Réflexions méthodologiques autour de l’anonymat
Le syncrétisme des images religieuses à l’épreuve de l’attribution d’un titre
p. 215-226
Texte intégral
1De nombreuses images religieuses du Moyen Âge et de la Renaissance relèvent aujourd’hui de l’anonymat le plus total : non seulement on ignore qui sont les peintres et les commanditaires, mais aussi les dates exactes d’exécution et les destinations originelles. De fait, le plus souvent, elles nous sont parvenues dépourvues d’un titre qui pourrait aider à leur compréhension. Dans ce cas, il appartient à l’historien de l’art qui souhaite discourir à leur sujet de trouver un moyen de les nommer. Toutefois, baptiser une image n’est pas toujours simple, surtout lorsqu’on décide, pour le faire, de qualifier l’action qui y est présentée. En effet, nombreuses sont celles qui se révèlent résistantes à une analyse iconographique traditionnelle parce qu’elles répondent aux conventions figuratives de plusieurs thèmes. Attribuer un titre qui ne correspond qu’à un seul de ces thèmes est par conséquent fallacieux : une appellation restrictive prive l’image d’une partie de son contenu et devient déjà une interprétation. Ce phénomène de combinaison des sujets est particulièrement observable dans les scènes liées à la mort du Christ. C’est pourquoi nous focaliserons notre propos sur les Lamentations et les Mises au tombeau italiennes.
2Depuis la traduction française des Essais d’iconologie parue en 19671, la méthodologie qu’Erwin Panofsky expose dans son introduction a maintes fois été expliquée et discutée. Depuis plusieurs années, il est fréquent que les auteurs la critiquent assez sévèrement2, mais il n’en demeure pas moins que cette introduction est l’une des principales tentatives visant à établir les fondements épistémologiques de la discipline3. Autrement dit, qu’on le veuille ou non, ce texte a valeur de mètre-étalon pour qui s’occupe d’iconographie, même s’il s’agit de mettre en exergue ses dysfonctionnements et ses incohérences de procédures. Arrêtons-nous donc un instant sur ce texte fondateur. Sans revenir sur l’intégralité de la méthode qu’Erwin Panofsky théorise dans cette fameuse introduction, rappelons deux éléments fondamentaux. D’une part, la distinction bien connue qu’il effectue entre trois niveaux dans l’interprétation de l’image4. D’autre part, la définition qu’il donne de l’iconographie dès la première phrase, dans laquelle il opère une dissociation nette entre le sujet et la forme de l’œuvre : « L’iconographie, [dit-il], est cette branche de l’histoire de l’art qui se rapporte au sujet (Subject matter) ou à la signification (Meaning) des œuvres d’art, par opposition à leur forme5 ». Cette citation montre que l’analyse iconographique ou iconologique telle que Panofsky en fixe les règles en 1939 vise à établir des différenciations tranchées quant au sujet de l’œuvre. L’argumentation de l’auteur se fonde sur deux exemples. Le premier concerne saint Barthélemy : « Si le couteau qui nous permet d’identifier saint Barthélemy n’est pas un couteau, mais un tire-bouchon, le personnage n’est pas un saint Barthélemy6 ». Le second exemple, devenu célèbre, est celui de Judith et de Salomé7. Panofsky fonde sa démonstration sur un tableau attribué à Francesco Maffei ou à Bernardo Strozzi conservé à Faenza (1630)8. Ce tableau montre une jeune femme qui, de la main droite, tient un plateau sur lequel repose la tête d’un homme décapité et, de la main gauche, une épée9. Panofsky se pose la question du sujet de l’œuvre : s’agit-il d’une Judith ou d’une Salomé ? Selon la Bible, la petite épée suggère qu’il s’agit de Judith : elle utilise cette arme pour décapiter Holopherne10. En revanche, toujours selon la Bible, le plateau suggère qu’il s’agit de Salomé à qui on présente, pour la satisfaire, la tête de Jean Baptiste sur un plateau11. Comment choisir ? L’histoire des types iconographiques, que Panofsky considère comme un « correctif12 » à son second niveau d’interprétation lui permet de tenter de contrôler l’ambiguïté de l’analyse. Il se demande alors si on rencontre ailleurs des représentations de Judith « incontestables » avec un plateau ou des représentations de Salomé avec une épée. Or, il répond oui à la première question et non à la seconde : « Il existait bien un type de Judith avec le plateau, mais non un type de Salomé avec l’épée13 ». Il conclut donc que le tableau de Faenza représente Judith, et non Salomé. Comme l’écrit Daniel Arasse, la démonstration « semble frappée au coin de l’érudition et du bon sens. Et pourtant [… ]14 ».
3Pourtant, comme Jean Wirth le souligne, on peut lui opposer au moins une critique : dans son trop grand attachement à la source littéraire, Panofsky néglige le fait qu’une image peut très bien relever d’une « inconvenance » et fonctionner sur la base d’une « hybridation iconographique15 » : une image peut très bien donner à un personnage et, plus largement, à un thème iconographique, ce qui appartient traditionnellement à un autre. Ainsi, la jeune femme du tableau de Faenza peut parfaitement être interprétée comme étant, tout à la fois, Judith et Salomé – autrement dit, une Judith-Salomé. Cette « hybridation iconographique », pour reprendre le terme consacré par Jean Wirth, peut s’expliquer par la force signifiante de l’association combinatoire des deux femmes : le personnage hybride produit une sorte d’archétype de la perversité de la beauté féminine.
4De tels reproches d’ordre méthodologique peuvent s’entendre concernant l’introduction des Essais d’iconologie, mais ils sont injustes si on considère la totalité des publications de Panofsky. Sans pour autant défendre toute sa méthode, il faut en effet prendre en compte l’intégralité de sa production écrite qui, loin de se limiter aux Essais d’iconologie, s’échelonne de 1927 à 1956. Or, le texte qui constitue le terminus de cette fourchette chronologique laisse apparaître que les démarches associatives ne sont pas étrangères à ses conceptions. Dans sa traduction française, ce texte conclut le recueil Peinture et Dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen-âge (1997)16 et s’intitule « L’Ecce Homo de Jean Hey. Réflexion sur son auteur, son commanditaire et son iconographie ». En voulant analyser le petit panneau conservé au Musée royal des Beaux arts de Bruxelles17 – qui tient à la fois de l’Homme de douleurs et de l’Ecce Homo – Panofsky se confronte à une ambivalence iconographique qui rend impossible une identification univoque du sujet (exactement comme pour le tableau de Faenza). En effet, en faveur de l’Ecce Homo, une titulature peinte en lettres majuscules se trouve au-dessus de la tête du Christ et renvoie à l’épisode qui est raconté par Jean (19, 5). Conformément à l’Évangile et, donc, contrairement aux conventions figuratives établies pour l’Homme de douleurs, le Christ de Jean Hey est présenté sans la plaie au côté et sans les stigmates, mais avec la couronne d’épines et les mains entravées. Le problème est qu’il ne porte pas le manteau de pourpre exigé par le texte de Jean mais, dans la main droite, un roseau qui renvoie à l’épisode de la dérision raconté par Matthieu (27, 27-29). Contrairement au cas Judith versus Salomé, l’histoire des types ne permet pas à Panofsky de trancher quant au sujet représenté. Il en appelle alors à la constitution d’une typologie (Typenlehre) qui ne recule pas devant la mise en relation « de thèmes apparemment tout à fait hétérogènes et [qui] inversement, peut mettre en évidence des origines génétiques différentes malgré l’identité iconographique18 ». Il apparaît donc clairement, qu’il prend en considération la capacité associative des images : le sujet peut être différent même si les formes sont identiques et inversement. Mieux encore, pour le panneau bruxellois, Panofsky refuse de choisir entre les deux thèmes et conclut à une « Analogiebildung » – une « formation par analogie » – qui a pour but de « créer un Ecce Homo sous les traits d’un Christ de douleurs19 ». Il parle même de « fusion volontaire des motifs20 », ce qui montre qu’il a bien conscience de l’existence et de l’importance des hybridations iconographiques, auxquelles il donne de surcroît une interprétation au cas par cas. De fait, lorsque Jean Wirth, Jean-Claude Bonne21, Jérôme Baschet22 ou Joséphine Le Foll23 font état d’hybridations iconographiques analogues, ils se situent – qu’ils l’acceptent ou non – dans une voie tracée par Panofsky dès le milieu des années 50. C’est également dans cette veine que nous entendons nous placer en montrant que, grâce au jeu des ambivalences iconographiques, certaines images condensent24 plusieurs scènes liées à la mort du Christ et rendent volontairement impossible l’identification exacte du sujet. Se contenter d’une seule des données de l’équation afin de nommer l’action représentée revient alors à réduire, voire à annuler la finesse du discours syncrétique porté par l’image et, de toutes les façons, constitue une interprétation partiellement erronée.
5Au premier abord, même si on a conscience que les variantes formelles sont nombreuses, il paraît très facile d’attribuer un titre à une scène qui présente l’un des épisodes principaux liés à la mort du Christ. Il suffit, semble-t-il, d’observer le corps inerte et, surtout, l’attitude des personnages qui l’entourent, puis de choisir parmi les quelques iconographies les plus traditionnelles. De la sorte, si le cadavre est cloué sur la croix, il s’agira d’une Crucifixion. Pour la Descente de croix, la Lamentation et la Mise au tombeau, l’observation du corps du Christ est indissociable de l’observation du comportement des personnages qui l’entourent et parfois le manipulent : ce sont eux qui précisent l’action en cours et permettent éventuellement de donner un titre à l’oeuvre. De fait, si le corps est en train d’être décroché et descendu du patibulum, il s’agira d’une Descente de croix. De même, quand les personnages secondaires sont en train de le porter vers le tombeau, peu importe la posture du Christ ou même la forme du tombeau (une grotte ou un sarcophage), il s’agit d’un Transport du Christ au tombeau. Une méthode identique s’impose concernant le thème de la Lamentation. En effet, l’étude des différentes configurations inhérentes à ce thème prouve qu’une Lamentation peut tout aussi bien montrer le corps du Christ couché, assis ou debout. Le cadavre considéré isolément est donc insuffisant pour identifier la scène. Pour preuve, si on s’en tient aux dessins préparatoires qui montrent le corps du Christ sans les personnages qui l’environnent, il est très difficile de préciser à quel(s) épisode(s) ils sont destinés. Ainsi, le dessin de Fra Bartolomeo conservé à Florence25 montre le Christ dénudé et marqué par les stigmates. Or, sa posture – jambes étendues et buste légèrement relevé – peut tout aussi bien fonctionner dans le thème de la Lamentation que dans celui de la Mise au tombeau ou de la Pietà. L’observation de ceux qui accompagnent le Christ mort est donc capitale afin de tenter de déterminer le sujet de l’œuvre. Le titre même de Lamentation, qui équivaut à Compianto en italien – « pleurer avec » – se réfère d’ailleurs directement aux personnages qui entourent le Christ. Cette simplicité n’est toutefois qu’apparente : c’est oublier « la liberté de l’image26 » et la fantaisie du peintre, qui peuvent, sciemment ou non, se jouer des formules traditionnelles et les faire voyager d’un thème à un autre. Ainsi, différencier une Lamentation d’une Mise au tombeau s’avère parfois extrêmement compliqué, voire impossible surtout quand l’ambivalence ne se limite pas aux personnages et à l’action en cours, mais aussi au support sur lequel le Christ repose. Normalement, dans les Lamentations, le Christ se trouve en effet sur la pierre d’onction qui est pleine et dont la hauteur se limite aux genoux, alors que, dans les Mises au tombeau, il est déposé à l’intérieur d’un sarcophage évidé, mais il n’est pas toujours possible de faire la différence.
6Si on s’en tient aux Évangiles, c’est un « monument taillé dans la roche » fermé par une pierre qui fait office de sépulture pour le Christ27. Les peintres optent pour trois solutions différentes afin de la donner à voir28. La première solution consiste à la représenter sous la forme d’une grotte. La deuxième solution, qui apparaît au début du xive siècle, consiste à la montrer sous la forme d’un sarcophage (c’est la solution qui induit le plus de confusion avec la pierre d’onction). La troisième solution consiste à montrer à la fois la grotte et le sarcophage. Émile Mâle29 explique la présence du sarcophage dans les images par une confusion : les peintres italiens, s’inspirant des byzantins et ignorant l’existence de la pierre d’onction, l’auraient pris pour un sarcophage. Cette explication n’est pas recevable. Les Lamentations sur la pierre d’onction produites à la fin du xiiie siècle – comme celle qui se trouve sur la croix peinte de Coppo di Marcovaldo conservée à San Gimignano – attestent, non seulement, que les Italiens connaissent la pierre d’onction, mais aussi, qu’ils font parfaitement la différence avec le tombeau. De plus, il paraîtrait bien étonnant que les Franciscains, gardiens du Saint Sépulcre et principaux pourvoyeurs d’images de Lamentation et de Mise au tombeau en Italie au début du xive siècle aient fait la confusion30. Par conséquent, la figuration du tombeau sous la forme d’un sarcophage constitue un véritable choix qui s’explique notamment par le fait que les pratiques funéraires de l’époque contaminent les images. Il résulte que l’ambiguïté, voire l’ambivalence, qui existe entre la pierre d’onction et le sarcophage et, donc, entre la Lamentation et la Mise au tombeau est volontaire. Regardons par exemple le support sur lequel le Christ repose dans la fresque que Mariotto di Nardo réalise vers 1405 pour la sacristie de l’église Santa Maria Novella à Florence (ill. 15)31. En faveur d’une identification en tant que pierre d’onction, ce support ne présente aucun évidement. Mais, en faveur d’une identification en tant que sarcophage, les côtés sont décorés de caissons sculptés (comme on le voit dans de nombreuses Mises au tombeau) et la hauteur est légèrement plus haute que ne l’est normalement la pierre d’onction. Dès lors, on peut imaginer au moins deux hypothèses à propos du support présenté dans cette fresque : le sarcophage est recouvert de son couvercle sur lequel le Christ est déposé ou, mieux, la pierre d’onction et le sarcophage fusionnent. À la manière de Judith-Salomé, il s’agirait d’une pierre d’onction-sarcophage (ou d’un sarcophage-pierre d’onction). Précisons que, loin d’aider à résoudre le problème, l’observation des personnages qui entourent le Christ vient encore le compliquer. En effet, tous sont statiques (au sens où ils ne changent pas de lieu) et pleurent sur le corps inerte, ce qui correspond à la Lamentation, qui constitue un instant de pause avant la marche vers le tombeau. Un personnage se distingue pourtant des autres : Joseph d’Arimathie tient les coins du linceul et soulève les pieds du Christ, ce qui ne correspond pas à une attitude de recueillement. Si on essaie de le replacer dans une narration chronologique des événements, ce geste peut recevoir une double interprétation. Soit, Joseph est en train de terminer de déposer le corps du Christ sur son support, ce qui veut dire que la Lamentation est en train de commencer. Soit, il essaie de l’en soulever, ce qui veut dire que le transport vers le tombeau est discrètement amorcé. Cette fresque n’est donc ni tout à fait une Lamentation, ni tout à fait une Mise au tombeau, ni tout à fait un Transport, mais une hybridation des trois. Pour bien faire, il ne faudrait donc pas réduire son titre à une seule de ces possibilités.
7Dans la fresque de Mariotto di Nardo, la pierre qui supporte le Christ est pleine, mais elle est décorée comme un sarcophage et l’attitude de Joseph d’Arimathie ne correspond pas tout à fait à une Lamentation. À l’inverse, dans d’autres cas, la pierre est incontestablement creuse, mais le comportement et l’agencement des personnages correspond à une Lamentation. Par conséquent, ce type d’images relève à la fois d’une Mise au tombeau et d’une Lamentation : ce sont des Lamentations-Mises au tombeau. Parmi toutes les configurations possibles de Lamentation, celle qui montre le Christ avec le buste droit (c’est-à-dire non couché) joue de cette ambivalence plus que les autres. Notons que cette formule constitue une prérogative des peintres d’Italie du Nord qui exploitent les expérimentations menées par Giovanni Bellini sur le thème, lui-même probablement influencé par la proximité du Santo volto de Lucques montrant le buste du Christ dressé verticalement. Le panneau de Liberale da Verona conservé à Munich (ca. 1480-1500, ill. 16)32 ressortit à cette configuration et présente une ambivalence très forte entre Lamentation et Mise au tombeau. De manière curieuse, Jésus est assis sur le bord du sarcophage et ses jambes pendent à l’intérieur. Le sarcophage, tronqué à la fois par le bord inférieur et les bords latéraux, occupe toute la largeur de l’image. Il est montré dans un fort raccourci qui permet de voir distinctement l’intérieur. Il est donc creux et le Christ est en partie à l’intérieur, ce qui relève du thème de la Mise au tombeau. Pourtant, aucun des gestes effectués par les autres personnages ne correspond à une Mise au tombeau traditionnelle. Certes, ils pleurent, mais aucun ne descend le corps dans la sépulture : l’action semble comme suspendue, ce qui correspond plutôt au thème de la Lamentation. Au total, même si la cavité bien visible du sarcophage indique le contraire, ce panneau présente bien des caractéristiques qui appartiennent au thème de la Lamentation. Il serait par conséquent trompeur de lui attribuer une seule de ces deux appellations. Loin de constituer un unicum, l’effet de suspension du temps observable chez Liberale da Verona se trouve souvent dans les images liées à la mort du Christ. Ce phénomène contribue même à accroître les difficultés de lecture quant au déroulement chronologique des événements en instaurant des épisodes intermédiaires, non seulement, entre la Descente de croix et la Lamentation, mais aussi, entre la Lamentation et le Transport au tombeau, exactement comme nous l’avons montré pour la fresque de Mariotto di Nardo.
8Même si l’épisode de la Lamentation n’apparaît pas dans les Évangiles et que ceux qui suivent la mort du Christ sont racontés seulement en quelques mots, il est facile d’établir une chronologie dans les événements. D’abord, le Christ est décroché de la croix. Ensuite, a lieu la Lamentation. Enfin, la Mise au tombeau. Entre ces trois épisodes principaux, le corps du Christ est manipulé (Descente) et déplacé (Transport). Des épisodes intermédiaires s’ajoutent donc aux épisodes principaux qui suivent la mort du Christ et il n’est pas toujours facile de les distinguer dans les images. Il en découle par conséquent une certaine ambiguïté dans la linéarité chronologique au profit d’un critère d’assemblage. Si on observe les protagonistes qui accompagnent le Christ mort dans ce type d’image, on constate que plusieurs actions sont présentées de manière concomitante : la Lamentation est en cours, mais la déposition sur la pierre d’onction est en train de s’achever ou le Transport au tombeau est amorcé33, ce qui induit une combinaison paradoxale entre le mouvement et le statisme, autrement dit, entre l’image de type narratif et l’image de type iconique. On a donc affaire à des Lamentation-Transport (ou inversement). Le panneau central du retable que Paolo da Caylina réalise après 1530 pour l’église Sant’Angela Merici à Brescia34 constitue un autre exemple de ces ambivalences inextricables. Des enrochements symbolisent « le monument » dans lequel le Christ est enseveli. Le Transport du corps est amorcé : il est d’ores et déjà redressé par la Vierge, Madeleine et Jean. Les deux premiers supportent le Christ par les bras et la troisième s’occupe des pieds. Or, ils ne touchent plus le sol, ce qui signifie, non seulement, que la Vierge, Madeleine et Jean maintiennent le Christ en position verticale, mais surtout, qu’ils le portent. Le titre de Transport au tombeau semble donc approprié pour ce panneau. Toutefois, à cause des postures de la Vierge, de Madeleine et de Jean, qui ne révèlent aucun mouvement, le déplacement semble suspendu. Plus encore, la Vierge et Madeleine effectuent des gestes de tendresse et de recueillement qui appartiennent traditionnellement au thème de la Lamentation. L’une rapproche son visage de celui de son fils, comme pour y déposer un baiser ; l’autre, agenouillée, serre contre elle les jambes du Christ. Cette fois, le titre de Transport au tombeau apparaît donc inapproprié pour ce panneau. Pour être au plus près de son contenu, le panneau de Paolo da Caylina doit donc être qualifié de Lamentation-Transport plutôt que de simple Lamentation ou de simple Transport.
9Dans le panneau de Bronzino originellement destiné aux Franciscains observants de Cosmopoli (ca.1565, ill. 17)35, une ambivalence analogue repose essentiellement sur la posture du buste du Christ, qui est à la fois en train de s’affaisser et d’être redressé. En faveur de l’affaissement, la courbe constituée par le côté droit de son torse et son bras droit qui pend dans le vide. En faveur du redressement, la courbe constituée par le côté gauche de son torse, qui suggère que l’avachissement du corps est retenu – voire contrecarré – par la jambe de Jean et par Madeleine, qui semble le retenir par le bras gauche. De plus, l’effet contradictoire entre l’affaissement et le redressement se renforce par la contre-courbe constituée par la hanche gauche du Christ qui contredit le basculement du corps vers la gauche du panneau. En somme, à cause de la posture du Christ, qui décrit une parfaite figure serpentine fléchant différentes directions, il est difficile d’établir si les personnages sont en train de déposer délicatement le corps au sol ou, au contraire, de le relever. L’ambivalence se renforce encore par la représentation de la Descente de croix dans la partie supérieure du panneau. Dans la mesure où le corps du Christ est encore en hauteur, descendu à bout de bras par Nicodème juché sur l’échelle, on est en droit de considérer que le moment représenté dans la partie inférieure est celui qui a lieu juste après, c’est-à-dire, la déposition du Christ sur le sol, rendu à sa mère. Toutefois, la narration continue induite par la présence de la Descente de croix n’est pas empêchée si on considère que le corps du Christ est en train d’être relevé pour être transporté jusqu’à sa sépulture : simplement, l’ellipse serait plus longue. Reste que la configuration de la partie inférieure de l’image relève également d’une Lamentation : le mort, descendu de la croix, est entouré de la Vierge et de personnages qui expriment leur douleur, il n’est pas franchement déplacé (ses fesses reposent encore au sol) et il se déploie largement dans l’image. De plus, dans les angles inférieurs, deux personnages regardent directement vers le spectateur et flèchent distinctement le corps inerte, le premier à l’aide de l’index, le second à l’aide d’une flèche pointue. Le corps du Christ est donc ouvertement offert à la contemplation du spectateur, ce qui relève du thème de la Lamentation, même si la manipulation à laquelle le corps est soumis ne correspond pas à cette identification du sujet. Si on veut être précis, le panneau de Bronzino doit donc être qualifié de Lamentation-Transport (ou inversement).
10En somme, en cas de besoin, l’image est capable de condenser deux personnages différents – comme la Judith-Salomé de Faenza et le Christ de Bruxelles – ou deux actions différentes, voire contradictoires – comme dans les Lamentations-Mises au tombeau. Ce type d’images rend donc impossible la distinction des thèmes et des personnages. Au contraire, elles sont efficientes grâce à leur syncrétisme, auquel il reste parfois difficile de trouver un sens – mais ce n’est pas notre sujet ici. Concluons plutôt sur la rigueur et la prudence à observer dans l’attribution d’un titre a posteriori : parce qu’un titre les ampute d’une partie de leur contenu effectif et de leur complexité, certaines œuvres gagnent en effet à rester anonymes. N’hésitons donc pas à garder des titres génériques fondés sur le lieu de conservation ou sur le commanditaire. Paradoxalement, l’imprécision de la titulature valorisera alors les difficultés rencontrées par l’analyse iconographique et par le langage.
Notes de bas de page
1 Erwin Panofsky, Studies in Iconology, Oxford, 1939, trad. fr., Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, Paris, 1967.
2 Voir notamment Otto Pächt, qui reproche à l’iconographie de Panofsky le recours constant aux textes dans Methodisches zur Kunsthistorischen Praxis, Munich, 1977, trad. fr., Questions de méthode en histoire de l’art, Paris, 1994, p. 40. Voir aussi le bilan nuancé de la démarche de Panofsky et de ses disciples dans Iconography at the Crossroads, dir. Brendan Cassidy, Princeton, 1993. Également, Jean Wirth, L’Image médiévale. Naissance et développements (vie-xve siècle), Paris, 1989, en part. p. 14-23 pour la critique de Panofsky.
3 Voir Jérôme Baschet, « Inventivité et sérialité des images médiévales. Pour une approche iconographique élargie », Annales EHESS 51-1, 1996, p. 97.
4 D’abord, la description pré-iconographique qui rend compte des motifs en dehors de leur signification. Ensuite, l’analyse iconographique qui rend compte des significations conventionnelles dans un contexte donné. Enfin, l’interprétation iconologique qui questionne l’œuvre comme symptôme des valeurs d’une civilisation.
5 Erwin Panofsky, Essais d’iconologie…, op. cit., p. 13.
6 Ibid, p. 19.
7 Ibid., p. 26-28.
8 Huile sur toile, 67,5x50 cm, Faenza, Pinacoteca communale. Pour une bibliographie sur les problèmes d’attribution et une reproduction, voir Pinacoteca di Faenza, dir. Sauro Casadei, Bologne, 1991, p. 14.
9 Soulignons en passant que la traduction française commet une erreur en inversant les deux mains.
10 Voir Judith 13, 6-10.
11 Voir Marc 6, 17-29.
12 Erwin Panofsky, Essais…, op. cit., p. 27.
13 Idem, p. 27. Afin de comprendre les raisons de ce transfert à sens unique, nous renvoyons à Louis Marin, « Plat, plateau ; tablette, tableau », Opacité de la peinture. Essais sur la représentation au Quattrocento, Paris, 2006, p. 226-232.
14 Daniel Arasse, Le Sujet dans le tableau. Essai d’iconographie analytique, Paris, 1997, p. 11-12.
15 Jean Wirth, op. cit., p. 18.
16 Erwin Panofsky, Peinture et Dévotion en Europe du Nord à la fin du Moyen-âge, Paris, 1997, p. 109-123.
17 Jean Hey (attr.), huile sur panneau, 30x39 cm, Bruxelles, Musée Royal des Beaux-Arts.
18 Idem, p. 28.
19 Erwin Panofsky, « L’Ecce Homo… », Peinture et Dévotion…, op. cit., p. 122.
20 Ibid.
21 Jean-Claude Bonne, « Entre ambiguïté et ambivalence. Problématique de la sculpture romane », La Part de l’œil 8, 1992, p. 146-164.
22 Jérôme Baschet, L’Iconographie médiévale, Paris, 2008, p. 177.
23 Joséphine Le Foll, La Bethsabée au bain de Véronèse. Thèse de Doctorat sous la dir. de Daniel Arasse, puis de Giovanni Careri, Paris, EHESS, 2009 et « Le regard de Suzanne », Suzanne et les vieillards, dir. Jacques Henric, Joëlle Ferry, Joséphine Le Foll, Paris, 2002, p. 97-145.
24 Le terme est emprunté à Sigmund Freud qui l’emploie à propos de la figuration des relations logiques. Cf. Die Traumdeutung, Leipzig, 1900, trad. fr. L’Interprétation des rêves, Paris, 1987, p. 269. Hubert Damisch, Le Jugement de Pâris. Iconologie analytique, Paris, 1993 et Jean Claude Bonne, « Entre ambiguïté et ambivalence… », art. cit., reprennent ce terme à propos des images.
25 Crayon noir, 205x304 cm, Florence, Offices, Cabinet des dessins et des estampes. Pour une reproduction, voir Annamaria Petrioli Tofani, Gabinetto disegno e stampi degli Uffizi. Inventario. Disegni di figura, Florence, 1996, vol. 1, inv. 362F.
26 En référence au fameux article de Rudolf Berliner, « The Freedom of Medieval Art », Gazette des Beaux-arts 28, 1945, p. 263-288.
27 Matthieu (27, 60) et (28,2) ; Marc (15, 46) ; Luc (23, 53) et Jean (20, 1).
28 Voir Gertrud Schiller, Ikonographie der Chrislichen Kunst, vol. 2 Die Passion Jesu Christi, Kassel, 1968, p. 181-185.
29 Émile Mâle, L’Art religieux du xiie siècle en France. Étude sur l’origine de l’iconographie du Moyen Âge, Paris, Armand Colin, 1998, (1ère éd. 1922), p. 26 : « Les artistes italiens, qui n’avaient pas entendu parler de la pierre de l’onction, s’imaginèrent voir un sarcophage et, au lieu de représenter la lamentation sur le corps du Christ, ils représentèrent sa mise au tombeau ».
30 Pour une bibliographie conséquente, nous renvoyons à Anne Derbes, Picturing the Passion in Late Medieval Italy : Narrative Painting, Franciscan Ideologies and the Levant, Cambridge, 1996 et à Louise Bourdua, The Franciscans and Art Patronage in Late Medieval Italy, Cambridge, 2004.
31 Mariotto di Nardo, ca. 1405, Fresque, dimensions inconnues, Florence, église Santa Maria Novella, ancienne sacristie.
32 Huile sur panneau, 132x87 cm, Munich, Alte Pinakothek.
33 Les Évangiles canoniques et l’Évangile apocryphe de Nicodème restent muets à propos du lieu dans lequel se déroule l’épisode de la Lamentation et le transport du mort jusqu’au tombeau n’est pas non plus explicitement mentionné. Jean (19, 41) précise seulement : « Erat autem in loco, ubi crucifixus est, hortus : et in horto monumentum novum, in quo nondum quisquam positus erat » (« Or, il y avait à l’endroit où il avait été crucifié un jardin et dans ce jardin un monument tout neuf, où personne n’avait encore été mis »).
34 Huile sur panneau, 318x265 cm, Brescia, église Sant’Angela Merici.
35 Bronzino, ca. 1565, huile sur panneau, 350x235 cm, Florence, Galleria dell’Accademia.
Auteur
Rome, Académie de France – Villa Médicis – France
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