement faible, comment Dieu peut-il ne pas apparaître comme malveillant et haïssable ? Le pur amour permet de sortir du désespoir, par une compréhension désintéressée de l’amour (sans attente de bénéfice), supposant la négation de soi-même, c’est-à-dire le désintérêt radical. Il nous semble que la poétique de l’extase permanente donne forme sensible, pathétique et affective à ce courant augustinien, aussi bien en contexte catholique que réformé.
22Il est difficile cependant de préciser davantage quel est le contenu doctrinal de ces poèmes du pur amour, puisque l’on note précisément dans ces poèmes la tendance à la dissolution de l’armature logique, théologique et même conceptuelle. En discours, dans cet usage spirituel et poétique, les mots se désémantisent, ainsi que l’a montré Anne Mantero15. Les poèmes deviennent maniement de clichés théologiques et affectifs. Cette distance sceptique à l’égard du discours suivant la raison scolastique (la théologie) et l’affaiblissement doctrinal qui en résulte forment en définitive deux traits communs importants de la poésie du pur amour.
23De cette distance sceptique au plan doctrinal, combinée à la suggestion de l’anéantissement du je au plan spirituel, résulte un effet d’énigme : les poèmes suscitent pour la plupart une interrogation initiale sur l’identité confessionnelle de leur rédacteur. Ils font bien jouer ce que Michel Foucault a appelé dans un article fameux la « fonction auteur ». Par le nom du signataire du livre, se recoupent ainsi une réalité matérielle, l’identité d’un rédacteur, et une réalité livresque, la personnalité littéraire ou fiction d’auteur. Cependant, concernant les poètes du pur amour, ce statut d’auteur s’accompagne moins d’un récit biographique que de rétentions d’informations sur cette même vie de l’auteur. La figuration éthique a l’humilité pour instrument.
24Pour la poésie du pur amour, le petit nombre de traces de réception, de l’homme comme de l’œuvre, peut être interprété comme un défaut d’archives. Mais ce silence qui entoure sauf exception la vie du poète et son ouvrage imprimé peut aussi se comprendre comme l’indice d’une vie passée en conformité avec un ordre institué, dans les limites d’une confession. Pour des raisons inconnues, Mage a interrompu des études de théologie à Genève qui auraient dû le faire pasteur. En revanche, l’Avignonnais Rabbi est lié par des vœux religieux à l’ordre de saint Augustin et appartient à un couvent de Lyon, d’après la signature de l’épître dédicatoire du recueil. De Croix, bourgeois catholique de Douai d’après le sonnet d’éloge dédié à la mémoire de Jacques Loys déjà mentionné, père d’une nombreuse famille16, est un laïc, tout comme Marillac, qui occupe des fonctions importantes auprès de la monarchie. Par défaut, tout semble indiquer qu’Hopil n’est pas consacré. Pour ce dernier, le cycle de poèmes sur Catherine de Sienne en fait sans nul doute un catholique mais une partie de sa fratrie était calviniste17. Chaque rédacteur publie au moins un poème sur l’eucharistie, qui sert de marque d’appartenance à une confession18. Un poème sert donc à lever l’ambiguïté éventuelle, mais le geste éditorial de poètes laïcs n’explicite que ponctuellement le rattachement à un corps de doctrine contrôlé par une institution et son magistère.
25Nous pouvons situer cet ensemble de poèmes et de poètes dans la typologie établie par P.-Fr. Moreau dans sa contribution à la compréhension de la notion de piétisme19 et les faire participer d’une sensibilité piétiste. Les poètes du pur amour écartent les deux autres positions possibles décrites par P.-Fr. Moreau : d’une part la dissidence individuelle (Labadie, par exemple) qui conduit à la formation d’une secte en face de l’Église instituée ; d’autre part la « surenchère confessionnalisante » (le fait janséniste, par exemple), qui tend à instituer un durcissement doctrinal au sein de l’Église. La poésie du pur amour distille une forme intense de dévotion personnelle. Mais cette dévotion personnelle se situe dans les limites d’une Église et retravaille le sentiment d’appartenance à cette Église.
Une « forme personnelle de vivre l’appartenance aux Églises20 »
26Cet être de raison qu’est la poésie du pur amour nous permet d’étudier l’expérience spirituelle accomplie à travers le geste littéraire. Pour paraphraser la formule de J. Baruzi que nous citions en introduction, la poésie du pur amour émane moins d’une poétique nouvelle, que de « transmutations opérées » à l’intérieur de discours empruntés aux conventions poétiques et éditoriales ordinaires. En tant qu’exemplification du fait littéraire, les poèmes du pur amour indiquent l’aspiration persistante à faire corps dans l’unité de la langue vernaculaire et dans l’usage du langage.
27Au xvie siècle et au début du xviie siècle, la poésie est au cœur de la cohésion du groupe. Même lorsque le poème énonce un sentiment de solitude ou bien un état de marginalité (par la maladie contagieuse, notamment, ou le péché), la mise en recueil insère le poème dans un cercle de destinataires possibles ou effectifs. À la lecture des travaux en histoire d’Isabelle Luciani, on peut dire que l’objet ou le contenu du poème importe autant que le lien qu’il renforce21.
28Chez les poètes du pur amour, rien ne paraît remettre en question le postulat de la nature sociale de l’homme. Les adresses et poèmes d’escorte insérés dans les recueils dessinent un réseau de sociabilité. Seul le recueil de P. de Croix est dépourvu de dédicataire. Il s’ouvre néanmoins sur une brève épître adressée au lecteur. En revanche, Marillac dédie son recueil au roi Louis XIII. Il lui propose David en modèle politique, faisant ainsi du recueil un « miroir du prince ». À défaut de pouvoir s’adresser au roi Henri IV, qui ne partage pas sa confession, Mage offre la première partie de ses Œuvres à son seigneur, la comtesse Anne de Pons. Le Parisien Hopil restreint la quête de protection à une seule famille : il dédie ses différents recueils aux membres de la famille du parlementaire Broé22. Lorsque le recueil est dédié à Dieu, comme c’est le cas de l’Image d’un Mage, seconde partie des Œuvres, l’écriture glisse vers la célébration d’un pouvoir surnaturel, d’un royaume divin, mais il n’y a sans doute pas de disjonction sociale. Au contraire, dans le geste de célébration de cette valeur politique, les royautés temporelles et spirituelles paraissent être renforcées l’une par l’autre. L’allégeance au pouvoir royal, parlementaire ou seigneurial est ainsi réaffirmée selon les recueils.
29Le recueil imprimé inclut également la mémoire d’une première diffusion des poèmes dans un cercle identifié. Ces premiers lecteurs offrent une réponse poétique et le texte en est inclus en tête du recueil. Mage s’adresse au « lecteur chrestien » : « C’est toy seulement, Lecteur Chrestien, que je desire et recherche », tout en précisant : « Je me communique à mes plus proches, semblables et amis » (fo 74ro). Le lecteur destinataire est donc le « proche » autant que le prochain chrétien : les alliés et familiers de Saintonge, nommés au fil des adresses et dédicaces, le lecteur contemporain et posthume, imaginaire et désiré. Pour certains proches et amis, la réponse par poème est incluse dans le volume23. Rabbi adresse ses Flames à une abbesse lyonnaise et fait imprimer son recueil escorté de pièces signées de religieux de son propre couvent lyonnais de l’ordre de saint Augustin, de la province de Narbonne. Le recueil de P. de Croix est précédé de poèmes d’éloge rédigés par des figures de la vie à la fois lettrée et religieuse de Douai à cette date : François Moschus, Jean et Jacques Loys24. Seuls Hopil et Marillac publient leur recueil sans figurer un tel dialogue autour du livre et sans l’inscrire dans un commerce lettré peut-être perçu comme mondain.
30Dans la poésie du pur amour, la recherche d’une forme poétique personnelle guide une recherche stylistique qualifiée de maniériste par les études littéraires25. Cette recherche formelle appartient aux écarts constitutifs de l’élaboration de la personnalité rhétorique et admis à l’intérieur de la sociabilité par les Lettres.
31Quelles que soient les lacunes de nos informations sur le geste éditorial, l’objet livre nous fournit des indications sur la diffusion contrôlée ou possible, voire imaginée, des poèmes au moment de leur publication.
32Le contrôle du rédacteur sur la diffusion de son œuvre n’exclut pas la médiation d’un libraire. Plusieurs recueils sont vendus par un libraire ou un imprimeur libraire bien établi et spécialisé en matière d’écrits religieux26. C’est le cas de Balthazar Bellere à Douai, dont le fonds réfracte l’identité religieuse et lettrée de la ville. De même, le libraire parisien d’Hopil, Sébastien Huré, constitue un catalogue représentatif de la réforme interne à l’Église catholique et des invasions mystiques. En revanche, deux imprimeurs contribuent à la diffusion de poèmes du pur amour alors qu’ils s’installent ou reprennent un fonds. C’est le cas de Jean de Marnef, descendant d’une dynastie prestigieuse d’imprimeurs du xvie siècle mais reprenant l’atelier de Poitiers après une période de troubles. L’impression souvent fautive des Œuvres de Mage manifeste un savoir-faire approximatif ou de la négligence. À Lyon, Étienne Tantillon, imprimeur des Flames de Rabbi, semble être également un imprimeur en cours d’installation. Les Doux vols d’Hopil appartiennent enfin aux toutes premières publications du libraire Jean Jost. Le contrat que conclut A. Mage avec son imprimeur peut toutefois éclairer les particularités de l’édition du recueil de poèmes du pur amour. A. Mage fait imprimer cinquante-cinq exemplaires hors commerce, à « compte d’auteur » dirions-nous, dont il prend livraison lui-même. Le poète spirituel justifie l’impression par la supériorité de l’imprimé sur le manuscrit, le premier étant « plus lisable27 ». Par conséquent, le choix de l’imprimeur ou du libraire est sans doute étroitement corrélé à la puissance financière du poète. Ce dernier cherche à accompagner le geste éditorial de prestige littéraire et social, ou non. Le libraire peut lui-même appartenir au réseau spirituel de connivence.
33Les pièces du paratexte paraissent confirmer que le rédacteur exerce un contrôle étroit sur la mise en recueil et publication. Par exemple, dans le psautier de M. de Marillac, à la suite des cantiques de l’Église, on lit cette mention qui introduit la section de cantiques non bibliques :
L’Autheur ayant cy devant composé plusieurs Cantiques Spirituels et de devotion, en a fait inserer à la fin de cét œuvre quelques uns, qu’il a estimez plus convenables. (Pseaumes, p. 485)
34Le pronom « quelques uns » laisse entendre que certaines compositions sont restées manuscrites. Le poète a établi une anthologie de ses vers pour la diffusion imprimée. C’est dire le contrôle du geste éditorial par le rédacteur et l’on peut s’interroger sur le sens du mot polysémique « convenable28 » et les critères de sélection éditoriale. S’agit-il d’une appréciation esthétique, signifiant « estimable » ? d’une évaluation poético-spirituelle signifiant « qui convient en escorte du psautier », « concordant avec la poétique biblique » ? d’un indice de prudence doctrinale, signifiant dans sa pointe extrême « orthodoxe », dans un contexte de suspicion antimystique ? Certains poèmes du pur amour demeurent manuscrits. Ils sont à l’usage, de fait, d’un lectorat encore plus restreint et contrôlé que celui des cantiques imprimés. Seul l’auteur Hopil ne livre pas d’explication sur la fabrication du livre. Dans la poétique de ce dernier, ce choix s’interprète comme le souci de distinguer le geste de création poétique de toute entreprise purement littéraire ou éditoriale29.
Un imaginaire langagier, l’accomplissement d’une utopie par la langue
35Lieu commun de la mystique, le désir de dire excède le dit : « Eh ! si j’avoy la langue egale à mon vouloir », écrit Rabbi30. Les poètes du pur amour font de cet écart entre dire et dit le lieu d’émergence d’une utopie de langage, participant d’un imaginaire social31. Par utopie de langage, nous entendons l’imaginaire de l’instauration d’un rapport renouvelé aux signes, mais aussi à soi-même et aux autres. En effet, le discours de l’ineffable n’exclut pas l’interaction verbale, la connivence, la participation à un corps collectif par l’élaboration d’une sensibilité commune.
36Les poètes du pur amour font un usage performatif de la langue. Les actes de langage, tels que l’expression du désir, de la honte ou du repentir, indiquent que l’amour n’est pas une vertu qui engage un héroïsme moral. Dans les poèmes du pur amour, l’âme est passive et accepte gratuitement l’amour de Dieu. Cet aspect performatif et doctrinal modifie la scène de l’énonciation.
37Le destinataire postulé de l’énoncé poétique est inclus dans une interaction verbale (ou « réseau d’influences mutuelles ») qui convie sur la scène de l’énonciation d’autres participants engagés différemment (destinataires ratifiés, soit directs soit indirects ; témoins repérés ou clandestins)32. Marillac, dans son « Advis », décrit l’énonciation complexe des psaumes par analogie avec la multiplication des échanges possibles sur une scène de théâtre :
Souvent il [David] fait parler Dieu de Dieu mesme, et introduisant Dieu parlant à nous, il le fait parler luy-mesme de Dieu. Et faut se representer cela, ne plus ne moins que si c’estoit un personnage sur le Theatre, lequel parle à un autre ; et de fois à d’autres il se tourne vers les spectateurs et auditeurs, et parle à eux, et puis reprend son discours avec celuy auquel il parloit, ou parle à un autre. (Marillac, Pseaumes, « Advis » non paginé)
38Outre les protagonistes je et tu, les psaumes incluent une série de participants non engagés, de spectateurs identifiés ou clandestins. L’énonciation des psaumes, l’un des modèles de la poésie du pur amour selon Marillac, n’est donc pas un dialogue en face à face. Elle inclut le je du locuteur dans la foule constituée des « prochains ».
39Mage substitue la salle du tribunal à la scène de théâtre. Son recueil soulève la question de l’interaction par la poésie lorsqu’elle est imprimée. Le face à face avec le livre est bien une interaction verbale du poète avec son lecteur, par le moyen du silence :
Ma vie et mes estudes plus cachées leur seront descouvertes aux yeux, comme à la pensée, par l’impression de ces miennes conceptions qui a soudain suyvi leur expression : afin que vif et mort mes Amis me voyent mieux et m’ayent avec eux dés maintenant pour plus long temps qu’autrement. (Mage, Image d’un Mage, fo 74ro-vo)
40Cette interaction verbale est en fait analogique d’une interaction surnaturelle qui se surimprime à la précédente, celle du je comparaissant sous le regard de Dieu juge. Le poème qui ouvre le premier essai Les Prieres, après un sonnet à fonction d’épigraphe, est une paraphrase du psaume de pénitence 37/38. Le je est figuré en inculpé soumis à la torture, devant Dieu, roi et juge :
Je semble, oyant ceux-cy, à un homme insensé,
Qui n’entend ce qu’on dit et qui point n’y replique : Ou à un criminel qui n’use de replique
A son juge qui l’oit de son crime accusé.
Sa juste conscience au jour met la science
Qu’il a de son forfaict, bien qu’il fust bien caché.
Bien qu’il n’en die rien, il advouë l’offense,
Car, se taisant, il parle, et l’asseure, fasché. (Mage, Les Prieres, fo 79ro)
41Ce silence éloquent du coupable est comparable à celui du poète qui multiplie les aveux silencieux et visibles sur la page. Par exemple, le « libre adveu de l’autruy » (fo 287ro) énoncé dans la section des Meditations rend public le fait que les poèmes procèdent d’imitations par traductions et paraphrases en vers. Le livre L’Image d’un Mage est celui qui sera produit au moment du jugement dernier, dans une perspective apocalyptique. Par conséquent, dans la foule assistant au procès, se presse le « Lecteur mondain » (sonnet fo 78ro). La publication sert alors « Pour tesmoigner ma mort aux yeux du Monde immonde » (ibid., v. 8). Sont également conviés les « plus proches, semblables et amis », auxquels le poète se « communique » (« Au Chrestien », fo 74ro). L’interaction par le livre imprimé suppose ainsi une scène incluant des destinataires désignés et choisis, des destinataires accidentels, identifiés ou anonymes. Le poète expose son projet en termes moraux : « Il n’est honneste de vivre en sorte que personne ne scache comme tu as vescu. » (« Au Chrestien », fo 75ro). Mais Mage ne vise pas à édifier son prochain. Il s’agit soit de témoigner d’une grâce individuelle ou élection personnelle : « Car si tu as de la vertu, tu la dois faire paroistre au chœur de l’infirmité et imperfection humaine », soit de faire un aveu pénitentiel permettant ensuite une thérapie surnaturelle par la grâce : « Si tu as des vices, tu les dois faire p[a]nser, pour t’en guérir les ayant descouverts » (ibid.). Si la spiritualité du pur amour comprend une intimité tenue cachée avec Dieu, les poèmes en sont le dévoilement, de sorte que le je devient transparent aussi bien à Dieu qu’au public des lecteurs. La connivence repose alors sur des motivations étonnantes : les liens familiaux et amicaux, l’appartenance à une même Église, mais aussi, chez le « Mondain », une curiosité envers le spirituel non exempte de voyeurisme. L’interaction du je poète avec le silence de Dieu, transformant le spirituel lui-même de façon toute passive, se double d’une interaction du je avec le silence du destinataire, par la page imprimée, susceptible de faire effet sur le destinataire lui-même. L’effet ne saurait être incitatif à l’action, il relève davantage de la participation à une même célébration affective ou à l’instauration simple d’une connivence par la sensibilité et les affects.
42Les autres recueils, de Rabbi, de Croix ou Hopil, n’incluent pas dans la fiction poétique une pareille mise en abyme de la réception désirée. L’imaginaire social combine d’une part une relative disjonction à l’égard de la société historique et d’autre part la représentation du poète parmi une foule d’êtres intellectuels. Marillac lui-même inscrit la fable mystique dans un corps social surnaturel :
Que d’esprits bien-heureux ! combien de milliers d’Anges !
Que de chœurs embrasez environnent ce lieu,
Ce thrône, cét Autel où repose mon Dieu,
Chantans à sa grandeur les divines loüanges !
Suis-je en terre ou au Ciel ? est-ce au corps ou en l’ame,
Aux yeux ou en la foy, en l’esprit ou au sens,
Que penetre et attaint l’effort que je ressens,
L’éclat qui m’esbloüit, et le feu qui m’enflamme ?
(Marillac, Pseaumes, « Sur le S. Sacrement », st. 4-5, p. 486-487)
43De Croix et Hopil font aussi de la voix poétique une ligne mélodique dans le chœur angélique. Cette transformation de la sociabilité poétique s’accompagne d’une mue de la pensée de la création. Pour Hopil ou Marillac, le cantique n’est pas un texte littéraire, il est une expression musicale. Les mots, encore lourds du concept et de leur capacité de représentation, tendent cependant à s’alléger en une matière avant tout sonore. Les participants à la scène de l’énonciation, unis par le poème du pur amour, forment un chœur surnaturel comparable à une société utopique.
44L’imaginaire d’une double destination – présupposant des participants conviés, aussi bien que des participants accidentels – paraît en accord avec la mise en scène de la communication. Cette dernière elle-même suppose parfois l’exclusion d’une partie des récepteurs, tandis qu’elle postule au contraire un corps collectif par l’effet de la connivence.
45Le langage, sous l’aspect des signes verbaux, relève de la matière sensible. Or, pour les poètes du pur amour, la matière est frappée d’équivoque et les signes verbaux n’échappent pas à cette dernière. Le sensible est dévalué, de sorte que le discours de la vanité se mue en vanité du discours :
Car ce que nous voyons d’apparent et sensible
N’est rien aux yeux de Dieu […]
(Hopil, Parnasse, « Du bonheur de l’homme qui sert Dieu, st. 2, p. 341)
46En revanche, l’abstraction est valorisée. Ce qui est abstrait signifie ce qui est séparé de la matière, en un sens physique, et ce qui est séparé des choses terrestres et mondaines, en un sens moral et spirituel. Le langage appartient à cet entre-deux, participant à la fois de la matière et d’un réengagement par la poésie vers l’abstraction. L’usage de ce langage équivoque permet à la fois un effet de cryptage et un effet de révélation. Par des tours obscurs, assumant l’impropriété ou l’affaiblissement sémantique des mots, le poème écarte certains destinataires ou ne permet avec eux qu’une communication brouillée. Il discrimine parmi les lecteurs ceux qui ne participent pas à la communication spirituelle. En revanche, le discours spirituel fait aussi de l’ambiguïté un instrument de l’énonciation. Cette dernière est le voile qui cache Dieu et le suggère. Le discours du voile et du secret est le revers du discours de la vanité. L’énonciation duplice du secret sert alors de modèle pour la fable mystique. Énonciation indirecte, discrète voire suspecte, elle suscite alors de la connivence parmi le petit nombre de spirituels susceptibles d’« entrevoir au divin broüillas » (Hopil, Parnasse, p. 328).
47Un sonnet d’A. Mage inclut la possibilité d’une double herméneutique : non pas l’échec ou la réussite de la communication (récepteurs virtuels exclus d’avance et participants de connivence), mais une interprétation qui ignore qu’elle est erronée (destinataires leurrés) et une lecture consciente de sa justesse (destinataires savants) :
Boule, belle au dehors moins qu’au dedans immonde,
N’ayans fruicts qu’en peinture en leur surface beaux […]
Heureux qui vous cognoit du monde le tableau !
Et plus heureux qui n’a sur vous l’ame arrestée !
Mais qui est tel ? Ah Dieu ! Nul fors l’homme nouveau.
(Mage, Les Saincts souspirs, fo 172 vo)
48La première motivation du nom « boule » par l’adjectif « belle », selon un mécanisme cratylien, relève d’une interprétation par le « vieil homme », l’homme à la nature corrompue par le péché. Ce dernier se laisse prendre au jeu des apparences et de la vanité, et même de la parlante peinture qu’est la poésie. En revanche, « l’homme nouveau », selon les termes de l’apôtre Paul [Éphésiens IV, 24], est capable de lire le mot discrètement inscrit dans l’adjectif « immonde » : le « monde ». Admirant la beauté, le mondain fera une lecture sensible, esthétique au sens littéral, des choses et du poème. En revanche, le chrétien « regénéré » (selon la terminologie de Mage) fera des choses et du poème la lecture morale et spirituelle vérifiant la connivence entre un petit nombre d’élus.
49Dans le contexte d’une pensée de la prédestination, la diffusion des recueils du pur amour ne participe guère d’une forme de prosélytisme. La publication ne recherche ni la conversion ni même l’édification du lecteur, que ce dernier soit choisi et identifié, ou accidentel et indéterminé. En revanche, l’écriture rend sensible la conviction qu’il existe une société d’élus et elle donne forme verbale à ce corps. La langue commune est mise en œuvre dans un discours qui renouvelle par instant les mécanismes de la signification. Ce discours instaure de nouveaux réseaux d’influence mutuelle dans la complicité de l’amour désintéressé.
50Expérience personnelle mystique et connivence incluant dans une société sont-elles incompatibles ? La poésie du pur amour paraît faire de la fable mystique un discours partageable sinon partagé. Reprenant un lieu commun de la poésie religieuse contemporaine, elle trace une frontière entre la mondanité et la dévotion. Cependant, cette amorce de rupture ne conduit pas le poète du pur amour à tracer une seconde frontière passant entre les corps théologicopolitiques institués et le chrétien mystique. Le mouvement débouche plutôt sur l’intensification de la piété et l’esquisse de réseaux spirituels tissés des mêmes fils que les réseaux vassaliques, parlementaires ou confessionnels du temps. L’expérience personnelle de Dieu est promue en exemple par les membres de ses réseaux, la poésie en fait une part possiblement universelle de l’expérience personnelle. La poésie paraît recharger l’expérience ecclésiale de sacré à travers les individus, en parallèle à la réforme des institutions (Église romaine tridentine ou Église réformée locale post-calvinienne), surtout chez les laïcs (Mage, de Croix, Hopil, Marillac) mais aussi parmi les consacrés (les couvents lyonnais désignés par Rabbi). Néanmoins, ces poèmes ne participent ni de l’activité doctrinale relevant du magistère d’une Église, ni de la conquête de l’espace public par des groupes dissidents. Ces poèmes revêtent des formes de l’énonciation affective privée, en vue pour la plupart d’une diffusion semi-publique, empreinte de discrétion. Lors des mises à l’index des ouvrages du pur amour, à la fin du xviie siècle, il n’a pas semblé utile de redonner une publicité à ces poèmes déjà oubliés en les condamnant tardivement. En revanche, dans l’intervalle qui mène à notre époque, il est possible que l’énonciation de la connivence, qu’elle soit entre laïcs ou consacrés, ait empêché la rémanence de ces poèmes dans la mémoire confessionnelle. Au contraire d’autres poèmes mystiques personnels tel, par exemple, le Cantique spirituel de Jean de la Croix, ils n’ont pas fait l’objet d’une réévaluation littéraire et spirituelle.
Notes de bas de page
1 Jean Baruzi, « Introduction à des recherches sur le langage mystique », Recherches philosophiques, I, 1931-1932, p. 66-82, repris dans Encyclopédie des mystiques [1972], I, dir. M.-M. Davy, Paris, Payot et Rivages, 1977, p. XXIX-XLVI.
2 Voir notamment : Joseph Beaude, La Mystique, s.l., Cerf-Fides, 1990 ; Michel de Certeau, « “Mystique” au xviie siècle : le problème du langage “mystique” », L’homme devant Dieu, Mélanges offerts au père Henri de Lubac, t. II, Du Moyen Âge au siècle des Lumières, Paris, Aubier, 1964, p. 267-291 ; Yves Congar, « Langage des spirituels et langage des théologiens », La Mystique rhénane, colloque de Strasbourg, 16-19 mai 1961, Paris, P.U.F., 1963, p. 15-34 ; Pour un vocabulaire mystique au xviie siècle : séminaire du professeur Carlo Ossola, éd. Fr. Trémolières, Turin, N. Aragno, 2004.
3 Par ordre chronologique de publication et en abrégeant les titres : André Mage de Fiefmelin, L’Image d’un Mage ou le Spirituel d’A. M. sieur de Fiefmelin, dans : Les Œuvres du sieur de Fiefmelin, Poitiers, J. de Marnef, 1601, fos 71 ro-215 ro (second foliotage) ; Pierre Rabbi, Les Flames de l’amour divin. Premieres œuvres poetiques, Lyon, E. Tantillon, 1602 ; Pierre de Croix, Le Miroir de l’amour divin, Douai, B. Bellere, 1608 (éd. citée : L.K. Donaldson-Evans, Genève, Droz, 1990) ; Michel de Marillac, Les CL Pseaumes de David et les X. Cantiques inserªs en l’office de l’Eglise, Paris, E. Martin, 1625, suivis de Cantiques spirituels et de devotion, p. 486-534 ; Claude Hopil, Les Douces extases de l’ame spirituelle, Paris, S. Huré, 1627, traité suivi de quinze poèmes (éd. citée : G. Peyroche d’Arnaud, Genève, Droz, 2000, p. 401-461) ; Claude Hopil, Les Divins eslancemens d’amour […] Et cantiques de la vie admirable de Saincte Catherine de Sienne de l’Ordre de S. Dominique, Paris, S. Huré, 1628 (éd. citée : J. Plantié, Paris, H. Champion, 1999, ou, pour le cycle des Cantiques de Catherine de Sienne, éd. Fr. Bouchet, Grenoble, J. Millon, 2001) ; Claude Hopil, Les Doux vols de l’ame amoureuse de Jesus, Paris, J. Jost, 1629 ; Claude Hopil, Le Parnasse des odes ou chansons spirituelles, Paris, S. Huré, 1633.
4 Voir Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux, rééd. dir. F. Trémolières, Grenoble, J. Millon, 2006, vol. 11 ; Sophie Houdard, Les Invasions mystiques. Spiritualités, hétérodoxies et censures au début de l’époque moderne, Paris, Les Belles Lettres, 2008, 1re partie ; Jean Orcibal, La Rencontre du Carmel thérésien avec les mystiques du nord, Paris, p.u.f., 1959, p. 18-45 ; Hildebrand de Hooglede, « Les premiers capucins belges et la mystique », Revue d’ascétique et de mystique, t. XIX, 1938, p. 254-294.
5 Un petit nombre de poèmes d’escorte excepté. Pour Mage, dans : Jean Boysseul, La Confutation des declarations de M. Jean de Sponde et des Arguties de Robert Belarmini jésuite (La Rochelle, J. Haultin, 1598), et dans La Seconde sepmaine de Du Bartas (J. Chouet, 1589, et rééd.) – pièces rééditées dans Les Œuvres du sieur de Fiefmelin, vol. 1 La Polymnie, éd. dir. J. Goeury, Paris, H. Champion, 2014, p. 669-676. Pour de Croix, dans Les Œuvres poetiques de Jacques Loys (Douai, P. Auroy, 1613), p. 200 – cité dans Audrey Duru, Essais de soi. Poésie spirituelle et rapport à soi entre Montaigne et Descartes, Genève, Droz, 2012, p. 327.
6 Le Clair soleil des personnes spirituelles : Contenant la vie et les miracles de S. Claire de Montefalco, de l’ordre de S. Augustin, mis d’italien en François, Lyon, S. Rigaud, 1616 ; La Regle du Bienheureux pere S. Augustin […] : ordonnée aux Serviteurs, et Servantes de Dieu, Lyon, S. Rigaud, 1619 ; La Rose d’or du paradis de la Vierge, et quelques meditations sur une oraison de saint Augustin. Plus le Pourtraict du vray Amour, Paris, Fr. Huby, 1623.
7 Voir Nicolas Lefèvre, sieur de Lezeau, La Vie de Michel de Marillac (1560-1632). Garde des sceaux de France sous Louis XIII, éd. D. A. Bailey, Québec, Les Presses de l’université Laval, 2007. Bibliographie des manuscrits et imprimés de Marillac, p. 560-570.
8 Albert Deblaere, « Essentiel (Superessentiel, Suressentiel) », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, t. IV, 2e partie, Paris, Beauchesne, 1961, col. 1346-1366.
9 P. Rabbi, Flames, « Hymne de la perfection de l’Amour divin », p. 49.
10 Laurent de Paris, Le Palais d’amour divin de Jesus et de l’ame chrestienne, Paris, Vve La Nouë, 1602 ; Benoît de Canfield, La Règle de perfection, éd. J. Orcibal, Paris, PUF, 1982. Voir Jean Orcibal, « La divinisation selon Benoît de Canfield (1562-1610) », Études d’histoire et de littérature religieuses. xvie-xviiie siècles, Paris, Klincksieck, 1997, p. 409-418 ; Kent Emery Jr, « Mysticism and the coincidence of opposites in sixteenth and seventeenth century France », Journal of the History of Ideas, vol. 45, no 1, Philadelphia (1984) p. 3-23.
11 René Daeschler, « anéantissement », Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, t. I, Paris, Beauchesne, 1937, col. 560-565.
12 Voir les éd. critiques citées des Douces extases et des Divins eslancemens. Hopil fait des emprunts à la terminologie de Bérulle : « subsistence » (sic), « Estre supresme », entre autres.
13 La Theologie germanique : livret auquel est traité comment il faut dépouiller le vieil homme et vestir le nouveau, Anvers, Ch. Plantin, 1558 (trad. par S. Castellion ; éd. originale en allemand : 1516).
14 Michel Terestchenko, Amour et désespoir de François de Sales à Fénelon, Paris, Seuil, 2000.
15 Anne Mantero, La Muse théologienne. Poésie et théologie en France de 1629 à 1680, Berlin, Duncker und Humblot, 1995, notamment « Le vocabulaire théologique », p. 155-241.
16 Voir la généalogie de P. de Croix, seigneur de Trietre, dans le Grand dictionnaire historique ou le mélange curieux de l’histoire sacrée et profane, éd. L. Moréri, C.-P. Goujet, M. Drouet, t. IV, Paris, Libraires associés, 1759, p. 353b.
17 L’une de ses nièces, Marie-Judith Gilbert, devenue visitandine, témoigne pour le procès en béatification de l’évêque François de Sales. Dans sa déposition (Saint François de Sales par les témoins de sa vie. Textes extraits des Procès de béatification, éd. R. Devos, Annecy, Gardet éditeur, 1967, IIe procès, art. 2 et 7, p. 256-258), elle relate que l’un de ses oncles, « M. Hopil », a été à l’origine de son abjuration. Cet oncle – rien ne permet de confirmer qu’il s’agit de Claude Hopil mais rien ne vient non plus l’infirmer – lui a offert L’Introduction à la vie dévote, alors qu’elle avait été élevée dans le calvinisme par ses parents (Judith Hopil et Léonard Gilbert, sœur et beau-frère de Cl. Hopil) ce qui a décidé sa conversion.
18 A. Mage, « Double sonnet. Du Saint Sacrement de l’Eucharistie », Les Muses celestes, dans : L’Image d’un Mage, fo 228vo-229vo ; P. Rabbi, sonnet 99 « Du S. Sacrement de l’Eucharistie », p. 117-118, et « Stances. Du tres-Auguste Sacrement de l’Autel », p. 176-182 ; Cl. Hopil, « De la grande devotion qu’elle [Catherine de Sienne] avoit au S. Sacrement, et de ses merveilles », Divins eslancemens, p. 359-362 ; M. de Marillac, « Sur le S. Sacrement », Pseaumes, p. 486-489. Le Miroir de P. de Croix comporte seulement une allusion : le Fils s’est fait « nostre cher aliment en son humanité » (II, s. 57, v. 10, p. 159).
19 Pierre-François Moreau, « Réflexions sur l’emploi du concept de piétisme », Les Piétismes à l’âge classique. Crise, conversion, institution, éd. A. Lagny, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2001, p. 355-366.
20 Jacques Le Brun, La Jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, chap. XIX « Le quiétisme entre la modernité et l’archaïsme » [1983], p. 475-495, ici p. 494.
21 Isabelle Luciani, « La poésie comme pratique sociale (en France, de la fin du xvie à la première moitié du xviie siècle) », Raisons Pratiques. L’invention de la société. Nominalisme politique et science sociale au xviiie siècle, dir. L. Kaufmann et J. Guilhaumou, Éditions de l’EHESS, Paris, 2003, p. 45-75.
22 Voir G. Peyroche d’Arnaud, op. cit., p. 114 et Catherine Déglise, Au vol de la plume. Poétique de Claude Hopil, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008, p. 30-32 : les Douces extases sont adressées à Bon François Broé, les Divins eslancemens à son fils, les Doux vols à son gendre, Le Parnasse à sa femme.
23 A. Mage de Fiefmelin, Les Œuvres, éd. cit. Pour les informations sur l’auteur et sur le livre, nous renvoyons une fois pour toutes à l’introduction de l’édition critique en cours, sous la dir. de J. Goeury (Les Œuvres, vol. 1 La Polymnie, Paris, Champion, 2014).
24 Sur J. et J. Loys, voir Jean-Noël Paquot, Memoires pour servir à l’histoire littéraire des dix-sept provinces des Pays-Bas […], t. III, Louvain, Imprimerie académique, 1770, p. 421-423 ; sur Fr. Moschus, voir J.-N. Paquot, ibid., t. I, p. 522-523.
25 Revendiquée par un poète tel qu’A. Mage, dans « L’Auteur sur ses Contrimitations et Traductions », Les Œuvres, vol. 1, éd. cit., p. 565.
26 Sur les libraires de Paris (Sébastien Huré, Jean Jost et l’imprimeur libraire Edme (I) Martin), voir Philippe Renouard, Répertoire des imprimeurs parisiens, libraires et fondeurs de caractères en exercice à Paris au xviie siècle, Nogent-Le-Roi, J. Laget, 1995, respectivement p. 210, 221, 305. Sur tous, voir le Répertoire d’imprimeurs-libraires (vers 1500-vers 1810), par J.-D. Mellot et E. Queval, A. Monaque, Paris, BnF, 2004.
27 Préface des Jeux, dans Les Œuvres, vol. 1 La Polymnie, éd. cit., p. 214.
28 Trad. de Cotgrave (1611) : « Convenient ; apt, fit, meet for ; agreeable, sutable, according unto ; proper, comelie, decent, beseeming, seemlie. »
29 Nous nous permettons de renvoyer à notre étude : A. Duru, « L’équivoque mystique chez Claude Hopil : être autorisé sans faire autorité (entre 1603 et 1633) », Revue d’histoire littéraire de la France, PUF, no 1, janv.-mars 2013, p. 15-44.
30 Flames, s. 169, v. 9, p. 240.
31 Nous utilisons le mot « utopie » dans un sens déjà figuré, non pas au sens premier de « plan imaginaire de gouvernement pour une société future idéale, qui réaliserait le bonheur de chacun », mais au sens élargi et métaphorique de « système de conceptions idéalistes des rapports entre l’homme et la société, qui s’oppose à la réalité présente et travaille à sa modification » (déf. du Trésor de la langue française informatisé, url : http://atilf.atilf.fr, consulté le 10.09.2014).
32 Pour cette terminologie issue de l’approche pragmatique de l’énonciation, voir la synthèse de Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les Interactions verbales, 1. Approche interactionnelle et structure des conversations, Paris, A. Colin, 3e édition : 1998.
Auteur
Université de Picardie-Jules-Verne TrAme EA 4284
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