Œuvre signée / œuvre anonyme : une opposition apparente
À propos des signatures épigraphiques d’artistes au Moyen Âge
p. 37-52
Texte intégral
Qui a construit Thèbes aux sept portes ?
Dans les livres, on donne les noms des Rois.
Les Rois ont-ils traîné les blocs de pierre ?
Babylone, plusieurs fois détruite,
Qui tant de fois l’a reconstruite ? Dans quelles maisons
de Lima la dorée logèrent les ouvriers du bâtiment ?
Quand la Muraille de Chine fut terminée,
Où allèrent ce soir-là les maçons ? Rome la grande
est pleine d’arcs de triomphe. Qui les érigea ? [...]
Autant de récits,
Autant de questions1.
Bertolt Brecht
1Cet extrait des « Questions que se pose un ouvrier qui lit » de Bertolt Brecht illustre parfaitement le sentiment d’irritation et de frustration que peut générer de nos jours le silence des sources sur l’identité des créateurs des grandes œuvres du passé. En effet, la question de l’anonymat se pose avec une acuité particulière en ce qui concerne les artistes du Moyen Âge car nous conservons pour cette période un grand nombre de monuments mais, en proportion, une quantité très réduite de noms de leurs auteurs. Pour la production artistique française à l’époque romane (xie-xiie siècle), nous possédons à peine une centaine de « signatures » d’artistes ou de commanditaires apposées sur les bâtiments ou les objets mobiliers2. Mais est-il possible de saisir l’individu qui se cache derrière le nom inscrit ? Quelle est la valeur de ses inscriptions ? Avons-nous des indices suffisants pour les considérer comme une marque d’autographie ? Quel est le degré de pertinence et de légitimité de cette opération d’attribution ? Existe-t-il une autre exploitation possible de ces témoignages épigraphiques ?
Du nom inscrit à l’individu : une quête illusoire ?
2L’anonymat de l’artiste médiéval qui s’efface humblement en œuvrant pour la plus grande gloire de Dieu est, on le sait, un des grands mythes forgés par le Romantisme3. Il connut cependant, dès le xixe siècle, des opposants énergiques comme Toussaint-Bernard Émeric-David (1755-1839)4 et Adolphe-Napoléon (dit Aîné) Didron (1806-1867)5. T.-B. Émeric-David fut l’un des premiers à tenter d’élaborer une histoire de l’art du Moyen Âge français et fut l’auteur d’une contribution précoce à la revalorisation des artistes médiévaux. Non seulement il redécouvrit le nom de nombreux artistes oubliés, mais il s’attacha d’emblée – en faisant ainsi preuve de grande originalité pour l’époque – à remettre en cause la thèse de leur anonymat en en expliquant l’origine. Pour lui, si la conservation des grands chef-d’œuvres du passé prouvait ipso facto l’existence d’artistes talentueux, la perte de leur mémoire ne tenait qu’à l’absence d’un intérêt spécifique pour la question dans la tradition des études. Il s’agissait donc simplement de combler cette lacune historiographique à travers une recherche patiente des sources6. Ce n’est que vingt ans plus tard, sur l’initiative d’A.-N. Didron que le projet d’un recensement national des artistes médiévaux français put être entamé7. Les matériaux ainsi accumulés auraient dû nourrir une immense synthèse sur la condition des artistes au Moyen Âge, mais en raison de son envergure et des conditions objectives de réalisation, l’entreprise fut assez rapidement délaissée. Cette imposante œuvre de dépouillement documentaire ne connut pas de suite et n’aboutit finalement qu’à dresser de longues listes de noms, restées longtemps inexploitées.
3Un peu moins rares donc, mais tout aussi précieuses dans un paysage monumental encore majoritairement anonyme, ces attestations ont attiré l’attention des chercheurs soucieux de faire correspondre les noms gravés à des corpora d’œuvres construits sur la base d’une étude stylistique. Ces derniers se trouvaient ainsi rattachés à une personnalité qui semblait plus concrète, par le simple fait de connaître son nom, qu’une liste des caractéristiques de son style. Un exemple particulièrement révélateur de cette situation est celui de la fortune critique de la célèbre signature de Gislebertus à Autun. Depuis la redécouverte, en 1837, des sculptures du tympan de Saint-Lazare d’Autun, on ne cesse de s’intéresser à la personnalité de Gislebertus, qui a gravé aux pieds du Christ-Juge l’inscription : « Gislebertus hoc fecit » (ill. 1).
4L’abbé Denis Grivot et Georges Zarnecki lui ont consacré en 1960 une monographie dont le titre ne laisse aucun doute sur la position des auteurs : Gislebertus, sculpteur d’Autun. L’ouvrage s’ouvre avec ces mots :
GISLEBERTUS : la signature de l’artiste qui a marqué de son ciseau la presque totalité des sculptures de Saint-Lazare d’Autun éclate sur le tympan de la cathédrale comme un cri de triomphe. Qu’il ait signé son œuvre ne nous étonne guère : les artistes du xiie siècle le faisaient parfois […] Fut-elle conçue comme un hommage à Dieu ? Sa position, aux pieds mêmes du Christ, nous le ferait croire si, dans la formule employée par l’auteur Gislebertus hoc fecit, ne perçait une légère note d’orgueil : « c’est bien moi Gislebertus l’auteur de ceci8 ! ».
5Bien que la cohérence stylistique de l’ensemble sculpté d’Autun puisse justifier l’assignation de la plupart des reliefs à une même personnalité artistique, l’assurance avec laquelle est énoncée cette affirmation peut désemparer le lecteur. L’expression « Gislebertus hoc fecit » est en effet bien trop vague pour que l’on puisse déterminer assurément qu’il désigne l’artiste. La présence sporadique d’autres « signatures » sur les monuments du xiie siècle reste donc le seul argument invoqué par les auteurs qui acceptent comme une évidence le lien entre signature et autographie de l’œuvre9.
6En suivant une direction exactement contraire, Linda Seidel rejette l’interprétation qui fait de Gislebertus le sculpteur et/ou l’architecte d’Autun comme une conjecture romantique et envisage une autre explication10. Elle se tourne alors vers les autres sources écrites contemporaines de la construction de la basilique. Dans les chartes, figurent au moins deux Gislebertus : l’un est un capellanus, témoin dans un acte de donation en faveur de la cathédrale Saint-Nazaire datable du deuxième quart du xiie siècle ; l’autre est un buticularius, dont le nom apparaît dans plusieurs chartes datées de 1120 (relatives à des transactions entre le duc de Bourgogne et l’évêque d’Autun et entre le roi Louis VI et les églises de Sens et d’Avallon), c’est-à-dire plus ou moins à la date à laquelle l’évêque envisagea probablement la construction de Saint-Lazare. Finalement, Linda Seidel évacue l’un et l’autre comme auteurs de l’inscription, car ils n’étaient, à son avis, pas assez importants pour faire figurer leur nom sur un tel monument.
7Après avoir analysé la fonction de la nomination dans la pratique de commémoration et déterminé que le nom puisse être considéré comme une « empreinte digitale orthographique11 » permettant d’établir une identité entre un ancêtre et son descendant, l’auteur propose d’identifier Gislebertus à un homonyme comte d’Autun puis duc de Bourgogne (vers 915-956) qui aurait joué un rôle important dans l’acquisition des reliques de saint Lazare. À son sens, le tympan de l’église, avec son Christ en mandorle rappelant un sceau, serait l’équivalent d’une charte lapidaire, permettant d’inscrire dans la mémoire locale le souvenir de cet ancêtre.
8Linda Seidel relativise ainsi l’idée que la signature corresponde nécessairement au nom de l’artiste qui a réalisé l’œuvre, mais sa démarche présente certains points faibles. Même en admettant que la signature de Gislebertus perpétue le souvenir d’un homme ayant vécu deux siècles auparavant, on s’attendrait à ce que sa fonction soit précisée dans le texte de l’inscription ; or, il n’en est rien. De plus, puisqu’elle présume qu’« aucun autre grand tympan n’est signé ainsi12 », la chercheuse américaine n’envisage pas de comparaisons avec les manifestations épigraphiques contemporaines.
9Sans s’attarder davantage sur les apports et les limites de ces deux ouvrages, il importe ici de souligner la profonde divergence de ces interprétations : à partir du même objet, on passe de l’acceptation sans discussion de la signature comme marque attributive à sa totale remise en cause. La possibilité même de formuler des hypothèses aussi radicalement opposées met en exergue la fragilité des bases sur lesquelles repose toute tentative de faire correspondre de manière irréfutable un nom gravé au créateur de l’œuvre (et a fortiori de construire une biographie à partir d’un simple nom).
Signature épigraphique et autographie : un rapport pertinent ?
10Le postulat d’identité entre signature et preuve d’autographie a déjà été remis en cause, de façon plus ou moins anecdotique, par Giovanni Previtali13, puis, de manière plus explicite, par Maria Monica Donato14. D’ailleurs, Robert Favreau avait auparavant montré clairement à quel point il est complexe et malaisé d’identifier, en général, l’auteur d’une inscription médiévale15. De même, il peut sembler banal de constater que, sur les œuvres, figure généralement un nom unique alors que la réalisation était bien des fois le fruit d’une collaboration. L’analyse stylistique permet souvent de distinguer les différents intervenants, mais pas de déterminer si le nom inscrit correspond à une main plutôt qu’à une autre, voire à aucune. Une autre difficulté dérive de l’impossibilité, le plus souvent, de rattacher les noms gravés ou peints à des mentions dans les documents d’archives ou autres sources textuelles. Pour les rares cas où cette opération est envisageable, l’homonymie reste souvent le seul argument − et on sait à quel point il est fragile − pour établir un lien entre les différentes attestations.
11La pénurie documentaire reste en effet une entrave majeure à cette enquête. Le Moyen Âge n’a pas cultivé une littérature artistique comme genre autonome et force est d’avoir recours à ce qu’Enrico Castelnuovo appelle une « historiographie cachée » de l’art et des artistes16, c’est-à-dire puisant à des sources dont la finalité première n’est pas de traiter de tels sujets : c’est le cas, par exemple, des chroniques de monastères, des gesta des abbés et des évêques, des récits hagiographiques, des histoires universelles, des nécrologes, des échanges épistolaires, des chartes, des inscriptions sur les œuvres, etc.17. Toutefois, il faut souligner que les mentions d’artistes ou d’activités artistiques présentes dans ces textes ne sont pas très détaillées et ne nous permettent pas d’avoir une vision claire de la conception médiévale de la paternité de l’œuvre. De plus, les descriptions de construction d’un bâtiment ou de réalisation d’une œuvre sont généralement à la voie passive : on dit qu’une église a été érigée ou qu’une crypte a été faite, sans en préciser l’auteur. Les récits livrent parfois les noms des artistes, mais ceux-ci ne correspondent pratiquement jamais à ceux que nous conservons sur les œuvres18. Le plus souvent, c’est à ce que nous appelons le commanditaire (mais un terme équivalent est totalement absent dans la terminologie médiévale) que revient le mérite de la réalisation de l’œuvre. Même quand les artistes sont célébrés, généralement par le biais de formules stéréotypées et souvent sans qu’ils soient nommés, c’est toujours pour augmenter la gloire de l’abbé ou de l’évêque qui a su se procurer des hommes talentueux pour offrir à Dieu la meilleure des œuvres possibles. De même, les verbes employés pour désigner l’intervention d’un prélat ou d’un seigneur dans la réalisation d’une œuvre (facere, fabricare, ornare, decorare, construere, componere, exornare, etc.) sont parfois à la forme active et ne se différencient fondamentalement pas de ceux indiquant l’action de l’artiste. Ces textes doivent toutefois être manipulés avec beaucoup de précautions, en prenant en compte les milieux desquels ils émanent et l’intention sous-jacente à leur rédaction. Les récits qui présentent les prélats en train de s’impliquer personnellement dans les activités de construction ne doivent naturellement pas être pris au pied de la lettre. Ils s’inscrivent dans une logique panégyrique et visent à illustrer que la réforme morale d’édification de la communauté religieuse par ces personnages, se traduit en une reconstruction architecturale matérielle. De manière générale, les clichés abondent et les épisodes de construction ou de réalisation d’une œuvre ne sont cités qu’à titre anecdotique. Le caractère hétérogène, par nature et par fonction, de tous ces témoignages écrits, ainsi qu’un désintérêt général à traiter ce sujet, ne permet donc pas de dégager une conception univoque de la paternité de l’œuvre.
12Comme il est prévisible, les textes ne font pas référence aux signatures épigraphiques. Le seul exemple que je connaisse remonte au vie siècle. Dans le XXXIVe chapitre de son traité sur la musique, Boèce donne une définition du musicien, caractérisé par une activité éminemment spéculative. Il l’oppose à ceux qui jouent un instrument dont dérive leur nom et invoque, comme comparaison, un exemple inverse d’attribution du nom, celui des victoires militaires et des monuments :
Comme pour ceux dont on célèbre les triomphes, les noms inscrits sur les monuments ne désignent pas ceux qui les ont réalisés par leur travail et par leur zèle, mais ceux et qui par leur autorité et leur savoir en ont disposé la construction19.
13Malgré son indéniable intérêt, cette mention, par sa chronologie, son isolement et son caractère anecdotique ne peut naturellement servir d’élément probant de réponse.
14Le discours des signatures elles-mêmes peut paraître également ambigu. Nous avons d’un coté des inscriptions qui précisent le rôle de commanditaire : à l’église Saint-Hilaire de Melle (79), par exemple, Aimericus utilise la formule passive (« facere me Aimericus rogavit ») en explicitant qu’il a demandé de faire l’œuvre20 (ill. 2). La distinction des rôles peut être un peu plus implicite mais toujours déclarée. Par exemple, le tombeau monumental de Saint-Lazare à Autun, aujourd’hui éclaté, transmet la mémoire conjointe de l’artiste (que l’on peut reconnaître à l’emploi d’un terme technique – exculpere – désignant son action) et du commanditaire qualifié comme un prélat et sous l’épiscopat duquel l’œuvre a été réalisée (« Sub Stephano presule magno »)21. D’un autre côté, les signataires peuvent se présenter par un qualificatif spécifique de leur fonction comme Girbertus cementarius à Carennac22 et le maître (magister) Gerinus à Voreppe23. On voit ainsi que tous les cas de figure peuvent être illustrés par au moins un exemple : la paternité revient à ce que nous appelons le commanditaire, à l’artiste seul ou aux deux conjointement. Mais le plus souvent nous n’avons pas d’indices suffisants pour déterminer avec précision le rôle du signataire dans l’exécution de l’œuvre. Nous n’avons donc aucune certitude que les signatures relèvent d’une autographie : ces attestations ne peuvent être considérées comme émanant de l’artiste qu’à titre d’hypothèse de travail en les comparant avec des exemples plus tardifs et mieux documentés (à partir de la fin du xiiie siècle) et donc en inscrivant le phénomène dans la continuité.
15Le malentendu repose en réalité sur l’ambiguïté du terme « signature » utilisé pour désigner ces témoignages épigraphiques. Béatrice Fraenkel, qui a retracé l’histoire de la signature du vie au xvie siècle, la définit comme une « apposition autographe du nom » ayant valeur de signe d’identité et moyen de validation24. Son étude ne concerne toutefois que le domaine diplomatique et il serait dangereux de transférer cette définition au champ de l’épigraphie sans un préalable questionnement épistémologique. La valeur éminemment juridique de la signature apposée au bas d’un document ne peut s’appliquer aux inscriptions médiévales, car elles n’ont pas vocation à fonder un droit mais à transmettre un message au public le plus large et à en préserver le souvenir25. La signature épigraphique ne fonctionnant pas comme un moyen de validation, elle ne peut contribuer à la détermination de la paternité de l’œuvre. Afin d’éviter toute confusion, on adoptera donc ici la définition proposée par Maria Monica Donato qui, en soulignant le caractère conventionnel de cette appellation, applique le terme de « signature » d’artiste médiéval à « toute attestation écrite qui, jointe à l’œuvre, transmet la mémoire de celui (ou ceux) que l’on veut (ou : qui veut se) présenter comme responsable(s) de sa réalisation26 ». L’emploi de cette notion de « responsable » permet le dépassement de la notion d’artiste-auteur au profit d’une catégorie élargie à l’ensemble des acteurs de la création artistique. Cette définition a l’avantage d’évacuer, au moins provisoirement, des étiquettes trop anachroniques, telles qu’« artiste » ou « commanditaire27 », permettant ainsi d’envisager les signatures en tant que phénomène social et culturel par le biais d’une analyse sérielle et comparative.
Au delà de l’attribution : l’apport des signatures épigraphiques
16En effet, si l’on renonce à étudier les signatures épigraphiques uniquement en termes d’attribution, de nouveaux questionnements s’ouvrent au chercheur28.
17Tout d’abord, puisqu’elles se limitent rarement au nom seul, les signatures méritent une attention pour leur texte. L’étude du lexique constitue une des premières pistes à envisager, notamment par l’analyse des formes verbales (facere, componere, exsculpere, etc.) qui peuvent nous éclairer sur le rôle du signataire. Même une formule aussi simple que « X me fecit » peut susciter nombre d’interrogations : quelle valeur doit-on attribuer à facere ? Quelle œuvre est indiquée par le pronom me ? Pourquoi l’œuvre parle-t-elle à la première personne ? Les textes peuvent aussi être plus élaborés et comporter, par exemple, des indications sur le lieu d’origine de l’artiste29 (comme Constantinus de Jarnac (ill. 3)30 ou Giraudus Audebertus de Saint-Jean d’Angely31) ou bien sur son statut ou sa fonction (par exemple frater, monachus, magister, aurifex, cementarius, lapifex, etc.). Quand ils sont accompagnés de prières ou de locutions de louange, ils témoignent de la dévotion de l’artiste ou de la conscience de sa valeur, mais ces deux aspects ne sont pas nécessairement en concurrence : à Carennac (46) Girbertus revendique la réalisation d’une partie de l’édifice tout en faisant suivre sa signature d’une invocation pieuse : « Girbertus / cementarius //fecit istum portarium / / Benedicta sit anima eius » (« le cementarius Girbertus a fait ce porche. Que son âme soit bénie »)32.
18Le texte des signatures doit être étudié non seulement pour son contenu, mais également pour sa forme. La prose prévaut largement sur les compositions métriques, dont on connaît pour le moment seulement deux exemples sur le territoire français pour les xie et xiie siècles33. Cet élément est particulièrement important parce qu’il peut constituer un indice, sinon de la culture de l’artiste (parce qu’il peut ne pas être l’auteur du texte), du moins de son ambition culturelle. De même, si la grande majorité des signatures est en latin, la présence de quelques textes en langue vernaculaire ou mixte invite à nous interroger sur les raisons d’un tel choix et sur le degré de maîtrise du latin de la part de l’artiste ou de son public. À Castillons-en-Couserans (07), par exemple, Ioannes réserve le latin pour l’identification du sujet : « P(etrus) p(r)i(n)ceps / regni ce/lor(um) » (« Pierre, prince du règne des cieux »), mais élabore sa signature en langue vernaculaire : « Ioa(nnes) / de la casa / fo mast(re)/ de la obra » (« Ioannes de la Casa fut le maître de l’œuvre »)34.
19La signature, comme toute autre inscription, est bien plus qu’un texte car elle est indissociable de l’objet qui la porte : on ne peut en envisager l’étude en faisant abstraction de sa matérialité. La nature du support, sa forme, sa dimension sont souvent le fruit d’un choix bien précis, destiné à renforcer ou connoter d’une certaine manière le message véhiculé par le texte35. De même est-il important de considérer la composante visuelle de l’inscription ; par exemple, une disposition anormale des lettres peut acquérir un sens particulier : dans la signature de Gilglelmus à Saint-Pompain (79), le mot superbiam est écrit à l’envers, probablement pour en souligner la négativité, et il peut également y avoir un lien entre l’affichage public du nom et la condamnation de l’orgueil36. De même, les conditions de visibilité et de lisibilité jouent un rôle important dans la performativité des signatures. À Sainte-Foy de Conques (12), la signature apposée par Bernardus sur le chapiteau d’une baie du bras sud du transept à plus de 10 mètres de haut et à peine visible des tribunes, n’était probablement pas conçue pour être lue par les hommes mais uniquement par Dieu37 (ill. 4). En revanche, tous ceux qui accédaient à l’église de Saint-Ursin à Bourges voyaient le nom de Girauldus gravé bien en évidence à l’intérieur d’un cartouche à la base du tympan38 (ill. 5). Partie intégrante de l’œuvre, la signature entretient avec son iconographie un rapport qui est loin d’être anodin : Ainus, qui signe un tympan où est représenté un Agneau divin, joue sur l’assonance entre son nom, Ainus, et le mot latin agnus39 ; à Autry-Issards (03), le tympan où était jadis représenté un Christ en majesté est signé par ses mots « Cuncta Deus feci. Homo factus, cu[n]cta refeci. Natalis me feci[t] » (« Dieu, j’ai fait toute chose, fait homme j’ai tout refait, Natalis m’a fait »)40. L’association entre le texte et l’image révèle une ambition extrême : Natalis compare sa création à l’Œuvre de Dieu (ill. 6).
20Tout comme l’objet qui la véhicule, l’inscription entretient un rapport particulier avec l’espace qu’elle occupe. Il faut donc prêter une grande attention à la localisation de la signature qui n’est jamais indifférente41. Ainsi, une signature située dans l’espace du chœur, ou à proximité d’un autel, n’aura pas la même signification qu’une signature apposée sur le linteau d’un portail. À l’abbaye de Chalais près de Voreppe (38), par exemple, Gerinus a probablement inscrit sa signature sur la clef de voûte à la verticale de l’autel pour que son nom soit associé aux cérémonies liturgiques42 (ill. 7). À l’église de Saint-Martin d’Ardentes (36), Hernaudus souhaite faire connaître son nom et son mérite au plus grand nombre de fidèles qui entrent dans le bâtiment, en apposant, en haut du portail nord, le texte suivant : « Cette œuvre, tu dois l’attribuer toute entière aux mérites d’Hernaud, qui que tu sois, toi qui franchis ces portes43 » (ill. 8).
21Comme l’a déjà relevé Maria Monica Donato44, tous les éléments qui viennent d’être énumérés entrent en ligne de compte dans ce que l’on peut appeler une véritable stratégie de communication de l’artiste. Correctement interrogées et comparées, les signatures épigraphiques peuvent donc livrer de précieuses informations sur le statut, la culture et les aspirations des artistes médiévaux. « L’ouvrier qui lit » de Bertolt Brecht nous a posé des questions délicates. La réponse ne pouvait s’envisager qu’en terme de méthode, c’est-à-dire en prenant conscience de la stratification historiographique qui s’interpose entre la conception médiévale de la paternité de l’œuvre (qu’on doit interpréter plutôt en termes d’autorité que d’auctorialité) et nos paradigmes contemporains (où prévaut largement la dimension personnelle et individuelle de l’auteur). Aussi, la conclusion peut sembler paradoxale puisque la signature consigne un nom, mais l’individu qui se cache derrière échappe presque entièrement. Nous pouvons le nommer, mais sa vie, sa personnalité nous resteront inconnues, il est pour nous tout aussi anonyme que la multitude des autres artistes dont on a totalement perdu la mémoire. Nous n’avons même pas la certitude que la signature se réfère toujours à l’artiste. En revanche, l’apport de ces témoignages épigraphiques va bien au-delà de la possibilité d’associer un nom à une œuvre, car leur examen fournit les éléments pour un questionnement qui dépasse le problème de l’attribution pour s’ouvrir sur l’histoire sociale de l’art. L’étude des signatures nous permet de connaître sinon l’artiste comme individu, du moins les artistes en tant que groupe, conscients d’une valeur et d’un statut qu’ils affichent ainsi publiquement.
Notes de bas de page
1 Le premier vers de ce poème ouvrait déjà, en 1987, une contribution fondamentale d’Enrico Castelnuovo, qui, parmi les premiers, a attiré l’attention de la communauté savante sur l’importance des signatures d’artistes médiévaux pour la construction d’une histoire sociale de l’art : Enrico Castelnuovo, « L’artista », L’Uomo medievale, dir. Jacques Le Goff, Roma-Bari, Laterza, 1987, p. 235-269.
2 Ce calcul, encore provisoire, est le fruit des recherches pour la thèse que je prépare actuellement sous la direction de madame Cécile Treffort à l’Université de Poitiers (La Voix de l’artiste. Signatures épigraphiques et manifestations d’identité des artistes en France aux xie-xiie siècle). Toutes les classes d’objets et les techniques artistiques sont prises en compte, à l’exception de l’enluminure.
3 Peter Cornelius Claussen a avancé l’hypothèse que ce mythe puisse être le reflet d’un anonymat réel de l’artiste à l’époque gothique. Cette conjecture suggestive demanderait toutefois à être étayée par une documentation plus conséquente car le modèle d’interprétation ne s’applique de manière convaincante que pour la France du Nord entre les années 1130-1250 et ne prend pas suffisamment en compte les effets de conservation : Peter Cornelius Claussen, « L’anonimato dell’artista gotico. Realtà di un mito », L’Artista medievale, Actes du colloque international (Modena, 1999), dir. Maria Monica Donato, Pisa, Scuola Normale Superiore, 2008, p. 283-297.
4 Sur T.-B. Émeric-David, cf. Jean-René Gaborit, « À la recherche des sculpteurs français : L’Histoire de la sculpture française de Toussaint-Bernard Émeric-David », dans La Biographie d’artistes (édition électronique). Actes du 134e Congrès national des sociétés historiques et scientifiques (Bordeaux, 2009), dir. Dominique Poulot, Paris, CTHS, 2012, p. 23-28, [en ligne] <http://cths.fr/ed/edition.php?id=5324>.
5 Pour la biographie de A.-N. Didron, cf. « Didron (Adolphe-Napoléon) », Dictionnaire de biographie française, dir. Jean-Charles Roman d’Amat, Roger Limouzin-Lamothe, Paris, Letouzey et Ané, 1967, vol. 11, col. 298 ; Catherine Brisac, Jean-Michel Leniaud, « Adolphe Napoléon Didron ou les media au service de l’art chrétien », Revue de l’art 77, 1987, p. 33-42.
6 Cf. Toussaint-Bernard Éméric-David, Histoire de la sculpture française, Paris, Charpentier, 1853, p. 238-239 (l’ouvrage complet fut publié à titre posthume en 1853 mais le premier chapitre vit le jour en 1819).
7 Cf. Adolphe Napoléon Didron, « Projet d’instruction relative aux artistes du Moyen Âge », Bulletin archéologique du Comité des arts et des monuments I-2, 1842-43, p. 141-144, et « Introduction », Annales archéologiques I, 1844, p. 1-4.
8 Denis Grivot, Georges Zarnecki, Gislebertus, sculpteur d’Autun, Paris, Trianon, 1960, p. 13.
9 Rappelons néanmoins que l’ouvrage date de 1960 et qu’il précède donc les grands débats sur le statut de l’artiste médiéval qui se sont développés à partir de la fin des années 1970.
10 Linda Seidel, Legends in Limestone. Lazarus, Gislebertus and the Cathedral of Autun, Chicago, The University of Chicago Press, 1999.
11 Linda Seidel, ibid., p. 14.
12 Linda Seidel, ibid., p. 12.
13 Giovanni Previtali, « Introduzione », Simone Martini e “chompagni”, Catalogue de l’exposition (Siena, 1985), Firenze, Centro Di, 1985, p. 11-32.
14 Le Opere e i Nomi. Prospettive sulla “firma” medievale, dir. Maria Monica Donato, Pisa, Scuola Normale Superiore, 2000.
15 Déjà présenté en 1979 dans Robert Favreau, Les Inscriptions médiévales, Turnhout, Brepols, 1979, cet aspect a été ensuite développé de manière plus étendue dans « Commanditaire, auteur, artiste dans les inscriptions médiévales », Auctor et auctoritas : invention et conformisme dans l’écriture médiévale, Actes du colloque (Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, 1999), dir. Michel Zimmermann, Paris, École des Chartes, 2001, p. 37-59.
16 Enrico Castelnuovo, « Introduzione », Artifex bonus. Il mondo dell’artista medievale, dir. Enrico Castelnuovo, Roma-Bari, Laterza, 2004, p. X-XII.
17 Parmi les différents recueils de sources médiévales traitant de thèmes d’histoire de l’art, le plus important pour la France des xie-xiie siècles est celui de Victor Mortet, paru en 1911 et réédité dans Victor Mortet, Paul Deschamps, Recueil des textes relatifs à l’histoire de l’architecture et à la condition des architectes en France au Moyen Âge (xie-xiiie siècles), Paris, CTHS, 1995.
18 Un exemple célèbre est celui d’Umbertus, qui signe un chapiteau de la tour-porche de Saint-Benoît-sur-Loire : un magister Umbertus figure en effet dans le nécrologe à la date du 8 août ; s’agit-il également de l’anonyme princeps artificum, interlocuteur de l’abbé Gauzlin dans la Vita Gauzlini d’André de Fleury ? Nous n’en avons aucune preuve. Cf. Eliane Vergnolle, Saint-Benoît-sur-Loire et la sculpture du xie siècle, Paris, Picard, 1985, p. 114-117.
19 « Eorum namque nominibus vel aedificia inscribuntur, vel ducuntur triumphi, quorum imperio ac ratione instituta sunt, non quorum opere servitioque perfecta », Anicius Manlius Torquatus Severinus Boethius, De Institutione Musica Libri V, (l. I, c. XXXIV), éd. Migne, PL 63, col. 1195.
20 Cf. Corpus des inscriptions de la France médiévale (désormais : CIFM), I/3, Deux-Sèvres, n° 7, p. 134-135, fig. 104.
21 Cf. Le Tombeau de saint Lazare et la sculpture romane à Autun après Gislebertus, Catalogue de l’exposition (Autun, Musée Rolin, 1985), Autun, Musée d’Autun, 1985 ; CIFM, 19, Saône-et-Loire, n° 10, p. 64-66, fig. 53-73.
22 Cf. CIFM, 9, Lot, n° 12, p. 94, fig. 66-69.
23 Cf. CIFM, 17, Isère, n° 29, p. 59-60, fig. 40.
24 Béatrice Fraenkel, La Signature : genèse d’un signe, Paris, Gallimard, 1992. La définition est à la p. 32.
25 En réalité, il s’agit d’un point de divergence entre la tradition épigraphique espagnole qui soutient la valeur juridique des inscriptions médiévales et la tradition française qui la rejette : cf. Robert Favreau, « La notification d’actes publics ou privés par les inscriptions », Cinquante années d’études médiévales. À la confluence de nos disciplines, Actes du colloque (Poitiers, 2003), dir. Claude Arrignon et alii, Turnhout, Brepols, 2005, p. 637-664 ; Cécile Treffort, Paroles inscrites, Rosny-sous-Bois, Bréal, 2008, p. 44.
26 Maria Monica Donato, « Il progetto Opere firmate nell’arte italiana / Medioevo : ragioni, linee, strumenti. Prima presentazione », L’Artista medievale... op. cit., p. 365-413, p. 365.
27 Dans les lignes qui suivent le terme d’« artiste » sera donc utilisé par convention pour des raisons de brièveté.
28 L’exploitation des signatures comme matériaux pour une histoire sociale de l’artiste au Moyen Âge est une piste ouverte par Peter Cornelius Claussen, « Früher Künstlerstolz. Mittelalterliche Signaturen als Quelle der Kunstsoziologie », Bauwerk und Bildwerk im Hochmittelalter, dir. Karl Clauberg et alii, Giessen, Anabas Verlag, 1981, p. 7-34) suivie ensuite par Albert Dietl (cf. sa récente synthèse : Die Sprache der Signatur. Die mittelalterlichen Künstlerinschriften Italiens, Berlin, München, Deutscher Kunstverlag, 2009) et qui a conduit, en parallèle, Enrico Castelnuovo et Maria Monica Donato à mettre en place à l’École Normale Supérieure de Pise un projet de recensement national des œuvres signées du Moyen Âge italien (cf. Le Opere e i Nomi…, op. cit., Maria Monica Donato, « Kunstliteratur monumentale. Qualche riflessione e un progetto per la firma d’artista, dal medioevo al Rinascimento », Letteratura e arte 1, 2003, p. 23-47 et L’Artista medievale..., op. cit.).
29 Les contributions qu’Albert Dietl a consacrées à la mobilité des artistes médiévaux sont un excellent exemple d’utilisation possible de ces indications de provenance : « Epigraphik und räumliche Mobilität. Das Beispiel italienischer Künstler des Hochmittelalters und ihrer Signaturen », Geschichte “in die Hand genommen”, dir. Georg Vogeler, München, Herbert Utz, 2005, p. 153-180 ; idem, « Iscrizioni e mobilità. Sulla mobilità degli artisti italiani nel Medioevo », dir. Maria Monica Donato, L’Artista medievale…, op. cit., p. 239-250.
30 Cf. CIFM, 5, Dordogne, n° 19, p. 31-34, fig. 15.
31 Cf. CIFM, 23, Vendée, n° 120, p. 98-99, fig. 77.
32 Cf. CIFM, 9, Lot, n° 12, p. 94, fig. 66-69 ; le terme cementarius, ou caementarius, peut désigner à la fois le maçon, le maître d’œuvre ou l’architecte.
33 Cf. CIFM, 12, Hérault, n° 73, p. 180-183 et la signature de Hernaudus sur le portail nord de l’église de Saint-Martin à Ardentes (36), à paraître dans le vol. 25 du CIFM (cf. infra).
34 Cf. CIFM, 8, Ariège, n° 1, p. 7, fig. 1.
35 L’analyse des rapports d’interaction entre composante textuelle, visuelle et matérielle des inscriptions médiévales est au cœur des réflexions de l’équipe de recherche en épigraphie médiévale du CESCM de Poitiers. Cf. Cécile Treffort, « Objets d’art et inscriptions romanes : les enjeux d’une étude croisée », Regards sur l’objet roman. Actes du colloque (Saint-Flour, 2004), dir. Benoît-Henry Papounaud et Hélène Palouzié, Paris, Actes Sud, 2005, p. 109-114 ; Vincent Debiais, Messages de pierre. La lecture des inscriptions dans la communication médiévale (xiiie-xive siècle), Turnhout, Brepols, 2009.
36 « Giglelmeus fecit hoc, virtus mutrit superbiam » (« Gilglelmus a fait ceci. La vertu meurtrit l’orgueil ») cf. CIFM, I/3, Deux-Sèvres, n° 32, p. 167-168, fig. 136-137.
37 Cf. CIFM, 9, Aveyron, n° 18, p. 33, fig. 18.
38 Cf. Alphonse Louis Marie Buhot de Kersers, Statistique monumentale du département du Cher, t. II : canton de Bourges, Bourges, Tardy-Pigelet, 1883, p. 227 ; René Crozet, L’Art roman en Berry, Paris, Leroux, 1932, p. 297.
39 Cf. CIFM, 16, Alpes-de-Haute-Provence, n° 8, p. 14-15, fig. 9.
40 Cf. CIFM, 18, Allier, n° 1, p. 3-4, fig. 1-4.
41 Cf. Cécile Treffort, « Inscrire son nom dans l’espace liturgique à époque romane », Cahiers de Saint-Michel de Cuxa 39, 2003, p. 147-160.
42 Cf. CIFM, 17, Isère, n° 29, p. 59-60, fig. 40 ; Cécile Treffort, Paroles inscrites..., op. cit., p. 82-83.
43 « Hoc opus [H]ernaudi totu(m) conmitere la[u]di / Debes, quisquis eris qui portas ingredieris ». L’inscription sera prochainement publiée dans CIFM, 25, Indre, n° 1 ; cf. Eugène Hubert, Le Bas-Berry, histoire et archéologie du département de l’Indre, vol. I, Canton d’Ardentes, Paris, Picard, 1902, p. 24.
44 Maria Monica Donato, « Il progetto... », art. cit., p. 368.
Auteur
Université de Poitiers, CESCM
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