L’anonymat dans les traductions médiévales françaises de la Legenda aurea
p. 85-94
Texte intégral
1Parmi les orientations qui président aux articles de ce recueil, le thème de cette analyse rejoindra la plus large puisqu’il portera davantage sur un ensemble, ou des ensembles, que sur un écrit bien individualisé. Car si la Legenda aurea se présente bien comme une œuvre reconnaissable et unifiée, astreinte à une véritable composition littéraire et désignée sous des appellations unifiantes elles aussi, d’un autre côté, elle forme un assemblage de pièces autonomes, constitué en une manière de répertoire, et se situe à la charnière de deux états, ce que sa réception, souvent parcellaire et morcelée, nous suggère d’ailleurs.
2En outre, ce n’est pas du texte original dont il sera question ici, mais d’un aspect de sa circulation, par l’intermédiaire de ses adaptations vernaculaires, la question de l’anonymat paraissant aussi légitime dans le cas d’une compilation que pour un texte particulier et pour le type d’activité spécifique que l’œuvre de Jacques de Voragine a suscité, au même titre que pour les nombreuses sources latines dans lesquelles le Moyen Âge reconnaissait une autorité1 et que la tradition française s’est appropriées : la traduction.
3Un autre avantage de ce choix est qu’il nous confronte à un corpus d’une amplitude significative en nombre de représentants (jusqu’à quatorze spécimens distincts pour une même légende) et au point de vue diachronique – plus de deux cents années s’étendent de la plus ancienne vulgarisation à la plus tardive –, assez homogène sur le plan conceptuel (même si pour ceux qui se sont employés à la tâche aux xive et xve siècles, « traduire la Legenda aurea » peut relever d’un présupposé assez varié), ce qui offre des conditions favorables pour une recherche suivie.
4Or quand bien même ces divers indices, comme la transposition de l’œuvre dans toutes les langues de l’Occident médiéval, plaideraient en faveur d’un ample rayonnement, son impact sur la tradition française mérite une évaluation nuancée, voire contrastée. Ses adaptations furent certes précoces (les premières appartiennent au troisième quart du xiiie siècle, ce qui montre aussi l’efficacité avec laquelle le texte latin s’est répandu, et la rapidité de son inscription dans les procédures de vulgarisation) ; elles connurent un essor durable jusqu’à la fin du Moyen Âge, mais la vigueur de ce mouvement est contrebalancée par un manque flagrant de répercussions, dans la plupart des cas. Le nombre d’états distincts qu’on en observe, en fonction de chaque légende, révèle peut-être une appropriation intense de la part des traducteurs, mais beaucoup d’entre eux s’éloignent de leur modèle et sauf dans un ou deux cas, leur travail ne bénéficia que d’une maigre diffusion, ce qui résulte en partie, mais en partie seulement, de la concurrence d’entreprises analogues, elles aussi translatées de manière plus ou moins rapide et régulière, mais s’explique tout autant sans doute par des causes appartenant à la vocation et à la réception de l’œuvre elle-même et au statut de ses versions françaises.
5Si, en effet, animé par un souci didactique évident, Jacques de Voragine répondait au projet de mettre à la portée des laïcs des récits brefs, faciles à comprendre, mais capables aussi d’alimenter un imaginaire orienté vers la recherche d’une existence conforme aux Écritures, grâce au modèle qu’offraient les vies de saints et de saintes, il faut admettre qu’une telle définition soulève quelques difficultés vu la disproportion considérable que l’on constate entre la tradition latine, destinée au milieu clérical qui devait s’en servir pour ses propres besoins, pastoraux ou de réflexion morale et spirituelle, et la survie de ses adaptations françaises.
6D’un côté, la fonction de recueil de matériaux à l’usage des lettrés semble donc bien avérée en ce qui concerne la Legenda aurea – d’autres indices de sa transmission latine, comme la facture de certaines copies et la présence d’index dans celles-ci, le confirment aussi –, mais qu’en est-il de l’autre ? Le besoin de traductions peut paraître évident dans une société dont la majorité des membres est illettrée, mais cette nécessité, toujours contingente, n’a visiblement pas eu d’effets aussi manifestes qu’on pourrait le croire : les laïcs ne donnent en tout cas pas l’impression d’avoir cherché à se procurer en masse une version française de cet ouvrage ni de s’être livrés entre eux à de fréquents échanges ; et pour celles qui nous sont parvenues aujourd’hui, il reste en tout état de cause à se demander quand, où, dans quelles conditions intellectuelles et matérielles, pour qui et pourquoi chacune de la petite quinzaine de rédactions vernaculaires dont on dispose a été réalisée, autant de questions dont les réponses demeurent embarrassantes, la plupart du temps.
7Quelles sont leurs caractéristiques essentielles ? À deux exceptions près, toutes sont anonymes, non autographes, sont dénuées d’attaches temporelles et ne possèdent pas d’ancrage géographique précis. Enfin, leur destination reste incertaine. Seules deux transpositions du xive siècle sont datables, avec une marge d’approximation de quelques dizaines d’années au plus, sont pourvues d’une dédicace, et la plus récente (la plus largement disséminée par ailleurs dans l’ensemble, au Moyen Âge) peut être rattachée à un auteur sur lequel nous possédons quelques informations : Jean de Vignay, clerc d’origine normande, né entre 1282 et 1285, patronné par l’épouse du roi Philippe VI, Jeanne de Bourgogne, dédicataire de sept de ses onze translations françaises, didactiques, encyclopédiques, historiques, religieuses et spirituelles, réparties sur les années 1325-1350 environ, ce qui évoque donc un cadre hautement spécialisé2. Le faible déploiement matériel dont ces traductions ont joui a déjà été évoqué : on n’en dénombre aujourd’hui qu’entre une et trois copies au maximum, sauf à nouveau pour Jean de Vignay, dont l’entreprise était à coup sûr favorisée par son environnement curial3, et dans le cas d’un ouvrage plus « professionnel » à nouveau, pourrait-on dire, le Miroir des curés (no 7)4 – compilation anonyme du xive siècle de sermons pour les dimanches et pour les fêtes importantes, d’exempla et de vies de saints et de saintes classées selon le calendrier liturgique (souvent abrégées, pour la partie empruntée à Jacques de Voragine), destinée à faciliter la tâche de ceux qui exerçaient une fonction paroissiale5.
8 Quant aux « formats rédactionnels » ou genres littéraires concernés, il n’existe à notre connaissance aucune adaptation en vers de l’ensemble ni même de chapitres complets à l’état isolé6, ce qui pourrait être mis au compte de l’époque – l’usage de la prose paraît majoritaire dans la production didactico-morale et religieuse des années 1275-1500 –, mais dénote quand même un parti-pris des traducteurs, ou un type de réception propre à leur modèle, puisqu’on possède très tard encore des rédactions versifiées de textes hagiographiques à partir d’autres sources.
9Notre précédente remarque en appelle une autre, qui ne servira ici que de mise en garde, faute de pouvoir traiter en quelques pages des difficultés auxquelles nous confronte l’organisation des légendiers qui nous transmettent ce corpus. Parler de « traduction » dans le cas de la Légende dorée ne peut en réalité se faire qu’au prix d’une simplification dont les conséquences sont loin d’être anodines. Pour les raisons que nous évoquions plus haut (le texte représente en lui-même une collection), mais à cause aussi de la tendance qu’eurent les compilateurs de légendiers à entremêler les traditions dont ils se servaient pour leur travail, il existe ainsi des recueils hagiographiques respectueux de l’ordre et du contenu de leur original latin, certains remanieurs suivant pour leur part le dispositif de Jacques de Voragine mais en se référant tantôt à la Legenda aurea tantôt à des sources distinctes, traduites dans des conditions indépendantes les unes des autres ; toutes les autres variantes, à peu de choses près, étant concevables, jusqu’à une recomposition complète à partir d’un classement et de modèles hétérogènes. Il n’est donc jamais certain que dans une anthologie, ce soit toujours la même traduction qui ait servi ni que celle-ci – sauf dans le cas où elle est revendiquée par son auteur, comme pour Jean de Vignay, que celui-ci ait été son seul artisan ou ait dirigé une équipe pour la produire – soit l’œuvre d’un unique intervenant. A priori, et jusqu’à plus ample informé sur cette tradition manuscrite fluctuante et complexe, et sur tous ses constituants, chaque récit devrait plutôt être considéré comme une transposition individuelle, susceptible de résulter d’une entreprise cohérente portant sur l’intégralité du texte latin ou sur un ensemble de pièces, mais pas obligatoirement.
10Quant au problème de l’anonymat dans ce corpus, l’absence d’attribution certaine dans douze des quatorze vulgarisations dont on dispose au maximum pour chaque légende n’est bien sûr pas un fait isolé, propre à cette littérature, et il est sans doute favorisé par trois facteurs, qui interviennent pour d’autres types d’œuvres :
- Nature de l’activité : la position du translateur n’est pas celle d’un auteur et la revendication d’une compétence et d’une qualité en relation avec le travail de traduction n’a rien de systématique, et elle est soumise à des contingences sur lesquelles nous reviendrons pour notre objet.
- Statut de l’écrit : la Legenda aurea occupe une position d’autorité incontestable, nous l’avons déjà souligné, et selon toute vraisemblance, celle-ci contribue aussi à mettre l’adaptateur en position de repli face à l’auteur de cette anthologie.
- Modalités d’expression : il est intéressant de constater que les transpositions d’ensembles littéraires à dominante didactique, morale, religieuse ou spirituelle (comme les miracles, dans le cas d’Adgar, de Gautier de Coinci, de Jean le Marchand ou de Jean Miélot, parmi d’autres, ou dans une moindre mesure pour les exempla, etc.) sont plus souvent attribuées lorsque leurs producteurs recourent à des formes versifiées. Pour la Légende dorée aussi, ce n’est que dans le domaine – très marginal – de la poésie que l’on voit des auteurs revendiquer leur ouvrage avec quelque insistance, de même pour des légendes isolées : ainsi dans le cas de Nicole Bozon (no 3)7.
11De toute évidence, la position du traducteur vis-à-vis de ses écrits est ainsi marquée par la fracture qu’instaurent les deux principaux choix formels qui s’offrent à lui, vers et prose, et par la reconnaissance particulière qui résulte de l’emploi du premier. C’est donc plus en écrivain, guidé par la thématique et la trame superficielle de son modèle, en remanieur et en créateur, et non en traducteur à proprement parler, que le translateur s’offre dans ce cas à son lecteur. À l’inverse, dans le domaine de la prose, tout donne l’impression que son statut et sa reconnaissance ou son affirmation dépendent de son appartenance à un espace bien défini, en premier lieu curial (comme pour la version du manuscrit BnF fr. 23114, n° 2, dédiée elle aussi à une représentante de la maison capétienne de Bourgogne8, ou quelques décennies plus tard pour Jean de Vignay), ou de son statut de religieux (comme pour l’auteur du recueil BnF fr. 1054, par exemple, cf. n° 10)9. Sinon, il reste volontiers en retrait. Le fait que l’ouvrage présente ou non un caractère de commande – réelle, ou alléguée – semble aussi jouer un rôle, mais nous sommes trop mal renseignés sur la confection de plusieurs ensembles organiques (textes des manuscrits BnF, fr. 20330 et du Puy-en-Velay, par exemple, cf. n° 1).
12La situation du translateur paraît donc constituer un élément distinctif, en tout cas pour la catégorie des écrivains soumis aux mécanismes traditionnels du mécénat et donc rattachés à un milieu aristocratique, et il n’est pas fortuit que sur les trois entreprises dont le nom de l’auteur nous soit parvenu, et sur lesquelles nous détenons parfois d’autres précisions, deux soient reliées à la grande noblesse du xive siècle ; la troisième dont le réalisateur se laisse identifier (no 10) postulant, elle, un cadre très différent que le long commentaire du traducteur nous permet de définir – un monastère tournaisien en 1450 –, ainsi que son horizon d’attente (pour autant qu’il ne s’agisse pas là d’un simple topos de vulgarisateur, il se présente en effet comme l’un des membres de la congrégation désireux de vouer ses efforts à l’édification de ses frères ignorant le latin, pour le bien commun et son propre profit)10.
13 Mais dans tous les autres cas, soit dans les dix ou onze translations que nous conservons encore, quelle idée pouvons-nous nous faire de leurs artisans et des conditions de leur exécution, et par quelles méthodes ?
14Sans doute pas à l’aide des distinctions traditionnelles que l’histoire littéraire établit : périodisation, provenance géographique, typologie particulière, notamment. S’il y a lieu de penser que les nombreuses versions françaises de la Legenda aurea dont nous disposons aujourd’hui se réclament de milieux d’élaboration très différents et représentent aussi une importante diversité d’origines, de tels présupposés – et dans une large mesure aussi la chronologie de ces rédactions et leur implantation dans telle ou telle partie du domaine d’oïl – ne peuvent être vérifiés.
15Commençons par rappeler un fait, dont le critère d’évaluation, soit le nombre d’exemplaires subsistants de nos textes, n’est bien sûr que relatif : leur faible rayonnement, ce qui donne à presque toutes les vulgarisations connues de l’œuvre de Jacques de Voragine un caractère confidentiel, la majorité d’entre elles n’ayant pas atteint un niveau de diffusion qui lui garantisse plus qu’une survie isolée11. À cela s’ajoute un élément qui ne revêt pas non plus une signification absolue, faute de recherches suffisantes à l’heure actuelle sur ce corpus, mais qui appuie dans une certaine mesure le précédent constat : à savoir qu’aucune de ces entreprises ne semble avoir été accessible à un autre traducteur et en ait influencé le travail ; en d’autres termes, mais sous réserve peut-être de nouvelles découvertes, rien n’indique avec certitude que la douzaine d’adaptateurs qui ont entrepris de mettre la Legenda aurea en français aient eu à leur disposition les ouvrages de leurs prédécesseurs et s’en soient servis pour leurs propres besoins12. Ainsi, tous ou presque tous ont dû partir du texte latin ou d’un succédané de celui-ci, et si l’un parmi eux a exploité une rédaction française, celle-ci échappe maintenant à notre enquête.
16Faut-il en déduire que la plupart des traductions de Jacques de Voragine, ou certaines d’entre elles, refléteraient des intentions personnelles ? Leur destination primitive n’était-elle qu’individuelle ? Assez soignés en général, mais dénués du luxe qui accompagne les manuscrits des grands mécènes et bibliophiles d’alors, les exemplaires qui nous les transmettent évoquent par leur aspect les normes d’une production urbaine, souvent de nature privée. Ces deux facteurs justifieraient-ils le faible essor de la majorité des versions françaises13 ?
17Dans de telles conditions, comment dégager cet ensemble du mystère qui l’entoure ?
18Les analyses stylistiques ont amplement démontré leur incapacité à fournir des résultats plausibles, ce type de démarche (qui procède en général d’un présupposé valorisant puisqu’il vise le plus souvent le rattachement d’une œuvre à un auteur crédité d’une aura positive, lorsque le but n’est pas opposé) exigeant quoi qu’il en soit la présence de données comparatives qui font défaut ici, la situation de nos traducteurs et leur participation éventuelle à d’autres travaux que la Légende dorée – originaux ou issus de bases latines – restant inconnue, sauf en ce qui concerne Nicole Bozon, Jean de Vignay, et peut-être le compilateur du recueil BnF fr. 1054.
19Il s’avère très difficile aussi de « profiler » notre corpus et de définir les objectifs et le public visés par chaque adaptateur d’après les caractéristiques de son travail. En dépit de divergences parfois profondes dans la manière de traiter tel ou tel récit, en général ou pour certains détails (ce qui peut tout aussi bien résulter d’une donnée matérielle indéterminée : la nature exacte des supports mis à profit, deux versions manuscrites de la Legenda aurea pouvant varier considérablement, sans que les éditions modernes nous permettent de mesurer cette diversité textuelle), il est impossible la plupart du temps de fonder quelque certitude sur le déroulement de l’entreprise et nous continuons à ignorer par qui et pour qui, le cas échéant, elle a été accomplie, son contexte d’élaboration, les transformations conscientes susceptibles de résulter de ces facteurs et celles qu’il faut imputer à des causes contingentes, etc.14 La suppression d’un détail, voire d’un passage entier, ou l’interpolation d’éléments étrangers au texte latin qui fonde notre référence, des modifications dans la structure narrative d’un récit, le choix d’une modalité particulière de traduction, au niveau grammatical ou lexical, l’altération d’un nom propre sont-ils ainsi tributaires d’une différence au niveau des sources concrètes de deux adaptateurs ou reflètent-ils un quelconque parti-pris ? Et si le traducteur est intervenu, pourquoi l’a-t-il fait et dans ce sens précis ? La même question intervenant lors de faits plus réguliers, comme l’introduction de séquences dialoguées ou au contraire, l’adoption du discours indirect pour celles-ci, l’ajout ou l’élimination de citations latines, des amplifications récurrentes ou un abrégement systématique, dont le remanieur a plus de chances d’être le responsable.
20Ce sont encore l’analyse matérielle et l’étude linguistique des documents qui s’avèrent les moins décevantes, même si leurs capacités ne sont que restreintes, elles aussi, puisque dans le meilleur des cas, de telles investigations nous permettent de situer les textes dans un espace géographique approximatif et que parfois, elles nous aident à en évaluer l’ancienneté, ou le degré de modernisation par rapport à un modèle précédent, s’il existe ou peut être présumé. À titre exceptionnel, elles réussiraient peut-être à nous mettre sur la trace d’un auteur, mais à condition de disposer des matériaux indispensables au rapprochement ; et pour autant que la notion même d’« auteur » s’avère pertinente compte tenu de l’objet et de l’activité que nous envisageons ici. Car tout bien considéré, l’anonymat ne représenterait-il pas une donnée constitutive de tels textes, et de par la nature même du corpus hagiographique, la vulgarisation des écrits qu’il englobe n’entraînerait-elle pas un effacement inévitable de l’instance en charge de ce processus, si d’autres motifs ne contribuent à en préserver le souvenir ? Une dépersonnalisation de l’activité traductrice ne serait-elle pas inhérente à ce type de récits, ou en raison de son statut spécifique, à l’ensemble que forme la Legenda aurea ?
21En premier lieu, la vocation exemplaire des matériaux hagiographiques, l’autorité dont ils sont munis et le rapport de force qui s’instaure entre langue-source et langue-cible lors de leur transposition du latin au français semblent bien propres à induire une absence de construction et de mise en évidence du traducteur en tant que figure individuelle et la disparition de cet intermédiaire, si des causes accessoires ne favorisent pas son maintien, comme dans les entreprises poétiques, où c’est la fonction créatrice, soulignée par l’affirmation d’un nom, qui prime. D’autant plus s’il ne s’agissait que d’un travail personnel et que son artisan n’avait pas l’ambition de le voir publié et reconnu, ou s’il préférait se soustraire aux critiques que cette divulgation entraînerait peut-être. La proclamation de son rôle de translateur est à ce titre plus malaisée à concevoir dans des situations où le concept d’« œuvre » se soustrait d’une manière ou d’une autre, ainsi par exemple lorsque celui-ci coïncide avec des ensembles, au lieu d’écrits individualisés ; même s’il existe bien sûr des regroupements (comme les Fables de Marie, dans un autre registre littéraire) qui préservent l’identité de leur traducteur, à condition d’opter pour les solutions qui y contribuent. Majoritaire dans le choix de nos adaptateurs, pour des raisons d’époque ou parce que Jacques de Voragine leur en offrait le modèle, l’usage de la prose paraît de la sorte constituer une seconde entrave à la reconnaissance de leur statut, sauf dans les ouvrages d’origine curiale, qui soumettent donc l’artisan aux exigences du patronage et d’une reconnaissance personnelle, garante indispensable de sa position.
22 Les traductions médiévales françaises de la Legenda aurea : synthèse chronologique et géographique
23(État de la tradition d’après la légende de sainte Marie-Madeleine, par ordre probable de rédaction)15.
- Anonyme, avant 1275 environ (peut-être la translation de l’œuvre la plus précoce, toutes langues et époques confondues). Deux ou trois exemplaires en fonction des légendes concernées, les plus anciens auvergnats et presque contemporains de la traduction.
- Anonyme, traduction pour Béatrice de Bourgogne, 1276-1329. Une seule copie subsistante, du xve siècle (Paris, BnF fr. 23114 ; provenance indéterminée).
- Anonyme, deuxième moitié du xiiie siècle / première moitié du xive siècle ? Deux manuscrits, d’origine méridionale et italienne (xiiie-xive siècle).
- Par Nicole Bozon (avant 1350, peut-être dès la fin du xiiie siècle). Une seule copie subsistante, probablement anglaise, pour 11 légendes (Londres, British Library, Cotton Domitian, A. XI ; début ou première moitié du xie siècle).
- Traduction par Jean de Vignay, ca 1330-1340. Jusqu’à 37 manuscrits des xive-xvie siècles.
- Anonyme, milieu du xive siècle (?). Une seule copie subsistante, de la seconde moitié du xive ou du xve siècle (Paris, BnF, fr. 1534 ; provenance indéterminée).
- Anonyme, avant 1385 (version dite du « Miroir des curés »). Jusqu’à sept témoins, de la fin du xive ou du xve siècle, et dont la majorité se rattachent au Nord.
- Anonyme, avant 1399. Selon la légende prise en compte, deux ou trois exemplaires, de la fin du xive ou du xve siècle, tous d’origine septentrionale.
- Anonyme, xive siècle ? Deux manuscrits du xve siècle (provenance indéterminée).
- Anonyme, avant 1450 (première moitié du xve siècle (?)). Une seule copie subsistante, rédigée en 1450 à l’abbaye de Saint-Nicolas-des-Prés de Tournai (Paris, BnF, fr. 1054).
- Anonyme, xve siècle (?). Une seule copie subsistante, de la fin du xve siècle (Londres, British Library, Royal 20. B. II ; provenance incertaine).
- Anonyme, xve siècle (?). Une seule copie subsistante, du xve siècle (Paris, BnF, nouv. acq. fr. 4464 ; provenance indéterminée).
- Anonyme, xve siècle (?). Une seule copie subsistante, du xve siècle (Lille, BM, Rig. 454 (350) ; provenance indéterminée).
- Anonyme, xve siècle (?). Une seule copie subsistante, du xve siècle (Semur-en-Auxois, BM, 38 (39) ; provenance indéterminée).
Notes de bas de page
1 En premier lieu, l’importance du texte se mesure d’après le titre entériné par la tradition, Legenda aurea, « Légende dorée » (plutôt que Legenda sanctorum alias Lombardica historia, « Légende des saints ou histoire lombarde »). Par ailleurs, mais dans une proportion relative aujourd’hui, les très nombreux emprunts que les auteurs postérieurs firent à l’œuvre nous en fournissent l’écho, comme la masse impressionnante de témoins retransmis dans sa langue primitive, sous forme manuscrite ou, dès le milieu du xve siècle, grâce au travail des typographes qui lui garantirent un succès considérable ; des traces de cette vaste propagation subsistant jusque dans la fameuse Bibliothèque bleue, ce qui atteste la réussite obtenue par Jacques de Voragine avec la formule d’ouvrage « populaire » qu’il a de la sorte conçue.
2 Au passage, notons donc que Jean de Vignay est, en apparence, la seule grande figure de traducteur français des xive et xve siècles à s’être confronté à la Legenda aurea.
3 Ce qui suggère aussi une circulation plus restreinte, du moins au départ, dont le manque d’implications auprès d’adaptateurs plus tardifs – nous reviendrons plus loin sur cette question – est peut-être le signe. Jean de Vignay devait être actif sur ce projet vers 1330-1340. De sa traduction, on compte aujourd’hui jusqu’à trente-sept exemplaires complets ou partiels mais qui ne se réduisent pas à un simple choix pour des pièces isolées. Le plus ancien est une copie parisienne datée de 1348 (BnF fr. 241) et la qualité d’exécution de plusieurs manuscrits, dont certains parmi les premiers, suggère une destination aristocratique, même si de nos jours aucun volume ne peut être rattaché à la librairie royale. Sa vocation initiale, d’œuvre de commande, implique en revanche une répartition très inégale, sans doute, en fonction des diverses couches de la société médiévale.
4 Ces indications se réfèrent à l’inventaire de la p. xxx, établi d’après les rédactions de la légende de sainte Marie-Madeleine actuellement conservées : voir Vies médiévales de Marie-Madeleine. Introduction, édition du corpus, présentations, notes et annexes par Olivier Collet et Sylviane Messerli, Turnhout, Brepols, 2008 (« Textes vernaculaires du Moyen âge », 3).
5 Comme toujours, il est difficile de fonder autre chose que des suppositions sur des évaluations de cette nature. Sont-elles d’ailleurs ou non corroborées par d’autres indices et en eux-mêmes, que signifient ceux-ci ? On notera par exemple que sur les plus récents inventaires édités pour la Belgique, la Légende dorée en français est mentionnée dix-huit fois – ce qui n’est pas si insignifiant que cela –, dont treize fois dans des actes issus de particuliers, de condition très variable, mais qu’en déduire au juste ? Voir Corpus catalogorum Belgii. The medieval booklists of the Southern Low countries, éd. A. Derolez, vol. 1, Province of West Flanders, 2nd enlarged ed., Brussel, Paleis der Academiën, 1997 ; vol. 2, Provinces of Liège, Luxembourg and Namur, Brussel, Paleis der Academiën, 1994 ; vol. 3, Counts of Flanders. Provinces of East Flanders, Antwerp and Limburg, Brussel, Paleis der Academiën, 1999 ; vol. 4, Provinces of Brabant and Hainault, Brussel, Paleis der Academiën, 2001 ; I, 80.7 ; II, 4.83 et 80,2 ; III, 29.110 ; IV, 107.21, 108.2, 116, 118.1, 130, 132.8, 133.1, 151, 175, 185.3, 193, 194, 198.17, 201.2. Ces mentions n’ont jamais la précision qu’exigerait une tentative d’identification, pour autant que l’un ou l’autre des volumes concernés nous soit parvenu. À l’inverse, la Légende dorée n’apparaît somme toute que dans peu d’inventaires liés à la noblesse française, du moins pour la part de cette production qui nous intéresse ici, la Bourgogne fournissant une exception notable avec Philippe le Hardi et Marguerite de Flandres, qui en possédait même deux exemplaires, dont ni la date ni l’origine ne sont malheureusement connues, pour un total de 16 volumes à caractère hagiographique. Voir Patrick M. de Winter, La Bibliothèque de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne (1364-1404). Étude sur les manuscrits à peintures d’une collection princière à l’époque du « style gothique international », Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1985 ; n° d’inventaire 38 – manuscrit parisien avec miniatures daté de 1400 ; cf. p. 133, 158 et 176 (cf. p. 163 et 167), et p. 58, 95-96 et 98-99. Le premier tome de l’Histoire des bibliothèques françaises renferme aussi quelques exemples mais de caractère général, sauf pour deux possesseurs tardifs : Jean de Berry et Charles du Maine, mort en 1483 ; cf. Les Bibliothèques médiévales du vie siècle à 1530, sous la direction d’André Vernet, Paris, Promodis, Éditions du Cercle de la librairie, 1989, p. 210.
6 Exception faite de certaines transpositions par le poète anglais Nicole Bozon, entre la fin du xiiie et le milieu du xive siècle (no 4 du classement proposé). Madame Marie-Laure Savoye (Section romane de l’IRHT, Paris) a par ailleurs eu l’amabilité de nous signaler l’existence de traductions partielles en vers de la Legenda aurea pour les miracles de la Vierge qui figurent dans le chapitre sur l’Assomption et dans celui sur l’Annonciation. Les deux exemples suivants, qui ne sont sans doute pas exclusifs, en font partie : l’un, qu’elle a découvert à la fin de la Deuxième Collection Anglo-normande, donc proche de la rédaction originale (voir Hilding Kjellman, La deuxième Collection anglo-normande des Miracles de la Sainte Vierge et son original latin, Paris, Champion, 1922 (Arbeten utgivna med unterstöd av Vilhelm Ekmans Universitetsfond, Uppsala, 27)) ; l’autre aux chapitres I, 32 du Rosarius, dont le compilateur écrit, à juste titre : « Par une example le te prueve / Qu’en la legende doree trueve ». Enfin, Arthur Långfors pense que le même compilateur lui a emprunté la vie de saint Thomas de Cantorbéry (« Notice du manuscrit français 12483 de la Bibliothèque nationale », Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque nationale et autres bibliothèques, 39-2, 1916, p. 503-663), mais cette filiation devrait être vérifiée.
7 Même si la transmission de ses écrits tend à indiquer l’existence d’un lien auto-définitoire entre l’auteur et les témoins matériels de sa production, puisque neuf de ses onze poèmes hagiographiques – Agathe, Agnès, Christine, Élisabeth de Hongrie, Julienne, Lucie, Marguerite, Marie-Madeleine et Marthe – apparaissent dans le seul manuscrit Londres, British Library, Cotton Domitian, A. XI, les vies d’Agnès et de Marie-Madeleine se référant nommément à leur auteur. Deux légendes du recueil Londres, British Library, Add. 70513 (anc. Welbeck Abbey, duc of Portland, 1.C.1), sur Panuce et Paul l’ermite – la deuxième signée « Boioun » –, sont aussi attribuées à ce clerc.
8 Proche d’ailleurs, en termes familiaux, étant donné que Béatrice de Bourgogne était l’aînée du second mariage de Hugues IV, duc de Bourgogne, avec Béatrice de Champagne, tandis que la future reine de France, à qui Jean de Vignay s’adresse, avait pour grand-mère Yolande de Dreux, première épouse du même duc, et était fille de son descendant Robert II ; Jeanne appartenant donc aux petites-cousines de la plus ancienne commanditaire nommée d’une traduction de la Legenda aurea. Ces indices sont néanmoins trop faibles pour postuler l’existence d’un intérêt spécial pour l’œuvre ou pour ses transpositions vernaculaires dans le milieu auquel les deux figures de destinataires appartiennent (voir toutefois la note 5 pour ce qui concerne les bibliothèques de la grande noblesse bourguignonne).
9 En dehors de ces trois traductions de Jacques de Voragine – et des poèmes de Nicole Bozon –, il n’existe ou ne subsiste d’ailleurs aucune trace de leur prise en charge par une instance qui s’exprimerait, à la première ou à la troisième personne, dans un espace approprié, prologue ou épilogue.
10 L’une des dernières pièces, soit la vie de saint Félix, est accompagnée d’un colophon qui nous précise les conditions de fabrication du volume : « Escript et complet el monastere de Saint Nicholai des Prés lés Tournai en l’an de grace mil .iiijc. et chinquante le jour saint Loïs et Eleuthere, glorieus confessors de Jhesucrist. » [Puis un saut de trois lignes, le texte qui suit étant rédigé par la même main, mais dans une écriture distincte] « Translaté par ung povre pecheur et petit clerc du quel Dieu par les merites des sains nommés en cheste legende d’or et de tous aultres voeulle connoistre le nom et le resjoïr de le douche vois de vie. Venés, benois, el rengne a vous preparé de Dieu. Amen ». La page d’après (f. 401r) est entièrement occupée par ce texte, corrigé à plusieurs endroits : « Combien que le legende d’or ait esté translatee par pluseurs notables clers, des quels je ne soufis considerer le science et eloquence, che non obstant par command de obedience, car je n’ai point volu par arrogance deffendre mon ignorance, ai emprins cheste translation. Item a cause de eviter huiseuse, de le quelle n’est chose plus nuisable a cheus de le cloistral maison. Item a cause de rudesse et pesandeur d’entendement qui forment sont causees a cause de huiseuse et negligence. Item a le frequente supplication de aucuns bons freres qui, poeult estre, ne ont point grande connoissance de le langue latine et par carité, qui che volume et aultre me a fait emprendre. Item pour le pourfit de tous cheus qui cheste escripture veront veoir et pour le reverence et honneur que je ai ou doibs avoir as sains en che traitié nommés. Se prie au liseur qu’il tourne sur soi les ieulxs de se consideration a ensievir le voie vertueuse par le quelle les glorieus sains ont cheminé et que pour l’ame des trespassés il die “requiescat in pace”. Amen ».
11 En tenant compte du cas à part que représente la version octosyllabique par Nicole Bozon, nous conservons aujourd’hui huit rédactions uniques de la vie de Marie-Madeleine, base de la répartition des familles (no 2, 4, 6, 10, 11, 12, 13 et 14). Trois autres états de cette légende ont été reproduits dans au moins deux exemplaires (no 1, 3 et 9) et une traduction se retrouve dans trois manuscrits (no 8), auxquelles se superposent les sept copies du Miroir des curés et la trentaine de copies de la traduction par Jean de Vignay.
12 Cette observation ne manque pas de surprendre pour la traduction établie par Jean de Vignay, dont l’ampleur de la tradition manuscrite laisserait présager une plus grande influence sur ses successeurs ; mais comme nous l’avons suggéré plus haut, sa diffusion n’a peut-être pas atteint tous les milieux de la même manière, ou les buts de ceux qui entreprirent plus tard de translater l’œuvre contredisaient une telle utilisation. Il est possible que des traces en réapparaissent chez eux mais de façon peu claire, comme pour les autres ressemblances que l’on observe ici et là entre certaines rédactions. Jean de Vignay a néanmoins servi de cadre « publicitaire » à un légendier hybride (no 8, manuscrit de Tournai), où figure son prologue, emprunté par commodité ou dans un but probable de valorisation. Ce recueil nous procure ainsi le seul exemple d’une appropriation de la Legenda aurea, ou plutôt d’une de ses traductions, par le recours à une désignation fictive, donc à une représentation étrangère au texte latin.
13 Mais cette explication n’est pas la seule que l’on puisse retenir : il est aussi concevable que le niveau de qualité des copies tienne à la nature, hiératique, solennelle, de l’écrit que celles-ci renferment. À noter aussi que la tradition vernaculaire de la Legenda aurea ne révèle jamais de système d’indexation développé, donc une utilisation conforme à certains manuscrits latins de l’œuvre, ce qui nous donne au moins un indice, même négatif, quant à leur finalité ou leur utilisation.
14 On peut voir dans cet état de fait une certaine contradiction théorique puisque les changements que le traducteur impose au modèle qu’il translate consistent toujours en une sorte de signature ; sauf que bien sûr, les marques que cette activité inscrit dans le texte n’ont pas obligatoirement pour fonction de conduire à l’identification du signataire et donc, de révéler son identité – lorsque par ailleurs, l’anonymat n’est pas subi mais voulu. Mais l’absence presque systématique de revendication dans les rédactions médiévales françaises de la Legenda aurea n’en demeure pas moins remarquable.
15 La répartition peut donc varier en fonction du texte retenu et des pièces isolées s’adjoindre à ce corpus.
Auteur
Université de Genève, Suisse
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