Un agent secret de la fiction : l’interpolateur médiéval (Lancelot, Ms. Oxford, Bodleian Library, Rawlinson, Q.b. 6)
p. 143-157
Texte intégral
1Longtemps, les médiévistes ont cherché, derrière les noms d’auteurs offerts par les œuvres, derrière les pseudonymes avérés et bien sûr les nombreux écrivains « anonymes », à reconstituer un profil singulier, une origine géographique, des liens avec telle ou telle cour, afin d’esquisser en quelque sorte des fragments de biographie. Mais, de façon systématique et irritante, l’identité des auteurs de romans, pour les xiie et xiiie siècles, reste inaccessible. Qui était l’auteur de Fergus ? Marie était-elle de France ? Que demeure-t-il aujourd’hui de Renaut de Beaujeu1 ? Cette impuissance de la critique ne fait que prolonger les jeux de masques constants dans les écrits médiévaux. Au sein des œuvres apparaît le plus souvent un « je » sans épaisseur, un narrateur au sens strict qui ne prétend pas être l’instigateur du texte (l’« auteur ») mais en renvoie l’origine à une instance placée en amont sur la trajectoire parfois complexe de la transmission de l’histoire. Cette énonciation orale, sur le mode du Or vous dirai, s’impose au premier plan du récit en reléguant à l’écart, dans un ailleurs insaisissable, la question même de l’auteur car, plutôt que de mettre à nu le geste inaugural de l’écriture, la voix fictive exhibe une série de pré-textes : le livre, le conte, la dame, le chevalier, le prophete2… si bien qu’à travers ce système de cache semble s’exprimer l’impossibilité de donner au verbe une provenance ultime et non arbitraire.
2Ce phénomène d’effacement auctorial, bien perceptible dans les romans en vers mais plus manifeste encore dans les romans en prose, se trouve aggravé par les habitudes médiévales de transmission des écrits. Les scribes, parce qu’ils peuvent intervenir sur les pages qu’ils recopient, accroissent encore la distance entre le scripteur initial et l’œuvre : les copies des manuscrits sont autant de voiles successifs renforçant activement l’occultation de l’origine.
3Cette inconsistance de la notion d’« auteur » (au sens moderne) permet à des noms de circuler d’un récit à un autre, tel celui de Gautier Map que l’on croise dans le Lancelot-Graal. Pourtant, au départ, le Gautier Map auteur du De nugis curialium apparaît comme un héritier des écrivains latins qui n’hésitaient pas à endosser la paternité de leur production littéraire3. Né peu avant 1140, il fut attaché à la cour du roi Henri II Plantagenêt, et, après une carrière qui le conduisit jusqu’à la charge d’archidiacre à Oxford, il mourut, selon le registre des décès d’Hereford, un 1er avril de 1209 ou 1210. Gautier Map et le De nugis curialium forment un couple cohérent, crédible4. En revanche, lorsqu’on découvre ce même nom à la fin du Lancelot, dans la phrase Si fenist mestre Gautiers Map son livre et conmance le Graal5, le lien entre l’homme et l’œuvre s’effondre : d’après le témoignage des plus anciens manuscrits, ce roman a dû être produit après 1210 : comment aurait-il pu être écrit par Gautier Map6 ? Pourtant, lorsqu’on parvient à la fin du cycle, ce nom assume des fonctions auctoriales nettes puisqu’il désigne la personne qui a translaté – « traduit » – les aventures du Saint Graal, et qui ensuite se charge de reconter, en la composant, l’œuvre intitulée La Mort le roi Artu. Le nom de Gautier Map fournit de la sorte un scénario d’engendrement valable rétrospectivement pour tout le cycle. Au delà du remarquable gain de cohésion, on notera aussi que le dispositif fictionnel créé par cette signature factice mais persévérante élude la question d’une instance concrète ayant produit le texte7.
4Cette évanescence auctoriale, dont l’anonymat ou le pseudonymat sont les manifestations visibles, a une autre incidence : l’absence de tout droit de propriété sur les œuvres est particulièrement favorable à des remanieurs qui opèrent clandestinement à l’intérieur de ces œuvres et y introduisent des transformations. Ces agents secrets de la fiction, on les appelle aujourd’hui des interpolateurs. Au Moyen Âge, il n’y a pas de terme pour les désigner, et pourtant la situation qui est la leur n’est pas exceptionnelle. On peut la décrire ainsi : un praticien de l’écrit (plus simplement : un rédacteur) introduit des mots, des lignes, des phrases dans une œuvre préexistante. De tels ajouts tantôt se bornent à fournir des précisions supplémentaires, tantôt développent une scène, tantôt forment un nouvel épisode, parfois même s’amplifient jusqu’à enchâsser un récit complet dans l’œuvre-cadre. Le texte inséré peut avoir été prélevé dans une autre œuvre ou être original, c’est-à-dire créé par l’auteur de l’ajout. Dire que ce rédacteur opère « clandestinement », c’est une façon de voir évidemment moderne. Aux xiie, xiiie et encore xive siècles, l’interpolateur n’a certainement pas le sentiment de faire quelque chose d’illicite puisque l’œuvre dans laquelle il travaille n’est protégée par aucun garant. Toutefois, il semble s’être infiltré clandestinement dans le texte, car les lignes qu’il y a placées exigent une enquête pour être circonscrites. Il ne signe ni ne signale son intervention, ce qui m’autorise, me semble-t-il, à employer la métaphore de l’agent secret8.
5L’interpolateur est par excellence un écrivain anonyme. Davantage, c’est dans la perspective des philologues celui que l’on ne veut pas reconnaître. Les éditeurs des œuvres prennent soin d’extraire de leur publication les apports de ces scripteurs très particuliers, et ils n’en parlent guère. Il en va ainsi pour les épisodes conçus par l’interpolateur que je vais évoquer, dont la production n’a encore jamais été éditée. Pourtant, cet agent secret de la fiction s’est ouvert au sein du Lancelot en prose un espace d’écriture remarquable par sa longueur et son contenu. Il semble n’avoir eu de comptes à rendre à personne, sinon à l’œuvre dans laquelle il avait pénétré, et encore d’une façon peu contraignante. De façon paradoxale, il semble s’être fixé des règles pour les suivre et aussi pour les bafouer. Il a certes cherché à masquer sa présence en calquant les manières et les formulations propres au Lancelot, mais, à côté de cela, il a bâti son intrigue à partir de protagonistes presque tous étrangers à l’univers fictionnel lié au fils du roi Ban de Bénoyc. Aussi, son intervention, bien intégrée sur certains plans, est-elle parfaitement visible sur d’autres, comme s’il avait délaissé les contraintes venues de l’œuvre-cadre pour favoriser le plein épanouissement des frondaisons nouvelles qui l’intéressaient, cela au détriment du vieil arbre dont elles étaient issues. Ce faisant, il semble avoir changé de statut : d’agent secret, il s’est fait acteur à part entière, bouleversant si fortement l’univers de la fiction que sa présence est devenue évidente. Bref, il a jeté le masque pour laisser apparaître… un écrivain ? Observer son travail, c’est voir en concentré les principes auxquels ressortit la fabrique du texte médiéval : un alliage anonyme, sans cesse réinventé, du semblable et du différent.
6Cette interpolation figure dans un codex de 406 folios conservé à la Bodleian Library d’Oxford, le Rawlinson Q.b. 6, que l’on date du premier tiers du xive siècle9. Ce manuscrit contient le Lancelot, La Queste del saint Graal et La Mort le roi Artu. Comme les autres témoins du Lancelot, il comporte l’épisode de la « Charrette », qui transpose le roman de Chrétien de Troyes intitulé Le Chevalier de la charrette10. Dans les vers et la prose, le voyage de Gauvain n’est pas narré, et c’est précisément cette ellipse qu’a décidé de combler l’interpolateur au cours d’un récit aussi long que le reste de la « Charrette »11. Plus exactement, son intervention se décompose en trois unités, les deux premières préparant la troisième. Il place d’abord deux brèves insertions dont la longueur équivaut à une colonne de texte ou un peu moins, puis vient l’interpolation principale, qui couvre seize folios complets ; dans les pages de cette longue séquence, on revient seulement une fois à la Vulgate du Lancelot, sur une longueur d’un folio et demi12.
7Ces trois ajouts ne se trouvent dans aucun des trente-trois autres manuscrits du Lancelot possédant l’épisode de la « Charrette », ce qui constitue un indicateur sérieux du statut d’interpolation13. Un autre indicateur sérieux est fourni par la distance que l’interpolateur prend progressivement par rapport à l’œuvre-cadre. Un résumé de son apport suffit à faire apparaître les facteurs de divergence14.
8Après avoir quitté Lancelot en route vers le Pont de l’Épée, Gauvain secourt une dame, Guygnier, l’épouse du roi Karadoc, alors qu’elle est agressée par des chevaliers. À cause de ce geste généreux, il se trouve mêlé à des hostilités qui vont s’amplifiant entre, d’une part, le roi Karadoc et ses compagnons (Kehedin et Galeholdin), et, d’autre part, des membres de l’« Orgueilleux Lignage », soient Brohandynas, Ylle Galeron, Palamède, Madoc, Guingambresil, Greoreas, Guirromelant et quelques autres. Le conflit s’aggrave et Galehodin, le neveu de Galehot, apporte son soutien au roi Karadoc. Des armées comptant des milliers d’hommes s’affrontent les unes contre les autres, ravagent et pillent les terres, ce qui provoque la fuite de la population. Pendant ce temps, Gauvain poursuit sa route avec l’aide des exilés. Il finit par atteindre le Pont sous l’Eau, le franchit avec peine et combat le chevalier gardien du passage. Il le vainc et le récit revient à la Vulgate.
9 Tous ces personnages conduisent le lecteur dans un univers en décalage avec celui du Lancelot, et pourtant, lorsqu’on examine la manière dont l’interpolateur insère son ajout, s’approprie les codes, les thèmes et même certaines phrases du Lancelot, il est évident qu’il cherche à cacher son intervention. Il prend soin de créer des articulations naturelles, évitant tout hiatus, préservant l’unité du style et la cohérence des situations15.
10Afin d’introduire le voyage de Gauvain, il entrelace avec minutie les fils de son intrigue au texte de la Vulgate. De même qu’un auteur dispose dans un récit des éléments qui trouveront leur sens et leur efficacité plus loin, l’interpolateur place des pièces préparatoires16. Ainsi, grâce aux deux courtes interpolations, il insère des données annonciatrices des événements complexes narrés dans l’interpolation principale. Le premier des deux petits ajouts est placé au moment où Lancelot vient de franchir le Pont de l’Épée. Tandis qu’il est seulement précisé dans la Vulgate que le roi de Gorre préfère ne pas évoquer devant le chevalier la mort de Galehaut, l’interpolateur introduit à cet endroit le personnage de Galehodin17, pour préciser que ce dernier suit de près ce qui se passe au royaume de Gorre, et qu’il est disposé à venir en aide à Lancelot si, par exemple, il était détenu quelque part. Dans ce cas : « il iroit seur ceux qui le tendroient a ost banie atout son pooir qui granz iert, car il tenoit la terre toute en sa main que onques Galehot tint a son vivant. » (fol. 167d)
11Se profilent de la sorte, à un moment opportun, les futures manœuvres militaires de Galehodin. La seconde interpolation est plus intéressante encore, car elle justifie à travers les propos d’un personnage – en l’occurrence, le sénéchal Keu –, tout l’intérêt de raconter le voyage de Gauvain. Elle est placée à l’endroit où Lancelot, repoussé par la reine, est conduit par le roi Baudemagu auprès du sénéchal alité à cause des blessures que lui a infligées Méléagant. Voici l’entrée dans cette interpolation18 :
Et quant il ont assez parlé, si se lieve Lancelot et dist qu’il movra le matin pour aler querre monseigneur Gavain au Pont desouz Eve. <<< « Coment, fait Keu, vient il dont en cest païs ? — Entre moi et lui, fait Lancelot, venimes une piece ensemble, et il s’en ala au Pont desouz Eve, et je m’en ving a cestui passage. — Or le conseut Dieus, fait Keux, que moult i a a faire, que la voie est trop plus longue que ceste que vous avez alee, et si a tant de max trespas a trespasser, et tant de traïteurs qui les passages gardent de par Meleagant le traïteur que merveilles sera s’il ne l’ocient en traïson. ». (fol. 168d)
12On ne note aucun effet de discontinuité syntaxique ou sémantique lorsque s’amorce le dialogue, qui ensuite se déroule comme ailleurs dans le roman, rythmé par le même type d’incises en faire. Lancelot marquant son étonnement, le sénéchal explique donc que la voie qui mène au Pont sous l’Eau est bien plus longue que celle du Pont de l’Épée, et qu’elle contient quantité de passages gardés par les hommes de Méléagant. Après quoi, il évoque une autre forme de péril, la présence d’un lignage qui déteste Gauvain, celui de Palamède, Madoc et Brohandynas le Roux : tous ces chevaliers souhaitent la mort de Gauvain qu’ils accusent d’avoir tué un de leurs parents. En outre, Keu sait que le Pont sous l’Eau est fait d’une planche étroite, très glissante et invisible sous l’eau noire, ce qui le rend éminemment périlleux. Le tableau des dangers est si suggestif que son interlocuteur s’exclame : « Ha ! Dieus Sire, fait Lancelot, deffendés le gentil chevalier de mesaventure19 », tandis que le sénéchal lui-même se désole de ne pouvoir apporter son aide : « Et certes se je peuusse chevauchier, je alasse en vostre compaignie moult volentiers, car il seroit moult grans damages se de lui mesavenoit. » (fol. 168d)
13Au terme du dialogue, l’animosité du lignage de Brohandynas est mise au clair, et l’on mesurera son intensité et ses effets dans le cours de l’interpolation principale. Surtout, on comprend que le neveu d’Arthur devra témoigner d’une prouesse hors pair pour traverser les multiples épreuves qui l’attendent. L’un des effets de cette interpolation pourrait être de rééquilibrer le rapport de valeur entre les deux chevaliers partis en quête de la reine, en présentant un Gauvain « auréolé de succès et sinon égal à Lancelot, au moins presque aussi important que lui20 ».
14La grande interpolation est introduite par un seuil simple et approprié21, et sa fin est elle aussi habilement cousue à la trame de la Vulgate. Les armées du camp hostile à Karadoc et Galehodin sont vaincues grâce à l’intervention des troupes d’Arthur, et l’on revient à Gauvain qui franchit le pont puis combat le gardien jusqu’à outrance. La scène se clôt sur ces phrases :
Si ne fait mie a demander se les prisons firent grant joie de monseigneur Gavain, si le servirent et ennourent de tout leur pooir, et li firent compaignie et feste toute la nuit. Mes atant se test ore li contes de lui, et retorne a ceuz qui encontre lui vienent et a Lancelot du Lac. (fol. 185b)
15Le retour à la Vulgate s’accomplit sans hiatus. Tout aussi discrètement qu’il est entré dans l’univers de la fiction, l’agent secret en ressort à la faveur d’un seuil (Mais atant se test…) identique à ceux que l’on rencontre sans cesse dans le roman. Cette attention portée aux diverses sutures des ajouts manifeste clairement un désir de fusion avec le récit-cadre.
16Le rédacteur consolide donc ponctuellement son montage, mais il opère aussi dans les grandes lignes. Si l’insertion du long passage est préparée par les deux brèves interpolations, sa clôture procède également en deux temps, dans une démarche comparable mais inversée : avant de clore définitivement l’interpolation, le rédacteur revient à la Vulgate durant un folio et demi. En quelque sorte, il « insère » dans l’interpolation tout le passage où Lancelot, en route vers le Pont sous l’Eau, est capturé par les hommes de Baudemagu, se réconcilie avec la reine, passe une nuit avec elle, combat Méléagant, repart vers le Pont sous l’Eau et tombe dans un piège22. Un seuil permet alors de quitter la Vulgate pour « retrouver » l’interpolation, de laisser Lancelot pour revenir à Gauvain :
Mes or lesse li contes une piece a parler de lui, et retorne a parler de monseigneur Gavain si conme il passa le Pont sous Yaue, et conment les prisons du païs li furent a l’encontre.
Miniature : Gauvain est derrière un prêtre qui dit la messe.
Or dist li contes que au matin se leva monseigneur Gavain bien matin, et oï messe du Saint Esperit en la maison de religion ou il avoit jeu.
17Comme l’écrit Carol Chase :
Il en résulte une structure où alternent les aventures de Lancelot, qui a réussi dans sa quête de la reine et qui part à la recherche de Gauvain, et celles de Gauvain toujours en quête de la reine. C’est un emploi élégant du procédé de l’entrelacement, et qui cadre bien avec la composition du roman23.
18En appliquant les principes structurels de l’univers fictionnel dans lequel il s’est immiscé, le rédacteur évite de créer des heurts apparents. Dans la narration même, il adopte les principes d’écriture caractéristiques du Lancelot.
19On peut déjà constater, grâce au seuil cité plus haut, que le rédacteur reproduit sans peine les formules du type Mes atant se test ore li contes de…, et retorne a…, typiques de l’œuvre-cadre. Son désir de conformité avec la prose du Lancelot se marque aussi dans les emplois sans surprise d’un je qui intervient par exemple au cours d’un combat pour en abréger les péripéties :
[…] si laissent courre tant comme il pueent des chevax rendre et les escrient, et aloingnent les glaives afferz trenchanz, et fierent si durement les . II. premiers que il ataingnent que a la terre les portent tous estenduz, les chevax desus les cors. Que vous iroie je ore [171a] acontant ? Li remananz n’orent povoir d’eulz deffendre ainz tornerent en fuie par mi le bois et cil nel daignierent plus enchaucier, ainz vindrent a la dame qui les atendoit qui les mercie moult de leur servise.
20L’interpolateur attribue au narrateur un rôle tout à fait convenu. On voit aussi qu’il fait un large usage de la subordination, produisant une syntaxe similaire à celle du Lancelot même.
21Au plan thématique, il est également en phase avec son œuvre-cadre sur plusieurs points. On retrouve dans ses pages des valeurs idéologiques centrées sur la prouesse guerrière, l’importance du compagnonnage, la force du lignage et la nécessité de la vengeance : je ne m’arrêterai pas sur ces aspects que le résumé de l’interpolation rend déjà très visibles. Comme l’a fait Gweneth Hutchings, on peut aussi relever des parallélismes avec l’épisode originel de la « Charrette » : enlèvement et délivrance d’une reine, adoubement d’un écuyer et franchissement de passages périlleux24. L’interpolateur utilise en outre un ressort fictionnel fréquent dans les romans arthuriens pour assurer la transmission des nouvelles, celui des demoiselles ou des chevaliers errant sur des chemins de traverse. On voit ainsi deux personnages évoquer en temps opportun le chevalier qui progresse vers le Pont de l’Épée. Tout d’abord, la sœur de Méléagant affirme que Lancelot est en bonne santé et qu’il arrivera d’ici trois jours à destination : « Et je croi qu’il sera jusqu’a tiers jour au Pont de l’Espee car tous les max pas avoit passez ; et vous avez encor .v. jourz a errer, ainz que vous soiés au Pont souz Eve ». (fol. 177c)
22Un peu plus loin, c’est le chevalier Agloval qui apprend à ses compagnons que Lancelot a réussi à franchir le fameux Pont25. De la sorte, l’interpolateur relie les espaces-temps dans lesquels progressent respectivement Gauvain et Lancelot. Il établit un lien chronologique entre les deux parcours, sans contradiction avec la Vulgate, puisque Gauvain ne supplante pas le héros en pénétrant le premier au royaume de Gorre.
23L’habileté du rédacteur ne l’empêche pas de recopier par ailleurs des fragments textuels qu’il prélève directement dans le Lancelot26. On peut le constater lorsqu’il fait réapparaître un personnage qui ne jouait qu’un petit rôle dans l’œuvre-cadre, malgré sa paternité prestigieuse : Lohot, le fils d’Arthur. On découvre ce chevalier au folio 176 en des termes qui montrent que l’interpolateur a effectué un emprunt localisé et fidèle :
– ms Rawlinson, fol. 176c : [...] Lohot, le fiex le roi Artu, qu’il engendra en la bele Lysianor avant qu’il preist a fame la roine Genievre
– Lancelot : [...] Lohot li fiex le roi Artu qu’il engendra en la bele damoisele qui avoit non Lisanor devant che qu’il espousa la roine27.
24À cet endroit, l’interpolateur s’approprie une phrase dont il modifie légèrement le lexique mais conserve la structure, produisant un segment textuel en résonnance avec les mots écrits bien des folios plus haut, dans une démarche en harmonie avec l’esthétique de la mémoire et l’art de l’entrelacement propres à l’œuvre : il procède à la manière de l’auteur lui-même, adopte les principes du roman qu’il a infiltré, ramenant à la vie un personnage en sommeil pour le relancer sur les routes de l’aventure comme y invite le procédé de l’entrelacement, propice aux apparents oublis et aux reprises inattendues.
25L’interpolateur cherche de la sorte à incorporer son récit à la trame de l’œuvre-cadre dont il calque les traits formels, reprend des thèmes et imite des scènes, importe enfin des bribes de phrases. Comme c’est souvent l’habitude chez les remanieurs, il fait du texte avec du texte, ce qui est une façon de dissimuler sa présence. En habillant sa création d’atours semblables à ceux du Lancelot, il s’efforce de l’intégrer au décor fictionnel environnant. Malgré cela, le long ajout qu’il introduit finit par engendrer une vraie hétérogénéité.
26Le rédacteur semble en effet avoir usé de la liberté d’écriture qui lui était offerte jusqu’à en abuser, en se livrant à divers excès qui trahissent sa présence et, d’une certaine manière, l’extraient de son anonymat.
27Si l’on observe par exemple ses emplois du mot conte, on constate qu’ils sont conformes aux manières du Lancelot dans vingt-deux cas sur vingt-six, mais que quatre occurrences tranchent sur cette conformité. La première fait réapparaître une « vieille connaissance », pour reprendre les mots de Richard Trachsler : Gautier Map. Ce nom surgit lors d’une prolepse où le narrateur évoque le devenir d’Ylle Galeron :
[…] conme li contes le contera ça en avant. Car ce dist li contes des estoires si com Mestre Gautier Map le translata del latin en roumans par la priere monseigneur Robert de Borron, que Ylles Galerons fu puis des compaignons de [la] Table Roonde des plus proisiez qui en la court fust28.
28 On reconnaît le Gautier Map qui, dans la Queste, s’était attaché à l’estoire translater de latin en françois29, et qui, ici, aurait transposé en roumans le conte des estoires. L’interpolateur utilise sans doute ce nom d’auteur fictionnel afin de mieux se fondre dans l’anonymat de l’« auteur ». Mais, paradoxalement, en procédant ainsi, en prenant ce déguisement à son compte, il en fait trop, et se démasque. D’abord, comme cela a été noté plus haut, on ne rencontre jamais la figure de Gautier Map dans le cours du Lancelot : elle apparaît seulement dans l’explicit de ce roman et surtout à la périphérie de La Mort le roi Artu. Sans l’avoir certainement mesuré, l’interpolateur crée un coup de théâtre en introduisant Gautier Map dans le Lancelot. Et il en produit un second en attribuant à Gautier Map un seigneur tout à fait inattendu, non plus Henri II d’Angleterre, le roi historique, mais Robert de Boron. Ce personnage est moins célèbre sur le plan de l’Histoire, mais sa notoriété littéraire devait être grande. Auteur avéré du Joseph d’Arimathie en vers30, son nom est ensuite entré en fiction, un peu comme celui de Gautier Map, puisqu’on le retrouve dans L’Estoire del saint Graal, l’œuvre liminaire du cycle, où il fait lui aussi figure de translateur : « et einsi le dit messires Roberz de Borron, qui ceste estoire translata de latin en romanz après celui saint hermite a cui Nostre Sires la livra premierement31 ».
29L’interpolateur associe deux lettrés dont l’un, auquel est attribué couramment dans les œuvres le titre messire, devient le suzerain inattendu de Mestre Gautier Map32. Derrière ces noms qui occultent radicalement la question de l’origine, le visage de l’agent secret devrait être doublement caché. Comme si cela ne suffisait pas, il mentionne une autre « référence », ce qu’il appelle, de façon syncrétique, le conte des estoires33. Il produit ainsi une instance narrative supplémentaire qui ne renvoie à rien de précis et qui ne figure nulle part ailleurs dans le Lancelot (tel que l’a édité Alexandre Micha). Cette formulation est déclinée encore d’une autre manière au cours de l’interpolation, lorsqu’est évoqué le destin de Lanval, que son amie, la plus loyale de toutes les dames, emportera « sor sa mule souef amblant en son païs qui n’estoit mie petis ne povres, einsi conme li contes des aventures le raconte34 ».
30Mais à trop multiplier les masques, on les rend visibles et l’on rend perceptible la dissimulation. L’attelage Gautier Map-Robert de Boron constitue déjà une anomalie troublante et le conte des estoires / des aventures introduit quant à lui un autre écart par rapport au récit-cadre. Toutes ces irrégularités révèlent tendanciellement la présence d’un intrus dans l’univers fictionnel du Lancelot, un agent demi-secret dont elles éclairent la personnalité.
31De fait, ces contes résonnent d’une manière significative. Ils montrent que l’interpolateur se réfère à un univers littéraire plus vaste que le Lancelot-Graal, ce que l’on peut appeler le « monde arthurien », où se rencontrent à la fois Gautier Map et Robert de Boron, où circulent toutes sortes d’estoires décrivant le même Magnum Opus35. Bref, l’interpolateur laisse apparaître qu’il est un lecteur. Ce n’est pas ici le lieu de répertorier les sources qu’il utilise, mais il est clair qu’il connaît particulièrement, outre, bien sûr, le Lancelot, les œuvres suivantes : la Suite Vulgate du Merlin, le Livre d’Artus et sans doute le Lai de Lanval36. Je citerai simplement les personnages qu’il reprend à ces divers récits : à côté de Lohot, Brandelis ou Persidés de Gazevilte venus du Lancelot37, de Palamède extrait du Tristan, il emprunte à la Suite les figures de Kehedin le Beau et du roi Karadoc38. Le nom du cheval de Gauvain, le Gringalet, peut provenir de la Suite ou, plus probablement, du Livre d’Artus. Cette œuvre apparaît en effet comme un intertexte dominant. C’est dans ses pages, déjà, que l’on rencontre à la fois Li Giromelanz, Guingambresil et Greoreas ou encore Illes Galerons ; c’est là encore qu’il est fait référence à Gautier Map dans le cours du récit (simplement associé à Henri II39).
32On découvre ainsi un scripteur qui combine des emprunts faits à diverses œuvres : tel un écrivain à part entière, il associe des matériaux pour créer une œuvre nouvelle. Mais, à la différence d’auteurs eux aussi tard venus dans l’univers arthurien, comme ceux des Prophéties de Merlin ou du Roman de Méliadus, il enfouit sa production dans une œuvre particulière40. On pourrait à son égard utiliser l’image de la taupe. Un peu à la manière de cet animal, le rédacteur circule souterrainement dans le récit en laissant apparaître des traces assez visibles de sa présence. Son écrit aurait-il été copié dans plusieurs manuscrits, détruisant la présomption d’interpolation due au facteur numérique (un contre trente-trois), des indices internes l’auraient finalement trahi.
33En effet, si cette interpolation dépasse le seuil de rupture (d’invisibilité), c’est aussi parce qu’elle est très longue et qu’elle développe obstinément la thématique du conflit opposant l’Orgueilleux Lignage au lignage du roi Karados. De la sorte, elle crée au niveau de l’économie fictionnelle un écart qui amplifie les décalages constatés au niveau de l’énonciation et de l’énoncé. En effet, si l’on qualifie les deux grands types narratifs du Lancelot de « breton » et d’« héroïque », le premier renvoyant aux aventures, aux merveilles et aux tournois, le second aux conflits féodaux et aux guerres entre armées41, on constate que le type héroïque l’emporte nettement dans l’interpolation, alors que l’environnement fourni par l’œuvre-cadre est pourtant breton. Certes, cette présence du type héroïque au cœur de l’épisode de la Charrette, lui-même placé au centre du Lancelot, aurait pu constituer un renforcement de la structure du roman : entre les guerres féodales opposant le roi Claudas à Ban et Bohort à l’ouverture de l’œuvre, et les guerres entre armées bretonnes et romaines à la fin, figureraient à nouveau de « vraies » batailles de vaste envergure, irréductibles à de simples tournois. La structure de l’œuvre ne s’apparenterait plus à une seule arche, mais à deux, avec un pilier central élevé depuis le sol de la « Charrette ». On perçoit d’ailleurs une amorce de cette architecture dans la présence bienvenue de Banin et Lambègue qui ont, disent-il, fui les terres de Gaunes et Bénoyc à cause de Claudas le Desloial (fol. 172a), mais cette amorce s’écroule sous le poids du matériau extérieur au Lancelot. En effet, les belligérants en présence n’ont rien à voir avec le lignage du héros ou celui d’Arthur : Karadoc, Galehodin et surtout Brohandinas, Madoc, Palamède, tous ces chevaliers batailleurs et désordonnés apparaissent comme des intrus ou des transfuges venus d’autres œuvres – et qui, au fond, se désintéressent du monde dans lequel on les a fait entrer. Centrés sur leur conflit, ils ne se préoccupent guère du chevalier Lancelot, si bien que l’épisode de la « Charrette » est comme déconstruit de l’intérieur : se développe une œuvre dans l’œuvre, autonome et close, dont l’intrigue se referme parfaitement au moment où l’on revient à la Vulgate42.
34 L’entreprise de l’interpolateur s’affranchit de la sorte de ce qu’elle aurait dû simplement être : le comblement d’un intervalle vide. Par delà cet objectif précis effectivement accompli, puisque l’on connaît désormais le voyage de Gauvain au Pont sous l’Eau, s’est développée en surplus une diégèse en fin de compte indépendante du récit-cadre, si bien que cette interpolation, extraite de son environnement manuscrit, pourrait presque former une œuvre à part entière.
35De cette conquête d’une autonomie, on peut aussi déceler plusieurs indices dans le détail du texte, qui montrent à quel point l’interpolateur finit par déroger au souci de conformité avec l’œuvre-cadre. J’en donnerai ici un bref échantillon. Par exemple une remarque misogyne surgit de façon inattendue et jure avec les discours que l’on trouve ailleurs dans le Lancelot sur les femmes43 :
Or dist li contes que moult fu Lancelos dolens de sa dame qui a lui ne daigna parler, et c’est tous jourz coustume a fame, car quant ele voient et sevent que l’en est d’elles soupris et angoisseus, que eles se delitent es angoisses qu’elles voient que l’en sueffre pour aus ; autresint faisoit la roine de Lancelot, mes puis le compara durement. Quant vint au matin... (fol. 182b)44
36Déjà, appeler le cheval de Gauvain le Gringalet crée une distorsion avec le reste du Lancelot, où la monture de Gauvain ne reçoit jamais de nom. Pire encore, représenter le neveu d’Arthur s’adressant à Escalibor comme le roi lui-même le fera à l’heure de sa mort, c’est lier l’arme et le chevalier avec une solennité qui excède les deux simples allusions faites à l’épée dans le Lancelot45. En associant des données venues de la Suite Vulgate du Merlin et de La Mort le roi Artu, l’interpolateur transfère sur Gauvain le prestige attaché à l’arme légendaire46 :
Et mesire Gavains giete jus l’espie et trait Escalibor hors du fuerre qui moult grant clarté gita, et dist une moult fiere parole : « Ha ! bone espee, en tant lieuz m’avez aidié, et avés une tesche en vous que autres espeez n’ont pas, car quant l’en plus vous traveille et mieux valés […] » (fol. 170b)
37On pourrait voir dans cette fiere parole une façon de donner au héros de l’interpolation une envergure exceptionnelle, mais il me semble plutôt que l’arme fonctionne comme un emblème de la maîtrise que s’octroie l’interpolateur sur les événements de la fiction. L’acte d’interpolation devient en quelque sorte une aubaine pour un auteur qui trouve ainsi un terrain de création47. Mais en procédant de la sorte, l’agent secret rend sa silhouette de plus en plus apparente.
38On voit ainsi qu’anonymat et clandestinité ne vont pas forcément de pair. L’agent secret n’est plus inconnu, il peut être identifié comme l’« interpolateur du manuscrit K ». Masqué et visible à la fois, il s’est glissé dans un espace vide du Lancelot pour y faire croître un corps étranger, à l’abri de la charpente de l’œuvre, même si l’hétérogénéité dont fait preuve son écrit constitue à sa manière une forme de signature. La circonstance qui a permis la production d’un tel récit, c’est le principe général de l’anonymat, en tant qu’il déplace la question de l’auteur. Anonymat et pseudonymat prouvent que ce qui est en jeu dans la littérature médiévale, ce n’est pas la maîtrise d’une œuvre dont l’auteur serait le garant, comme c’est le cas dans l’Antiquité classique ou à l’époque moderne, mais qu’est privilégiée une production ouverte, à laquelle se prête particulièrement la prose romanesque. Le geste même de l’interpolateur tend à subvertir la notion d’authenticité de l’œuvre en brouillant ses limites matérielles, et en le faisant de l’intérieur. Ainsi procède l’interpolateur du manuscrit K, sous la tutelle infiniment bienveillante de Gautier Map et Robert de Boron.
Notes de bas de page
1 Concernant Guillaume le Clerc, voir Mary Dominica Legge, « Sur la genèse du Roman de Fergus », Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts à M. Maurice Delbouille, Gembloux, Duculot, 1964, t. 2, p. 399-408. L’« auteur » des Lais, quant à elle, « se confond, pour ainsi dire, avec ce doux nom propre que lui trouva en 1581 le président Claude Fauchet : Marie de France. À partir de ses œuvres, aucune légende biographique ne peut véritablement prendre corps » (Richard Trachsler, « Tant de lettres sur un si petit bastun : le Lai du chèvrefeuille devant la critique littéraire (1200-2000) », Medioevo Romanzo 27, 2003, p. 4). Enfin, le nom de « Renaut de Beaujeu » est déconstruit par François Zufferey dans « Renaut de Bâgé ou les infortunes du gai savoir », Romania 124, 2006, p. 273-300 et en particulier les p. 284 sq. (Pour en finir avec Renaut de Beaujeu).
2 On reconnaît dans cette liste les « sources » affichées de plusieurs romans dits « arthuriens », que ce soient ceux de Chrétien de Troyes, le Lancelot-Graal, le Tristan en prose, ou encore les Prophéties de Merlin.
3 On peut citer Virgile dans les Géorgiques (IV, 559 sq.) ou Ovide dans les Amours (II, 1, 1-2), et encore, au Moyen Âge, Geoffroy de Monmouth au début de l’Historia Regum Brittaniae.
4 L’œuvre de Gautier Map se lit dans Walter Map, De nugis curialium. Courtiers’ trifles, éd. et trad. (angl.) Montague R. James, rev. par Christopher N. L. Brooke et Roger A. B. Mynors, Oxford, Clarendon Press, 1983. Gautier Map fait allusion à son nom par exemple dans le chapitre Distinctio IV, c. 2 (p. 288) : « me qui Walterus sum ».
5 Sur cette formule qui figure dans une majorité de manuscrits et n’est donc pas due à la fantaisie isolée d’un scribe, voir Annie Combes, « Le prologue en blanc du Lancelot en prose », Seuils de l’œuvre dans le texte médiéval, études recueillies par Emmanuèle Baumgartner et Laurence Harf-Lancner, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2002, p. 21-52.
6 Pour la datation du Lancelot, Alison Stones a écrit un article décisif : « The earliest illustrated prose Lancelot manuscript ? », Reading Medieval Studies 3, 1977, p. 3-44. Sur les interrogations suscitées par l’attribution du Lancelot-Graal, voir l’article de Richard Trachsler, « Gautier Map, une vieille connaissance », Façonner son personnage au Moyen Âge, études réunies par Chantal Connochie-Bourgne, Senefiance 53, 2007, p. 319-28. C’est Gaston Paris, qui, le premier, aurait mis en question le lien entre Gautier et la Vulgate. Selon Richard Trachsler, « l’auteur véritable avait une idée très précise de l’effet qu’allait produire la mention de Gautier Map dans le roman français » (p. 323). Mais cet effet demeure énigmatique, surtout quand on constate que Gautier Map n’a pas eu de réception médiévale (un seul manuscrit pour le De nugis curialium), que « les copistes français estropient son nom » (ibid.) et, enfin, que les miniaturistes le négligent. L’article de Richard Trachsler laisse ouvert le champ des interrogations !
7 Cf. Emmanuèle Baumgartner, « Masques de l’écrivain et masques de l’écriture dans les proses du Graal », Masques et Déguisements, études recueillies et éd. par Marie-Louise Ollier, Montréal-Paris, Presses Universitaires de Montréal-Vrin, 1988, p. 167-75.
8 Pour une mise au point sur le phénomène de l’interpolation, voir Le Texte dans le texte. L’interpolation médiévale, études réunies par Annie Combes et Michelle Szkilnik, Paris, Classiques Garnier, 2013, en particulier l’introduction de l’ouvrage : « Qu’est-ce qu’une interpolation ? », p. 7-13.
9 Sur ce manuscrit, voir Le Roman en prose de Lancelot du lac. Le Conte de la charrette, éd. Gweneth Hutchings, Paris, Droz, 1938, réimpr. Genève, Slaktine Reprints, 1974 ; l’éditrice donne une brève description codicologique du manuscrit dans son Introduction, p. xiii ; elle utilise ce témoin comme représentant de la version b dans sa présentation synoptique de l’épisode de la « Charrette » (p. 1-112) ; elle cite intégralement (p. 113-16) les deux brèves interpolations qui préparent l’insertion de la grande interpolation et commente cette dernière (p. 125-31). Alexandre Micha présente le manuscrit dans « Les manuscrits du Lancelot en prose », Romania, 84, 1963, p. 487-90. Il le date du premier quart du xive siècle, et note qu’il contient « un certain nombre d’interpolations qui lui sont propres, au milieu de la Charrette » (p. 490). Elspeth Kennedy mentionne ce manuscrit dans sa liste des « manuscripts and early printed edition » en le datant de la première moitié du xive siècle (Lancelot do Lac : the non-cyclic Old French Prose Romance, vol. II, Oxford, Oxford University Press, 1980, p. 2). Hutchings et Kennedy attribuent à ce ms. le sigle K, Micha, le sigle Q. Enfin, Cedric E. Pickford mentionne brièvement l’interpolation du Rawlinson Q. b. 6 dans L’Évolution du roman arthurien en prose vers la fin du Moyen Âge d’après le manuscrit 112 du fonds français de la Bibliothèque Nationale, Paris, Nizet, 1960, p. 26-28.
10 Du roman de Chrétien au Lancelot, l’histoire reste sensiblement la même. Afin de délivrer la reine enlevée par Méléagant, Gauvain et Lancelot doivent chacun emprunter un passage dangereux, le Pont sous l’Eau et le Pont de l’Épée. Dans les vers comme dans toutes les rédactions en prose sont uniquement racontés le parcours de Lancelot, son succès au Pont de l’Épée, puis son combat victorieux contre le ravisseur de la reine. Il tente ensuite à deux reprises de rejoindre Gauvain, mais il est chaque fois capturé. Ses compagnons parviennent seuls au Pont sous l’Eau, où ils découvrent le neveu d’Arthur, qui a réussi à franchir l’obstacle avec beaucoup de difficultés. Lancelot est ultérieurement délivré par une demoiselle, il affronte Méléagant et le tue.
11 Chez Chrétien, Lancelot et Gauvain se séparent au v. 714 (Le Chevalier de la charrette, éd. Alfred Foulet-Karl D. Uitti, Paris, Bordas « Classiques Garnier », 1989) et les chevaliers retrouvent Gauvain au fameux pont, v. 5127. Dans la Vulgate (Lancelot. Roman en prose du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1978, tome II), les deux chevaliers se quittent p. 19. Le récit ne revient jamais à Gauvain avant la p. 82 où il est découvert au Pont sous l’Eau par les compagnons de Lancelot. Les références que je donne ici correspondent à la rédaction a, mais la rédaction b est d’une longueur équivalente et organisée de façon identique en ce qui concerne Gauvain. Un autre remanieur a également eu l’idée de raconter le périple de Gauvain. Son récit, beaucoup plus bref que celui de K, se trouve dans trois manuscrits : Paris, BnF fr. 112, Paris, BnF fr. 115 et London, British Library, Add. 10294. Carol Chase, la première, s’est intéressée de près à ces remaniements. Elle a décrit et comparé l’interpolation courte avec celle du ms K en soulignant les différentes transformations qui affectent Gauvain dans ces ajouts divers et en montrant qu’elles témoignent de la double tradition liée à ce personnage ambigu chez Chrétien et ses successeurs : parangon de courtoisie ou chevalier mondain et contestable. Selon Carol Chase, l’interpolation de K montre Gauvain sous un jour très favorable. Voir « Remaniement et le personnage de Gauvain dans le Lancelot en prose », Arturus Rex, éd. Willy Van Hoecke, Gilbert Tournoy, Werner Verbeke, Leuven, Leuven University Press, 1991, vol. II, p. 278-93. Carol Chase fournit un résumé de l’interpolation de K aux p. 291-92 de son article. Voir aussi, plus récemment, Annie Combes, « Le Pont sous l’Eau dans l’épisode de la Charrette (vers, proses et interpolations) », Mémoires arthuriennes, Textes réunis par Danielle Quéruel en hommage à Thierry Delcourt, CRIMEL, Troyes, 2012, p. 49-70. Je prépare actuellement la publication conjointe de l’interpolation longue et de l’interpolation courte.
12 Le récit dans K est copié sur deux colonnes par page. La première insertion brève débute au bas de la colonne 167c et couvre 167d, l’autre occupe environ les deux tiers de 168d et s’achève en haut de 169a. L’interpolation principale s’étend de la colonne 169a (en bas) jusqu’au premier tiers de 185b. Le retour à la Vulgate se lit du fol. 182b au fol. 183d.
13 Pour une liste des manuscrits comportant l’épisode de la « Charrette », voir Alexandre Micha, « La tradition manuscrite du Lancelot en prose », Romania 85, 1964, p. 501-505 et 516-517 et, du même auteur, les Introductions des tomes I et III du Lancelot (Lancelot, roman en prose du xiiie siècle, Genève, Droz, 1978 et 1979) ; également, Le Conte de la charrette dans le Lancelot en prose : une version divergente de la Vulgate, éd. Annie Combes, Paris, Champion, 2009, p. 67-68.
14 Cette interpolation a été transcrite en 2009-2010 par mes étudiants de 1re Master, dans le cadre du cours de « Philologie et littérature médiévales » de l’Université de Liège. Qu’ils soient ici remerciés pour leur intérêt et leur ténacité.
15 C’est toujours le cas dans les interpolations que j’ai pu étudier jusqu’à présent : leurs « coutures » sont soignées. Voir mon article « Maléfices dans une chapelle gaste : autopsie d’une interpolation », “Li premerains vers” : Essays in Honor of Keith Busby, éd Catherine M. Jones et Logan E. Whalen, Amsterdam and New York, Rodopi, 2011, p. 91-107.
16 Et l’on peut penser ici à la manière dont l’épisode lui-même de la « Charrette » est introduit dans le Lancelot : voir Annie Combes, Les Voies de l’aventure : réécriture et composition romanesque dans le Lancelot en prose, Paris, Champion, 2001, chapitre L’intégration de la charrette, p. 201-16.
17 Galehodin apparaît brièvement dans le tome I du Lancelot (op. cit.), p. 82, alors que l’épisode de la « Charrette » se trouve dans le tome II. Après avoir cédé toute sa terre à Baudemagu, Galehot dit à ses hommes : « Et se il avint que je trespasse de vie a mort, il [Baudemagu] laira la terre quitement a Galehodin qui est mes niés et mes fillos ». C’est là que sont décrits pour la première fois le royaume de Gorre et les deux ponts merveilleux.
18 J’utilise les triples crochets <<< et >>> pour marquer le début et la fin du passage interpolé. Dans la Vulgate, après les mots « por aler querre mon seignor Gauvain al Pont sos Eve », la conversation est close et Lancelot rejoint les habitants du château. Alexandre Micha signale en note dans son édition qu’à cet endroit « se place une interpolation d’une page et demie dans le ms Q » (Lancelot, tome II (op. cit.), p. 71).
19 Fol. 169a.
20 Carol Chase, « Remaniement et le personnage de Gauvain », art. cit., p. 284. Toutefois, la traversée, assez peu glorieuse, du Pont sous l’Eau inciterait à nuancer cette opinion.
21 « Mes or se taist atant li contes de Lancelot qu’en amaine pris au roi Baudemagu, et de la roine Genievre qui est acouchiee malade de la poor de son ami que il ne soit ociz, et retorne a parler de monseigneur Gavain le niés le roi Artu qui s’en va au Pont souz Yaue » (fol. 169a). La suite figure en haut du fol. 169b : « Or dist li contes que quant mesires Gavains se fu partiz de Lancelot as voies forchanz… ».
22 Il s’agit des f. 182b-183d du manuscrit. Cf. Lancelot, éd. Alexandre Micha, tome II (op. cit.), p. 70 à 82. La capture de Lancelot et la douleur de la reine sont donc narrées deux fois, au début et peu avant la fin de la grande interpolation, en des termes similaires. Le redoublement textuel me semble être un procédé qu’affectionnent les interpolateurs : en sertissant l’échappée hors de l’œuvre-cadre, il permet, au terme d’un ajout qui peut être fort long (c’est ici le cas), de revenir exactement à l’endroit et à l’instant où le récit a bifurqué dans l’inédit.
23 « Remaniement et le personnage de Gauvain dans le Lancelot en prose », art. cit., p. 281.
24 Voir Gweneth Hutchings, Le Roman en prose de Lancelot du Lac, op. cit., p. 128 ; également, Annie Combes, « Le Pont sous l’Eau dans l’épisode de la Charrette (vers, proses et interpolations) », art. cit.
25 Fol. 179d : « il avoit oï dire que Lancelos avoit le Pont de l’Espee passé, et que mesires Gavains avoit conquis le chastel de la Frise, et s’en aloit au Pont sous Eve ».
26 Outre l’exemple ici exposé, on pourrait citer la reprise de la capture du héros par les hommes de Baudemagu (voir ci-dessus la note à propos des f. 182b-183d).
27 Lancelot. Roman en prose du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1980, tome VII, p. 347. Lohot figure parmi les prisonniers délivrés par Gauvain lors de la première grande quête du roman. Le récit-cadre devient ici texte-matrice, même si le rédacteur laisse de côté la fin de la phrase : « et en chele prison prist il le mal de la mort ». Ultérieurement, Lancelot apprendra d’un ermite que le même personnage est « malades d’une enfremeté qu’il a prinse dedens le cartre » (Lancelot, tome VII, p. 356). Lohot disparaît alors du roman sans que son état ne s’améliore, sans non plus que sa mort soit avérée.
28 F. 174d. J’ai ajouté des majuscules conformément à l’usage, mais il est remarquable que dans le manuscrit on en ait déjà à Mestre Gautier Map et à Robert.
29 La Queste del saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, 1923 (réimpr. 1980), p. 280.
30 Pour une mise au point récente sur Robert de Boron, voir Richard Trachsler, Merlin l’enchanteur. Étude sur le Merlin de Robert de Boron, Paris, Sedes, 2000, p. 29-40. Robert de Boron est « un écrivain réel » mais son nom devient dès le xiiie siècle une « signature » pour « doter un texte anonyme d’un père et lui conférer autorité et authenticité » (p. 39).
31 Estoire del saint Graal, éd. Jean-Paul Ponceau, Paris, Champion, 1997, p. 391.
32 Le titre de messire figure à la fois dans le Joseph d’Arimathie en vers et dans le Joseph d’Arimathie en prose : voir Robert de Boron, Joseph d’Arimathie, éd. Richard O’Gorman, Toronto, Pontifical Institute of Mediaeval Studies, 1995, p. 332 (v. 3461) et, pour la prose, p. 311 et 333.
33 L’interpolateur réutilise cette formulation deux autres fois : « Or dist li contes des estoires que si tost conme li compaignon se furent acheminé » (f. 174a). Et encore : « Or dist li contes des estoires que quant Galeholdinz vit… » (f. 178c).
34 Fol. 172a.
35 Le Magnum Opus est un concept forgé par Thomas Pavel dans son livre Univers de la fiction, Paris, Seuil, 1988. Il désigne « l’ensemble de livres écrits dans un langage quelconque L et qui décrivent tous le même univers » (p. 84-85). Ce concept est d’une grande pertinence pour le corpus arthurien, comme le prouvent plusieurs ouvrages et articles récents, en particulier le livre de Barbara Wahlen, L’Écriture à rebours. Le Roman de Meliadus du xiiie au xviiie siècle, Genève, Droz, 2010, ainsi que le recueil d’articles présentés dans Jeunesse et Genèse du royaume arthurien. Les Suites romanesques du Merlin en prose, études réunies par Nathalie Koble, Orléans, Paradigme, 2007.
36 Gweneth Hutchings note que les guerres narrées dans l’interpolation rappellent l’Estoire de Merlin et le Livre d’Artus (ces données sont reprises par Cedric E. Pickford, L’Évolution du roman arthurien…, op. cit., p. 27). Elle signale aussi l’influence du Tristan en prose, perceptible dans la présence de Palamedes et Kehedinz (Le Roman en prose de Lancelot du Lac…, op. cit., p. 125), mais cette influence, limitée en fait au nom de Palamède, semble tout à fait minime.
37 Pour Brandelis, voir Lancelot. Roman en prose du xiiie siècle, éd. Alexandre Micha, Genève, Droz, 1982, tome VIII (op. cit.), p. 142 et tome II (op. cit.), p. 319 ; pour Persidés de Gazevilte : Lancelot, tome VIII (op. cit.), p. 401.
38 Les Premiers Faits du roi Arthur (titre de la Suite Vulgate du Merlin), texte établi par Irène Freire-Nunes, sous la direction de Philippe Walter, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2001 : p. 931, etc. pour Kahedin li Biaus, et p. 828, etc. pour Karados Briés Bras. Dans l’interpolation, le roi Karadoc n’a pas de surnom ; comme son épouse s’y prénomme Guygnier, on peut aussi suspecter une influence de la Première Continuation du Conte du Graal.
39 The Vulgate Version of the Arthurian Romances, éd. H. Oskar Sommer, vol. VII, Supplement : Le Livre d’Artus, Washington, The Carnegie Institution of Washington, 1913. Le Gringalet apparaît p. 28, etc. ; li Giromelanz, Guingambresil et Greoreas p. 36, etc. ; Illesgalerons, p. 40, etc. Il est fait référence au tandem Gautier Map-Henri II p. 69, p. 127, p. 141 (où Gautier Map « translate de latin en romanz »). Les sources utilisées par l’interpolateur méritent une étude particulière que je compte présenter dans un prochain article.
40 Sur ces romans riches en effets de transfictionnalité, voir les ouvrages de Nathalie Koble, Les Prophéties de Merlin en prose. Le roman arthurien en éclats, Paris, Champion, 2009, et Barbara Wahlen, L’Écriture à rebours. Le Roman de Meliadus du xiiie au xviiie siècle, op. cit.
41 Je fais ici référence aux deux grands types narratifs définis dans Les Voies de l’aventure…, op. cit., p. 100-105.
42 Le conflit est résolu de façon un peu abrupte par la défaite de l’Orgueilleux Lignage due à vingt mille hommes d’Arthur, enfin envoyés en renfort.
43 Ce passage en particulier a incité Gweneth Hutchings à écrire que le style de l’interpolation se distinguait beaucoup de celui du Lancelot (Le Roman en prose de Lancelot du lac…, op. cit., p. 129-31). Cette affirmation doit toutefois être nuancée. Comme on le voit à travers les lignes de Gweneth Hutchings elle-même, le « bon sens » dont ferait preuve l’interpolateur lorsqu’il narre la façon dont est repêché Gauvain après sa traversée du Pont sous l’Eau se fonde en fait sur les vers de Chrétien de Troyes. Et les « mots savants et les phrases inattendues » qu’elle évoque sans les citer me paraissent difficiles à repérer. En revanche, il est sûr que le style de l’interpolateur est marqué par les œuvres qui lui servent de « réservoir » fictionnel, et qu’elles amènent des représentations distinctes de ce que l’on rencontre d’ordinaire dans le Lancelot.
44 La citation reproduit exactement les variations graphiques ele, eles et elles présentes dans le manuscrit.
45 Lancelot, tome VIII (op. cit.), p. 388 (« et li espiex brise et il met le main a Escalibor, si lor cort seure… ») et p. 416 (« Et mesire Gauvain… essue Escalibor s’espee qui estoit soillie de sanc »).
46 Dans la Suite Vulgate du Merlin, on peut lire : « Quant li rois Artus fu desestourdis, si traïst l’espee du fuerre qui jeta aussi grant clarté com se . ii. cierges i eüssent esté espris » (op. cit., p. 789 ; voir aussi p. 1106-7 où l’épée « jeta si grant clarté que uns brandons de fu en fust issus »). Lorsque le roi adoube Gauvain, il lui ceint Escalibor au côté (p. 1160), après quoi Gauvain utilise sans cesse cette bone espee, qui continue de jeter une grande clarté (p. 1309). Dans La Mort le roi Artu, le roi s’adresse ainsi à l’épée : « Ha ! Escalibor, bone espee et riche, la meilleur de cest siecle […] » (éd. Jean Frappier, Genève, Droz, 1964, p. 247). Sur les possesseurs d’Escalibor, voir Patrick Moran, « Les épées du roi Arthur », Questes 11 (La Transmission), 2007, p. 26-35.
47 Bien des romanciers modernes refusés par des éditeurs n’ont pas cette chance et doivent garder dans leurs armoires le fruit de leur labeur !
Auteur
Université de Nantes, France
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